Autrefois, Caroline. Le couvert se trouva mis. Sur tapis d’Égypte. Sur tapis d’outre-temps. Le couvert se trouva mis. Au pays de l’enfance et de la faim en pagaille. Des dieux qui ont grand goût et grande soif. De reconnaissance, de danse. D’amour et de terrestres nourritures. Aujourd’hui résonne encore d’autrefois, Caroline. Du même regret, de la même abondante salive. Le banquet se trouva mis. Et tout le monde y fut convié : les rumeurs de la ville, le crépuscule, les chants offerts du bout des lèvres, les corps balancés en discrète cadence… Jusqu’aux fourmis rouges à grosse tête. Tous y furent conviés : les voisins, la famille loin-taine, les cireurs de chaussures : Faustin, Merlet, TiBlanc, Lord Harris et les marchandes de débrouille de devant la véranda… Jusqu’aux chalands par les effluves alertés. Invités à honorer les saints. Tous à se déhancher et à gargoter jusqu’au petit matin. Hormis l’enfance toute proche. Hormis l’enfance en mal de communion et de bombance. Hormis l’enfance. Pourtant.
L’occasion d’être un criminel se présente plus vite que tu n’osais l’espérer, un après-midi où Grannie tarde à rentrer. Le crépuscule pointe à peine le bout du nez. Encore quelques minutes, et il s’abattra sur la ville. Zac ! Comme un couperet. Tout un chacun s’empresse de regagner ses pénates. Sauf, bien entendu, ceux qui démarrent à cette heure leur journée de travail : outre les marchandes de fritures de dessous les lampadaires, les jeunesses, les tenanciers de maisons closes, les jamais-dodo… Toute cette race d’individus dont Grannie ne soupçonne pas un instant que tu connais l’existence. L’épisode du bras cassé de Freud a interrompu pour un temps les parties de foot sur le tarmac de l’aéroport militaire. L’après-midi, désormais, chacun traîne son cadavre à l’image d’un chien désœuvré. En quête d’une activité dans l’attente du souper, pour ceux qui y ont droit. Tu en profites pour lambiner du côté de chez tante Vénus, dont la maison donne sur la courette commune. Souvent, par grosse chaleur, il vous arrive d’y dormir tous ensemble, dans une joyeuse pagaille qui mêle les deux maisons en une seule et même famille. Ça tombe bien, car l’aînée de Grannie t’a à la bonne. Des mots gentils par-ci. Des petits cadeaux à n’en plus finir par-là. Des cadeaux de bouche en plus. Ta gourmandise a déjà dépassé les frontières de la famille et du quartier.
Tonton Michel, voisin et ami de longue date de la famille, n’en revient jamais de te voir engloutir pareille quantité de nourriture ; à en dégoûter trois adultes à l’appétit largement au-dessus de la moyenne. Phénoménal, s’enthousiasme-t-il. Tout bonnement phénoménal. C’est à se demander où passe toute cette bouffe. Tu l’as déjà dit : tu es long comme une nuitée de cyclone. Quelqu’un de mauvaise foi pourrait croire que Grannie préfère verser la dîme au temple au lieu de te payer à manger à ta faim. Parfois, ton’ Michel feint de t’emmener faire un tour dans la camionnette avec ses enfants – Nancy, dont tu es fou amoureux, Ielson, Jude, Betty – et t’enferme dans une chambre pour te gaver de tout ce qui est comestible. Même d’aliments interdits par les dix commandements. Pas gaver, entraîner, se justifie-t-il auprès de tante Odette qui craint, en plus de la transgression du régime alimentaire, une indigestion. Et sa femme de lui balancer : Après, tu te débrouilleras tout seul avec sa grand-mère. Tu sais de quoi est capable cette dame pour peu qu’il s’agisse de son petit-fils ! La moindre nausée, le moindre vomissement, et elle t’accusera de tous les maux d’Israël. Je ne fais que l’entraîner, chérie, rétorque ton’ Michel. En attendant, aurait-il pu ajouter, de pouvoir concrétiser son rêve : te présenter au concours national face à Ti Lolit. Le plus grand mangeur de l’île. Capable, selon la légende, d’enfourner un nombre incalculable de biscuits-machettes, de bananes plantains, de ciriques, d’avocats, d’ignames…
Ainsi donc en drivant du côté de chez tante Vénus – à quelque chose driver est bon –, tu tombes sur un des plus somptueux repas qu’il te soit jamais donné de voir : poulets rôtis, maïs grillé, riz aux champignons noirs, aux haricots rouges, riz blanc, canard en sauce, aubergine à l’étouffée, pain de patate douce, boissons gazeuses, vins d’Enfrance, rhum galonné d’étoiles… D’autres plats aussi encore plus tentants : grillot de porc, poissons sans écailles, toutes des bestioles mises hors la loi par le régime sabbatique. Bref, un manger diablement abondant. Et le clou de la table, dressée dans l’attente sans doute des convives : un appétissant gâteau blanc piqué de petites boules dorées, bleues, roses. Trô nant au milieu des autres mets qu’il dépasse d’une bonne tête. De ta bouche, restée béante d’ahurissement, déborde une rigole de bave. Qu’est-ce tu fous là, toi ? Tante Vénus, les yeux exorbités, a surgi de derrière ton épatement. Malgré son pas lourd, tu ne l’as pas entendue arriver. Reste pas là. Je ne veux pas donner de prétexte à ta grand-mère pour dire que nous t’avons endiablé. Reste pas là. Tu lui tiens tête pour-tant. Refuses, pour la première fois de ta vie, d’obtem- pérer à l’ordre d’un adulte. Il n’est pas question de rater un tel festin. Tu ne délogeras, en fin de compte, que par la force combinée des voisins accourus au secours de tante Vénus. Inhabile à te courir après. Car il faut amener avec elle ses nichons qui partent dans tous les sens, et elle s’essouffle très vite. Tu la fais cavaler bourrique autour de la cour. Les voisins donc de t’accompagner de manière plutôt rude chez ta grand-mère. Éjecté. Comme un malpropre. Pis, comme un innocent.
Tu te réfugies à la maison la rage au cœur, sans pouvoir trouver une explication convaincante à l’attitude de tante Vénus, si généreuse avec toi d’ordinaire. Tu n’es pourtant pas au bout de tes peines. À croire qu’un dieu cruel s’est amusé à mettre à dure épreuve ta gourmandise. Au bout d’un instant, tu entends des bruits de pas dans la cour. Tu passes alors la tête entre les deux battants de la porte pour voir Faustin, le cireur de chaussures, agenouillé sous le laurier-rose, le cul tourné vers le ciel, le buste disparaissant puis réapparaissant au-dessus du trou qu’il creuse, armé d’une machette. Longtemps, tu as cru que, la circonférence autour du laurier étant le seul endroit non cimenté de la courette, il s’agissait d’un système pour protéger les racines de l’arbre et pouvoir l’arroser sans trop de difficulté. De même si Grannie empêchait quiconque de toucher à l’arbre en inventant Dieu sait quoi, c’était pour leur foutre la trouille. Elle invente tellement de choses, Grannie. La vraie explication n’a pas tardé à arriver. Ayant achevé son boulot, Faustin est reparti à l’intérieur, avant de ressortir à nouveau, les mains encombrées d’une partie de la nourriture qui se trouvait sur la table quelques minutes auparavant. Il est suivi de près par tante Vénus toute de blanc vêtue, madras blanc sur la tête, foulard bleu autour du cou. Elle porte à bout de bras le gâteau. Dont la vue transforme ta bouche en une véritable vanne. La salive en coule par jets continus. Iota et Ella ferment la marche avec un énorme plateau sur lequel reposent des plats divers et variés. Le ciel est encore assez clair pour te laisser apercevoir la sœur de Grannie répandre par trois fois l’eau d’un petit pot au pied du laurier, récupérer le gâteau qu’elle avait passé à Faustin avant de l’offrir aux quatre points cardinaux, imitée en cela par les deux servantes avec le plateau de repas. Puis le cireur de chaussures s’accroupit aux abords du trou, prend appui sur la paume, y dépose dans des gestes cérémonieux le manger que Iota lui passe au fur et à mesure, recouvre le tout de terre pour finir par placer au-dessus une lampe-tempête déjà allumée.
Subjugué par la scène, tu n’entends pas non plus rentrer Grannie. Qui t’envoie valdinguer sur le lit tout en claquant la porte avec rage. Que je ne te revoie plus jamais assister à ces sataneries. Tu entends ? Jamais ! Vivement, marmonne-t-elle, que je puisse rentrer l’argent nécessaire et m’en aller de cette cour. En fait, la maisonnette que vous habitez appartient à tante Vénus qui la lui loue à un prix dérisoire. Voilà des années que Grannie attend d’avoir assez de thune pour se barrer de là. Mais celle-ci a grimpé au sommet des arbres. Là où les bras d’une femme seule et âgée ne peuvent pas l’atteindre. D’où la fureur contenue de Grannie. Qui te plante la Bible entre les mains, puis sort sur la galerie préparer la bouillie d’avoine pour le souper. Ce soir et les jours suivants, elle évitera la courette. Resté seul, tu ravales tes larmes à grand-peine. Car si tu te fais choper, tu récoltes la double peine à coup sûr. Tu as un mal fou à comprendre pourquoi tante Vénus t’a refusé la nourriture, si c’est pour la donner à dévorer aux fourmis. Elles n’ont pas besoin d’une telle quantité de bouffe, tout de même ! Des nuits durant, le gâteau hantera ton enfance. Avec ses petites boules roses et bleues. Son sucre blanc comme neige. Au point de te faire regretter que Grannie ne soit pas adepte de cette religion où l’on partage des banquets aussi princiers avec les anges. Des nuits durant donc, tu en rêveras. Fruit défendu, comme l’est pour toi ce soir le corps de Caroline qui continue de dormir à tes côtés, d’un sommeil un peu agité depuis quelques instants. Ce corps que tu aurais voulu étreindre pourtant. Cette nuit plus que jamais. Sans doute y retrouverais-tu un peu de ce pays qui s’est refusé à toi pendant l’enfance. Qui persiste, aujourd’hui encore, à décliner tes avances.