3

Le retour en Guinée

*

Le corps de Caroline. Toujours immobile, dans ce royal lit de vos ébats. Naviguant loin de tes peurs d’hier. De ton envie d’elle. Les jambes allongées et le buste adossé à la tête de lit, tu te laisses posséder par ces souvenirs lointains. Comme s’il était possible de les réhabiter. Pour réparer une injustice. Prendre sa petite revanche sur la vie. Comme si le vagabondage insatiable autour du monde ne les éloignait chaque jour davantage. Ne les reléguait dans un révolu du temps et des choses. Tes yeux voyagent des lumières de la ville en contrebas à la pénombre de la chambre. Au corps de Caroline où tu es, cette nuit, interdit de séjour. Comme les tambours du vodou te furent, autrefois, prohibés. Ce corps que tu tentes de dire hors de lui et malgré lui. Ce corps pareil au pays lointain. Tes yeux changent de territoire, passent de la lumière à l’ombre avec une égale acuité. Tes yeux hybrides. Tes yeux sur le corps de Caroline.

*

La trouille n’aura néanmoins pas entamé ta curiosité. Que Bernadette, la bonne de chez Freud, viendra, sans le vouloir, raviver. Tu la surprends ainsi un matin en train de ragoter à Iota que l’officier pète vraiment pas la forme. Qu’il n’en a plus pour longtemps. Ça l’étonnerait qu’il survive à la résurrection du Nazaréen. T’aurais voulu leur dire de consulter tante Lamercie. Qu’elle est d’emblée tout de bon. Ou bien d’emmener le père de ton pote chez Yatande ou à Lakou Souvnans. Là, ils trouveraient à coup sûr une médecine à même de le ramener parmi les vivants. Mais t’es sûr qu’elles iraient fayoter. Et t’en prendrais pour ton grade. Qu’est-ce que tu en sais, hein ? B12 ! Qu’est-ce que tu en sais ? Tu te contentes donc d’observer du plus près possible. Attentif à la manière dont on effectue le voyage en Guinée. Ça aussi, c’est un truc fortiche. Que de fois n’as-tu entendu dire de quelqu’un qu’a passé l’arme à gauche qu’il est retourné en Guinée ! La nuit du retour, les tambours chialeront sans décrocher. C’est pour, pour, pour accompagner la, la, la traversée, t’explique Fanfan. Ça se, se, se passe sous l’eau. Le bon, bon, bon ange du mort emploie sept jours et sept nuits à effectuer le retour. Bref, ta curiosité est au max de l’alerte. L’occasion te sera donnée trois jours tout juste après que tu as aidé l’officier à avaler le médoc.

Le voyage a lieu l’après-midi du mercredi de Quasimodo. Il vous tombe dessus, Freud et toi, en pleine opération d’autopsie d’un margouillat de trois fois la taille d’un anolis vert. Freud lui tient la tête et les pattes, tandis que tu officies avec sang-froid et doigté. Comme t’as vu un toubib le faire dans le film Des roses blanches pour ma sœur noire. Le ventre est fendu à l’aide d’un vieux couteau de cuisine, que vous avez eu soin d’effiler auparavant en frottant la lame contre une pierre plate mouillée de salive. Les viscères seront extraits, pour être remplacés par des haricots noirs chipés à la cuisine. Le corps de la bestiole palpite encore sous vos mains d’experts. Un monsieur que tu n’as jamais vu dans le coin s’amène pressé-pressé. Un chapeau haut de forme vissé sur la tête. La porte s’ouvre devant lui comme un portillon automatique. Il se glisse à l’intérieur du même pas leste. Son arrivée provoque un branle-bas indescriptible. Bernadette vient vous demander de vider les lieux, déguerpissez. Reprenant l’expression et le ton de voix de la mère de Freud lorsque celle-ci veut avoir une conversation entre grandes personnes. Hors de portée de vos oreilles d’enfants. Tout ce mystère, alors que vous vous trouvez dans la cour loin de leur histoire d’adultes, a le don d’éveiller tes soupçons. Tu laisses ton ami aussi sec. Feins de rentrer chez toi avant d’opérer un détour qui te ramène à l’arrière de la maison. T’y pénètres par la porte de la cuisine (Freud t’a appris le truc pour l’ouvrir sans bruit de l’extérieur). Te postes sous la table de la salle à manger, dont la porte débouche sur la chambre à coucher. Tu restes là sans bouger un cil. La trouille aux tripes. Mais les yeux parés à enregistrer le voyage.

Le monsieur à haut-de-forme se tient debout près du lit. Il allume au-dessus de la tête de l’officier une lampe munie d’un drôle de bec. La flamme se dresse et gardera cette position sans plus jamais se mouvoir. Le monsieur intime l’ordre à la mère de Freud et à Bernadette, qui gémissent sourdement, de se taire. Il sort alors un hochet et un scapulaire de la poche de son veston. Se met à marmonner des oraisons dont tu ne captes un traître mot. De toute façon, t’y comprendrais goutte. Sa voix se mêle au son du hochet qu’il agite d’une main distraite. Gronde en crescendo, pareil au bruit lointain puis de plus en plus rapproché de la charge des troupeaux de bisons dans les westerns. S’arrête net. Puis hèle par trois fois le nom vaillant du père de Freud. L’émotion du moment, ton cœur cavale à plus de cent à l’heure, t’empêchera de le retenir. L’homme se penche alors vers le malade, lui murmure quelque chose à l’oreille puis recule de trois pas. Le corps, soudain, est pris de soubresauts. L’espace de quelques secondes, l’officier se redresse dans le lit, le buste raide. Avant de retomber et de retrouver sa rigidité cadavérique. Tu es pétrifié. Faut-il rester coi ? Ou prendre les jambes à ton cou, au risque de te faire attraper ? Ce coup-ci, c’est sûr, B12 suffirait pas. Tu transpires à grosses gouttes. Le monsieur se tourne vers les deux femmes. Un simple regard suffit pour leur signifier que le bon ange de l’officier est parti. S’est arraché à son corps pour le long voyage sous-marin jusqu’en Guinée. Bernadette et la mère de Freud pous-sent alors des cris si forts que tout le quartier accourt à la maison. Dans le tumulte qui suit, personne ne s’apercevra de ta présence. Le macchabée, lui, reste allongé dans le lit. Indifférent aux pleurs des uns et au va-et-vient des autres.

Le lendemain des funérailles, auxquelles Grannie, Fanfan et toi vous avez assisté même si elles ont été chantées chez les cathos, la veuve de l’officier se char-gera de brûler les effets du disparu. Entassés au milieu de la cour en une espèce de bûcher. Son képi. Ses uniformes, dont un de gala. Ses vêtements. La canne dont il se servait pour marcher, les derniers jours où son port de statue a eu besoin d’un appui. Les objets qui lui appartenaient ou qu’il avait en partage avec son épouse. La mère de Freud, les yeux remplis de larmes, les arrose d’essence. Craque une allumette qu’elle jette en détournant la tête d’un geste théâtral. Le bras tendu vers le monticule en flammes. Comme le dernier lien entre elle et le défunt. Elle a toujours eu un côté dramatique. La fumée se perd un long moment entre les branches de l’amandier. Ressort par le sommet de l’arbre avant d’aller se mêler aux nuages. Tu mettras du temps à te débarrasser de cette période. C’est comme si trois jours auparavant, tu avais serré la mort dans tes bras. Et l’odeur t’en était restée collée à la peau.

Bien entendu, le quartier ne manque pas de jaser sur une disparition si précoce. Ce n’est pas Dieu normal. Un homme en pleine santé. En pleine possession de ses moyens. Sûr qu’il a été mangé par un de ses compagnons de beuverie. Jaloux de sa promotion récente. Le père de Freud a été fait capitaine quelque trois mois avant sa mort. Pour lui piquer sa femme, ragotent les plus effrontés. Et la veuve de l’officier explose de charme avec sa couleur de cacahuète grillée, ses lourds cheveux de jais qui n’ont même pas besoin de fer à repasser pour onduler à la perfection, ses doudounes protestant dans le soutif… Tous les gamins du quartier en pincent pour tant de générosité réunie en un seul corps féminin. Peu de temps après, en effet, la veuve du capitaine recevra ouvertement dans son salon un frère d’armes du défunt. Mais bon, elle a toujours été connue pour le grand sens de l’hospitalité de ses cuisses. Qui n’a pas vu, le dimanche, ses clins d’œil appuyés à tel officier plus jeune que le défunt ? Celuici, s’il faut en croire Bernadette, avait l’âge d’être son père. Qui n’a pas été au courant de ses absences prolongées les jours où le père de ton ami partait en mission ? C’est pourquoi il faut toujours s’assurer de ceux avec qui on lève le coude. Moi – c’est Faustin qui parle –, je bois qu’avec les anges. Manière de dire qu’il picole seul dans son coin. Tout juste s’il accepte de verser la libation rituelle aux esprits. Pour d’autres encore, les mystères se sont vengés. Ça faisait un bail que l’officier ne leur avait pas offert un manger. Aucun service. Rien. Il devait se croire à l’abri de leurs représailles. Les potins fuseront de partout et pendant long-temps. C’est Grannie qui finira par avoir le dernier mot. L’homme avait gagé sa vie, dira-t-elle à une « sœur » du temple. Pour elle, si t’as mangé des hari-cots, tu ne peux chier que des haricots. En d’autres termes, quand on a pactisé avec le diable, il faut s’attendre tôt ou tard à en payer le prix. Hum !

Le plus pénible dans cette histoire, c’est que tu pourras jamais la crier sur tous les toits. Raconter ce que t’as vu, de tes yeux vu, caché sous une table de cuisine. Suant la trouille à grosses gouttes. Per sonne te croirait. Le retour en Guinée est un truc balèze. D’après Fanfan, même les initiés les plus braves n’ont pas le droit d’y d’y d’y assister. Ça se passe entre le oun-oun-oungan, l’esprit maître-tête du macchabée et le macchabée lui-même. Parfois l’officiant, compatissant, y accepte des proches-proches du défunt, mais c’est rare. Alors, qui te croirait si tu disais que tu as suivi tout ça en première loge ? Toi, un innocent ! Il faudra donc trouver autre chose. Capable d’épater jusqu’aux plus téméraires. Jusqu’à Lord Harris, le collègue de Faustin, au flegme tout britannique. Qui appelle, de sa voix caverneuse, Grannie manman, alors qu’il pourrait être son mari. Quelque chose de fort. Mais quoi ? Plus les jours passent, plus tu y penses. Et plus tu fatigues à trouver le sommeil. Te retrouvant ainsi de plus en plus souvent en tête à tête avec les bruits de la nuit. C’est devenu, désormais, l’objectif de ta vie. Tu t’en remettrais pas si les vacances de Pâques prenaient fin sans que tu l’aies atteint.