3

L'été

« L'écriture ne donne accès à rien. »

Delphine de Vigan, Rien ne s'oppose à la nuit

 

Il n'y avait vraiment que mes nouveaux mocassins Weston blancs en veau grainé, offerts par la maison à l'occasion d'une opération de relations publiques, pour me tirer de l'effroi de l'été 2016, que je passais à Paris pour la troisième année de suite, à cause du concours du barreau que je tentais pour la troisième fois. J'habitais depuis quelques mois un petit appartement rue Vavin, dans le VIe arrondissement, près du jardin du Luxembourg où j'allais régulièrement courir. C'était d'ailleurs pour cela que je m'étais installé dans ce quartier déserté par les jeunes, car les Parisiens de mon âge – je viens de fêter avec beaucoup de chagrin mes vingt-sept ans – habitent tous dans les IIIe, IVe, IXe, Xe et XIe arrondissements. Les autres quartiers sont peuplés de familles et de gens de plus de trente-cinq ans, ou d'origine provinciale ou étrangère, qui préfèrent un cadre de vie calme et propre à la sympathique agitation des bleds sus-énumérés.

Je me trouvais donc relativement isolé de mes semblables, ce qui, au début de mon installation, me paraissait non dénué de panache, mais qui avait fini par m'accabler, d'autant que le quartier de la rue Vavin est l'un des plus chers qui soient et que j'aurais pu louer deux fois plus grand pour le même prix en habitant avec les jeunes. Las, ceux qui me connaissent disent que je ne suis pas du tout un jeune, que j'ai des préoccupations de vieux, des goûts de vieux, et sans doute un vieux cerveau, ralenti par des années d'excès et de dépression.

 

L'été, Paris se révèle assez désagréable à vivre, avec nul endroit où respirer, nulle piscine entourée d'herbe où l'on puisse faire la sieste, bercé par la chaleur, et se rafraîchir passagèrement. On est en permanence dans la saleté et l'inconfort du bitume, des voitures, des innombrables gens, et surtout des particules fines qui saturent l'air.

Une personne sur deux que je connaissais, dont mon éditeur, le genre de type qui porte des mocassins en cuir bleu ciel, avait passé au moins une semaine en Grèce durant l'été 2016, et publié ces photos de maisons blanches et bleues que je connais très bien, pour être allé dans les Cyclades une bonne dizaine de fois. Barré et consorts exerçaient ainsi une pression psychologique terrible sur moi qui me languissais en ville, à devoir travailler sept jours sur sept pour le barreau, qu'il me fallait réussir si je ne voulais pas rater ma vie.

Je voulais plus que jamais devenir avocat. C'était ma vocation, je l'avais dans le sang, j'aimais la baston, l'argumentation, la péroraison, le raisonnement et les effets de manche, j'avais une voix qui porte, j'étais fait pour ça.

Mes parents s'inquiétaient de me voir vivre seul, ils guettaient le moment où j'allais venir accompagné aux déjeuners familiaux du dimanche. Je n'avais pas envie de ça, leur épargnais mes fragiles amours, connaissais parfois la solitude, quand tout est nimbé d'une invisible matière morte. Je n'étais pas tellement plus pathologique que mes contemporains, nous étions une génération un peu compliquée sur le plan sentimental.

L'été 2016 était marqué par des attentats islamistes – l'égorgement d'un prêtre, les quatre-vingt-cinq victimes de la promenade des Anglais. Ils faisaient suite à un cortège funèbre que l'on peinait à énumérer sans en omettre : le Bataclan, les terrasses de café, l'Hyper Cacher, Charlie Hebdo... Certains musulmans, notamment les jeunes, avaient considéré qu'en caricaturant le « prophète » avec tant de désinvolture, les dessinateurs de Charlie l'avaient un peu cherché. Cette pensée révoltante était répandue dans quelques collèges et lycées, comme en avaient témoigné les prises de position spontanées de ces adolescents sur les réseaux sociaux et les difficultés liées aux minutes de silence dans les établissements concernés. Il devenait de plus en plus manifeste que, parmi les populations qui cohabitaient sur le territoire français, beaucoup de musulmans se séparaient des autres, d'ailleurs leur vote était communautaire – ils s'étaient prononcés à 93 % pour François Hollande en 2012.

 

Je n'avais pas vraiment un spleen, j'avais mal partout, je ne me consolais pas d'avoir quitté l'enfance et la vraie jeunesse.

 

Sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, là où j'ai passé une partie de mon adolescence parce que ma grande amie d'alors y habitait – chez ses parents médecins, le père juif ashkénaze, un appartement très élégant avec des Chesterfield un peu défoncés, un piano à queue et des murs peints dans un vieux rose, tout ça toujours parfaitement ordonné, mon amie était fille unique –, il y a maintenant un grand « salon de thé », c'est-à-dire une brasserie reconvertie en bar à chicha où la nouvelle jeunesse française vient passer ses soirées le plus naturellement du monde, sans alcool, les garçons avec les garçons et les filles avec les filles. Bien sûr, c'est leur liberté de le faire, comme c'est celle du patron de ce café de le tenir comme tel. Et en même temps je ne veux pas que la France devienne un pays où, par endroits, il n'y a plus que ce genre de lieu. Alors que j'ai des souvenirs merveilleux sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, je suis resté songeur devant cette chicha que je ne connaissais pas et qui m'a donné l'impression d'un mauvais changement.

 

Durant cet été où flottait une menace, j'allais jouer de temps en temps au tennis au jardin du Luxembourg avec mon ami Gaï, un Niçois genre Alain Delon, beau jusqu'à être devenu une sorte de légende urbaine, « tu sais ce mec super beau qui est souvent au Montana » (il va m'en vouloir). Gaï voulait réaliser des films au lieu de jouer dedans, ce qui lui aurait permis de devenir une star en quelques semaines. Beaucoup d'entre nous sabotent eux-mêmes ce qui les prédestinerait à réussir.

Nous jouions très mal, d'une manière vraiment grotesque, à tel point que les rares moments où nous parvenions à avoir un échange ininterrompu de plus de quelques minutes constituaient un véritable instant de grâce. Il faut dire que Gaï n'hésitait pas à fumer des clopes pendant le jeu, ce qui lui donnait un air de Popeye nonchalant, mais n'en faisait pas un tennisman exceptionnel.

C'était quand même ce qui me permettait de respirer un peu entre deux cas pratiques sur la procédure des référés, quand je n'allais pas passer deux jours avec ma famille dans le Jura, où je séjournais dans une chambre un peu à l'écart.

Je posais mon ordinateur sur un joli bureau ancien, couvert sur le dessus de cuir rouge très patiné, tirant un peu vers l'orange par endroits.

Devant lui se trouve une cheminée en marbre rose, surmontée d'un trumeau au cadre bleu ciel décoloré, qui reflète les tomettes rouge-rose-orange-jaune pastel du sol. La peinture est craquelée partout. Il y a un placard en bois brut, ni peint ni vernis, et deux larges fenêtres qui donnent sur le jardin et la maison du viticulteur de l'autre côté de la route. La chaleur de cette fin d'été atteignait des sommets tropicaux, je travaillais, étais parfois traversé de pensées qui me faisaient chavirer.

J'aurais voulu rester là des mois.

Je me souvenais d'avoir dormi dans cette chambre avec P., un été où nous étions venus après une nuit blanche, cela avait été des vacances merveilleuses, les dernières avant le début de mes études.

Je n'explique pas aujourd'hui la simplicité ni la force du lien qui m'unit toujours à P., je les constate, les vis avec bonheur quand elle vient en France où quand je me rends, plus rarement, aux États-Unis.

Je ne me résous pas à l'anéantissement de mes premières amours ni à l'exil de P., à ce que les gens avec lesquels je me sentais le mieux m'aient pour la plupart quitté. J'aimais quand P. et moi habitions ensemble son appartement à côté de la Bastille, j'aimais nos pâtes au ketchup, la douceur de sa peau et l'odeur de son parfum, Insolence, de Guerlain.

J'ai adoré cette existence tournée vers le bonheur psychique, vers les sensations et les sentiments passionnés, j'ai adoré faire n'importe quoi pour amuser la galerie, fumer des clopes en buvant de l'alcool était ma source inépuisable de joie. J'ai adoré ça et y ai mis fin du jour au lendemain, quand j'ai commencé mes études de droit et amorcé une existence plus raisonnable.

*

Souvent pendant cette prépa, je peinais à me concentrer, faisais des pauses toutes les dix minutes. On n'imagine pas le nombre de gens qui végètent derrière leur bureau, à scruter les fils d'actualités des sites d'information, à regarder des vidéos d'animaux ou de scènes insolites capturées par des caméras de surveillance à travers le monde, bref à perdre leur temps. Et parmi ces gens on trouve aussi des vieux qui devraient se préoccuper de vivre et se hâter de profiter de l'existence au lieu de se laisser envahir par les faits et gestes des hommes politiques, les déclarations de Jean-Luc Bennahmias, les combats sanglants entre tel ou tel intellectuel et tel ou tel élu de la nation, ce spectacle de guignols où s'affrontent des nains du titre qu'ils prétendent détenir (nains-philosophes, nains-écrivains, nains-ministres).

 

Rue Vavin le soir, un vendredi du milieu du mois d'août 2016. Première gymnopédie de Satie, l'éternelle musique de mon spleen, la bande originale de ces dix dernières années. Le lave-linge fait un bruit dingue. C'est tout petit ici, tout est proche de tout. Je suis censé travailler, préparer mon concours d'avocat. Comme l'année dernière et celle d'avant, j'ai la tête ailleurs, pleine de souvenirs et d'envies de partir. J'avais quinze ans lors de mon premier voyage à New York, avec mon père et ma sœur, j'adorais l'hôtel où nous étions descendus, le Soho Grand, avec ses fauteuils larges et la fenêtre de notre chambre sur la rue au vingtième étage, la musique d'ambiance que je mettais sur la chaîne hi-fi, très bas le matin vers cinq heures pendant que, déjà levé à cause du décalage horaire, je regardais le ballet des voitures en dessous.

J'aimais ces années où tout n'était que jeux et rêves.

Je ne me fais pas à la vie d'adulte, au poids du réel et des responsabilités. Je voudrais encore passer deux mois en vacances à fantasmer ma vie plutôt qu'à la faire exister vraiment. J'ai l'impression que le temps a rétréci. Qu'est-ce qui fait qu'une journée est si longue, est une promesse de tant d'événements pour un enfant, et se résume à des heures qui s'enchaînent rapidement pour un adulte ? Je n'arrive plus vraiment à aimer.

 

Il y a eu le 27 juillet. Ma petite sœur Lara est morte le 27 juillet 1997, elle avait quatre ans. Je me sens encore comme son frère, je l'aime toujours sans limite. Vingt ans après, je ne peux pas écrire ça sans être bouleversé.