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Le traitement

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La vérité, sa vérité d’homme, se lit au mitan de la nuit, Caroline. Sans adjuvant ni tribunal. Au verso du jour et de ses clameurs. Les rumeurs de la nuit ne sont que l’écho prolongé de celles du jour. La nuit, elle, est silence. Dont on peut sonder le cœur… ou le nôtre. Il suffit de laisser ses peurs en repos. D’éteindre leur tamtam dans notre tête. La nuit seule guérit des maux du jour. Héberge le duel avec l’autre, soi-même. Aucune armure n’est de mise. Le moindre coup porte. Seule la nudité. Là est sa vérité. Dans ce face-à-face sans cuirasse ni arbitre. Dans cette plongée au plus profond de soi. Pour remonter en homme nouveau. Celui qui ressemble le plus à l’enfant abandonné au temps natal. Qui te sert de boussole où que tu ailles. La vérité, Caroline. Sa vérité d’homme.

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Le lendemain même de la rencontre au sommet, Grannie passera de la parole à l’acte. Nuit et jour, la maison sera secouée des prières de ses coreligionnaires, qui se relaient en quantité d’autant plus impression-nante pour vaincre l’office de Satan que, à la sortie du jeûne, pâtés, assiettes de riz aux alevins et pourpiers sauvages, timbales de jus de chadèque se multiplient comme des petits pains. Servis à bout de bras par Iota et Ella, les deux bonnes de tante Vénus, engagées pour la circonstance pour rassasier les soldats de Dieu dans la lutte finale contre les offensives du diable. Entre-temps, Fanfan se fait l’écho des autres versions du voisinage sur la genèse du mal de ton’ Wilson. Le neveu de Grannie, homme d’un attrait certain, a cho-cho-chopé le gros pied en allant faire le joli cœur avec la concubine d’un natif de l’Arti bonite. Or, il ne faut jamais avoir maille à partir avec ceux de l’Artibonite : ils ne mangent rien de froid. Leurs différends, c’est connu, ils les règlent soit à la machette, soit par des charmes. Le gros, gros, gros pied est un a-a-avertissement. Juste parce que le co-co-cocu, franc-maçon lui aussi, fré quente la même loge que la boule, boule, boule graine droite de ton’ Wilson (comprendre : un type avec lequel ils sont comme cul et chemise). Au cas où celuici s’aviserait de continuer ses hardiesses, l’homme a menacé de lui flanquer un chita tann. De passer en somme la vitesse supérieure. Alors là, que le tonnerre me, me, me fende, dit Fanfan en essayant de baisser la voix en cas d’arrivée inopinée de Grannie, mais la force employée à débloquer les mots fait sortir le serment encore plus fort, personne ne pourra rien pour lui. Même pas Ya-ya-yatande.

Peu de temps après, ton cousin revient avec une autre version des causes du mal de ton’ Wilson : il a été victime, paraît-il, de la jalousie d’un collègue de travail. Qui lui en voulait grave d’être devenu l’homme de confiance du patron, d’avoir acheté une family house alors que le collègue en question vit dans un trois pièces ridicule de Brooklyn, en location qui pis est, avec son abondante marmaille. Mais ni les prières ni les différentes versions sur l’origine du gros pied n’empêchent par moments ton’ Wilson, qui se prêtait pourtant au jeu, l’air contrit, d’envoyer al carajo le faisceau de mains étendues au-dessus sa tête dans la tentative vaine jusque-là d’imposer la présence divine au mal. Et de se mettre à pousser sa chansonnette à pleine voix : Ay Lina. Ay Lina. Ou dous, Lina. Ou fout dous, devant le regard médusé des amis de Grannie. Qui n’en reviennent pas d’entendre des mots aussi salaces dans une maison connue de tous pour être la demeure de l’Éternel des armées. Et qui ne savent toujours pas comment se préserver de cette attaque d’un ennemi tout aussi éternel.

Au bout d’une semaine, les séances de prières vont perdre néanmoins de leur élan. Tout juste dépassentelles le plafond en tôle ondulée, musicienne de talent les jours de grosse pluie. Elles sont expédiées d’autant plus vite que Grannie, dont la boîte à sous menace de tomber en panne sèche, a commencé à rogner sur les rations, de plus en plus chiches dans les assiettes. Il n’y a plus désormais qu’une maigre portion de riz et un demi-gobelet de jus pour rompre le jeûne. Devenu très vite un jeûne à manches courtes. Avant de laisser la place à des « frères » et des « sœurs », passés prendre des nouvelles du malade, qui offrent une courte prière pour sa guérison en échange, implicite, du repas. Sept autres jours plus tard, Grannie se retrouve seule à veiller sur ton’ Wilson. Dans les yeux, des larmes d’impuissance brouillées par ses gros binocles à un bras, qu’elle s’empresse de ravaler à ton approche. Sinon quelle race de prof elle serait, Grannie ? Quelqu’un qui prêche une chose et pratique son contraire ? C’est pas le genre de la maison. Faut jamais rendre les armes devant l’adversité, qu’elle t’a enseigné. À tout problème, avec l’aide du Très-Haut, il y a une solution… Qui lui viendra en rêve ce coup-ci. De la voix de l’aïeule Lorvanna, revenue de Guinée pour lui demander de se rendre, au cœur de la nuit, au pied de la statue de Madame Colo. Fichée comme un poteaumitan entre les rues du Peuple et Marcajoux. Veillant sur les quatre horizons de la ville. Elle trouvera sous le socle des racines à laisser macérer soixante-douze heures durant dans un breuvage, dont tu as déjà la recette, femme vaillante. Tu composeras une compresse pour le pied enflé et une décoction à donner à boire à volonté au malade, qui devra rester à jeun pendant la durée du traitement. Grannie, forte de sa foi, ignorera l’injonction. Mais l’aïeule reviendra la visiter sept fois de suite…

La septième nuit, la maison est réveillée par un cri pareil à celui d’un goret qu’on égorge : ton’ Wilson en larmes à la vue des vers et des chiques grouillant par dizaines dans la blessure (les prurits avaient laissé place à une plaie purulente). Ton’ Wilson hurlant qu’on est venu le chercher. Mais il refuse de partir. Il n’a jamais fait de mal à personne. Ton’ Wilson en pleurs tant et si bien qu’il te vient de chialer toi aussi. Tu sens la mor-sure des chiques et des vers dans ton propre pied. Dans ta propre chair. La gale aussi, sur tes jambes, ton ventre, ton dos. Tout ton corps, que tu te mets à gratter avec frénésie. Tandis que tonton Wilson hurle encore et encore son désespoir. Sans plus penser à Lina. Ni à personne. Ni au fait qu’on est au mitan de la nuit. Que ses cris risquent d’aller taillader le sommeil de nos voisins : les cireurs de chaussures qui se reposent de leurs rêves naufragés dans la courette, la maison de tante Vénus, celle pentecôtiste du pasteur Pognon et son innombrable progéniture. Tout le quar-tier, en somme. Plus tard, les gens diront avoir entendu le cri jusque sur les quais… Grannie ne fait ni une ni deux, mon Dieu si telle est ta volonté, se passe une robe par-dessus sa chemise de nuit, se ceint la tête d’un madras blanc pour ne pas attraper froid à une heure aussi indigne et sort dans la nuit d’encre. Suivie comme son ombre par un Fanfan zombie, qu’elle a dû réveiller au passage, et qui continuait de piquer sa léthargie malgré le ramdam de ton’ Wilson. Dehors, elle marchera droit en direction de Madame Colo, précédée du Psaume 22 égrené à voix basse. « Ô mon Dieu, j’appelle de jour, et tu ne réponds pas ; / Et de nuit, et il n’y a pas point de silence chez moi… »

Arrivée sur place, elle déclinera son nom vaillant à haute et intelligible voix à la statue, s’il faut en croire Fanfan. Qui jure, après avoir enlevé ses deux chaussures pour que tu observes bien la position de ses gros orteils, avoir vu la sta-statue se pen-pen-pencher pour permettre à Grannie de dessoucher la plante qui avait pou-poussé comme par miracle entre le socle et la chaussée. D’ailleurs, il aurait pris ses jambes à son cou si Grannie ne l’avait pas retenu par l’épaule d’une poigne plus que ferme. Même que, devant l’impossibilité de se carapater, il a fait dans son froc. Si j’ai, j’ai, j’ai pas honte de te le dire… Son geste accompli, Grannie reprendra le chemin de la maison. Avec Fanfan dans une main et dans l’autre la plante, dont elle prend bien soin à ne pas toucher la racine. Sans un regard ni un bonjour aux rares passants qui osent promener les yeux dans sa direction. Toujours selon Fanfan, avant cet épisode, aucune plante n’avait ja-jajamais poussé ni ne repou-pou-poussera sous le socle de la statue de Madame Colo.

Trois jours après cette nuit, où tu as dû rester seul en compagnie de ton’ Wilson, tétanisé autant par la trouille que par les hurlements du New-Yorkais, le pied commencera à diminuer de volume à vue d’œil. La plaie à se cicatriser. Le neveu de Grannie, lui, à oser quelques pas et à taquiner les jeunes vendeuses des abords de la galerie. Il restera une autre semaine à la maison, peut-être un peu plus – à moins que ta mémoire te joue des tours de polissonne –, avant de repartir pour New York, une petite fiole dans la poche et un sourire de la largeur et de l’éclat d’un soleil de crépuscule sur le visage. Depuis, tous les ans, à Pâques et à Noël, un émissaire apportera de la part de ton’ Wilson une enveloppe, qui servira de garantie fictive à bien des crédits contractés par Grannie. Si je te dis que je reçois tous les mois de l’argent de New York, lâchet-elle face à la mine dubitative de la marchande ambulante. Qui découvre après coup qu’il s’agissait de faire crédit contre son gré. Car Grannie se garde bien d’annoncer les couleurs avant que celle-ci n’ait déposé sa lourde charge et lui ait remis les denrées. Mise devant le fait accompli, la marchande bien souvent cède. Surtout si Grannie a pris soin auparavant de lui offrir un petit café, ma commère ou un grand verre d’eau fraîche par cette chaleur, c’est bon pour le corps. Mais il arrive que l’une d’elles, vexée de s’être fait rouler dans la farine, remballe ses cliques et ses claques et s’en aille dans un torrent d’injures. Ce n’est là qu’exception, les arguments de Grannie sont souvent en béton armé. Du genre, la maison est là, elle ne peut pas s’échapper. Je ne vais pas non plus déménager à cause de vous… À telle enseigne que les créanciers euxmêmes seront les premiers à s’enquérir de la santé de ton’ Wilson, comment va ton neveu, manmie ?…

Malgré cette prouesse de très haute portée, dont tous, à la vue d’un ton’ Wilson gaillard et poilant, auront deviné les racines de la guérison, le quartier continue de te tenir éloigné du moindre simulacre de cérémonie. De te donner de l’innocent à tout bout de champ. Le doute n’est plus permis : il y a une cabale contre toi. Plus les jours passent, plus tu en es convaincu. L’impression que tout un chacun te regarde avec des yeux du genre « le pauvre, il est vraiment pas verni ». Depuis, tu cherches un moyen pour te rattraper. Enfin, tu ne peux pas te battre avec tout le monde. Non seulement t’es pas un coq de combat, mais la médaille peut avoir son revers. Tu en as fait l’expérience en maintes occasions. Il faut trouver un autre truc. Quelque chose de costaud. Capable d’en boucher un coin jusqu’au plus incrédule. Celui quai cherche ne dort jamais sans souper, dit-on sur le bord des quais.