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Des châteaux

« C'est difficile d'être un artiste.

C'est difficile d'être n'importe quoi.

C'est difficile d'être. »

Bill Murray, 2014

 

J'ai passé depuis toujours mes vacances dans des châteaux. Pas des palais, plutôt des bâtisses fragiles où tout est sans cesse à refaire, qui prennent l'eau, s'affaissent, s'effondrent, et sont le premier sujet de conversation à table, tant ils coûtent cher en entretien et en taxes – le classique des châteaux hérités ou acquis avec imprudence. Mais des châteaux quand même. Des châteaux avec des chambres deux fois grandes comme l'appartement que j'occupe à Paris, des cheminées gigantesques, des boiseries, des chandeliers hauts comme des enfants, des fauteuils Louis XV et des girandoles bleues qui scintillent dans la nuit. Des châteaux avec des doubles portes et des passages secrets, nichés au fond de forêts où l'on pénètre en franchissant des grilles tourbillonnantes et mystérieuses. Des châteaux avec des vues majestueuses sur les champs, les arbres, les montagnes, les routes, les vignes et les nuages, avec de l'espace, de l'air, de la place.

Comme j'ai pu fantasmer sur des règnes imaginaires, des armées, des clairons, des canons, des charges et des retraites, quand, enfant, je courais dans l'herbe, un fusil ou une épée à la main, je dessinais devant moi cent mille assaillants, jouant à la tragédie, aux cortèges funèbres des héros vaincus et des rois défaits, des peuples éplorés, asservis, dépouillés, leurs œuvres aux mains de seigneurs étrangers !

Dans les cathédrales et les vieilles églises, je déambulais en pensant aux chevaliers qui étaient passés, quelques siècles plus tôt, sur ces dalles de pierre où j'étais saisi par une résonance. J'avais entendu parler de ces statues de rois qui transpiraient, du pèlerinage que François Mitterrand faisait à Saint-Denis. J'étais fasciné par les croisés, avec leurs casques effrayants, fendus aux yeux seulement, qui leur dessinaient le masque impassible de la mort. Cyrano de Bergerac et Zorro étaient mes héros.

Un petit garçon comme les autres, toujours paré au combat.

*

Quand j'ai eu dix-sept ans, quand j'ai vu Les Chansons d'amour au cinéma, quand je fumais des tonnes de cigarettes en regardant la nuit, quand mon cœur brûlait, j'avais beaucoup de grandes idées pour les années qui se dessinaient devant moi. J'imaginais quelque chose de fort, je me voyais réussir, je ne songeais pas que la vie pouvait être différente de cela. Je n'avais pas encore connu l'abattement, la peur ou la solitude, pas encore connu la petite mort qui, parfois, s'installe dans la vie.

J'ai connu des heures terribles, dans le premier appartement que j'ai loué moi-même, quand j'ai réalisé qu'on est seul dans le monde, que grandir, c'est surtout devoir ramasser un glaive et livrer bataille.

Mon père m'avait souvent parlé de ce sentiment qu'il avait pu éprouver, d'avoir été abandonné. Il avait songé à titrer l'un de ses livres : Argol abandonné, je ne comprenais pas bien, n'avais connu que la douce protection d'une famille nombreuse et n'avais pas su, jusqu'à ce que je la quitte, ce que c'est qu'être un homme, un homme fait de ses actes et de sa chance, des qualités de son âme, de sa capacité à lutter contre le découragement.

Je sortais tous les soirs avec des copains dont je m'apercevais peu à peu qu'ils étaient comme moi, terrassés par leurs premiers pas dans l'âge adulte, tourmentés par les incertitudes de l'amour.

Et puis j'ai été sauvé parce que j'ai été amoureux et aussi parce que j'ai la passion de vivre, parce que je suis émerveillé par le givre qui nappe la campagne en hiver, la balade tranquille du héron au bord d'un étang, les poèmes de Rimbaud, Paris la nuit, les mots bleus les mots qu'on dit avec les yeux.

 

Les gens que j'ai rencontrés au collège, ceux avec qui j'ai usé mes premières boîtes, les mecs des établissements voisins, qui venaient chercher des filles du mien, tout ce monde-là commence à s'approcher des trente ans. Les bandes se sont disloquées, on ne se voit plus tous les jours. On ne passe plus entre copains des heures aux terrasses de café, le rire compulsif et le spleen gratuit nous ont quittés. On boit moins, on fume moins, on fait du sport trois fois par semaine ou davantage pour ne pas gonfler.

Ceux qui sont casés sont à peu près sereins, même quand ils sont mal casés, même quand ils se sont casés avec le premier ou la première venu(e). Les autres passent des week-ends dans une certaine torpeur, à laquelle ils essaient d'échapper à coups de brunchs ou de colocations. Certains ont dévissé totalement dans une loose party pour ne jamais s'arrêter – ils font des petits boulots, rêvent d'Asie ou d'Argentine, disent vivre le moment présent ; ceux dont les parents ont assez d'argent pour leur assurer un bon train de vie voyagent beaucoup et ont, en fait d'activité professionnelle, des activités qui font bien socialement, intellectuelles ou artistiques, qui les font perpétuer les vieilles traditions aristocratiques, ces générations de jeunes gens oisifs, plus occupés par les sentiments que par l'ambition, laissée au vulgaire. D'autres, parce qu'ils ont fréquenté une ou plusieurs des grandes écoles, ont développé un complexe de supériorité qui ne les quittera peut-être jamais et déformera leur perception de la réalité, jusqu'à ce qu'une bonne baffe leur réapprenne l'humilité. D'autres encore tracent leur chemin selon des trajectoires banales, travaillent du lundi au vendredi de 9 h 30 à 19 h 30 dans des entreprises banales, habitent des appartements banals, petits, dans des quartiers moyens, avec des meubles Ikea et Habitat et des livres d'Emmanuel Carrère, et ceux-là connaissent, finalement, une des versions du bonheur contemporain. Et d'autres enfin vivent au rythme de leur génie et de leur inspiration, de leur capacité à maximiser l'expérience humaine, à quitter les chemins balisés, la « zone de confort », pour des horizons plus risqués et envoûtants. Je ne me range pas parmi eux, les admire, les singe.

 

En bref je voulais dire qu'on vieillit, les gens de mon âge, nous perdons notre jeunesse, irrémédiablement, et il m'arrive de penser comme Oscar Wilde que quand on perd la jeunesse, on perd tout.

Et en même temps ces vers d'Eluard : « Savoir vieillir savoir passer le temps / Savoir régner savoir durer savoir revivre. »

 

Jean-Luc Barré, mon éditeur, dégustant des tomates-œufs pochés chez Julien, un restaurant chic où il a ses habitudes, sis aux abords de l'île Saint-Louis, m'a demandé de raconter ici qui je suis, en agitant les pompons de ses mocassins avant d'enfiler son pardessus Loro Piana avec une gourmandise qui semble être son mode d'existence, d'ailleurs je crois qu'il s'est allumé un cigare. Donc je suis quelqu'un de cette génération en train de basculer et je crois que ce constat est déterminant pour ce qui va suivre.

Au-delà des aspects physiques sur lesquels je reviendrai peut-être (la chute des cheveux, le grossissement facile et durable, un rayonnement du visage qui s'évapore, une difficulté croissante à récupérer des fièvres du samedi soir), et avant l'aspect affectif (« avant » au sens de « moins grave »), il y a l'aspect matériel. Tout à coup, il faut subvenir soi-même à sa survie. Il faut, tous les mois, gagner suffisamment pour payer son loyer, lequel est, pour qui commet l'erreur de vivre à Paris, de 800 euros par mois au moins. Or à moins d'être salarié d'un cabinet de conseil ou d'avoir intégré, au prix d'un sacrifice humain de sa propre personne, un cabinet d'avocats d'affaires, il est très difficile de gagner tous les mois 800 euros de plus que ce qu'il faut déjà pour vivre. Un couple peut envisager de partager cette somme, voire de mettre un peu plus à deux, ce qui aura par ailleurs l'effet de solidifier la relation en rendant la séparation plus compliquée mais n'offrira pas vraiment plus de mètres carrés à chacun. Il faut faire des économies pour satisfaire la voracité des propriétaires, qui ne manquent pas d'envoyer d'implacables mises en demeure au premier retard de loyer, d'actionner les garants, de harceler, de menacer, même s'il leur est heureusement devenu difficile d'expulser. Avoir autour de vingt-cinq ans à Paris implique généralement de renoncer à la plupart des restaurants, d'écarter la plupart de ses tentations d'achats vestimentaires et autres dépenses somptuaires. Si l'on s'est inscrit, lors d'un moment d'égarement, dans une fac de droit, il faut raquer pour les codes, le Code monétaire et financier, le Code de procédure pénale, le Code de la santé publique, des volumes qui avoisinent la centaine d'euros pièce et dont il est impératif d'avoir la toute dernière édition, sous peine de ne pas être à jour des réformes et de répondre n'importe quoi lors de l'examen – et cela alors même que l'on utilisera moins d'un dixième des informations reproduites dans ces ouvrages édités par Dalloz (pour les gens chics) et LexisNexis (pour les autres, mais j'achetais tout de même les LexisNexis, qui sont plus aérés).

Voilà un des aspects dominants de l'existence d'un homme de mon âge par les temps qui courent. Pourtant, comparativement à beaucoup d'étudiants, j'ai une forme de chance, même si je ne cesserai de rappeler que j'ai provoqué cette chance, que je bosse sans arrêt pour accéder à différents avantages qui me font apparaître chanceux : je gagne ce qu'il faut pour, tout en n'ayant pas encore terminé mes études, payer ce fameux loyer, et dîner quand même de temps en temps dans des bons restos italiens. Différents emplois dans la presse écrite et l'audiovisuel, des romans autofictionnels chez Jean-Claude Lattès et, désormais, des essais chez Robert Laffont (qui sont assez autofictionnels aussi), un poste de juriste à mi-temps dans un cabinet du parc Monceau me permettent de surnager en attendant de devenir avocat.

J'ai grandi à Paris centre, me suis déplacé quelques mois à Paris ouest puis maintenant à l'Est, mais je me sens mieux dans le Jura ou en Vendée. J'aime courir sur la grève au Havre, dans la lumière blanche de l'hiver, en regardant passer les porte-conteneurs de la China Shipping Line. La cathédrale du Havre, troublante, révèle sa beauté à l'intérieur, avec ses vitraux de couleur qui parsèment l'espace de carrés verts, bleus, jaunes et orange, et sa verticalité qui la fait ressembler au Sénat intergalactique de Star Wars. Je pourrais dire comme La Fontaine que « j'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, / la ville et la campagne, enfin tout », mais je n'ai pas cette plénitude, cette assurance, cette solidité de l'esprit égal. Je suis plus fébrile que cela, perméable à l'angoisse et à la résignation, j'ai souvent l'existence mécanique, sans plaisir. Je déteste la solitude en même temps que je ressens parfois le besoin de fuir les gens. Je passe des week-ends à écouter la musique des films de Wong Kar-wai et à manger du chocolat en lisant ou en écrivant, et en buvant du café. Il peut m'arriver de m'écrouler sur un canapé l'après-midi et de brancher des compilations de Pierre Bénichou sur YouTube, qui me font rire comme une baleine avant de m'endormir pour une heure ou deux. J'oscille donc entre Wong Kar-wai et Pierre Bénichou.

 

De temps en temps, chez moi, si je laisse tourner ma playlist, une chanson me rappelle d'autres époques et me foudroie. Je me souviens des toxines et des passions secrètes, des gobelets en plastique débordant de mégots au milieu desquels je me réveillais à la fin de l'après-midi, les lendemains de beuveries, dans le petit studio où j'avais installé la rédaction du magazine que l'on faisait avec une bande de copains quand on avait dix-huit ans. Je me souviens de ces gens que j'aimais, des longs moments ensemble, quand je n'étais pas, comme aujourd'hui, toujours rattrapé par le travail. Ça n'allait pas mieux qu'aujourd'hui, c'était différent, je roulais plus de patins dans les boîtes de nuit et je n'avais pas encore eu l'idée de passer un concours.