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L’appel

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Le corps de Caroline. Immobile dans son sommeil. Tandis que les lumières, nombreuses, de Harlem te multiplient les clins d’œil par la double baie vitrée de la chambre. Comme autant d’appels vers des ailleurs inconnus. La nuit clignote le silence. Des flots de voitures, qui glissent sur la chaussée comme dans un rêve. Des rames du métro aérien, dont les scintillements déchirent le vide lointain. Des gens, dont tu imagines le pas, sûr ou apeuré. Voûtés sous le poids du quotidien ou dressés à la conquête de la nuit. La nuit de Manhattan, peuplée de gens et de lumières. En dissonance avec les nuits d’ombre de l’enfance, habitées des seuls êtres venus de la fantaisie des gens de là-bas. Habitées de rumeurs de toutes sortes. Celles vraies et réelles de la nature. Celles qui se battent dans ton imagination d’enfant. Et qui viennent cogner contre le corps, nimbé lui aussi de mille éclats, de Caroline.

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Le père de Freud est officier militaire de carrière. Tout le contraire du fils. Qui a hérité de la petitesse de la mère. Sans être costaud. Au moins, ça aurait compensé. Pour un garçon, c’est vraiment pas un cadeau. Les filles te traitent encore plus de haut. Sans compter les surnoms du type : Microbe, Tom-Pouce, Lilliputien. Qui font poiler tout le monde sauf toi. Le père de Freud, lui, c’est un balèze. Un vrai mapou d’homme. En plus, il se tient toujours comme s’il avait gobé un balai. Rien que sa voix peut dézipper la vessie même au plus dur de la feuille. Les seuls moments où on entend rire ce monsieur au mauvais caractère immuable, c’est le dimanche après-midi. Quand il invite ses frères d’armes dans l’arrière-cour de la maison. On le voit alors entouré de bouteilles de rhum et de soda, de seaux à glace. D’une grappe d’hommes en uniforme. Certains sont en civil. Des militaires eux aussi, du moins des autorités. Par moments, l’un d’eux caresse la crosse du pistolet qu’il porte à la ceinture, mais dans le dos (c’est à se demander s’il aurait le temps de dégainer en cas d’attaque soudaine). Le remonte un chouïa avant de s’asseoir. L’enlève de sa ceinture. Fait basculer le barillet ou le chargeur. Extrait une à une les cartouches. Dépose l’arme avec ostentation sur la table pour en expliquer le maniement aux autres. Alors là, faut vraiment être hardi pour risquer un œil par-dessus la clôture. Et surtout rivaliser d’astuce pour pas se faire choper ni d’un côté ni de l’autre.

Pendant qu’ils déroulent ainsi leurs discussions à n’en plus finir, la servante alimente la troupe en carbu-rant, glaçons, pâtés de poulet, acras de morue et d’arbre véritable, bien dorés au four à gaz… Outre le frigo General Electric, la famille de Freud possède en effet une gazinière, d’un blanc dégradé. À la maison, en revanche, c’est le règne du réchaud à charbon de bois. On en a même deux. À l’origine, quoique bien campés sur leurs trois pattes, de bien des chicanes entre Grannie et la bonne. Celle-ci réclame à cor et à cri le même instrument de travail que sa consœur de chez Freud. À l’en croire, le réchaud est responsable des plats brûlés. Des grumeaux dans la bouillie du soir. Du riz pas cuit. Des vivres à moitié crus dans le bouillon. De la viande saignant quand on y pique une four-chette. Bref, toutes les catastrophes qui rendent une nourriture immangeable. Grannie : Tu sais combien ça coûte, un truc pareil ? Tu en avais déjà vu avant de mettre les pieds ici ? Il n’y a même pas l’électricité dans le bled d’où tu viens. D’ailleurs, maladroite comme tu es, tu aurais fait exploser le quartier un jour. La bonne : Oh ! oh ! J’ai travaillé chez madame Untel, une maison très chic, on n’y a jamais brûlé un morceau de bois. Au plus fort des chamailleries, t’as dû intervenir pour expliquer à la servante que sa collègue l’a menée en bateau. La gazinière de chez Freud est un objet d’apparat. Elle fonctionne que dans des occasions exceptionnelles. Deux ou trois fois l’an, à tout casser. Pour un gâteau d’anniversaire, un gratiné de macaronis. Quand le père de Freud veut épater ses frères d’armes avec un plat recherché. Elle n’a rien voulu entendre. Au contraire. Elle a revendiqué tant et si bien son objet que Grannie, n’y tenant plus, lui a demandé de ramasser ses affaires et de débarrasser le plancher. Faut dire aussi que ça faisait longtemps que Grannie avait du mal à la payer. Elle a profité de la dernière engueulade pour s’en débarrasser et écono-miser ainsi sur un apport dont, tout compte fait, elle peut bien se passer. Mais bon, des histoires de Grannie et des bonnes, tu pourrais en raconter à la pelle. Ça ne ferait que t’éloigner de l’essentiel. De la rencontre fortuite qui pourrait témoigner, si besoin était, de ta témérité. Mais le quartier est plein de jaloux, à l’affût du moindre prétexte pour douter de ta vaillance.

Voilà trois dimanches que la troupe ne dépelotonne pas ses palabres et ses rires gras dans la cour voisine. Trois semaines que la voix de stentor du père de Freud ne traverse pas le mur pour venir figer sur place ton activité du moment. La chose ne t’a bien sûr pas échappé. Tu as pensé à une mutation en province (le reste de la famille suivrait plus tard. À la fin de l’année scolaire.) À une mission de l’autre côté de la rivière Massacre. T’as même envisagé un départ au combat. Contre ces rebelles qui ont débarqué, voilà plus d’une semaine, dans le nord du pays. Et engagé, paraît-il, des combats féroces contre les armées régulière et parallèle. Les conséquences pour vous autres enfants ? Un autre couvre-feu, sans décret, qui vous bombarde au lit encore plus tôt. Les adultes en parlent à mi-voix, après avoir jeté moult coups d’œil par-dessus leurs épaules. Tu imagines bien le lieutenant lancer ses troupes à la castagne. Sa voix dominer le bruit des armes, haranguant les tire-au-flanc et les chiffes molles. T’as tourné et retourné la question dans ta cabèche. Gambergé le possible et l’impossible. Et pendant tout ce temps, t’as marché à côté de tes pompes. Comment imaginer un instant qu’un type aussi baraqué puisse tomber malade ? C’est vrai, il a la tempe grisonnante. Mais ceci n’explique pas cela. De plus vieux croûtons traînent leur carcasse à longueur de journée dans le quar-tier. L’aïeule Lorvanna a mis une plombe à s’en aller. C’est le siècle qui, voyant qu’elle le piétinait trop et sans doute fatigué de lui faire la courte échelle, a fini par la lâcher. Jusqu’au bout, elle aura manié B12 avec une énergie toute juvénile. Bref, de ce côté-là, rien à craindre pour le père de Freud. Quoi alors ? À voir ton ami si cafardeux parfois, et si taiseux surtout sur l’absence inexpliquée de son paternel, tu décides de mener une enquête sur place.

Dans l’ensemble, votre territoire se cantonne aux cours des deux familles. À celles des proches voisins qui n’ont pas maille à partir avec Grannie. Et à la rue, lorsque vous avez réussi à échapper à la vigilance des grandes personnes. Mais sur un périmètre de la longueur d’un terrain de foot, ce qui vous permet de rappliquer au premier appel. Tu décides, à tes risques et périls, de l’élargir, le matin où tu entends Grannie demander par-dessus la haie des nouvelles de l’officier à sa femme. De fréquenter avec assiduité l’intérieur de la maison… Jusqu’à rencontrer le malade. Ce jour-là, tu profites d’une baisse d’attention de la garde pour ouvrir une brèche et te faufiler dans le couloir qui sépare la chambre d’enfants de celle des parents. Si jamais tu butes sur quelqu’un, tu feras semblant de chercher ton pote. Faut toujours avoir la réponse prête pour pas te faire prendre en défaut par les adultes. C’est à ce moment-là que la voix arrive. Feutrée. Un contraste net avec le tonnerre auquel tu étais habitué. Tu perds néanmoins tes moyens. Sens tes jambes se barrer sous ton corps. Ç’aurait été quelqu’un d’autre, tu aurais passé ton chemin sans t’arrêter. Feint de n’avoir pas entendu le filet de voix. Mais là, le risque est de taille. À sa guérison, il serait foutu de se rappeler avoir eu recours à ton aide et que tu la lui as refusée. T’as vraiment les jetons de te retrouver enfermé dans une chambre avec lui. Mais tu n’as pas le choix : il t’a vu et reconnu. T’es obligé d’obtempérer.

La pièce sombre répand une forte odeur de pharmacie. Au début, t’y vois que dalle. Peu à peu, tes yeux s’habituent à l’obscurité. L’officier est étendu dans le lit conjugal, le drap blanc remonté jusqu’au cou. Des fioles de toutes les tailles se donnent le coude sur une table de nuit. Le rebord d’une cuvette blanche, à moitié remplie d’eau, de sang et de crachats dépasse de dessous le grabat. Tu retiens ton souffle pour pas gerber. Le miroir de l’immense armoire en acajou te renvoie des images floues. L’homme, d’une immobilité cadavérique, n’a plus prononcé un mot à ton approche. Il a le front ceint d’une compresse d’où émanent des senteurs de feuilles vertes pilées. Une matière visqueuse, de l’huile de palma christi à en juger par la consistance, coule le long de ses joues. De l’index – le doigt est soulevé à grand-peine avant de retomber au garde-à-vous avec le poignet –, il t’indique un flacon. Tu t’en empares d’une main tremblotante. Sa tête pèse une tonne. En tout cas, plus que tes bras ne peuvent sou-lever. Grâce à un effort titanesque, tu réussis néanmoins à l’arracher à l’oreiller. Et à lui faire ingurgiter la quantité d’eau nécessaire pour faciliter la descente du médicament : un comprimé jaune et bleu, de la largeur de deux doigts d’adulte réunis. Il n’a même pas l’énergie pour te remercier, Dieu te le rendra, mon fils. Il a déjà le regard vitreux de quelqu’un qui n’appartient plus à ce monde de pleurs et de cris.

Sans tout piger de ce qui se passe sous tes yeux – enfin ! façon de parler, t’auras pas l’occasion de suivre les faits dans les détails ni avec la régularité souhaitée –, tu devines la gravité de la situation. Tes jambes en tremblent encore quand tu t’extrais de la chambre, puis de la maison. C’est à se demander comment tu t’y es pris pour sortir tant elles étaient coton. Les chocottes, quoi. D’ailleurs, tu t’es bien gardé d’en parler à qui que ce soit. De peur que ton acte téméraire n’arrive aux oreilles de la femme de l’officier avec laquelle tu as un contentieux depuis l’épisode du bras cassé de son fils. Elle n’aurait pas manqué de le signaler à Grannie pour le simple plaisir de la voir t’écorcher le croupion.