Quelques fines gouttes d’eau commençaient à marbrer le pavé devant ses pieds, mais Samir n’y prêtait aucune attention. Toute sa concentration était requise pour ne pas mordre les rayures claires séparant les bordures du trottoir sur lequel il sautillait depuis de longues minutes. Pour braver l’ennui mortel qui l’accompagnait sur le chemin de l’école, il n’y avait rien de tel que ces petits jeux idiots, dérisoires défis contre l’environnement désespérément immuable de la cité.
Son épreuve allait devoir cesser car il apercevait déjà le croisement, la langue de bitume qui sectionnait son trottoir. Plus que quelques mètres et il aurait une fois encore atteint l’Olympe de ses paris imaginaires, vaincu les dominos de pierre et la lassitude du trajet.
Au carrefour, il s’arrêta pour laisser passer une voiture. La pluie devenait plus soutenue, sans doute depuis un moment déjà, à en juger par les perles humides ornant les lanières de son sac. Il remonta sa capuche, courba les épaules et s’élança sur les derniers arpents qui le séparaient de son immeuble. Il fallait encore passer devant le bâtiment B, avec ses façades refaites mais déjà souillées à la base par les urines animales et les coulées de crasse émanant de l’appartement du deuxième, là où le vélo accroché au balcon témoignait de l’activité bricoleuse du locataire. Puis, avant le D, il y aurait le petit créneau de jour donnant sur la bute où jouaient, parfois, les enfants, une bosse de verdure dans l’univers cendré de la cité HLM, une rondeur envoûtante, la courbure mammaire d’une géante assoupie sur lequel, en cette saison, baignaient les lueurs cuivrées du soleil mourant.
Puis, il passerait devant le bâtiment D, avec sa gardienne sourde exposant aux passants les extravagances de son poste de télévision. Enfin, derrière, il atteindrait la porte du A, l’escalier et la maison.
Samir faisait toujours le chemin seul. Il n’avait pas vraiment d’amis, il n’aimait pas les jeux, les passions pour le foot ou pour les filles que développaient les autres. À 14 ans, il n’était que rêve et ennui, traînait dans sa vie comme les jeunes du quartier trainaient dans la rue, sur les seuils d’immeubles, sur le parking du Mc Do ou dans le hall de la gare voisine.
Alors qu’il atteignait l’entrée du bâtiment, il aperçut son frère accompagné de deux amis.
Rachid était un beau garçon, aux proportions parfaites, à la musculature sèche. Comme Samir, ses cheveux noirs brillants frisaient sans excès. Ses yeux marron brillaient d’intelligence et la finesse de son visage lui assurait un grand succès auprès des filles. Mais si Samir était introverti, lui était à l’opposé, sûr de lui, séducteur, insouciant même, parfois.
— Voilà le frangin qui rentre au bercail, lança-t-il. Bien travaillé, Fennec ?
— Ça va. Tranquille ! J’ai des devoirs à faire.
— Tu te fatigues pour rien. L’école n’est pas pour nous, on y apprend que des conneries qui ne servent à rien.
— Faut quand même faire les devoirs, sinon on est puni.
— De toute façon, on est puni. Tu verras, Samir, tu te planteras comme tout le monde ici.
— J’espère que non.
— Super ! Tu as raison, mon frère, faut se défoncer, l’école de la République, la République des chômeurs, l’école des chômeurs t’attends !
Il éclata de rire, accompagné de ses acolytes.
« Préviens le père que je vais bouffer dehors. »
Samir haussa les épaules et entra dans l’immeuble. Dans le hall, il régnait une odeur envahissante de cuisine épicée. Il remarqua que de nouveaux tags avaient fait leur apparition, juste en dessous de la rangée de boites aux lettres dont l’avant-dernière, sur la rangée du bas, avait été fracturée. Cela faisait plus de six mois qu’il n’y avait plus de locataire dans cet appartement, depuis que madame Gréou était morte dans la plus parfaite indifférence. Un matin, le gardien avait fini par s’inquiéter, il avait découvert la dépouille puante. Les pompiers avaient refusé de venir, et c’était la mairie qui avait dépêché des agents pour la porter à la morgue. Depuis, rien n’avait changé, l’appartement avait été visité, mais il n’y restait rien d’intéressant. Le facteur, par inadvertance, avait dû jeter une lettre dans cette boîte, aussitôt récupérée sans ménagement par un gamin du coin. À présent, la petite porte métallique, flottant au courant d’air, tordue au milieu, achevait l’ultime intimité de madame Gréou. Au sol, entre les dalles de lino usées à la corde traînait une enveloppe d’où dépassait le papier bleu d’un avis de notaire. Samir le ramassa et le mit dans sa poche. Puis il gravit l’escalier en courant, sonna à la porte et entra.
Un couloir sombre donnait sur la cuisine, à gauche, et sur la salle de bains, à droite. Il s’y arrêta pour jeter la lettre de madame Gréou dans la petite poubelle.
— Leila ! Je suis rentré. Tu es où ?
— Dans ma chambre avec Tarek, répondit sa sœur.
Samir lâcha son sac et pénétra dans le séjour, seule pièce lumineuse de l’appartement en raison du timide balcon qui la bordait. Le canapé en tissu bleu usé l’attendait. Samir fit un détour par la cuisine et ouvrit les placards.
— Y’a plus de gâteaux ?
— Non, il faut que j’aille faire des courses, répondit sa sœur. Si tu en veux, tu n’as qu’à aller en chercher.
Il y renonça. Il se vautra dans le sofa et alluma la télévision, rejoignant un moment les Simpson à Springfield.
Leila apparut. Elle tenait Tarek, son plus jeune frère, âgé de quatre ans, par la main.
« Samir, ne mets pas tes pieds sur le canapé ! Et range tes affaires, si le père rentre, il va encore râler. »
Le jeune garçon se leva, ramassa son sac d’école et le porta dans la chambre. Un coup d’œil rapide suffisait à souligner le contraste entre la minuscule pièce qu’il partageait avec Rachid, et celle de sa sœur, voisine, à peine plus vaste. Tout y était bien rangé, les peluches et les coussins disposés sur le lit, les jouets de Tarek sagement empilés dans un coffre ouvert. Samir savait que les filles n’aimaient pas le désordre. Il se souvint de sa mère, morte deux ans auparavant d’un cancer foudroyant. Avant, c’est elle qui exigeait de chacun l’effort minimal pour maintenir la maison en ordre, sans crier, sans gronder, tout en douceur. Désormais, Leila tentait de combler le vide, jonglant entre sa formation de coiffeuse et les tâches ménagères qu’elle assurait du mieux possible. Souvent, Samir l’aidait en s’occupant de son petit frère, passant le balai, ou mettant le couvert.
Il revint s’installer devant la télévision.
— Tu n’as pas de devoirs ? demanda Leila.
— Si, après les Simpsons.
— Oui, mais après, je dois préparer à manger, et toi tu devras t’occuper de Tarek.
Samir haussa les épaules et alla chercher ses livres et ses cahiers.
« Au fait, dit-il en passant, Rachid ne mange pas avec nous. »
Il commença à travailler tandis que Leila jouait avec Tarek. Elle l’aidait à construire des objets avec des cubes en plastique. Samir tenta de se concentrer sur ses exercices, mais le bruit de la télévision combiné aux jeux d’à côté l’empêchait de réfléchir.
La sonnette retentit. C’était le père qui rentrait. Il embrassa tout le monde, se débarrassa de ses affaires et enfila son survêtement et ses chaussons. Puis, sans se préoccuper des autres, il s’installa sur le canapé et changea de chaîne.
Les informations succédaient aux jeux et aux séries américaines. Leila laissa Tarek à ses amusements pour aller préparer le dîner. Livré à lui-même, l’enfant quitta le séjour pour aller dans sa chambre. Quelques instants plus tard, un bruit sourd se fit entendre, suivi des pleurs de Tarek.
« Fennec, va voir ce qu’il a ! ordonna le père. »
Le jeune garçon se leva et se porta aux côtés de l’enfant.
— Je m’ai fait mal, dit-il en se frottant la tête
— Qu’est-ce qui se passe ? cria Leila du fond de la cuisine.
— Rien, il est allé chercher un truc dans le placard, et il a reçu la boite avec tes bottes sur la tête. Il a une petite bosse.
— Je t’avais dit de le surveiller ! répondit Leila.
— Tu ne m’avais rien dit du tout, répondit Samir. Et puis je fais mes devoirs.
— Silence, hurla le père, je n’entends rien.
Le calme revint immédiatement. Samir ramena Tarek dans le salon et s’amusa avec lui.
La sonnette retentit de nouveau, et Rachid entra. Il portait une sacoche sous le bras. Au passage, il la jeta sur son lit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le père.
— C’est à Ludo, dit Rachid. Un Ordinateur. Un copain en a acheté un neuf et lui a donné celui-là, mais il ne sait pas s’en servir.
— Il ne l’a pas volé ? Je me méfie de Ludo comme de tous ces lascars qui traînent avec Mostar.
— Non, il ne l’a pas volé.
— Alors pourquoi il te l’a donné ? Tu ne sais pas t’en servir, toi non plus !
— Non, mais j’ai dit que je le passerai à Samir, il essaiera. Il a des cours d’ordinateur au collège.
Le père se tourna vers sa télé. Rachid pénétra dans la cuisine pour embrasser sa sœur. À 16 ans, Leila était une véritable beauté, aux traits de princesse égyptienne, au port élégant. Ses grands yeux noisette égayaient un visage que ses longs cheveux de jais serrés vers l’arrière découvraient, tout en promettant l’émerveillement en cas de rupture de l’élastique. Sa silhouette moulée dans un jean faisait tourner les têtes, mais Leila n’était déjà plus une enfant. Brutalement, à l’heure où les corps s’éveillent et les yeux se voilent pour les garçons, elle avait été arrachée à l’insouciance de l’adolescence par la mort de sa mère et par les responsabilités qui pesaient soudainement sur ses jeunes épaules.
— Je croyais que tu ne mangeais pas ici ? chuchota-t-elle alors que Rachid posait un chaste baiser sur sa tempe.
— J’ai changé de plan. Il fallait que je ramène l’ordi. Et puis mon petit doigt m’a dit que tu nous préparais une merveille.
— Lasagnes. Il ne reste plus qu’à laisser mijoter.
— Miam ! répondit Rachid en levant les yeux au ciel.
Ils sortirent ensemble de la cuisine. Le père avait éteint la télévision et s’était attablé. Il profitait d’être rentré tôt pour mettre de l’ordre dans ses papiers.
Leila s’approcha du lecteur de CD situé sur l’étagère et l’alluma. En entendant la musique, Tarek délaissa ses cubes et se leva, puis se dandina. Leila se mit à rire, le prit par la main et dansa avec lui. En observant la scène, Rachid, debout contre la porte de la cuisine, commença à frapper dans ses mains. Samir scruta le visage de son père. Il avait levé la tête, descendu ses lunettes sur son nez, et souriait. Encouragé, le jeune garçon accompagna alors son frère et applaudit en cadence.
« Leila, arrête la musique un instant ! » ordonna le père.
Alors que sa fille s’exécutait à regret, il décrocha la guitare installée sur le mur, prit une chaise et s’installa. Il commença à gratter les cordes en ajustant le son.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda Samir.
— J’accorde la guitare, répondit le père.
— Pourquoi ? Tu ne peux pas jouer de suite ?
— La musique, mon fils, c’est une invention de l’homme. Et pour que la musique puisse passer dans le cœur de chaque homme de la même façon, il faut que le son de chaque note soit identique, d’un instrument à l’autre. C’est comme ça que la musique nous parle. Les notes sont comme des mots, chaque mot a un sens, le même pour chacun. Alors, avant de jouer, on s’assure que la guitare ne va pas dire de bêtise en se trompant de mot. À présent, les enfants, vous pouvez danser.
Il commença à jouer. Les notes tombaient comme une cascade au printemps, doucement mélancoliques, tendrement romantiques, avec une rythmique allègre propice à l’expression onirique. Leila dansa, suivie par Tarek. Samir se joignit à eux pendant que Rachid tapait dans ses mains. Au son de la guitare, Leila faisait onduler son corps, prolongeant le mouvement à ses bras, ses mains, jusqu’au bout de ses doigts. Elle offrait au regard de ses pairs l’image d’une volute effaçant son être de chair. Samir l’imita, se, changeant, lui aussi en fumée d’un instant, volant plus qu’il ne dansait, au gré des notes qui s’égrainaient. Rachid, un moment silencieux, rejoignit cet étrange ballet. Sous les virtuosités du père, les quatre enfants s’offraient une pause dans leur morne existence et accordaient à leurs âmes une place pour le rêve et l’harmonie.
La chanson s’arrêta et les enfants applaudirent.
— C’est une chanson de Tunisie ? demanda Samir.
— C’est là-bas que je l’ai apprise, mon père me l’a enseignée. C’était la préférée de votre mère. Elle n’est pas Tunisienne, mais espagnole. Elle s’appelle Caprice Arabe.
— Elle est très belle, répondit Samir sous le charme. Tu me l’apprendras ?
— La guitare demande beaucoup de temps, beaucoup trop par rapport à ce que l’on dispose.
Samir fut déçu. Mais il comprenait ce que le père disait. Il n’avait déjà pas le temps de faire ses devoirs pour l’école, comment pourrait-il en trouver pour jouer de cet instrument.
« À table ! » cria Leila, mettant fin à cet instant de grâce.
Comme presque tous les soirs, le repas fut silencieux. Il était sur le point de se terminer lorsque le père s’adressa à Rachid.
— On a besoin d’un manœuvre sur un chantier. Tu devrais venir.
— Je suis mécanicien, mécanicien auto. Je n’ai rien à faire sur un chantier, répondit Rachid.
— Ça t’éviterait d’être dans la rue.
— Je suis avec mes potes.
— Des gens comme ce Mostar, des voyous. Je ne t’ai pas élevé pour faire de toi un criminel. Ta mère aurait honte.
— Je ne suis pas un criminel, je cherche du boulot. Il y a un type de la cité qui bosse chez Midas, il a dit qu’il allait parler de moi. Tu sais, il n’y a que ça qui marche, le relationnel.
— Peut-être. C’est pour ça que je te propose un chantier, mais si tu as une autre piste, fais comme tu veux, le tout, c’est que tu trouves du travail.
— Je trouverai du taf, mais pas dans le bâtiment. Ça, c’est ton domaine, tu es maçon depuis tout jeune, peut-être même que tu as toujours voulu faire ça.
— Non ! lâcha le père avec dépit. J’ai commencé avec mon père, quand on est arrivé ici. Moi, je voulais être musicien, mais mon père m’a dit : « Ce pays a besoin de maçons. Les musiciens sont des fainéants, ils en ont assez ici, ils n’ont pas besoin de prendre les Tunisiens ! ». Alors, j’ai appris à construire des maisons, et je continue.
Rachid plongea le regard dans son assiette. Il ne souhaitait pas prolonger le débat sur ce sujet, que l’issue en serait une interminable leçon de morale.
— Et ce Mostar, il fait quoi ? insista le père.
— Des affaires, répondit Rachid.
— Du trafic, quoi !
Le père secoua la tête de dépit, puis observa son fils aîné du coin de l’œil.
— C’est quand même un drôle de nom, ça, Mostar.
— C’est le nom de la ville d’où il vient, en Bosnie, expliqua Rachid.
— Bien sûr.
Entre Rachid et son père, il y avait plus qu’une incompréhension. Au-delà du conflit générationnel persistait une profonde divergence sur la philosophie de vie. Le jeune homme avait 17 ans, et il avait toujours été rebelle. Très tôt tiraillé entre les valeurs respectueuses de son père et le discours réactionnaire de la rue, il avait tenté, autant que possible, de concilier les deux. Mais plus le temps passait, plus il lui devenait difficile de se soustraire au magnétisme de la cité. Il mentait à son père, surtout par respect, mais entretenait avec Mostar et ses lieutenants des rapports très étroits. Il travaillait pour lui et n’en avait aucun remords.
Après que Samir eut débarrassé la table et aidé Leila à ranger la cuisine, il resta un peu avec le père, sur le canapé du salon. Mais le programme télévisé ne l’intéressait pas. Il partit se coucher, seul, dans la minuscule chambre.
Rachid était sorti. Le jeune homme essaya de s’endormir, mais il était trop tôt, il avait beau tourner autour de son oreiller, le sommeil le fuyait. Il pensait à sa mère, à son père, à sa vie, et se demandait à quoi elle pourrait bien ressembler, dans le futur. Il se sentait comme emprisonné, mais incapable du moindre désir d’évasion. Il était soumis à son environnement, le poids qu’il portait chaque jour sans lui trouver de nom l’avait condamné à l’acceptation, sans appel. Pour chasser ses idées sombres, il eut l’idée d’allumer cet ordinateur que son frère avait ramené.
C’était un portable de marque Toshiba, large, de couleur cuivre. Il dut débrancher sa lampe de chevet pour charger la batterie. Lorsque enfin l’appareil accepta de s’allumer, il laissa échapper sur l’écran noir un chapelet de commandes incompréhensibles avant de s’immobiliser sur un message inquiétant : « Enter Password ».
Samir essaya de taper quelques mots de passe, à commencer par un espace vide, la marque de la machine et le mot «password », mais rien n’y faisait, l’ordinateur restait peu coopératif.
Il l’éteignit et se recoucha. Lorsque son frère rentra, tard dans la nuit, il ne dormait toujours pas.
— Alors, petit frère, dit Rachid, tu roules en pleins phares ?
— Je n’arrive pas à dormir, oui.
— Des soucis ?
— La pluie me fait peur.
— Elle est juste triste, pas dangereuse, on est étanche tu sais.
— Et puis je m’ennuie.
— Normal, tu n'as pas de copains. Ce n’est pas naturel, tu sais.
— Mouais, lâcha Samir, peut-être. Au fait, j’ai allumé l’ordi.
— Et alors ?
— Il y a un mot de passe, on ne peut pas s’en servir.
— Je sais, c’est pour ça que Ludo me l’a donné, on ne peut rien en faire. Il paraît que sur les vieux modèles, on pouvait enlever le mot passe en virant la pile qui est dedans, tu sais une pile plate, mais maintenant, oualou, c’est sécurisé.
— Et qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, alors ?
— J’en sais rien, garde-le, comme ça tu diras que tu as un ordi. Et puis, c’est toi l’intello de la famille, il n’y a que toi qui ailles au collège.
Rachid se tourna et éteignit sa lampe.
« Bonne nuit, Fennec, dit-il, si tu n'arrives pas à dormir, compte les ordi ».
Samir ne l’entendit pas. Rassuré par la présence de Rachid, il avait été happé par le sommeil.
*****
Comme à chaque fois, ou presque, Samir arriva au collège avec un désagréable pincement au ventre. Il n’avait pas terminé ses devoirs, il rendrait encore une copie médiocre, c’était devenu si habituel que les professeurs ne le relevaient même plus. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était le risque, toujours persistant, d’être interrogé au tableau. Les salles de cours étaient pleines d’hypocrites, il y en avait peu qui avaient appris la leçon, mais tous se moquaient de celui qui, une fois exposés, se mettait à la faute. C’était une façon d’exulter les craintes, le courage du chanceux, la victoire de l’épargné.
Les seuls qui parvenaient à retourner cette situation fondamentalement gênante étaient les pitres, les élèves pleins d’assurance qui osaient braver l’autorité professorale et qui revendiquaient leur flemmardise aux yeux du monde. Ils étaient nombreux dans ce collège classé en zone d’éducation prioritaire de la région parisienne.
En général, les professeurs n’insistaient pas, ils avaient renoncé, s’étaient détournés d’une tâche aussi inconfortable qu’insurmontable. Lorsqu’ils n’avaient pas assez d’expérience, ils manquaient de courage, lorsque au contraire ils avaient des années d’enseignement derrière eux, c’est la foi qui leur faisait défaut. L’emblème le plus représentatif du corps professoral de ce collège était Don Quichotte et ses moulins à vent. Ainsi, qu’ils soient jeunes ou pas, les enseignants se retrouvaient face au même échec, ils faisaient leur travail, sans grand espoir de changer grand-chose, et ne jouaient pas les héros devant les fanfarons des quartiers. D’autres collègues l’avaient fait, ils avaient été molestés, parfois poignardés, et au final, le droit de retrait et l’émotion des marches silencieuses passés, tout était redevenu exactement comme avant.
Mais Samir n’était pas de ces garçons qui font rire la classe ou passent pour des caïds. Il avait été élevé dans le respect et n’avait pas en lui ce torrent de révolte qui coulait dans les veines de son frère. Il courbait l’échine devant la pluie, ne se battait pas, n’aimait pas le bruit et la fureur. Alors, lorsque arrivait le moment où le professeur cherchait quelqu’un à interroger, il se faisait petit, et une pince fantôme vrillait son abdomen.
Les matières étudiées ne le passionnaient pas. Il y a longtemps qu’il avait décroché du programme de mathématiques, il n’y comprenait plus rien, il était aussi perdu dans ces cours abstraits que Poucet et ses frères dans leur forêt. En français, il se débrouillait, et en Anglais, il était même bon, mais le reste l’ennuyait à mourir, et ses notes s’en ressentaient.
Le midi, il allait manger dehors, un Kebab ou un sandwich, parfois un Fast-Food, et se promenait dans la ville. Le père lui donnait juste assez d’argent, mais il n’avait pas un gros appétit, de toute façon. En général, il revenait de bonne heure devant les grilles du collège et regardait les demi-pensionnaires vivre leur temps mort dans la cour.
Le soir lorsqu’il rentra, il s’installa sur son lit et alluma l’ordinateur. Il tenta de taper des mots de passe, tous les mots qui lui venaient à l’esprit. Après plus d’une heure d’efforts vains, il abandonna, rangea la machine dans sa sacoche et rejoignit sa sœur dans le salon.
Pendant la soirée, puis le repas, il songea à de nouveaux mots qu’il devrait expérimenter. Il le faisait encore lorsque Rachid rentra. Le jeune homme remarqua son frère, dans la pénombre, s’escrimant sur le clavier, le corps éclairé par le faible halo de la machine. Il ne dit pas un mot.
Le lendemain, Samir songea régulièrement à la façon de percer le mystère du mot de passe. Pendant la récréation, il s’adressa à Monsieur Martin, le professeur de mathématiques.
— Monsieur, dit-il j’ai une question à vous poser. Si on devait essayer tous les mots de passe possible sur un ordinateur, ça en ferait combien ?
— C’est une bonne question, tu veux te lancer dans le piratage ?
— Non, c’est mon frère qui a perdu le sien.
— Eh bien, disons que ça va dépendre du nombre de caractères de ton mot de passe. Partons sur une base simple : il y a vingt-six lettres dans l’alphabet, puis les majuscules, et enfin dix chiffres. En imaginant que ton frère n’utilise pas de caractères spéciaux, des points, des virgules, tout ceci, cela nous ferait donc soixante-deux caractères. C’est le nombre que tu devras multiplier par lui-même autant de fois que ton mot de passe a de caractères. Ainsi, s’il ne fait que deux lettres, trois mille huit cent quarante-quatre essais te suffiront. Mais s’il fait huit lettres, cela te fera … attends !
Il sortit sa calculette de son étui, puis triomphant, annonça le chiffre.
« Environ deux cent dix mille milliards de combinaisons. Cela répond à ta question ? »
Un peu effrayé par le chiffre, Samir fronça les sourcils.
« Je ne voudrais pas te décourager, Samir, mais il est pratiquement impossible à un être humain de trouver un mot de passe par essais successifs, au hasard. En général, ceux qui s’essaient à ce jeu-là utilisent un dictionnaire et des programmes automatiques pour le faire. »
Samir était déçu. Il ne voyait pas la tâche aussi ardue. Il prenait la chose à cœur car entre lui et cette machine, quelque chose était né, un défi qui ressemblait déjà à un lien.
« Il ne te reste qu’à espérer que ton frère retrouve une mémoire vive ! » ajouta le professeur, fier de son calembour.
La journée passa comme les autres, insipide, mais étonnamment plus rapide, comme si sa préoccupation disposait de l’improbable vertu d’accélérer le temps.
Lorsqu’il entra dans le couloir sombre de l’appartement, il appela sa sœur, mais elle ne répondit pas. Il posa alors son sac dans sa chambre et ouvrit le placard de l’entrée. Il cherchait là, parmi les affaires en bazar posées dans une boîte en plastique, la première liste de son dictionnaire. Mais ses recherches étaient vaines. Il grimpa sur une chaise pour investiguer les étagères supérieures sans plus de résultat.
La porte grinça et Leila entra.
— Qu’est-ce que tu fiches là-haut ? demanda-t-elle.
— Je cherche le calendrier de la poste.
— Il y a un calendrier sur le petit bureau, dans ma chambre.
— Non, je ne veux pas celui qui va au mur, je veux celui de la poste.
— Il est rangé, mais il date de l’an dernier. Pourquoi tu veux ça ?
— J’ai besoin des prénoms. C’est pour mes devoirs, mentit-il pour desserrer l’étreinte investigatrice de Leila.
— Je te le trouverais tout à l’heure. Il faut que j’aille chercher Tarek à la garderie.
— S’il te plaît, trouve-le maintenant.
— Je ne sais pas dans quel tiroir il est, Fennec, il va falloir un moment, et je n’ai pas que ça à faire.
— Je vais chercher Tarek, et toi tu trouves le calendrier.
Leila le regarda fixement, tentant de découvrir la raison d’un tel empressement. Mais Samir ne regardait pratiquement jamais personne dans les yeux, son regard était éternellement fuyant.
— Bon, mais dépêche-toi, et fais attention ! dit-elle, finalement ravie de ne pas avoir à sortir de nouveau.
— Promis ! répondit Samir en prenant son blouson et se lançant dans les escaliers.
Lorsqu’il fut de retour, le père était là, et Leila dans la cuisine. Il jeta un coup d’œil dans sa chambre et sur son lit défait, il aperçut l’almanach des postes. Il tenait son premier dictionnaire.
Il passa de nouveau une partie de la nuit à tenter d’ouvrir la session de l’ordinateur. Il travaillait toujours lorsque Rachid le fit sursauter.
— Eh ! Bonhomme ! T’as vu l’heure ?
— Non.
— Il est trois heures du mat ! qu’est-ce que tu fous ?
— Pas grave, demain, il n’y a pas école.
— C’est vrai ! Toujours sur ton bazar ? interrogea Rachid.
— Oui, j’ai essayé tous les prénoms.
— Et toujours rien ?
— Non, que dalle !
— Ben tu dois avoir le seum, mais au moins, tu as de la suite dans les idées.
— Je l’aurais, cet ordi, affirma Samir.
— Bon courage ! Et maintenant, au dodo.
Le jeune homme se coucha tandis que Samir éteignait la machine rebelle.
— Je ne savais pas que tu y tenais tant à cet ordi, dit Rachid.
— Il est un peu lourd, mais il a l’air bien. J’y connais pas grand-chose, remarque.
— Ludo m’a dit que c’était une bête de course, ce qui se fait de meilleur en portable maintenant. Lui, il sait. Si tu veux, j’essaierai de t’en avoir un autre, tombé du camion.
— Non, j’aurai celui-là. C’est une sorte de pari entre lui et moi. Mais par contre, je veux bien que tu m’aides à un truc.
— Quoi ?
— Le prof de maths m’a dit qu’il me fallait un dico pour essayer les mots. Peut-être aussi un annuaire, ce serait bien.
— Je vais te trouver ça, mais si tu dois te taper tout l’annuaire, tu vas avoir de la barbe au menton avant d’y arriver.
— J’essaierai quand même.
— Tu es juste une bourrique, toi, lança Rachid ! allez, dors.
*****
Rachid et Ludo se présentèrent devant Mostar, installé sur le rebord d’un mur, contre le terrain de Basket-ball.
— J’ai du boulot pour vous, les gars, dit le Caïd sans même les regarder.
— Quel genre ? demanda Rachid.
— Genre facile, je sais ce que vous valez, je ne vais pas vous en demander plus. Il y a un type qui me doit du fric. Vous allez le me récupérer.
— Qui ?
— Amara. Un sénégalais du D. Il a acheté deux barrettes la semaine dernière et il n’a pas tout payé. Alors vous me le trouvez, et vous le faites cracher. S’il faut lui éclater la tête, ça ne me pose pas de problème, mais ramenez le fric.
Rachid trempait depuis plusieurs mois déjà dans les affaires louches de Mostar, mais jamais il n’avait été conduit à utiliser la violence. Sur le principe, il n’y était pas opposé, il savait se battre, avait fait de la boxe et de Tae-kwon-do, et un sang bouillonnant coulait dans ses veines. Il ne comptait plus les bagarres auxquelles il avait participé. Mais là, c’était différent, il fallait s’en prendre à des gars de la cité.
Il se renfrogna. Il connaissait ce gars, il avait son âge et ce n’était pas un voyou.
Il regarda Ludo, effacé, puis accepta la mission avant de prendre la direction du bâtiment D.
Ismir et Edin, les lieutenants de Mostar les suivirent du regard.
— On aurait pu le faire nous-même, lâcha Edin.
— Tu sais pourquoi c’est moi le chef ? répondit Mostar. Parce que je suis le seul à utiliser ma cervelle. La sale besogne, il faut toujours la confier aux autres, ça les fidélise. Et puis ici, c’est une poudrière. Les blacks, les rebeus, les blancs, les bosniaques, et quelques autres sont des clans. À tout moment, un petit incident peut monter une communauté contre une autre. Rachid est tunisien, Ludo est français, Amara est sénégalais. Si ça va trop loin, c’est entre eux que ça chauffera. La guerre, le tout, c’est d’y survivre, et ceux qui sont en première ligne sont les plus exposés. Moi, j’ai bien envie de rentrer un jour au pays, avec les poches pleines. J’ai beaucoup d’ambition. C’est pour ça que je préfère que les affaires de ce genre soient réglées par des ploucs comme Rachid.
— Je croyais qu’il était français, osa Ismir.
— Il a un père tunisien, une tête de tunisien, peu m’importe ce qu’il y a sur sa carte d’identité. C’est un Arabe, c’est tout.
— Mais si ça tourne au vinaigre, on dira quand même que c’est de notre faute.
— Qui dira ça ? Les deux ou trois malins à savoir qu’il m’a acheté du shit ? Les autres, ce qu’ils verront, c’est un rebeu et uG gaulois qui ont agressé un Sénégalais.
*****
Amara était en pleine discussion avec deux copains, assis sur des mini-motos motos. C’était un jeune black au regard vif, le crane quasiment rasé, pas très grand par rapport à ses copains qui lui rendaient tous au moins dix centimètres.
— Amara, on voudrait te parler en privé, annonça Rachid de loin.
— Tu crois que c’est une bonne idée ? demanda Ludo. Il n’est pas seul.
— Tu préfères annoncer à Mostar que tu as eu la trouille ?
— Non, pas vraiment.
— Alors ne t’en fait pas, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivèrent près d’Amara, ils furent dévisagés avec méfiance.
— Qu’est-ce que tu veux, Rachid ? demanda Amara.
— Te montrer ma collection de timbres, rétorqua Rachid avec ironie. Mais non, je viens te parler, de certaines affaires à propos du caïd.
— Parle devant mes copains, je n’ai rien à leur cacher.
— Je n’en suis pas si sûr, objecta Rachid.
Amara fit un signe de tête et ils contournèrent l’immeuble. Les autres sénégalais observaient la scène sans bouger.
— Voilà, je t’explique, dit Rachid posément. Mostar dit que tu lui dois du fric.
— Je vais le payer, j’attends mes sous aujourd’hui.
— Combien ?
— Cinquante euros.
— Tu as combien sur toi ?
— Peut-être dix.
— Ça va pas être possible, dit Ludo décomplexé. Mostar dit qu’on peut t’éclater la tête, il n’y voit pas d’embrouille.
— Tu ne vas pas faire ça, Rachid ? demanda le jeune sénégalais soudain effrayé.
— Mostar m’a dit de le faire si tu ne pouvais pas payer. Soit je te cogne et tu as un délai, soit c’est moi qui me fais démolir. Tu comprends le problème ? Tu as un contrat avec lui. Le shit, contre la thune. Tu n’as pas rempli ce contrat. Moi, j’en ai un aussi. Je récupère le fric ou je te frappe, contre ma tranquillité. Moi, je respecte mes contrats.
Ludo était grand et fin. Mais ses yeux bleus et ses cheveux blonds lui donnaient des allures de paria dans cette cité cosmopolite. Dans l’ombre de la personnalité de Rachid, il n’avait que rarement eu l’occasion de se mettre en avant. Mais il savait se battre, il avait suivi Rachid dans toutes ses expériences sportives lorsqu’ils étaient enfants. Il savait donc que face à ce jeune homme seul, il aurait un avantage facile.
— Ça ne va pas être long, dit-il en s’approchant.
Rachid lui bloqua le passage du bras.
— Attends, Ludo ! On n’a pas fini la phase de négociation. Tes potes, à coté, ils pourront te filer du blé ?
— Ils sont aussi fauchés que moi.
— Bon. Alors je vais te faire une fleur. Est-ce que chez toi, tu as un dico, un annuaire, des choses comme ça.
— Ma mère a un dico, et on a l’annuaire des postes, oui.
— Une chance, moi je brûle le mien tous les ans et là, j’en ai besoin. Alors je vais te prêter les sous qui te manquent et régler Mostar pour toi. En gage, je t’emprunte ton dico et ton annuaire, à durée indéterminée. Et dans une semaine, si je n’ai pas revu ton pognon, là, je serai obligé de sévir. En attendant, tu gardes ta tête comme elle est, ça te convient ?
Soulagé, le jeune homme acquiesça avec enthousiasme.
— On a été à l’école ensemble, Amara. C’est pour ça que je te file un coup de main. Mais la prochaine fois, ne laisse plus de dette au caïd, sinon, ça finira mal pour toi.
— Je n’oublierai pas ce que tu as fait pour moi Rachid.
— T’inquiète, mon pote. Je n’ai rien contre toi, ni contre personne d’ici. File me chercher le dico.
*****
Samir consacra des heures, chaque nuit et parfois le week-end à tenter d’accéder à la machine. Elle lui résista plus d’un mois. Souvent, il eut envie de la jeter par la fenêtre, mais il se ravisait, l’écrin cuivré l’impressionnait, l’envoûtait, c’était comme un trésor à portée de sa main, et il n’était pas capable d’en abandonner le rêve. Il avait épuisé le dictionnaire des noms communs, essayé les animaux, les médicaments, les lieux géographiques, le tout trouvé dans une vieille encyclopédie.
Depuis longtemps, il essayait les noms de l’annuaire des pages blanches, à nu ou en les précédant de l’initiale du prénom, en minuscules, ou avec des majuscules au début. Un dimanche matin, le père était sorti, il parvint à la lettre S de l’annuaire. Comme par magie, lorsqu’il tapa l’initiale et le nom d’Olivier Szetnick, l’ordinateur s’activa. La joie fut de courte durée : au démarrage de Windows, un autre mot de passe apparût. Samir essaya le précédent, qui échoua. Il appuya alors sur la touche « Ech » et la fenêtre disparut, dévoilant un écran bleu bardé d’icônes, le bureau Windows de M. Szetnick, encombré mais apparemment actif.
« Ça y est ! J’ai réussi ! » Cria-t-il en s’élançant dans le salon.
Il manqua de renverser son frère et se jeta dans les bras de Leila.
— Je l’ai ! J’ai réussi à trouver le mot de passe pour ouvrir l’ordi !
— Eh bien ! Bravo, Fennec ! On peut dire que tu l’as eu à l’usure !
— Il faut que je le dise à tout le monde !
— Je te conseille de ne pas le faire, le refroidit Leila. Tu sais que notre père n’apprécierait pas beaucoup de te voir passer ton temps sur cette machine, et il pense toujours qu’elle n’est pas honnêtement gagnée.
— Mais Rachid ?
— J’espère qu’il ne la rendra pas à Ludo.
— Il ne ferait jamais ça ?
— On ne sait jamais, avec Rachid, lâcha Leila.
Les jours suivants, il tenta de cacher son nouveau secret. Dès qu’il entendait la porte qui s’ouvrait, il éteignait brusquement l’ordinateur. Mais Rachid était observateur. Il remarqua que son frère ne se livrait plus à ses recherches nocturnes. Il lui demanda s’il avait abandonné, et Samir répondit que non, mais qu’il n’avait pas très envie en ce moment. Un soir, une fois la lumière éteinte, il passa sans bruit la main dans la pochette extérieure de la mallette. Il sentit la chaleur de l’ordinateur récemment éteint. Il sourit en pensant que son frère était devenu cachottier, et que c’était la première fois qu’il s’en apercevait.
Le lendemain, il rentra vers minuit, activant sans aucun bruit la porte de l’appartement, puis débarqua dans la chambre brusquement. Samir était assis sur son lit, adossé au mur et bougeait son doigt sur le pavé tactile de l’appareil.
« Je vois que tu as réussi à l’ouvrir », dit-il.
Surpris, Samir le ferma instinctivement.
— Je peux savoir pourquoi mon frère, à qui j’ai donné cet ordi, me le cache ? Tu as peur que je te le vole ?
— Non, répondit Samir, penaud. Mais Leila m’a dit que tu pourrais le rendre à Ludo. J’ai mis des mois à trouver le mot de passe, je ne veux pas le rendre.
Rachid vint s’installer à côté de son frère et le prit par l’épaule.
— Jamais je ne ferais un truc pareil à mon Fennec, tu ne dois pas penser ça de moi. Je suis fier de toi, tu sais, je suis admiratif ! Moi j’aurais abandonné depuis longtemps, toi, jamais, tu t’es accroché, c’est dingue ! Cet ordinateur, tu l’as plus mérité que celui qui l’a acheté, et tous ceux qui en ont acheté, jamais quelqu’un ne l’a autant mérité que toi, alors maintenant, c’est le tien.
— Leila dit que ça ne plaira pas à notre père.
— Je m’en occupe de ça, petit frère. Maintenant, faut que tu deviennes le roi de l’ordi !
Il serra Samir contre lui.
— Y’a des choses intéressantes là-dedans ?
— Des lettres, des tableaux, des trucs de boulot.
— Pas de mot de passe, de carte bancaire, tout ça ?
— Non.
— Alors pour moi, ça ne sert à rien, dit Rachid en regagnant son lit.
Samir fut soulagé. Il n’aimait pas mentir à son frère. Rachid était important dans sa vie, il peinait à être un modèle idéal par ses divergences avec le père sur la philosophie de la vie à adopter, mais il était proche de lui et il l’aimait, cela, Samir en était certain.
Le lendemain, Rachid rentra tôt et annonça au père qu’il avait gagné un peu d’argent en participant à un déménagement. Avec, il avait racheté à Ludo l’ordinateur que Samir avait pu faire marcher. Le père en fut satisfait. Samir, lui sauta de joie. Désormais, il pourrait ouvertement, sans crainte, explorer son trésor sans avoir à se cacher.
« Il ne faut pas que ça t’empêche de travailler à l’école », avertit le père.
Samir le promit. Mais pour l’aider à tenir cette promesse, le père instaura une règle absolue. Il ne pourrait utiliser l’ordinateur que le soir après le dîner, et le week-end.
Les mois et les semaines passèrent. Samir apprit très rapidement à maîtriser son ordinateur. Lorsqu’une grande enseigne de restauration rapide lança une opération commerciale de grande envergure basée sur un jeu de société, Samir en profita pour gagner un peu d’argent. Il se rendait au restaurant et récupérait, dans les sacs-poubelles ou directement sur les tables à l’extérieur, les petits timbres du jeu délaissés par les clients sur les emballages. Chaque jour, il obtenait ainsi plusieurs sandwichs ou boissons gratuites, ce qui lui permettait de manger sans toucher à l’argent que lui donnait le père. Dans une solderie, il commença par acheter deux lots de magazines informatiques. Bourrés de conseils pratiques, ces hebdomadaires permirent à Samir d’appréhender de nombreuses facettes de son ordinateur. C’est ainsi qu’il découvrit que celui-ci était équipé d’un adaptateur Wifi[1].
Un jour, de juin, il glissa le portable dans son sac d’école, bien protégé par une serviette. À l’heure du déjeuner, il se rendit dans le restaurant McDonald’s situé tout près du collège où il connaissait plusieurs employés, tous nés comme lui dans la cité. Il avait choisi cet endroit pour la première sortie de son ordinateur car il s’y sentait en sécurité, et pour ses yeux d’enfants, cette machine était le trésor le plus précieux qui soit. Mais surtout, cet établissement proposait l’Internet gratuit. Grâce aux conseils du magazine, il put ouvrir cette fenêtre sur un monde dont il ignorait tout. Il fut presque asphyxié par l’appel d’air qui gonflait son esprit, et en l’espace d’un instant, l’immense vide qu’il hébergeait depuis des années se combla, vivant, fourmillant de possibilités, d’espoirs, d’opportunités. Il savait que dorénavant, il ne pourrait plus s’en passer.
Le soir, il lui arrivait de parler à Leila de ses découvertes. Sa sœur ne s’intéressait pas trop à toutes ces choses. Bien sûr, ses copines étaient toutes continuellement sur Facebook ou accrochées à leur téléphone portable, mais elle avait autre chose à f aire. Le père travaillait dur, mais son salaire n’était pas majestueux. Il fallait nourrir la famille, payer le loyer qu’il mettait un point d’honneur à régler à l’heure depuis toujours, s’acquitter des charges diverses et de tous les autres frais. Le peu d’argent qu’il restait, il l’envoyait en Tunisie, comme son père le faisait auparavant. La famille, là-bas, appréciait ce geste qui, au fil du temps, était devenu presque symbolique.
Un jour, il expliqua au père qu’avec Internet, on payait le téléphone moins cher, et qu’il était gratuit vers la Tunisie. Il ne reçut qu’un grommellement à son initiative et n’insista plus. Mais la fin des cours approchait et il savait qu’il lui serait plus difficile d’aller surfer sur le web.
Mais une semaine plus tard, le père rentra plus tôt à la maison.
— Leila, dit-il, range-moi un peu ce bazar dans le salon, nous allons avoir de la visite.
— C’est Samir, il a laissé ses devoirs sur la table.
— Fennec ! hurla le père. Viens me ranger tes affaires.
L’enfant arriva et s’exécuta.
— On attend quelqu’un ? demanda-t-il.
— Oui, ils viennent nous installer Internet. Je me suis renseigné à l’agence. On va avoir un Internet Haut débit et on pourra regarder des dizaines de chaînes à la télévision. Et surtout, on ne paiera plus le téléphone vers la Tunisie.
Puis il s’approcha de son fils et le prit, chose exceptionnelle, dans ses bras.
« Et puis comme ça, tu pourras avoir Internet sur ton ordinateur, tu n’auras plus besoin d’aller te goinfrer de saletés pour ça. Tu vois, mon fils, je sais tout, il y a plus de trente ans que j’habite dans cette cité ».
Il éclata de rire, un rire extrême, comme une déflagration, un rire rare, incongru aux yeux de ses enfants. En un flash fugace, Leila saisit une pensée : jamais, elle ne l’avait vu si heureux depuis la mort de leur mère.
Le soir même, Samir accédait, depuis sa chambre, au logo coloré de Google. Il allait pouvoir se débarrasser de cet ennui mortel qui le suivait à chaque instant.
[1] Equipement permettant la connexion aux réseaux sans-fil, et notamment à Internet.