Orwell n’est pas de ces auteurs qui écrivent à propos de ce qu’ils ignorent, ne se fiant qu’au pouvoir de leur imagination. Comme Jack London ou Hemingway, il tire la matière de ses livres de son expérience. En 1945, lorsqu’il fait paraître La ferme des animaux, il a déjà une longue carrière d’écrivain derrière lui (son premier ouvrage, Dans la dèche à paris et à Londres, a été publié en 1933) mais aucun de ses livres ne lui a apporté une renommée suffisante pour l’autoriser à vivre de ses droits d’auteur.
C’est La ferme des animaux qui lui procurera ce succès libérateur. Lorsque paraît le livre, en 1945, Orwell vient d’avoir quarante-deux ans et il ne lui reste pas cinq ans à vivre. L’argent n’a jamais figuré au premier rang de ses préoccupations. S’il est né dans une famille relativement aisée qui relève, selon lui, de la « moyenne bourgeoisie » (son père, Richard Wellesley Blair, est fonctionnaire au service de l’administration des Indes), son parcours de lycéen et de jeune homme le conduira peu à peu à s’affranchir de ses préjugés de classe pour devenir l’écrivain politique que tout le monde connaît : « Ce qui me pousse au travail, déclarera-t-il dans un essai consacré au travail de l’écrivain1, c’est toujours le sentiment d’une injustice, et l’idée qu’il faut prendre parti. […] C’est toujours là où je n’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans vie. »
Cette nécessité d’une écriture engagée s’est imposée de façon très progressive au jeune Eric Arthur Blair – Orwell est un pseudonyme adopté par l’écrivain en 1933, lors de la parution de son premier livre. Lorsqu’au lendemain d’études inégales à Eton il devient « assistant stagiaire du superintendant de la police birmane », il n’a pas véritablement de conscience politique. Les différentes affectations qui lui seront attribuées, sur le sol birman, entre 1922 et 1927, vont lui permettre de saisir les mécanismes de la colonisation : « Mon expérience birmane, dit-il dans Pourquoi j’écris, m’avait sans doute quelque peu éclairé sur la véritable nature de l’impérialisme. »
Son travail lui fait horreur, il a conscience de n’être qu’un agent au service de l’oppresseur. Parlant des Birmans, il écrit dans un article de 19292 : « Leurs rapports avec l’empire britannique sont ceux d’un esclave avec son maître. Le maître est-il bon, est-il mauvais ? Là n’est pas la question ; constatons que son autorité est despotique et, disons le mot : intéressée. » Refusant de continuer à prêter main-forte à une entreprise d’exploitation, Eric Arthur Blair démissionne.
En 1927, le futur Orwell se retrouve sans le sou à Londres, il mange alors, selon une expression de l’époque, de la « vache enragée ». C’est d’ailleurs le titre que prendra, dans une première traduction française, son ouvrage, Down and out in Paris and London (Dans la dèche à Paris et à Londres). Dans ce livre célébré par Henri Miller, il raconte son expérience de la pauvreté : les petits boulots ingrats (plongeur, livreur), les centres d’accueil insalubres, le regard du passant soupçonneux sur ce paria qu’est le S.D.F.
C’est néanmoins une autre expérience déterminante qui va le conduire au socialisme. En 1936, il se rend dans le nord de l’Angleterre pour enquêter sur la condition ouvrière. Son séjour ne dure que quelques semaines mais il en résulte ce que Simon Leys considère comme l’un des apports les plus personnels d’Orwell à la littérature : le « reportage objectif minutieusement attaché aux faits3. » L’écrivain est véritablement saisi par le spectacle de la misère : il contemple les corons anglais, les vêtements grossiers et inconfortables, les ravages de la malnutrition, du manque d’hygiène et d’éducation. Il dénonce l’exploitation des mineurs, les conditions de travail et s’étonne du manque d’emprise de la pensée socialiste dans les milieux ouvriers.
Sa conviction est faite : seul un socialisme à visage humain peut introduire un peu de justice en ce monde. En 1936, le voilà qui s’engage dans la guerre d’Espagne : « Ce fascisme, dit-il à l’un de ses éditeurs, il faut bien que quelqu’un l’arrête4 » Il combattra aux côtés du P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste), une organisation anarchiste. Blessé à la gorge en mai 1937, il est hospitalisé à Barcelone et assiste, impuissant, à l’élimination par les milices soviétiques, de tous les partis de gauche qui ne soutiennent pas Staline. Le chef du P.O.U.M. et ses partisans sont exécutés. Orwell doit fuir. Il comprend alors la véritable nature du régime stalinien et conçoit cette « horreur de la politique » qu’évoquera Simon Leys : « La guerre d’Espagne et les événements de 1936-1937 remirent les pendules à l’heure et je sus dès lors où était ma place. Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique, tel que je le conçois5. »
L’Hommage à la Catalogne qu’il écrit à son retour en Angleterre reçoit un accueil critique favorable mais l’ouvrage ne se vend pas et Orwell retourne à ses activités de journaliste. Marié à Eileen O’Shaughnessy à la veille de la guerre d’Espagne, il a charge de famille et, pendant la seconde guerre mondiale, multiplie les collaborations avec différents organismes de presse (la BBC, The Observer). Il a certes tenté de s’engager dans les forces armées mais son état de santé (la tuberculose) le fait réformer. Il se concentre sur son œuvre littéraire.
La ferme des animaux est un projet mûri de longue date, rédigé entre novembre 1943 et février 1944, l’ouvrage peine à trouver un éditeur – ce qu’avait d’ailleurs pressenti l’auteur puisque le 9 janvier 1944, il écrivait à Alan Moore, son agent littéraire : « Le livre que j’écris en ce moment sera très court environ 20 000 à 25 000 mots. C’est un conte de fée mais aussi une allégorie politique, et je pense que nous devrions avoir du mal à trouver un éditeur6. »
Orwell est parfaitement conscient de la portée dénonciatrice de son œuvre. Napoléon, le cochon dictateur de La ferme des animaux, représente Staline de façon transparente et, en cette période où les efforts conjugués des États-Unis, de l’Angleterre et de l’U.R.S.S. permettent enfin de venir à bout de l’horreur nazie, il est mal venu de critiquer un allié, surtout lorsqu’on se prétend socialiste et qu’on travaille pour la presse de gauche.
C’est finalement l’éditeur Warburg qui accepte le manuscrit. Victime des rationnements de papier, il ne publie cependant l’ouvrage qu’en août 1945. Le succès est immédiat, les 4 500 exemplaires de la première édition et les 10 000 de la seconde sont vite épuisés. Un agent de Faber, qui a remarqué le succès de l’ouvrage en Angleterre, achète les droits pour l’éditeur américain. Le succès s’avère tout aussi immédiat aux États-Unis et Orwell devient une célébrité.
La presse le compare à Swift, on loue la simplicité et l’efficacité de son écriture, si tout le monde a saisi la dénonciation du régime stalinien, la portée universelle de la condamnation des totalitarismes n’est pas nécessairement mise en avant et Orwell se fait naturellement des ennemis chez les communistes (qui déjà lui reprochaient Hommage à la Catalogne). Paradoxalement, il voit son œuvre louée par la droite américaine !
C’est que l’allégorie est transparente : les animaux se révoltent contre M. Jones, le fermier qui exploitait leur travail, et proclament leur indépendance en créant la « ferme des animaux ». Les premiers temps de la révolution semblent annoncer un monde meilleur. Mais très vite les cochons s’accordent des privilèges. Le tournant de l’histoire, ainsi qu’Orwell l’a lui-même souligné7, est le moment où les cochons accaparent les récoltes de pommes et la production de lait.
Le premier acte de la confiscation de la révolution par une élite est ainsi posé. Les choses iront ensuite de mal en pis, les cochons ne cessant de s’octroyer des privilèges et d’asservir leurs congénères. Les mécanismes de la confiscation du pouvoir et de l’asservissement du peuple animalier sont d’ailleurs analysés avec une grande finesse et il est indéniable que La ferme des animaux annonce le chef-d’œuvre d’Orwell à venir : 1984.
Si les luttes intestines au clan des cochons entre Napoléon et Boule de Neige rappellent évidemment la rivalité Staline/Trotski, Orwell est déjà en train de démontrer la nécessité pour les dictatures de s’inventer un ennemi permanent. Ce sera Boule de Neige dans La ferme des animaux, chassé par la garde rapprochée de Napoléon et censé fomenter par la suite complot sur complot.
De la même façon il montre comment il est nécessaire à une dictature de réécrire l’histoire : les sept commandements qui ont constitué l’aboutissement et l’expression de l’idéal révolutionnaire seront sans cesse modifiés sans que les animaux en ait véritablement conscience. Au-delà de la condamnation du régime soviétique, il fallait évidemment lire La ferme des animaux comme une réflexion aboutie sur la nature des régimes totalitaires et sur leur mode de perpétuation.