10

Avocat

« Même pas l'heure tu leur donnes. »

Pierre Haïk, avocat,
à l'un de ses clients avant un interrogatoire

 

23 octobre 2015 :

 

« J'ai loupé le concours du barreau pour la deuxième fois. On peut trouver plein de raisons pour ne pas admettre qu'on est sans doute juste un petit peu trop abruti pour l'avoir : j'ai choisi les mauvaises matières, une fac trop difficile. J'aurais dû me renseigner. Je fais les choses comme ça : sans demander conseil, sans aller regarder les détails, sans comparer ceci avec cela. Je prends le chemin qui s'ouvre et espère que ça passera.

« J'ai beaucoup travaillé mais pas comme on nous le demandait, je n'ai pas appris de dates de décisions de justice par cœur, je ne me suis pas fait de schémas ni toutes ces choses qu'ont dû faire ceux qui ont réussi. N'ayant jamais vraiment aimé être étudiant, je n'ai jamais voulu l'être complètement. J'ai toujours essayé d'avoir des activités réelles à côté, même quand ça m'épuisait, à la fois pour prendre part au présent et pour gagner de l'argent, pour me payer de belles chaussures. Aujourd'hui je n'ai envie de rien, parce que c'est une déception immense d'avoir raté deux fois ce concours qu'on ne peut passer que trois fois et qui est à peu près la seule voie d'accès au métier que je veux faire, avocat. Cela fait cinq ans que je bride mon existence pour atteindre ce but, cinq ans que je suis menotté à la Sorbonne. Enfin...

« Même si j'ai vaguement envie de raser la place du Panthéon, je n'ai pas de regrets. Ce serait mentir que de rejeter ces cinq années d'un bloc, par colère. J'aimais beaucoup descendre des bières avec ma copine Ariane, en sortant des cours les soirs d'hiver, dans les bars sales du Ve. J'aimais cela encore plus au temps où je fumais, j'adorais ce mélange de tabac, d'alcool et de conversation qui me délassait le corps et l'esprit, après une journée passée à défricher la jurisprudence du Conseil d'État ou celle de la Cour de cassation. L'étude m'a donné une vraie satisfaction intellectuelle, encore que le raisonnement juridique soit souvent borné. Appliquer une loi à des faits et en tirer une conclusion va rarement chercher bien loin. Je ne le dis pas par aigreur, je le disais déjà avant, je méprisais déjà un peu ces juristes à l'assurance idiote et à l'humour faussement fin. Mais si le troupeau est détestable comme il se doit, il y a des individus qui m'ont donné envie de faire leur métier et d'autres qui m'ont donné envie de les défendre, et voilà que cette perspective s'éloigne de nouveau alors que je ne cessais, jusqu'à l'année dernière, de m'en approcher.

« Je donne l'impression de parler depuis un promontoire, je le sais, je fais exprès de me rendre détestable aux lecteurs bourdieusiens, pardonnez-moi, c'est pour rester debout. Je suis triste comme si quelqu'un que j'aimais venait de mourir. Je n'imagine pas d'autre métier, je n'ai envie d'en exercer aucun autre. J'ai principalement envie de pleurer et de me recroqueviller dans un coin, pour une durée indéterminée. Comment ne pas devenir une boule de haine ?

« Quelques minutes après avoir consulté les résultats, je suis allé marcher sous les arbres jaunes et orange de la place des Vosges et me suis appuyé aux grilles qui entourent la statue de Louis XIII, et ça m'a fait du bien de m'agripper à cette grandeur révolue puisque je devenais, sans que la terre ne s'arrête de tourner, quelqu'un qui ne fera peut-être pas ce qu'il veut le plus faire, quelqu'un promis à une loose tranquille, une déprime douce, houellebecquienne, minable. Resté snob malgré tout, contre vents et marées, contre les nuits glacées et le broyeur du temps, j'ai continué de me convaincre que, de toute manière, j'étais né pour régner, et ainsi que je le fais depuis l'enfance dans tous les châteaux de France, j'ai quitté cet endroit comme si je partais de chez moi. »

 

C'est par ce texte que j'ai annoncé à mes proches que j'avais échoué. Je l'ai posté sur Internet le jour des résultats du concours du barreau et leur ai adressé le lien de la page. Je l'avais raté une première fois parce que j'avais papillonné au lieu de bosser, et une seconde fois l'année suivante, après avoir passé plusieurs mois coupé de tout pour préparer ce machin. Ça avait été une très mauvaise manière de faire, ces semaines trop austères m'ont empêché d'apprendre, de comprendre, d'aborder avec la sérénité nécessaire un examen connu pour être un calvaire, surtout quand on s'est déjà planté.

Mon copain Jérémie Assous, un des avocats les plus talentueux de sa génération, m'avait convoqué un soir de novembre à la terrasse du Flore, et en tirant avec nervosité sur deux cigarettes électroniques à la fois, m'avait dit : « Tu vas venir au bureau, on va bien te faire chier et ça marchera pour toi l'année prochaine. » J'avais accepté, et m'étais retrouvé le lundi suivant à son cabinet de l'avenue de Wagram, au sein d'une équipe tendue par ce patron en Air Max qui travaillait sans ordinateur, s'exprimait volontiers par l'injure (« Pauline, vous dites à ces deux connards que... ») et passait beaucoup de temps à la piscine du Royal Monceau.

Beaucoup de ses confrères, en particulier ceux du même âge que lui, quarante ans, jalousent intensément Jérémie Assous, parce qu'il n'a peur de rien, a des idées, emprunte des chemins de traverse, méprise les solennités et les huiles de la profession. Il a réussi vite, et l'a fait en préservant du temps pour ses enfants, du temps pour faire du sport, du temps pour lire, du temps pour bronzer à Marrakech pendant que ses rivaux perdaient leurs cheveux et prenaient du poids dans des cabinets anglo-saxons où ils tarderaient à devenir associés, ou dans l'ombre de grands pénalistes refusant de leur céder un pouce de lumière. J'admire chez Jérémie tout ce que je n'ai pas, moi qui prends des kilos, perds mes cheveux et m'apprête à travailler dans l'ombre d'un grand pénaliste. J'admire son sens du bonheur, je l'admire d'avoir su garder une joie enfantine, et de toujours faire preuve de cette tendresse enveloppante, singulière, qui donne tant de force à son amitié.

Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas retrouvé scotché à un bureau pendant des journées entières. J'ai commencé à apprendre mon métier et j'ai adoré ça. L'associée de Jérémie, Claire Abello, une pénaliste de terrain en jupe de cuir et talons hauts de combat, travaillait une vingtaine d'heures par jour en enchaînant les espressos (dont j'avais évalué la quantité à un par heure, voire par demi-heure dans les moments les plus critiques) puis, quand la machine De'Longhi a eu rendu l'âme, en sirotant continuellement un café – jus de chaussette qu'elle se concoctait avec des grains solubles. Elle n'hésitait pas à boire en même temps du Coca-Cola, elle fumait pas mal, et se nourrissait souvent de sandwichs triangulaires de supermarché et de chips. Ce cocktail, ajouté au stress des dossiers et sans doute au manque de sommeil, la plongeait dans un état d'extrême tension : je la voyais souvent traverser le couloir du cabinet tremblante, les yeux exorbités, la mâchoire crispée, ce qui me donne un fou rire rien qu'en y repensant, et je ressentais une grande affection pour cette boxeuse perfectionniste que je voyais obtenir de très bons résultats pour ses clients – qui ne semblaient généralement pas mesurer la quantité de travail abattu pour leur compte.

Certains soirs, tout le cabinet se réunissait dans le bureau de Jérémie, lequel, quand il n'arborait pas un costume sur mesure, se présentait parfois vêtu d'un simple jogging, et on descendait des bouteilles de champagne bien froid et des paquets de clopes entiers. La plupart des avocats que j'ai rencontrés ressentent le besoin de se défoncer la tête au moins une fois dans le mois : les activités professionnelles requérant une forte concentration rendent plus agréable la consommation d'alcool et de cigarettes, car les moments de relâchement sont plus savoureux quand ils viennent après de nombreuses heures passées à se prendre la tête sur des conclusions aux fins de relaxe.

Les premières semaines, les dossiers de droit pénal heurtaient ma conscience. Notre boulot consistait alors, en gros, à travailler contre l'État, à déconstruire le travail de la police et celui du procureur, à démontrer par a + b qu'ils faisaient fausse route et que notre client n'était pas celui dont ils s'étaient fait une idée bien précise, que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir sa culpabilité, ou que ce qu'il avait fait ne devait pas occulter ce qu'il n'avait pas fait, ou ce qu'il avait fait par ailleurs dans sa vie, la personne qu'il avait été jusque-là, celle qu'il pouvait devenir, tout ce qui devait conduire les juges à la plus grande clémence si, par extraordinaire, ils considéraient finalement notre client comme coupable des infractions envisagées.

J'étais spontanément davantage préfet, homme politique, policier qu'avocat ; j'avais le seul intérêt général à l'esprit, et cela d'autant plus que cela faisait déjà plusieurs années que je signais dans la presse des chroniques dont les interrogations étaient toujours tournées vers « la vie de la cité ». En matière pénale, le bien à protéger est plus grand encore que « la société » : c'est la liberté. Il s'agit de se battre pour que la machine publique reste dans son couloir ; l'amener au plus juste ; la convaincre de s'abstenir chaque fois qu'un doute subsiste ; répéter sans se lasser que la liberté est la règle et la contrainte l'exception.

Je crois que les juges et le procureur ne devraient pas être juchés sur un promontoire, qu'on devrait les placer à la même altitude que ceux qu'ils ont à juger, ce qui est parfois le cas dans les tribunaux récents. Et ceux qui viennent pour être jugés devraient être assis pour répondre, puisque les juges sont assis pour poser leurs questions. Je pense que l'avocat devrait pouvoir faire un exposé liminaire, que sa parole ne devrait pas intervenir vraiment qu'en dernier, une fois que tout a été, comme disait Thierry Lévy, « battu et rebattu ». Je ne dis pas que les juges sont des bourreaux, que la police n'est pas indispensable, je sais bien qu'elle protège la population et je suis content qu'elle soit là pour empêcher les malfaiteurs de s'en prendre à l'homme faible que je suis. J'ai pu constater que les magistrats, siège et parquet, sont des gens pragmatiques qui essaient de bien faire et qui y parviennent la plupart du temps. Les avocats les y aident, mais il y a des erreurs et des abus, des excès et des modes.

Je pense qu'aucun homme ne sera jamais totalement légitime pour juger un autre homme, et que le système judiciaire actuel est un pis-aller que nous n'avons d'autre choix que d'améliorer indéfiniment pour l'amener vers le plus de mesure possible, le plus de respect des individus, le plus de scrupules. J'ai voulu devenir avocat parce que j'aime la baston, mais aussi pour aider, pour servir, pour être une oreille, une épaule et une voix. J'ai voulu devenir avocat pour être une arme. J'ai voulu devenir avocat parce que je pense que la prison est l'une des pires punitions que l'on puisse infliger à un homme, parce que j'estime qu'elle ne devrait plus exister aujourd'hui que de manière réduite, exceptionnelle, pour les crimes les plus graves. Bref j'ai voulu être avocat parce que l'avocat est, avec le médecin, celui qu'on appelle quand on est  dans la merde.

C'est bien sûr avec la naïveté des débutants que je m'exprime : sans doute les années de pratique auront-elles raison d'une partie de cet enthousiasme. Je mesurerai probablement davantage l'impuissance de l'avocat que son pouvoir, et connaîtrai le découragement si je n'ai pas les dossiers que je veux. Je me sentirai peut-être pourri moi-même à défendre des pourris, et ridicule de vertu à porter la parole d'innocentes victimes. Il faudra de longues années d'ennui laborieux avant de pouvoir prétendre à une quelconque compétence, il faudra travailler énormément, les bons avocats travaillent énormément. Mais je déteste assez les meutes pour avoir envie de m'oublier dans ce métier.

Je n'aime pas les moralisateurs qui voudraient que tout soit aussi bas de plafond qu'eux, j'aime les personnages flamboyants, les comètes, les insoumis, peut-être parce que je n'ai pas assez de courage pour l'être moi-même. Et puis le broyeur indifférent de la force publique me glace. Ceux qu'une clameur poursuit ont ma sympathie par principe. Ceux qui ont péché ont mon pardon par réflexe. Sans doute est-ce un peu facile, s'ils ne m'ont pas nui en péchant ! Oui : il est facile de pardonner et c'est pourquoi il ne faut pas s'en priver.

Les résultats de l'examen du barreau sont tombés début décembre 2016 ; des mois de tourments et d'obstination m'ont permis de réussir. Voilà, je l'ai fait et haut la main, j'ai écrasé ce truc et, après deux échecs, c'est ma revanche. Jérémie Assous m'avait adjuré de « tous les niquer », le bâtonnier de Genève, Marc Bonnant, ne m'avait pas mandaté différemment en m'indiquant sa volonté que je « triomphasse » (« Qui vous parle de réussir ? Je veux que vous triomphassiez ! Je veux que vous découragiez des vocations ! Je veux que vous brisiez des destins ! »), le commandeur François Gibault n'aurait pas compris que j'échoue une nouvelle fois et Gaï m'avait dit : « Shoot to kill. » C'est chose faite.

Mystère et misère de l'âme humaine, les jours qui ont suivi n'ont pas été pour moi des jours de bonheur : j'avais reporté beaucoup de choses à l'après-barreau (payer mes impôts, stabiliser ma vie sentimentale, partir en vacances, écrire ce livre – ces deux derniers projets étant incompatibles) et me retrouvai donc confronté à elles, confronté à la réalité ; j'ai laissé passer une semaine dans une certaine prostration, vautré sur mon canapé à regarder les fils d'actualité des réseaux sociaux sur mon iPhone. Et puis il faisait froid, un froid diabolique, la nuit tombait à cinq heures, je ne voyais plus rien, dans le dessin de mon visage, du jeune homme que j'avais été avant d'être projeté dans la barbarie de l'âge adulte, je n'avais plus le même regard qu'avant, plus le même sourire, plus rien, plus rien ne restait, tout avait été massacré par quelques années sans amour.

En quittant la place de la Bastille, je passe devant l'immeuble où nous habitions pendant mes années de collège, rue de la Cerisaie. Je m'en souviens comme si c'était une autre vie, tant cela me paraît loin ; j'avais un lit en mezzanine, une chaîne hi-fi énorme qui faisait un son magnifique, j'étais fasciné par les marques de luxe, absorbé par les jeux vidéo, et je riais tout le temps. Les choses se sont alourdies. Souvent je songe que je déteste ma vie, sauf par moments. Ce n'est pas celle que je veux : je voudrais habiter un château en Italie, avec un tas de gens amusants ou juste un grand amour, un vieux château entouré de vignes, je resterais le plus clair du temps au coin du feu de la cheminée, ou sur un transat au soleil, à lire, et basta cosí.