L’innocence, Caroline. Celle de l’enfance. Pas si candide pourtant. L’innocence portée en bandoulière. Tel un crime qu’on voudrait cacher – en quels replis de la nuit, sous quel plein soleil ? – aux yeux des autres et qu’on revendique à la fois. L’inno cence en butte à l’orgueil, qui dénoue les peurs et l’amitié. Que de forfaits en son nom ! Que de pirouettes aussi pour resceller l’entente sans égratigner l’honneur. Il était une fois un gavroche caraïbe qui rêvait de devenir criminel. Il ne connaissait de la vie qu’un quartier… et les rumeurs lointaines de l’océan. Et les ailes des avions aussi, qui d’un nuage savaient faire une écharpe. Il était ce petit garçon qui jamais n’a prononcé le mot « père ». Jamais n’en a connu la saveur ni l’amertume. Il lisait la Bible à la lueur de l’aube, mais singeait le roi Pelé et ses cabrioles. Et cherchait la sapidité du crime dans les vrombissements d’un tambour. L’innocence à jamais, Caroline.
Depuis le spectacle de Marie, les lwa te filent moins la pétoche. Au temple, les filles sont vêtues de pied en cap : le corsage boutonné jusqu’au menton, la jupe scrupuleusement au bas du genou et les cuisses, après qu’elles se sont assises, à desceller au burin tant elles les tiennent serrées. Vous cherchez toujours en vain, avec tes potes Josué et Samuel, un bout de chair à mater. Un petit carré de chair, dodu si possible, autre que les chevilles, mollets et poignets pour reposer l’esprit de l’aridité du sermon. Niet ! Rien d’étonnant donc à ce que tu leur préfères les mystères. Pour tout dire, ceuxci te branchent de plus en plus. C’est avec une jouissance jusque-là inconnue que tu cueilles dans ton entourage une allusion, une chanson, un roulement de tambour. N’était l’interdiction de Grannie ! Une interdiction qui commence à restreindre sacrément ton espace vital. À te placer dans le rôle du pestiféré de service. L’impression que les autres, petits et grands, te rigolent dans le dos. Parfois même, ils ne se gênent pas pour le faire en ta présence. Te traiter d’innocent en s’esclaffant. Innocent ! Que de bagarres n’as-tu livrées à cause de ce seul mot ! Il a le don de te foutre en rogne. De te jeter tête baissée sur le chambreur. Et de lui faire ravaler son insulte à coups de poing dans la tronche. De poussière et de crachat. Freud, ton meilleur pote pourtant, sera ainsi envoyé à l’hosto. Il en reviendra avec un bras dans le plâtre qu’il trimballera trois longs mois. Bien fait pour sa gueule. Il n’avait qu’à pas hurler avec les loups.
Tout est parti du match de foot de fin d’après-midi sur le tarmac de l’aviation militaire qui longe le quar-tier, qu’on rejoint après avoir détourné la surveillance de quelque adulte trop zélé et s’être faufilé à la queue leu leu sous les barbelés. À pareille heure, sauf catastrophe naturelle (genre débar quement des Yankees, invasion des Dominicains pour prendre leur revanche sur l’Histoire, raid d’un commando communiste, tentative de putsch de l’armée), il n’est prévu ni décollage ni atterrissage. La piste vous appartient. Le match bat son plein depuis un bon bout de temps. Les deux équipes sont à égalité. Chacun défend la victoire pied à pied. Avec force cris aussi pour signaler son démarcage ou engueuler un mauvais tireur qui a gâché un caviar, une passe millimétrée digne du Cruyff des plus belles années. La sueur et la fatigue voilent déjà les yeux. La tombée de la nuit entraîne la fin de la partie. On joue la mort subite : le premier à marquer gagne. Et Freud, qui garde les buts, se laisse faire sa toilette intime. Un petit pont tout bête. Offrant sur un plateau la victoire à l’équipe adverse. Ti-Bob, connu dans tout le quartier sous le nom de Gordon Banks à cause de ses arrêts spectaculaires, ne vous aurait jamais fait perdre de façon aussi avilissante. D’ailleurs, s’il ne s’était pas foulé la cheville lors d’un match qui vous opposait à une autre équipe du bord des quais, on n’aurait jamais confié la cage à cette nullité de Freud. De médiocre comme lui en foot, il n’y a que le petit Dumas. Tu regardes ton ami avec rage, garçon-ma-commère, avant de tourner le dos, dépité. Et lui, du tac au tac : innocent ! Tu vois rouge, cours vers lui et, emporté par ton élan, tu l’atteins d’une bourrade en plein collet. Freud se retrouve le cul par terre. Sous la risée de vos camarades de jeu. Très vite divisés en deux camps retranchés, ils se chargent de faire monter la pression. Histoire de clore tout ça par une bonne bagarre avant la douche. Ceux de votre équipe ne sont pas les moins pousse-au-crime, qui voient là une manière de racheter la défaite. Freud n’a pas le choix. Il s’avance. Trace d’un pied farouche la croix de ta mère, la croix de ton père, piétine-les si t’en as. Zone de guerre déclarée que tu franchis sans hésitation aucune. Pas tant à cause du père, tu n’en as jamais eu. Il a avalé sa chique à ta naissance. Mais de la mère. Objet de tous les cultes là-bas. Aussi vénérée sinon plus qu’Èzili ou la Sainte Vierge. Plus tard, tu sauras que ta terre natale n’a pas le monopole de ce culte. Que des garçons, sous d’autres cieux, pratiquent le même. Le Nazaréen, par exemple, a fait de sa mère une vierge. Mais là, devant un tel blas- phème, précédé qui pis est de la vanne sur ton innocence, tu n’as pas le temps pour toutes ces considérations. D’une main virile, tu balances au visage de Freud la poignée de terre que quelqu’un s’est empressé de ramasser et d’agiter entre vous.
Celui-ci opère alors une longue retraite. C’est sa stratégie habituelle. Se gonfle comme un dindon. Bras écartés en arc de cercle, dos voûté et tête baissée. Il se lance à la charge. Fonce telle une cavalerie à lui tout seul. Pour qui connaît sa technique de combat, c’est un jeu d’enfant que de le laisser venir, de t’écarter à la dernière minute, tout en te courbant un chouïa de manière à ramener son centre de gravité sous le tien puis, au moment du contact, de te relever en le projetant dans le vide. Freud atterrit le nez dans le bitume. La vue du sang ne te freine pas. Au contraire. Tu en profites pour lui tomber dessus et lui bourrer les côtes de coups de poing. Mais avec toi, Freud sait toujours aller puiser un regain d’énergie au plus loin de son orgueil. Il se débat comme trois diables réunis. Le voilà qui t’éjecte d’un vigoureux mouvement du bassin avant de se remettre debout. Il se jette à nouveau sur toi. Sans même avoir recours à sa méthode favorite, tant il est énervé. Une passe par-dessus la hanche, découverte peu de temps auparavant, en assistant à une des séances publiques de judo de Satan, l’homme est aussi adepte du taekwondo, l’envoie valdinguer sur le tarmac. Le bras droit porté en avant pour parer la chute émet un bruit sec. Les larmes arrivent en même temps. L’arbitre, un étudiant en médecine, s’approche de lui. Palpe l’avant-bras dans tous les sens avant de lancer à la canto nade : ti-messieurs, le bras est cassé. Et tout le monde de détaler. Rats de ville d’un côté, rats des champs de l’autre. Te laissant seul avec ta victime. Freud refuse dignement ton aide. Prend la direction de chez lui, tout en continuant de pleurer. Il soutient le bras cassé de la main valide. Tu marches derrière lui. Sans savoir s’il faut te tirer toi aussi ou aller avouer tes forfaits…
Ce méfait, tu le paieras d’autant plus cher que Grannie a dû consentir elle-même les frais médicaux : le taxi, l’admission à l’hosto, l’achat de la bande de gaze, des remèdes contre la douleur pour ce feignant de Freud qui n’a pas arrêté de chialer… Ajoutez-y le va-et-vient, les jours suivants, au chevet de ton ami pour lui apporter de consistants bouillons de pied de bœuf dont le fumet, même en pareille circonstance, te trouve la langue pendante. Des débours non prévus qui auraient pu servir à colmater les jours de vaches maigres. Elle a supplié la mère de Freud – ce qu’elle n’aime pas faire, elle a son caractère, Grannie – de lui pardonner, elle va prendre les choses en main. Et de quelle manière ! Ce soir-là, elle n’est vraiment pas allée de main morte avec B12. T’as même eu droit à l’agenouillement d’une heure sur une râpe. Tout ça parce que quelqu’un t’a traité d’innocent. Et que tu t’es cru en droit et en devoir de laver l’affront.
Parfois, manque de bol, tu tombes sur plus engendré que toi. Sur un qui, dès le matin, s’en va en quête d’une occase pour en découdre. Avec toi, il le sait, il suffit d’un mot. Un seul misérable mot, et te voilà hors de tes gonds. L’amorce idéale, en somme. Dans ces moments-là, tu en prends d’autant plus pour ton grade que tu réagis sans aucun self-control. Satan, qui t’a pris en sympathie, a beau t’expliquer en cachette de Grannie que, dans ce genre de situation, il faut garder son sang-froid. C’est ta meilleure arme. T’as déjà vu Muhammad Ali ? Il tourne comme une guêpe folle autour de son adversaire, mais il n’attaque pas. Il observe. Attend le moment idéal. Que son adversaire se soit fatigué à lancer des directs dans le vide, baisse la garde, prête le flanc. Et là, lui, il frappe. À tous les coups, il fait mouche. Prends-en de la graine. Bruce Lee fait mieux encore. Il reste en garde. Immobile. Sans bouger ne serait-ce qu’un cil. Il étudie l’ennemi. Le laisse faire son cinéma tout seul. Avant d’exploser d’un seul coup. Et le crétin se retrouve par terre à barboter dans sa bave. Cependant, tu n’as pas la tête à toutes ces leçons quand l’autre excité s’amène, un sourire idiot sur les lèvres, exécute une danse de la provoc’autour de toi en te toisant de la tête aux pieds, pour finir par te traiter d’innocent. Puis t’administre une dérouillée de main de maître, te roule dans la poussière avant de te renvoyer à la maison. Double humiliation. Depuis le temps, B12 t’a appris à ne pas pleurer à cause des coups reçus des autres. Tu te réfugies alors au haut d’un des deux arbres de la courette, l’acajou de préférence. Solide comme un mapou-fromager. Loin des insultes du quartier. Rêvant d’être criminel. Farouchement criminel. Tout en fredonnant une des chansons cueillies dans la rue :
1. C’est l’histoire d’un type comme toi qui réclame à cor et à cri le droit d’être un criminel. Après Dieu, bien sûr.