L’arrivée d’Internet servit à tous. Le père demandait à Samir des informations qu’il pouvait obtenir en quelques instants. Souvent, il le dérangeait car pour répondre aux questions des jeux télévisés, Google était un auxiliaire remarquable.

Leila s’en servait peu, sauf pour écrire à ses copines. Elle aurait bien aimé, elle aussi, passer ses soirées sur Facebook, mais le temps lui manquait.

Rachid, en revanche, utilisait fréquemment la machine pour ses échanges de courrier électronique avec Mostar et quelques autres gars de la bande.

Mais c’était Samir qui l’utilisait le plus, et sans contestation possible, le mieux.

Les vacances qui arrivèrent furent pour lui une bénédiction. Avec l’argent économisé les derniers jours de juin et au début juillet, il s’était acheté quelques livres, privilégiant les mémentos premiers prix. Ils lui permettaient d’accéder à cet univers informatique qui l’envoûtait chaque jour un peu plus. L’ancien propriétaire du portable était un développeur et Samir avait pu voir certains de ses programmes. Il était fasciné par la palette d’opportunités créatives s’offrant à lui et qui lui ouvraient, en échange d’un défi intellectuel qu’il ne mesurait pas encore, une nouvelle dimension à visiter, un monde dans lequel son expression ne subirait plus les entraves d’un passé à l’âcre saveur d’inutile.

Tous les outils nécessaires à la programmation étaient installés, il n’y avait plus qu’à se lancer. Sur Internet, il avait trouvé des vidéos ou des articles pour débutants. Il avait créé une page web, puis commencé des programmes pour des pages plus complexes. Mais ce qui l’intéressait, c’était les petits programmes que l’on nomme applis, destinés aux téléphones portables, aux tablettes ou à l’intégration dans les sites de réseaux sociaux.

À l’aide de ses livres et des précieuses ressources dont regorgeait le net, il commença à faire de petits programmes. Lorsqu’il était las d’écrire ses lignes de code, il fréquentait un réseau où il était facile de se faire des amis. Certes, ce n’était pas vraiment des amis, on ne savait d’eux que ce qu’ils voulaient bien dire, et cela lui convenait. Il lui arrivait donc de parler avec quelques jeunes et d’évoquer quelques sujets, rarement intéressants, mais courants chez les enfants de son âge.

Il fréquentait également des forums de programmeurs où il pouvait obtenir de l’aide et de précieux conseils pour ses logiciels. Très vite, il commença à diffuser ses créations.

Le premier était un jeu. Il s’agissait d’un petit ours qui devait trouver des trous à miel dans les arbres, en évitant de se faire piquer par les abeilles. Peu à l’aise en graphisme, il avait récupéré des images sur Internet et les avait un peu arrangées. Ainsi, le jeu, amusant et bien programmé, manquait d’esthétisme, ce qui nuit à son succès.

Mais peu à peu, il se lança dans d’autres types de programmes ainsi que dans la création de bibliothèques de fonctions pour les autres programmeurs.

La rentrée arriva sans qu’il s’y attende, les journées étaient passées à une vitesse phénoménale. Dans les couloirs du collège, certains s’étonnaient de la métamorphose de Samir. Physiquement, il avait grandi, son corps d’enfant se changeait en adolescent. Il était toujours très mince, ses cheveux bouclaient harmonieusement et surtout, son faciès s’affirmait autour de traits d’une grande finesse et de magnifiques yeux noisette, vifs et expressifs, quoique toujours difficiles à croiser. Les professeurs ne reconnaissaient plus l’enfant morne qu’il était encore quelques mois plus tôt. Il avait gagné en confiance, en assurance, et en sociabilité.

Mais malgré la crainte initiale du père, il était évident que la fulgurante progression de ses compétences informatiques s’accompagnait d’une lente mais réelle chute de ses résultats scolaires. La question de son orientation se posa au printemps et son carnet de notes n’invitait guère à l’optimisme.

Ils furent convoqués au lycée au mois d’avril pour évoquer les perspectives qui se profilaient. Le père s’habilla convenablement et retrouva Samir à la sortie. Marchant à l’inverse du flot de collégiens libérés des cours, ils se dirigèrent vers la grande bâtisse centrale, là où le proviseur avait ses quartiers, et où les salles de classe les mieux entretenues étaient utilisées pour les conseils et les assemblées en tout genre.

Le père, d’ordinaire si sûr de lui, paraissait intimidé, presque emprunté lorsqu’il bredouilla quelques mots à l’invitation du parterre de professeurs et d’administratifs qui les attendait.

Le proviseur, qui parlait selon lui, sous le contrôle des enseignants, expliqua au père que les résultats de Samir étaient insuffisants pour permettre la poursuite d’études au lycée. Cette mise en cause des aptitudes de son fils déchira le voile de réserve qui enveloppait le père.

Pouvez-vous me dire ce que cela signifie, concrètement, Monsieur le Proviseur ? J’ai vu ses notes, elles ne sont pas bonnes, mais ce n’est pas la catastrophe non plus, il a presque la moyenne.

Oui, oui, avoua le proviseur, mais les notes les plus faibles sont dans les matières les plus importantes, et cela n’est guère étonnant. Votre fils a des lacunes qui datent de longtemps, des bases sur lesquelles il ne peut s’appuyer. Alors certes, vous pouvez insister dans cette voie, mais nous sommes persuadés, parce que l’expérience nous l’enseigne, que dès l’année prochaine, il va perdre pied. Le niveau va monter d’un coup, ce sont les années qui préparent au Bac, et là, si les bases sont insuffisantes, il n’y arrivera pas. Plutôt que de lui faire perdre son temps et sa confiance en lui, nous considérerons qu’il serait salutaire de lui proposer une orientation professionnelle dans laquelle il se sentirait plus à l’aise. Vous n’imaginez pas combien le fait d’apprendre des choses plus concrètes participe à l’épanouissement de certains enfants.

Je comprends, Monsieur, répondit le père. Mais où voulez-vous qu’il aille ?

C’est pour en convenir que nous sommes ici aujourd’hui, répondit le proviseur, toujours salué par des hochements de tête donnant aux enseignants des allures de Muppets. Je crois que le mieux serait peut-être de demander à Samir ce qu’il en pense. Y a-t-il un métier que tu aimerais faire ?

Informatique, répondit le jeune homme sans hésiter.

Tu as un ordinateur ?

Oui ! répondit-il sans précision.

Il écrit ses propres programmes, vous savez, ajouta le père avec fierté, il les met aussi sur Internet, il est très doué. Ça prouve que mon fils est intelligent, vous voyez, et c’est pour ça que ça m’embête qu’il n’aille pas au Bac.

Un petit conciliabule se tint avec les professeurs et le conseiller d’orientation.

« Il y a plusieurs possibilités, expliqua le chef d’établissement. Certes, la voie royale, c’est de passer par une école d’ingénierie informatique, mais c’est après le Bac et cela paraît inaccessible à Samir. Par contre, il y a la possibilité d’obtenir un BEP, et même de le faire en alternance, ce qui fera qu’il gagnera un peu d’argent en travaillant tout en poursuivant ses études. Ensuite, s’il s’avère effectivement brillant, il pourra opter pour un Bac Pro et qui sait, rejoindre une de ces écoles. Le BEP ne le prépare pas tout à fait à la programmation mais plutôt à la maintenance, la réparation des machines et des équipements. Ce n’est pas incompatible du tout, cela pourra même lui être d’une grande utilité. Si Samir est doué pour l’informatique, c’est une grande chance, c’est un secteur qui a souvent de gros besoins et où les meilleurs tirent toujours leur épingle du jeu. »

Le père semblait convaincu par les propos du conseiller d’orientation. Les perspectives d’avenir offertes à Samir lui permettaient d’espérer une vie meilleure que celle qu’il lui offrait, au moins pour ce qui est des conditions matérielles. Avec Rachid, il avait échoué sur ce point, son fils aîné n’écoutait rien. Mais Samir était différent, plus respectueux, plus docile, il n’était pas empoisonné par cette froide violence qu’une révolte insensée injectait dans les veines de Rachid. Il avait une chance de réussir dans cette vie, dans ce pays, et dans ce monde.

Concrètement, comment doit-on faire ? Interrogea-t-il ?

Nous allons vous mettre en relation avec un établissement qui va lui proposer un BEP en alternance. Ensuite, il lui faudra trouver une entreprise, mais dans l’établissement dont je vous parle, cette démarche est assistée par une personne dédiée. Ils s’occupent de cette partie, Samir devra simplement venir aux entretiens et être convaincant. Sur ce point, Samir, si nous avons un conseil à te donner, c’est d’être moins timide, d’aller un peu plus vers les autres, parce qu’en entretien, un garçon muet n’a pas beaucoup d’intérêt.

Ce léger trait d’humour détendit l’atmosphère et la réunion prit fin. Sur le chemin, le père ne lâcha pas un mot. Samir ne savait pas ce qu’il fallait en déduire. Il craignait de l’avoir déçu. S’il avait su qu’il lui faudrait le Bac pour réaliser son rêve, il aurait peut-être fourni plus d’efforts. Mais comment faire lorsque le rêve se dévoile trop tard ? Comment rattraper le temps que l’on a laissé filer parce qu’on le jugeait inutile ?

Dans le bus qui les ramenait à la maison, Samir avait l’esprit embrumé. Il ne savait si ce tournant de sa vie serait capital, s’il le rapprocherait ou l’éloignerait de ses espoirs. Il observa le père, impassible, les yeux rivés sur un journal, ailleurs. Le Fennec s’efforça alors de penser à autre chose et le désir de retrouver sa machine se fit impérieux.

*****

Mostar sortait rarement de la cité. Mais lorsqu’il le faisait, c’était seul. Prudent, il prenait ses rendez-vous dans des lieux très fréquentés et utilisait le bus. Il était plus facile d’y voir arriver d’éventuels agresseurs ou de repérer ceux qui tenteraient de le suivre. Il emportait avec lui une sacoche contenant des enveloppes. Ce matin-là, il débuta sa tournée vers dix heures.

Dans un café, il rencontra deux filles qui empochèrent les leurs. Dans un autre, c’est le cafetier qui en prit possession, au sous-sol, loin des regards. Il continua ainsi une bonne partie de la journée à établir des contacts discrets, remettant le plus souvent l’argent dans des magazines refermés à ceux qui, après avoir prélevé la part qui leur revenait, se chargeaient d’alimenter les comptes secrets du caïd dans les paradis fiscaux.

Le procédé était fort simple. De petites sommes d’argent étaient déposées au guichet de la banque postale ou dans d’autres établissements, puis transférées à l’étranger, avant de finir dans un paradis fiscal.

Chaque mule connaissait son compte offshore et y virait l’argent. Mostar, lui, détenait tous les mots de passe et se chargeait de faire converger ces sommes éparpillées vers son propre compte, le seul qui ne soit connu que de lui-même.

Vers quatre heures, enfin, il entra dans un restaurant chinois, très loin de son quartier. Seul, derrière les vitres tapissées de menus et d’affiches, il attendit un quart d’heure avant de voir arriver deux hommes.

Police ! dit le premier, un petit moustachu vêtu d’une chemise à rayures à bas prix, d’un jean crasseux et d’une veste crème tout aussi répugnante.

Pose ton sac et met tes mains sur la table ! dit le second en le menaçant de son arme. C’était un homme grand, au visage abîmé, au teint mat. Ses sourcils épais et ses yeux bruns mi-clos lui donnaient une allure menaçante, presque haineuse.

Calmement, Mostar leva les yeux sur les lieutenants Clerc et Martini. Il les dévisagea sans obtempérer avec un air de dépit.

Arrêtez vos conneries et asseyez-vous ! lâcha-t-il.

Oh ! Mais il est bougon le Bosniaque  ! répondit Martini en s’asseyant.

Normal, c’est jour de paye, ajouta Clerc en caressant sa moustache. Il a des élastiques dans les poches.

Comment vont les affaires ? renchérit Martini.

Ça va, doucement.

Arrête de pleurer, dit le lieutenant Clerc, on a nos infos. La cité est en pleine bourre. Il faudrait d’ailleurs qu’on commence à parler d’augmentation.

Pas d’augmentation, je ne suis pas la RATP.

Ah, mais on pourrait faire grève, nous aussi ! suggéra Martini.

Vous faites toujours grève. La cité, c’est mon affaire, ça vous laisse moins de boulot à faire sur le reste votre secteur. Ce n’est pas bien d’être payé pour avoir moins de taf ?

Ah, ça a des bons cotés, c’est vrai. Mais tu sais ce que c’est, la vie augmente, et puis la retraite des fonctionnaires, ce n’est pas le top. Alors nous, ça nous cause du souci, et on pourrait être moins vigilants. Et le risque avec la déconcentration, c’est que nos collègues deviennent plus curieux de tes petites affaires.

Mostar leva des yeux furieux sur le lieutenant Martini.

Écoutez-moi bien, vous deux ! Je vous paye grassement à rien faire. Si vous n’existiez pas, je ferais mon business de la même façon. Pas un flic ne se risquera dans la cité sans une armée de CRS, et même si c’était le cas, il y aurait tant de cailloux qui voleraient des fenêtres qu’aucune perquisition ne serait possible. Alors vous allez redescendre de votre nuage et la boucler, parce que si l’envie me prenait de trouver d’autres poulets moins gourmands, dans la minute, vous auriez une enquête disciplinaire sur le dos, et avec les éléments que j’ai contre vous, c’est en taule que vous passeriez votre retraite. On se comprend bien ?

Tu nous menaces ? lâcha Clerc.

Je vous informe. La menace, c’est pour les femmes. Je suis le genre de type qui a déjà égorgé de ses mains les enfants de ses ennemis. Alors soyez malin, faites ce pourquoi je vous paye, et ne changez pas de camp, vous n’auriez pas le temps d’en profiter longtemps.

*****

C’est dans un immeuble cossu du centre-ville que Samir et son père furent reçus par l’établissement qui devait superviser la formation du jeune homme. L’intérieur du bâtiment de pierres nobles avait des allures de cathédrale, harmonie de verre et de matériaux riches. Le sol luisait sous l’effet du halo ensoleillé qui trahissait l’austérité des lieux, s’insinuant par la porte vitrée et dévoilant en son ombre un magnifique jardin intérieur.

Le père avait mis son costume bleu acier. Samir en était fier. C’était la première fois, à son souvenir, que le père effectuait un tel effort pour lui. Certes, il lui était arrivé de mettre un complet une fois ou deux, mais c’était dans des circonstances exceptionnelles. Cela rappela à Samir le jour où il arbora un costume noir, pour les obsèques de leur mère. Le père n’avait pas montré la moindre émotion depuis le dernier souffle de sa femme lorsqu’un ami vint lui apporter l’habit.

Il faudra le rendre ou je peux l’acheter ? demanda le père.

Je te le donne, répondit l’ami. Mais après la cérémonie, je te conseille de ne pas le garder. Lorsqu’Allah voit que nous gardons un beau costume noir, il peut croire qu’on aime l’utiliser.

Il essaya la tenue et alors, à cet instant seulement, il pleura. Durant le cortège, l’éloge puis la prière, ses larmes ne tarirent jamais, au point que les enfants ne sachent plus, de leur propre tourment ou de celui du père, ce qui leur causait le plus de peine. Lorsque cette éprouvante cérémonie fut terminée, la famille se réfugia dans cet appartement où la mère n’apparaîtrait plus. Le père se changea et porta le costume dans la salle de bains. Il ôta le rideau de la douche, déposa les vêtements dans le bac, les arrosa d’alcool et y mit le feu.

Il y eut un bruit étrange suivi d’une lueur visible du salon. Tous se regardèrent, mais nul ne dit mot. Ils entendirent le père ouvrir la lucarne pour évacuer la fumée. Lorsqu’il sortit de la pièce, les larmes et le costume avaient disparu.

Samir et son père attendirent dans le hall, longtemps, avant que deux hommes viennent les chercher. Le premier, qualifié de responsable des études, était chargé des formalités, l’autre servirait de tuteur au jeune garçon. Ce dernier l’interrogea sur ses connaissances. Il assura qu’elles étaient prometteuses.

Voyez-vous, dit-il en s’adressant au père, beaucoup de gens pensent que les jeunes d’aujourd’hui sont brillants en informatique, mais en réalité, ils sont surtout consommateurs. Ce n’est pas parce qu’on est fin gourmet que l’on est bon cuisinier, n’est-ce pas ? Il en va de même avec ça. De nos jours, l’informatique est partout, dans les téléphones, dans les tablettes, les consoles, et bien sûr les ordinateurs que la plupart d’entre nous avons installés dans nos maisons depuis quelques années. Il y a donc un véritable boom des utilisateurs. Mais ceux qui se passionnent pour l’envers du décor, pour les logiciels, la technique, sont toujours aussi peu nombreux ! Il y a donc des débouchés dans ce secteur. Alors, c’est vrai, le parent pauvre, de plus en plus, sera le développement de logiciels, parce que la mondialisation touche ce secteur et un nombre croissant de projets est aujourd’hui transféré vers les pays émergents, l’Inde et la chine en premier lieu. Mais pour ceux qui dépannent, qui câblent, qui supervisent et qui administrent, il reste de grandes opportunités. On peut demander à des Indiens de créer nos programmes, mais pas de venir installer nos réseaux. C’est donc un bon choix que vous faites, jeune homme.

Mais moi, ce qui m’intéresse le plus, c’est de programmer.

Hélas, pour ce type de formation, il faut un niveau d’études plus important. Mais si l’informatique te plaît, tu réussiras ton BEP et tu pourras ensuite continuer ton chemin. Et puis, il ne faut pas négliger le fait que c’est un secteur en perpétuel mouvement, et que là où il y a du mouvement, les vrais passionnés finissent toujours par trouver un espace pour réussir. Nous allons t’aider à trouver une entreprise pour ta formation en alternance. Pendant deux ans, tu iras au collège technique pour les cours, et en entreprise le reste du temps. Nous, ce que nous proposons, c’est un principe de trois jours en entreprise, et deux en cours. En général, les jeunes qui pratiquent l’alternance préfèrent l’entreprise à l’école, tu devrais donc y trouver ton compte.

Et pour le Bac pro ? demanda le père.

S’il a de très bons résultats, il pourra y prétendre, et nous l’appuierons. Ça vous convient ?

Très bien, répondit le père.

Il regarda Samir. Dans ses yeux brillait une faible lueur, mystérieuse et inquiétante. Samir était des plus secrets, mais le père devinait lorsqu’il se sentait déstabilisé. Bien sûr, son fils n’était ni espiègle, ni joueur, il n’avait pas cette insouciance qu’ont les autres enfants. D’ailleurs, il en était ainsi pour les trois autres depuis que leur mère était morte. Ils semblaient avoir brûlé leur enfance d’un coup, comme une bouteille d’eau éventrée fuyant dans le désert. Ils portaient dans le regard le poids de la vie des adultes, le doute, la frustration, et enfin la résignation. Mais chez Samir, cette aride distance datait de toujours.

Quitter l’école pour entrer dans le monde de l’informatique plairait à son fils, mais il savait déjà que ce qu’il ferait au cours de sa formation l’ennuierait tout autant. Toutefois, il pouvait adhérer à l’idée qu’une fois dans l’entreprise, il ferait peut-être valoir ses capacités.

Après un moment de réflexion, Samir grimaça un sourire à son père pour signifier son accord.

« Eh bien voila ! clama le responsable des études, je crois que tout est en ordre. Il va falloir attendre un peu, nous commençons à démarcher les entreprises à partir de la fin juin. Tu auras besoin d’une tenue soignée et je vais te donner un petit manuel où nous mentionnons quelques conseils. Avant le premier entretien, nous établirons ton curriculum vitae. »

Ils quittèrent le centre et furent assaillis par la fureur de la ville. Tous ces gens, cela angoissait le père. Samir espérait qu’ils s’arrêteraient pour passer un moment ensemble, peut-être prendre un kebab et s’asseoir dans un square, juste tous les deux. Il ne se souvenait plus de la dernière fois où une telle intimité les avait réunis, peut-être ne s’était-ce jamais produit. À la faveur des circonstances, il jouissait de cet instant béni et cherchait frénétiquement un moyen de le prolonger, il aurait donné tout ce qu’il avait pour y parvenir.

Mais Samir n’avait rien. Le père se dirigea à grands pas vers une bouche de métro. Il sortit deux tickets de la poche de sa veste et ils se dirigèrent vers leur petit havre de paix, dans l’enceinte de leur prison de béton.

*****

Lorsque Samir fut convoqué pour le premier entretien, Leila avait pris soin de lui. Elle l’avait accompagné chez le coiffeur. Ses vêtements, élégants sans faire trop sérieux, étaient propres et bien repassés. Enfin, le père avait insisté pour qu’il achète des chaussures et une bonne heure avait été nécessaire pour que toute la famille s’accorde sur le modèle adapté à la circonstance. Finalement, c’était une paire de baskets noires, sans fioritures et aux lignes épurées qui décrocha la timbale. Assez confortables pour les pieds de Samir, assez proches de l’allure des chaussures de ville pour le père, elles étaient assez économiques pour la bourse que Leila tenait en gestionnaire avisée.

Alors qu’il attendait dans le hall immense, impersonnel et pesant, il se sentit bien seul sans le père et son costume d’acier.

Le tuteur s’appelait Gérald Martinot. Il était aimable et attentionné. Samir lui exprima ses souhaits et lui fit visiter le site Internet sur lequel il avait placé les premiers programmes qu’il diffusait.

Tu as beaucoup de clients ? demanda monsieur Martinot.

Non, et puis les applis ne se vendent pas chères, c’est pour les téléphones portables.

Tu en as un ? Dans ce cas, il faut me donner le numéro pour l’inscrire sur le CV.

Je n’en ai pas, mon père dit que ça ne sert qu’à dépenser de l’argent inutilement.

Mais, répondit le tuteur, comment fais-tu des programmes pour téléphone sans en avoir un toi-même ?

Ce n’est pas nécessaire, il y a un émulateur sur l’ordi, je peux simuler tout ce que fait un utilisateur de téléphone.

Et il n’y a jamais eu de problème ? De bugs ?

Non, jamais, dit Samir, je programme proprement.

Ce n’est pas ce que je voulais dire, je pensais qu’il risquait d’y avoir des différences entre l’émulateur et le vrai téléphone.

Il y en a peu, et quand il y a un risque, je m’arrange pour l’éviter, puisque je n’ai pas de téléphone. Mais à l’école, il y en a un ou deux qui ont déjà utilisé mes programmes, j’en ai entendu parler.

Ils t’ont félicité, j’espère !

Ils ne savent pas que c’est moi, Internet, c’est anonyme.

Un rictus marqua le visage de Monsieur Martinot. Il haussa les épaules et continua à taper le CV.

Il n’empêche, maugréa-t-il, qu’il paraît étonnant d’accepter de gagner de l’argent avec les téléphones sans en avoir un soi-même.

L’argent va sur le compte de mon père, et Leila, ma sœur, compte les sous qui sont à moi. Elle m’a dit que quand j’en aurais assez, si je le veux, je m’achèterai un téléphone avec un abonnement. Mais moi, pour l’instant, je n’en ai pas besoin, j’ai l’émulateur, et personne à appeler.

Lorsque le précieux sésame fut imprimé, Samir et Gérald Martinot quittèrent l’établissement en voiture pour se rendre dans la banlieue ouest, à Rueil-Malmaison. Ils eurent un peu de mal à se garer, mais arrivèrent à l’heure au rendez-vous.

Ils devaient rencontrer les deux associés d’une petite société informatique, Ax-om, spécialisée dans les réseaux. Lambert et Ruffo, les deux associés, avaient longtemps travaillé dans le secteur et à l’approche de la quarantaine, leurs finances et leur carnet d’adresses furent assez conséquents pour qu’ils cherchent à les faire fructifier. Malgré des tempéraments très différents, ils avaient trouvé un terrain d’entente, chacun se spécialisant dans le domaine où il excellait. Gestionnaire, Lambert dirigeait l’administratif, le domaine financier et le personnel, une dizaine de salariés épaulés par quelques prestataires de service. Ruffo, pour sa part, se chargeait de la partie commerciale, avec un succès qui assurait à Ax-om une insolente santé économique.

Malgré de fréquentes divergences, les associés étaient en phase sur un point fondamental : la recette du succès consiste à limiter au maximum les charges, à commencer par la masse salariale. Aussi, ils étaient friands de stagiaires, d’apprentis et de contrats en alternance. Un recrutement avisé pouvait ainsi leur apporter une main-d'œuvre très bon marché, corvéable à merci.

Lambert reçut Samir et Martinot dans son bureau, une espèce de serre construite à l’extrémité d’un hangar, sans intimité, mais avec une vue imprenable sur l’activité des employés. L’endroit était dépouillé, aseptisé, presque glacial. Dans le coin du large bureau, un distributeur de café, vieux et sale, paraissait être, malgré son allure répugnante, la seule oasis de convivialité dans ce temple de la productivité. Ils furent installés sur des chaises banales, grises et légèrement matelassées de matière synthétique, face à un bureau bon marché où régnait un indescriptible désordre. L’attention de Samir fut immédiatement portée sur l’ordinateur, étouffé de poussière, mais dont le souffle asthmatique du ventilateur trahissait l’état de marche. D’un coup d’œil expert, le jeune homme sut qu’il s’agissait d’un matériel aux portes de l’obsolescence, un signe de plus de la pingrerie des associés.

Ruffo les rejoignit en retard. Le soleil frappait sur les baies vitrées et Samir avait chaud. Il se sentait mal à l’aise dans sa chemise neuve trop serrée au cou. Il tentait de ne rien faire paraître mais il aurait donné le peu qu’il avait pour un coca glacé. Les deux entrepreneurs, en costume, avaient tombé la veste, mais pas la cravate, ce qui inspirait au jeune homme une certaine forme de respect, tout relatif toutefois tant un monde les séparait.

Monsieur Martinot nous expliquait que le jeune Samir affiche de prometteuses capacités informatiques, dit Lambert. Notre spécialité est plutôt portée vers l’infrastructure, mais nous sommes très ouverts aux demandes de nos clients, et au potentiel de nos collaborateurs. Or de nos jours, les tendances du marché poussent vers le mobile et les applications nomades.

C’est vrai, admit Ruffo, mais ne nous éloignons pas trop du profil recherché. Nous avons besoin avant tout de câbleurs, de garçons habiles et rapides, et très travailleurs. Tu as déjà eu des expériences professionnelles ?

Non, pas encore, admit Samir, mais je viens d’avoir seize ans.

À seize ans, il y a beaucoup de jeunes qui ont déjà travaillé, fait des stages, des petits boulots.

Moi, je travaille chez moi, répondit Samir, je fais des programmes que je vends sur Internet.

Le tuteur le considéra sans sympathie. Samir se demanda s’il n’avait pas été désobligeant.

Mon ami voulait parler d’une expérience professionnelle, avec des collègues, des horaires, des contraintes de ce genre, répondit Lambert plus aimablement.

Samir n’en a aucune, dit Martinot avant que le jeune homme puisse répondre. Mais il est jeune et très volontaire. Beaucoup de ses copains se dirigent vers l’informatique parce qu’ils y voient un débouché facile, lui a un véritable intérêt, un vrai talent reconnu, et il me semble bien que dans ce métier, la passion est un moteur capital.

Incontestablement, admit Lambert. Les compétences techniques que tu as mentionné sur le CV, elles sont maîtrisées ?

Oui, pour la programmation, totalement, pour les systèmes, un peu moins parce que je manque d’expérience, mais je connais les bases et j’apprends vite. Et puis chez moi, je n’ai pas la place pour installer un serveur !

Le trait d’ironie échappa aux associés.

On peut voir ton site Internet ? demanda Lambert.

Allez-y, l’adresse est sur le CV, lança Martinot, certain qu’il s’agirait là d’un point favorable.

Les deux fondateurs d’Ax-Om consultèrent le site à partir de l’ordinateur du bureau. Il était très riche en explications techniques et la section téléchargement proposait effectivement des logiciels, souvent originaux, à utiliser gratuitement en version limitée dans le temps, et payables via paypal ou sur les places de marché des fabricants de portables. Les deux entrepreneurs furent impressionnés.

Il y a quelques fautes d’orthographe, constata Lambert, mais c’est du beau travail, je te félicite. Tu programmes depuis combien de temps ?

J’ai eu mon premier ordinateur il y a un an. J’ai commencé à programmer il y a neuf mois.

Un hochement de tête suivi d’un regard appuyé à son associé montra combien le directeur général de la société appréciait les capacités de Samir.

Tu as suivi des stages ? Des formations ?

Non, j’ai tout appris tout seul dans les livres et sur le net.

Et tu parles anglais ? interrogea Ruffo, certain de dénicher là une faille dans la cuirasse de ce petit génie. C’est important de parler anglais dans ce métier, on en a toujours besoin !

Pour poser des câbles, pas tellement, tempéra Lambert.

Puis s’adressant au jeune homme et à Martinot, il ajouta.

« Tu habites un peu loin, j’espère que ce n’est pas un problème, parce que nous sommes à cheval sur les horaires, et nos clients aussi. Mais tu as l’air volontaire, alors on va en discuter, et on tiendra monsieur Martinot au courant. »

Ils se levèrent, et Samir comprit que l’entretien se terminait. À la sortie, Lambert serra la main de Samir.

« Bravo pour ton travail, Samir, j’espère qu’on se reverra bientôt ».

Ruffo ne les avait pas accompagnés, il ne les avait même pas salués. Samir craint que ce fût un mauvais signe.

Dès qu’ils furent sortis, Lambert retourna voir son associé dans le bureau.

Tu en penses quoi, de ce gamin ? demanda-t-il.

Il a des aptitudes, c’est indéniable.

C’est un gosse qui va nous coûter six-cents euros, à tout casser, et dans deux ou trois mois, on pourra le placer chez un de nos clients à trois-cents par jour. Même une semaine sur deux, puis qu’il doit aller à l’école, ça fait un beau rendement.

Non mais tu disjonctes ou quoi ? Tu as vu sa gueule ? Tu as vu où il habite ? Tu veux que ses potes débarquent un week-end pour nous dévaliser ? Tu sais pour combien on a de matos, ici ? Il n’est pas question qu’on prenne ce genre de gars là.

Parce qu’il est arabe ?

Oui, absolument, et qu’au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, il n’y en a pas un seul dans notre effectif, pas plus que de blacks ou de bridés.

Tu as un sale raciste, Charles.

Peut-être, répondit Ruffo, mais je suis associé de cette boite pour la moitié des parts, et donc, j’ai autant mon mot à dire que toi sur le recrutement. Maintenant, si tu veux qu’on commence à se battre pour un petit arabe que tu ne connais même pas, ça me désolerait, mais c’est ainsi. Pas de ça chez moi !

S’il avait été courageux, Lambert l’aurait frappé. Mais les rôles étaient ainsi définis, dans leur couple mal assorti, le lâche, c’était lui.

*****

Alors qu’il déambulait en pacha de la cité, Mostar, flanqué de ses inséparables lieutenants, croisa Ludo.

Alors blanc-bec, tu fais ta promenade digestive ? demanda Mostar.

Non, je dois aller faire une course pour Rachid.

Oh ! Le tunisien t’envoie faire ses emplettes ? Et tu dois lui acheter quoi ? Du papier cul ?

Ludo baissa la tête.

Non, en fait, c’est pour Samir, son frère, il a besoin de CD vierges, avoua-t-il.

Le frère de Rachid ? Le gamin ? Il touche en informatique ?

Il est même brillant ! Il fait des programmes et tout ! C’est lui qui me télécharge des films et des magazines.

Des magazines, hein ? Tu sais lire ? Ah non, bien sûr, ça doit être ce genre de bouquins que tu lis avec la bite à la main. Il est vraiment bon, le gamin ?

Oui, demande à Rachid, tu verras, c’est un don.

J’en parlerai. Allez, dégage cabot, va faire les courses de ton maître.

Les Bosniaques partirent d’un grand rire collectif en s’éloignant.

*****

Dans le courant du mois de juillet, ils eurent trois autres rendez-vous, mais aucun ne donna de résultat. Samir espéra. Leila tenait sa tenue toujours prête, la lavait le samedi même lorsqu’elle n’avait pas servi, et la repassait le dimanche pour qu’elle soit disponible au moindre appel.

Mais ses contacts avec monsieur Martinot devinrent plus espacés, et Rachid prophétisa un échec.

« Ces mecs, ils ne veulent pas de toi, Fennec. Ils préfèrent placer d’autres gars, parce qu’ils savent qu’on va les prendre. Toi, tu as ta peau de rebeu, ta cité et ta religion que tu traînes derrière toi comme un boulet. Plus ça va, dans ce pays, et moins tu as de chances ».

Parfois, le père tentait de le réconforter, mais jour après jour, l’espoir fondait comme une bougie un soir de veillée.

Pourtant, Samir s’était investi. Il avait appris tout ce qu’il pouvait sur les réseaux, leurs topologies, la façon de câbler, de construire une infrastructure. Il avait étudié les contraintes techniques, en termes d’électricité et de refroidissement, qui régissaient les salles de machines. Il avait également commencé à apprendre l’administration de serveurs. Lorsqu’il avait consulté le programme de BEP, il fut surpris de constater qu’il en maîtrisait déjà l’intégralité du volet technique.

Un soir, le père rentra et demeura silencieux. Pendant le repas, il s’adressa à Samir.

« Le centre m’a appelé. Ils m’ont dit qu’ils ne t’avaient pas trouvé d’entreprise, et que peut-être, il faudrait envisager une autre direction. J’en ai parlé à mon patron, si tu veux, il te prend en alternance sur un BEP de maçonnerie. »

Samir sentit les larmes lui monter aux yeux.

« La rentrée, c’est dans deux semaines, il va falloir se décider vite, mon fils. »

Samir baissa la tête, et Leila se leva. Elle prit son visage entre ses mains et le pressa contre son cœur.

« Je te comprends, Samir, dit le père, je sais que tu es déçu. Mais crois-moi, la volonté d’Allah finit toujours par s’accomplir. S’il t’a donné ce talent, c’est pour que tu t’en serves. Je sais que quelle que soit la direction que tu prendras, tu arriveras un jour à ce que tu souhaites. Parfois, la vie exige qu’on fasse un détour pour retrouver son destin. Je crois que tu en es là. »

Samir fit un signe affirmatif de la tête. Il essuya son visage et regarda le père.

Je vais faire comme toi, le bâtiment.

Sage décision ! On aura toujours besoin de bâtir des maisons, des maisons que les Indiens ne pourront pas venir construire pour nous.

Le soir, Samir attendit le retour de Rachid pour lui faire part de la nouvelle.

J’ai le seum, petit frère, dit l’aîné, tu vois, c’est ça qui me révolte. Tu as la compétence, mais ils ne veulent pas de toi. Après, on vient nous dire qu’on est tous des délinquants. Et on peut faire quoi d’autre ?

Le père a dit que la volonté d’Allah s’exauçait toujours et que si j’ai ce talent, j’arriverai à ce que je veux.

Bien sûr. Lui, c’était un super guitariste en arrivant ici, mais des guitaristes tunisiens, ils n’en voulaient pas dans les cabarets parisiens. Nous, c’est loud, ou rien, il faut faire exotique. Alors il a fait maçon. Je crois qu’Allah a dû oublier qu’il avait du talent.

*****

L’entrée de Samir dans cette semi-vie active fut une épreuve. Il détestait le travail basique qui lui était proposé, il avait l’impression d’être l’un des serfs du moyen-âge dont parlaient les livres d’histoire. Le plus souvent, il œuvrait avec le père qui, s’il était en général attentif devant les autres, était exigeant envers son fils. À l’école, il s’ennuyait. Sa curiosité avait trouvé sur le net une source d’éternelle jouvence, il lisait, s’instruisait, il gagnait en culture et en connaissances, et cet appétit semblait insatiable.

Il continuait à programmer et échangeait souvent, caché derrière la dalle protectrice de son écran, avec d’autres techniciens émérites. Au début, il se sentait petit, mais ses compétences avaient contribué à augmenter son aura et désormais, sur quelques forums spécialisés, il portait le titre de gourou, le plus haut grade des utilisateurs, ceux qui sont écoutés, remerciés, ceux qui impressionnent les nouveaux.

C’est sur l’un de ces espaces de discussion qu’il rencontra Nucleus. Vraisemblablement, il était plus expérimenté, mais il avait très rapidement apprécié l’humilité, la discrétion et le talent de celui qui se faisait appeler Sam.

Parfois, ils discutaient de problématiques techniques sans entrer dans le détail de leurs vies respectives, seule leur passion était au cœur des sujets, et rien ne dépassait de ce cadre. Comme Samir, Nucleus détestait les réseaux sociaux où tout le monde expose la médiocrité de son existence, sans pudeur, sans retenue, et même avec un goût prononcé pour la démesure et l’extravagance. Nucleus disait que cela rendait les gens idiots et contribuait à faire d’eux des moutons.

Au contact de son ami, Samir progressa encore. Nucleus lui ouvrit un accès à l’un de ses serveurs afin qu’il puisse se familiariser avec les secrets de l’administration UNIX, puis il fit de même avec d’autres environnements. Il lui apprit les ficelles, mais également les dangers qui guettaient les administrateurs.

« Celui qui maîtrise les systèmes est un châtelain, celui qui sait programmer les langages de bas niveau est un chevalier, disait-il. Celui qui est à la fois un grand chevalier et un puissant châtelain devient un dieu sur le web. »

Un soir, la discussion s’orienta vers la question de l’intrusion.

Tu as déjà essayé de pénétrer un système, Sam ? demanda Nucleus.

Non, répondit Samir. Quel intérêt ?

La curiosité, au minimum. Juste la satisfaction de savoir que tu le peux.

Ils sont bien protégés, en général.

Ça, c’est ce qu’on imagine, il y a beaucoup de croyances sur le sujet. Je connais bien la question, si tu savais ce qui se passe en réalité !

Par exemple ?

Je vais essayer de te donner une image. Si les gens souhaitaient être protégés dans la rue, ils se baladeraient tous en cotte de mailles. Mais en réalité, c’est très inconfortable, du coup, depuis le moyen-âge, plus personne n’en porte.

Je ne vois pas bien le rapport, dit Samir.

Disons que souvent, lorsqu’il y a un problème, au lieu de le résoudre, par manque de temps, on le contourne. Il y a quelques jours, je suis intervenu chez un client. J’ai dû regarder son serveur, et j’ai constaté que son système était obsolète, qu’il n’avait pas fait de mises à jour depuis plus d’un an. J’en ai parlé à l’administrateur et il m’a expliqué qu’ils utilisaient tous les jours une application qui tournait sur ce serveur, et qu’elle avait été développée plusieurs années auparavant par un type qui avait quitté la société. Lorsque l’administrateur fit la mise à jour, l’application cessa de fonctionner. Les utilisateurs débarquèrent dans son bureau et exigèrent que le programme soit remis en fonctionnement. Le directeur trancha en faveur des gens de la boîte et l’administrateur dut s’incliner. Il réinstalla l’ancien système, bourré de failles de sécurité connues de tous les pirates. Les contraintes de la sécurité ne sont pas toujours compatibles avec les exigences de rentabilité.

Dingue ! dit Samir. Ces gens sont inconscients !

Ils sont nombreux dans ce cas, ça coûte cher de faire évoluer l’existant, et pour les hackers, c’est un eldorado, surtout quand tu es programmeur. Tiens, regarde, on va faire un petit test. Je vais te donner l’adresse d’un de mes serveurs, tu as jusqu’à lundi pour t’y introduire. Au-delà, si tu n’y es pas parvenu, je t’expliquerai comment faire.

Je n’y arriverai jamais ! dit Samir.

Tu dois avoir confiance en tes possibilités, Sam, je suis persuadé que tu vas trouver. Pense juste à l’anecdote que je viens de te raconter.

Une fois couché, Samir réfléchit longuement à la solution. Très rapidement, il jugea que le préalable était de s’informer sur le système en question.

Il résista un moment à l’envie de se lever pour chercher un moyen sur Internet, mais ses journées étaient physiquement épuisantes. Les efforts nécessaires au montage des murs, au transport des matériaux, aux ascensions et aux manipulations diverses avaient développé de manière fulgurante sa musculature, mais tout ceci devait se payer. L’impératif du sommeil eut raison de sa curiosité et il s’écroula.

Le lendemain était un vendredi et après les cours, il dut accompagner Leila et Tarek chez le docteur. Ils étaient malades tous les deux. Samir avait envie de se jeter sur son ordinateur, mais il trouva assez de compassion à opposer à sa passion. L’attente fut interminable et il faisait nuit noire lorsqu’ils sortirent. Il fallut encore se dépêcher d’aller à la pharmacie tandis que Leila rentrait. Puis il passa à la superette faire quelques courses. La soirée lui avait échappé et il avait hâte de terminer son dîner pour se lancer face au défi de Nucleus.

À 22 h, il était face à son écran. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour trouver un script à installer sur sa propre machine. Celui-ci permettait de découvrir avec aisance le système et la version d’un serveur distant. À 22 h 25, il avait identifié le cœur de la machine de Nucleus. Il lui fallut un peu plus de temps pour trouver les failles de cette version du système d’exploitation, soigneusement listées sur un site de « sécurité ». Il écrivit alors un autre script qu’il injecta sur le serveur de son ami. Il n’était même pas 23 h lorsqu’il disposa d’un accès administrateur total sur cette machine.

Nucleus apparut alors sur son logiciel de messagerie instantanée.

« Tu es encore plus doué que je ne l’imaginais, Sam. Bravo. Il va falloir maintenant passer à plus costaud ».

Samir était excité. Cette nouvelle facette de ses capacités drainait en lui un flot d’émotions contrastées. Le risque, une indicible peur, mais dans le même temps, cette montée d’adrénaline issue de l’orgueil ou de la soif de reconnaissance, toutes ces sensations se mélangeaient en un cocktail détonnant, un orgasme intellectuel.

Jusqu’ici, dit Nucleus, c’était du gâteau, parce que tu es resté dans mon bac à sable. Mais si tu veux aller plus loin, il va falloir apprendre quelques règles de base.

C'est-à-dire ?

Internet est un monde sauvage, les hackers sont des anges ou des démons, et peu importe pour qui ou pour quoi ils agissent, ils sont au-dessus des limites. Mais ça fait très peur à ceux qui les respectent, c’est pourquoi un hacker est toujours caché. Or, sur le net, tout est fait pour que tu sois pisté. La première règle, c’est d’avancer masqué. La seconde, qui la suit de près, c’est qu’il faut toujours effacer ses traces. Tu dois donc connaître les systèmes que tu visites comme ta poche, et tu dois savoir où tu as été tracé, et comment y remédier. Mais avant tout, il va falloir te planquer.

Oui, mon adresse IP[2] est stockée sur les serveurs.

Exact, il y a des traces que tu ne pourras pas enlever, celles des équipements qui t’ont permis de rejoindre le serveur, les routeurs des fournisseurs d’accès. Contre ça, tu ne pourras pas faire grand-chose. Alors, il faut ruser.

Sauf que l’IP, je ne la maîtrise pas, elle est donnée par le fournisseur d’accès quand je me connecte.

Encore exact. Mais … il y a plusieurs choses. La première, c’est de compliquer le jeu de piste. Tu peux pour ça utiliser des passerelles, je te donnerai des adresses. Elles serviront d’intermédiaire. Ainsi, sur les serveurs, les traces qui resteront seront celles des passerelles, pas les tiennes.

Un peu comme un messager, un intermédiaire ?

Voilà ! le téléphone arabe. Ça ralentit un peu, mais c’est utile.

Bon à savoir, admit Samir.

Mais il y a mieux, et ça, c’est du premier choix. Il y a … la pile.

La pile ?

Oui. La pile IP. C’est la bibliothèque de fonctions réseau intégrée dans ton système. Chaque logiciel qui utilise internet y fait appel. Lors de chaque transaction, la pile transmet ton adresse au serveur distant, et c’est à partir de cette information qu’il peut savoir qui tu es, et stocker ton adresse. Moi, et quelques autres, nous avons le code source de la pile IP de nos machines, ce qui nous permet …

De changer l’adresse que vous transmettez aux serveurs ?

Bingo. J’ai modifié la mienne pour que cette information soit disponible dans un fichier de paramètres. Si je veux, je peux consulter Google en faisant croire que c’est toi.

En fait, c’est comme rouler avec la plaque d’immatriculation de quelqu’un d’autre.

Absolument. Et c’est imparable si c’est bien fait. Je vais te faire un cadeau, plus que ça, une offrande, mon pote. Je vais te filer la pile de ton système. Essaie de la modifier, et repasse sur mon serveur, je te dirai si j’ai pu te repérer.

La programmation de la pile était complexe et Samir passa son week-end à comprendre comment tout ceci fonctionnait. Mais le dimanche soir, il avait une relative maîtrise du procédé. Il avait modifié la pile avec une adresse prise au hasard sur le net, et il avait utilisé des sources téléchargées pour faire ses premiers logiciels exploitant réellement le réseau.

Nucleus le repéra quand même, mais il le rassura en lui expliquant que seules son attention soutenue et son anticipation de la méthode qu’utiliserait Samir le lui avaient permis.

« Tu ne dois pas utiliser n’importe quelle adresse, tu pourrais te faire bêtement repérer ou créer des conflits, expliqua Nucleus. Je vais t’envoyer des listes d’adresses de serveurs dormants, ils sont passifs et situés dans des pays peu regardants sur la question. Dans leurs fringues, tu ne seras jamais inquiété. Et puis tu dois toujours innover. »


[2] Identifiant technique utilisé de façon unique pour chaque machine sur un réseau de type Ethernet, comme Internet. L’adresse est attribuée lors de la connexion et sert à identifier tous les paquets de données transmis sur le réseau afin d’assurer leur arrivée à destination, ainsi que la réponse.