3

L’épiphanie

*

Cette nuit, Caroline, comme il serait bon de tresser un ballet endiablé avec ton corps. De danser un kongo de rêve au-dessus de ton ventre. Jusqu’à en avoir mal au cœur, Caroline. Jusqu’à l’amener au bord du naufrage. À le chavirer d’amour. Pour toi. Puis le remonter de l’enfance vagabonde. Et retrouver ton nom vaillant d’intimité. Comme au pays-temps de l’adolescence. Comme en ce temps-là de l’insouciance… militante. Qui te débordait hors de ta douceur. Explosait en crue peur et angoisse contenues de l’absence d’un père. Qui jusqu’au bout hélas n’aura pas revu fumer la cheminée de la terre natale. Cette peur primale, Caroline, qui entrelaçait d’ombre nos rêves d’aube. Asphyxiait nos chants de cœur. Et leur élan. Et leur essor. Ce nom-là à reconquérir, Caroline. Dans la complicité ensorcelante d’un kongo. Celui qui n’est inscrit sur nulle pièce d’identité nul passeport. Celui qu’aucun faciès ne sait rendre. Ni ne sait posséder. Car hors de nos frontières d’homme. Hormis l’espace d’un instant de grâce. Celui à chuchoter entre deux tendresses. Maïté. Cette nuit.

*

C’est un soir un peu bizarre. Un de ces soirs où jouer au soldat marron, à la main chaude, ou même écouter les blagues paillardes des aînés les rares fois où ils te laissent approcher leur groupe – après, ta grand-mère dira qu’on est en train de te débaucher – ne semblent pouvoir dérider l’atmosphère. Ce n’est pas que t’as pas soupé. Les vaches sont plutôt grasses à la maison ces jours-ci ; pour un peu, on dresserait chaudière même par plaisanterie. Ni que tu sois sur le calepin de Grannie pour quelque brigandage commis dans la journée, et qu’elle attende ta rentrée à la maison – il faudra bien dormir quelque part, c’est le credo de Grannie – pour te régler tes comptes avec B12, le martinet à trois branches qu’il lui arrive de prêter à quelque voisin pour tanner la peau des fesses à un petit polisson. Ni non plus que tu aies ramené une mauvaise note de l’école. Rien de tout ça. La chaleur humide et lourde, sans doute, annonciatrice d’orage qui verra les chiens eux-mêmes boire de l’eau par le nez. Peut-être. Mais tu n’en es pas si sûr. Il y a tout bêtement des jours comme ça, tu le sais désormais. Où seule la solitude, au haut d’un arbre par exemple, peut t’apporter un semblant de bien-être. Loin des piaillements de tes camarades, des filles qui sautent à la corde ou jouent à la marelle, prêtes à chialer à la moindre chute. Du quartier. De la ville même. C’est ce soir-là pourtant que tu vivras le moment érotique qui, à ce jour, reste le plus beau de ta vie.

D’où est partie la rumeur que Marie, la servante d’Yvonne, est à poil, chevauchée par un farouche mystère ? Et tout ce que le quartier porte de braguette de débouler dans la cour, après avoir au passage piétiné azalées et bougainvilliers du petit parterre attenant au salon. Un véritable raz-de-marée. Sans compter le viril jeu de coudes pour dégoter un siège en première loge. Dégage, t’as assez vu, c’est mon tour. Deux excités en viennent aux mains. Spectacle inutile qui, en temps normal, aurait fait le plein d’amateurs poussant à hue et à dia. Qui attisant la bagarre, qui d’autres essayant de mettre le holà, qui encore misant des sommes rondelettes sur la victoire de l’un ou l’autre des coqs. Personne, pourtant, ne leur prête attention. L’attrac tion, comme la vie ce soir-là, est ailleurs. Aussi les deux belligérants finissent-ils par conclure la paix des braves et, dans la foulée, par faire alliance pour tenter d’éjecter d’autres de leur loge.

À quelque chose, ça sert d’être un petit garçon fluet. Long et sec comme un l imprimé. À telle enseigne que, quand tu marches aux côtés de ton copain Freud, si rabougri qu’on dirait un artichaut des tropiques, les autres vous surnomment Li. L’arrivée des premiers films de kung-fu sur les écrans complétera le surnom de Freud en Li Peng, à cause de sa légendaire pingrerie. Mais ça, c’est une autre histoire. Bref, grâce à ta maigreur, tu n’as aucun mal à te faufiler à quatre pattes entre les jambes des plus grands, puis à te dresser sur les genoux jusqu’à risquer un œil à travers un des losanges situés tout en bas du grillage en fer forgé de la fenêtre. Et là, pan ! un coup de massue en pleine tronche. Si tu n’étais pas agenouillé, tu serais tombé raide à la renverse. Tu as la présence d’esprit de t’accrocher à une paire de jambes, celles de Gabriel peutêtre, aussi décharné que toi ; d’où son sobriquet de Zo-Poule. Encore que tu sens tout ton corps se liquéfier. Comme si tu allais t’écrouler sur place. Flagada. Purement et simplement.

Le temps de te ressaisir, de rallumer tes billes pour voir si t’as pas rêvé. Voilà qu’elles menacent de chavirer à leur tour. De sortir de leurs orbites. Tu les frottes pour les rajuster et t’assurer que Marie est bien là. Tout-tout-nue. Comme le bon Dieu l’a faite. Tu restes la bouche béante d’hébétude. Un drôle de fourmillement t’arrive en même temps au niveau du bas-ventre. Ton petit-jésus raide comme un bout de bois d’ébène. À la limite du supportable. Aussi brûlant, pour couronner le tout, que ses deux gardes du corps sont froids. Tu manques d’air. Transpires. Est-ce l’attroupement ou l’émotion ? Un long temps s’écoule avant que tu ne te mettes à passer en revue l’anatomie de Marie. Un beau corps élancé. D’un noir intense et luisant. Plus tard, les chrétiens diront que c’était sa peau de loup-garou, huilée à souhait de manière à pouvoir glisser entre les doigts de ses poursuivants. Ânerie ! On ne voit jamais les loups-garous vagabonder à une heure aussi jeune. À moins que quelqu’un de brave, qui en sait vraiment long, leur ait tendu un piège. Dans ce cas, le téméraire doit pouvoir mettre à profit une des sorties nocturnes du diable, en quête de cabri à deux pattes, pour se glisser dans sa demeure, recueillir sa défroque d’homme restée au frais derrière une jarre d’eau et l’assaisonner de toutes sortes d’épices piquantes à fixer avec des prières de gros calibre. Et à l’aube, de retour de chasse, le baka 1 ne pourra pas enfiler sa peau. Il restera là à se morfondre, jusqu’à ce que le jour finisse par pointer et qu’un voisin, alerté par ses complaintes, aille le dénoncer à la police.

C’est ainsi que, le mois dernier, les autorités ont mis la main sur une femme, d’apparence inoffensive, en réalité un gros loup-garou qui s’est nourri, des années durant, de la chair des nouveau-nés du quartier. Enfin, ceux dont les parents ont été assez négligents pour ne pas leur donner un bon sauté de cancrelats à la nais sance, ou les mettre au lit, le soir, avec une Bible sous la tête comme Grannie ne manque jamais de faire pour toi. Même si ta chair n’est plus assez tendre pour un loup-garou. On ne sait jamais. Des fois qu’il n’aurait rien trouvé à se mettre sous la dent. Bref, la dame se croyait à l’abri de tout soupçon. Et pour cause ! Toujours la première, le dimanche matin, à approcher ses lèvres de l’hostie du père Bouilhaguet. À défiler, chapelet à la main, en tête de la procession de la semaine sainte. Elle ne se savait pas pistée depuis des lunes et des lunes. À force, elle s’est laissée aller à des impairs. Voilà comment qu’on l’a attrapée. Faut dire aussi qu’Edgar, seul oungan déclaré du quartier, fatigué de voir les accusations retomber sur le dos du vodou, s’était mêlé de la partie. Un loup-loup-loupgarou – c’est Fanfan qui parle en essayant d’imiter le oungan – est un loup-loup-garou ! Qu’est-ce que ç’a à voir avec nous ? Edgar en sait des choses, lui. Voyez sa marmaille, plus que nombreuse. Signe, si besoin était, qu’aucun membre de cette engeance n’a réussi à s’approcher de sa maison… La vieille dame, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession et auprès de laquelle Grannie t’a envoyé plus d’une fois contracter un coup de poignard, fut donc retrouvée morte près de sa jarre, à moitié recouverte de sa couenne de cochon sans poil. Dans l’impossibilité de se réenvelopper de sa peau, elle l’avait endossée à l’envers pour ne pas attraper froid. Même à y penser en flash-back, ça fout la pétoche.

Pour l’heure, tes billes préfèrent flasher sur le corps de jais de Marie. Les nichons ? Un chouïa plus gros que ceux de Grannie, mais ils n’arrivent pas à la cheville de ceux de tante Vénus. Ils n’ont pas leur opulence. De toute façon, des nénés, t’en as déjà vu. Des trop lourds pour leurs maîtresses. Des étiques. Des flasques. Des riquiquis. Des en pare-chocs. Des pareils à des ballons de foot, comme ceux de madame Cheriez, la marchande de fritures du quartier du bord de mer qui en a fait son tiroir-caisse. Des faut-vraiment-vouloir-les-voir tant ils font corps avec la poitrine. Des fiers qui gardent la tête toujours dressée. Des qui piquent le nez au ciel… Ceux de Marie ont les mamelons comme détachés de l’ensemble. Un grain qu’on devine ferme. Mais te branchent pas au point de te faire arrêter l’état des lieux. Les fesses ? À tiquer de déception. Un manque patent de redondance. Si c’est avec ça que les mystères pensent t’attraper, ils se fourrent le doigt dans l’œil. Comme si elle avait lu dans ton esprit, va savoir avec les anges !, Marie esquisse alors une pirouette. Vlan ! Tu reçois en pleine poire le triangle pubien hérissé de poils bouclés dru et ras le péché. Une forêt noire où tu plonges, abasourdi, et d’où tu ne ressors que lorsque la servante d’Yvonne, qui n’arrête pas de pirouetter sur elle-même avec une lenteur de funambule, te tourne le dos. À chaque fois que tu l’as en face, l’émotion voltige au maximum. Violente. C’est pas comme la foufoune de tes trois cousines, que tu as tripatouillée un soir près de la cage d’escalier de chez tante Sissi. Pas le même effet non plus. Cette décharge qui, à chaque virer-tourner de Marie, te secoue tel un minable cocotier, et te laisse le souffle coupé. En apnée de la vie. Heureusement que t’es pas hypertendu. Sinon, tu finissais sarcophage.

Les autres détails apparaîtront plus tard. Au cours d’une énième virevolte où Marie te fait face les bras fermés devant sa boutique. Dans une main, elle tient une longue machette bien effilée et dans l’autre une bannière. Qu’elle agite à tour de rôle au-dessus de sa tête, fait tournoyer autour de l’ampoule qui tombe du plafond. L’impression que le télescopage entre la machette et l’ampoule est inéluctable. Que celle-ci va exploser. Te privant de l’exhibition. À l’ultime seconde, Marie réussit toujours à éviter le choc. Et sa voix ! Grave. Débar rassée tout soudain de l’accent chantonnant du Nord, que vous aimez charrier en allant acheter ses friandises. Tout se passe comme si quelqu’un d’autre parlait et cantiquait à sa place. Tu n’avais jamais vu un mystère auparavant. La sévérité du visage, son aspect tranchant pareil à la lame de la machette te font oublier un instant la joyeuse nudité de Marie. Un regard intrépide. Téméraire. C’est Ogou, lance Frédéric. Papa Ogou-Feray. Arrête de raconter des conneries, tance Gabriel. T’as déjà vu un guerrier se mettre à poil ? Ogou, c’est un guerrier. Et puis, il aurait réclamé son rhum, sous prétexte qu’il a froid aux couilles. Grenn mwen frèt ! C’est Janmensou, ose Gary. Imbécile ! C’est Èzili, tranche Ti-Comique, tambourineur, dit-on, au péristyle d’Edgar. Regardez bien ses yeux. On dirait les deux canons du colt de Franco Nero, dans l’attente de la première occasion pour en découdre : l’intrusion d’un bandit, l’impertinence d’un blanc-bec… Ils sont effectivement d’un rouge sang. Plus vif que ceux de l’amie de Grannie, le jour où tu l’as surprise en train d’allumer une bougie dans un oratoire en plein midi. Celle qui habite dans les parages de la cour Blain et qui est chiche comme un peigne aux petites dents. Marie, elle, continue de pirouetter sur place, la même étrange incantation accrochée aux lèvres.

Bien des années après, tu retrouveras le même mâle mystère dans un tableau de Stivenson Magloire. Dans ce bonhomme qui brandit, brave, un glaive blanc et un noir étendard. À propos, de quelle couleur est la bannière que Marie agite dans le salon ? Du noir de son pubis ou du rouge de ses yeux ? Sur le coup ces subtilités t’échappent. Tout comme la raison pour laquelle celle-ci s’est mise à poil et qui fera gloser le quartier une semaine durant. Pour les mères de famille et les filles dûment fiancées, Marie n’était possédée par aucun esprit. Sauf peut-être par celui de sa perversité. D’après elles, la servante d’Yvonne voulait juste allumer les jeunes coqs du quartier, afin de les attirer dans son jardin pendant les absences prolongées de sa patronne (Yvonne vit une moitié de l’année à New York et l’autre à Port-aux-Crasses). Pour les profs, et le quartier n’en manque pas, à commencer par maître Moye, Ton’Antonio et une flopée d’autres, elle a pété les plombs. Une attaque de folie, comme cela arrive par moments à des gens sains de corps et d’esprit. Mais que la science n’est pas encore parvenue à expliquer. Dès le lendemain, en effet, Marie vaquera en toute normalité à ses occupations. Même si tu ne la regardes plus du tout du même œil. Tu préfères désormais parcourir quelques bonnes centaines de mètres de plus pour te procurer les « royal air force », ces sandwiches de cassave au beurre d’arachide, aux pickles et au cresson dont tu es si friand.

Pour tout dire, les palabres du voisinage, qui ont suivi, ne te préoccupent pas outre mesure. D’ailleurs, tu ne te souviens même plus du moment où t’as arrêté de mater. Si c’est Marie qui a décidé de mettre fin au spectacle. Si t’as été éjecté de l’attroupement par un nouvel arrivant plus costaud. Peut-être Grannie est-elle venue t’arracher au spectacle pour te mettre au lit. Ce qui est sûr, c’est que la décision n’est pas venue de toi. Paré que tu étais à affronter B12 et les foudres du ciel réunis pour ne pas déloger de ta place. Le black-out total. Mais tant que tes yeux s’ouvriront sur ce monde, tu te rappelleras cette image, ce jeu d’une sensualité au parfum de l’éden. Premier bain d’érotisme offert par un mystère dont tu ignores toujours le nom. Et dont tu as longtemps rêvé de prendre la place pour chevaucher Marie à la folie. C’est comme si tu avais croqué la pomme et gardé ton innocence.

1. Le baka se nourrit de la chair tendre des bébés. Comme ses compères Bizango, Galipòt, Zobop, Mafreze, Movezè, Sanpwèl… Gare à qui a oublié de gâter le sang de son enfant ou le laisse traîner la nuit à une heure indue!