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Sarko

« Il nous regarde encore, ensuite il se recouche

Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche

Et, sans daigner savoir comment il a péri,

Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. »

Alfred de Vigny, La Mort du loup

 

J'ai rencontré « Sarko » pour la première fois dans ses bureaux de la rue de Miromesnil, près de l'église Saint-Augustin à Paris. C'est un endroit assez banal, parquets-moulures-cheminées-belle HSP, où l'on est accueilli par des gardes du corps aux mines patibulaires et où s'impatientait un fauve attendant le moment de bondir hors de sa cage. J'avais déjeuné avec Carla, très star et bienveillante à la fois, quelques semaines plus tôt, parce qu'elle appréciait mes articles pleins de fureur.

À l'époque, environ un an avant son retour, Sarko recevait à la chaîne, en faisant patienter les gens dans un genre de salle d'attente qui aurait pu être celle d'un dentiste. Il y déboulait tout à coup sans prévenir pour accueillir ses visiteurs, appréciant sans doute le petit moment de sidération qui parcourait la salle, parce que c'était lui, cet homme qui polarisait toute l'attention médiatique, toutes les craintes politiques, toute l'hystérie du débat public français, alors même qu'il s'en était soi-disant « retiré ». Ce qui m'a d'abord frappé, c'est son corps, trapu, tendu, musclé. Sa présence dans l'espace. Sa façon de planter ses yeux dans les vôtres et de ne pas vous quitter du regard même quand il marche devant vous, de ce regard plein de malice et d'enfance, plein de vie.

Ce jour-là, il se délectait des remous provoqués par une tribune qu'il avait publiée dans Le Figaro où il comparait les juges qui l'avaient mis sur écoutes à la Stasi est-allemande. Pour être franc, c'est ce que j'aimais chez lui : cette manière, malgré le poids de ses statuts d'ancien président de la République, ancien garant de l'indépendance de la magistrature, ancien plus haut magistrat du pays, susceptible de le redevenir un jour, et dans le même temps poussé vers la fossilisation propre aux grands anciens, de ne pas craindre d'accuser des juges de son propre pays de se comporter comme une police politique totalitaire. Comme on s'ennuie, en France, avec tous ces « responsables politiques » qui ne savent plus faire une phrase normale, qui disent toujours aussitôt le contraire de ce qu'ils viennent de dire, qui ont peur de leur ombre !

Bref j'aime Sarko pour cette impertinence et me trouve, à vingt-cinq ans je crois à l'époque, dans son bureau, assis sur un canapé en cuir crème.

Il me tend une énorme boîte de chocolats dans laquelle je pioche. Il dit : « C'est bon hein ? C'est bon parce qu'y a du sel. C'est bon parce qu'y a du sel dedans. » Carla téléphone une ou deux fois, il nous parle de La Chartreuse de Parme, je ne dis rien d'intéressant. Nous nous sommes revus plus tard, j'ai été assez nul de nouveau, tétanisé par la star, avec ce sentiment que l'on peut avoir vis-à-vis de certains interlocuteurs de n'avoir rien à dire d'utile.

Du sarkozysme, il restera une façon de faire dont chacun peut s'inspirer pour soi-même. Une manière de se relever quand on tombe, d'accélérer encore quand ça marche bien, d'essayer de se surpasser, de faire plus que ce que l'on croit pouvoir. Un goût pour le plaisir, pour le présent. Une philosophie vieille comme Sénèque, tout donner au présent. Faire comme si la peur n'existait pas, comme si la fatigue n'existait pas, comme si les hommes ne vieillissaient pas, comme si tout était toujours possible. Se moquer des convenances, vivre pour soi, pour ceux qu'on aime et pour le destin que l'on s'est choisi.

Je crois que Sarko, s'il a été timide sur les réformes, a été bon sur la scène internationale, hormis le cas libyen. Je crois qu'il a contribué, un temps, à réveiller la France, ce pays qui dort debout, qui n'en finit plus de se ramollir, de se cloîtrer, de se vacciner. Les Français peuvent être des conquérants s'ils sont emmenés par quelqu'un qui leur donne envie de se battre. L'ancien maire de Neuilly a été un peu cet homme-là ; une peur irrationnelle du régicide et beaucoup d'ankylose administrative ont eu raison de sa tentative. Mais il a fait rêver des milliers de jeunes comme moi, qui ont aimé le travail grâce à lui, qui ont surmonté leurs échecs grâce à lui, qui ont eu, grâce à lui, plus d'appétit à vivre. Au lendemain de sa défaite, j'ai publié sur le site Internet du Point un petit mot d'adieu où j'ai dit ce que je pensais de cet homme-là :

 

« Nicolas, j'aimais tout chez toi, et par-dessus tout ce regard canaille que tu promenais sur les autres quand la flamme du défi s'allumait dans tes yeux. J'aimais cette façon que tu avais de t'affranchir des usages de tous ces gens coincés, coincés dans les bonnes manières de la droite, coincés dans la peur de son ombre du centre, coincés dans la pensée vertueuse de la gauche. J'aimais que tu portes des costards à dix plaques, que tu votes dans le XVIe flanqué de Claude Goasguen, et qu'à cette occasion tu ne trouves évidemment pas utile de faire la queue avec ces citoyens dont tu sollicitais pourtant les suffrages, alors que tous tes concurrents se l'étaient infligée. J'ai adoré quand tu t'es pointé en Falcon à Bordeaux où un juge d'instruction bien téméraire s'était permis de te convoquer, avec berline sur le tarmac et le consiglere Herzog qui t'attendait avec son visage fermé de tonton flingueur, comme toujours, comme dans un film. J'aimais te voir marcher sur l'adversité avec constance, te battre contre tous ceux, si nombreux, qui cherchaient à te ramener dans un commun de mortels que tu as fui toute ta vie. Tu ressemblais chaque jour un peu plus à Al Pacino dans Le Parrain et ce doigt d'honneur permanent que tu adressais aux Inrocks, à France Inter, aux collectifs d'artistes et aux minets en Stan Smith de Yann Barthès, ça me plaisait. Tant de gens, à ton âge, sont morts de l'intérieur !

 

« Hélas, la droite a parlé, la droite mocassins, la droite patrimoniale, notariale, celle de la Sologne et du Ferret, et cette droite-là a choisi Fillon parce que tu n'as pas fait ce qu'elle attendait de toi quand tu étais aux manettes. Elle voulait la fin des 35 heures, elle voulait qu'on allège ses impôts et ses taxes, elle voulait qu'on délivre ses entreprises de l'administration, bref elle voulait qu'on la débarrasse du socialisme sous toutes ses formes et toi, Nicolas, même si tu as été la bonne personne à la bonne place pendant la crise des subprimes, tu n'as pas réformé le pays de fond en comble. Le peuple de droite souhaite maintenant que cela soit fait, car au fond ce ne sont pas des gens très drôles, le sérieux les avale.

 

« Tes adieux étaient parfaits parce que, enfin, tu étais sincère. Enfin, tu laissais parler ton cœur sans te soucier d'un électorat-cible. Enfin tu sortais de cette misérable campagne où tu as semblé ne croire à rien de ce que tu martelais. Enfin, tes porte-parole vont cesser de proférer des insanités en ton nom. Il était temps. Cette campagne sans intelligence, sans idées et sans grandeur n'était pas digne d'un homme qui a été capable de tellement mieux. C'était du Buisson ramolli au micro-ondes alors qu'il aurait fallu Napoléon. “Tu désertais, victoire, et le sort était las.”

 

« Je veux te remercier parce que je me souviens de mes découragements et de mes échecs, parfois des échecs très lourds, très tristes, et très solitaires. J'allais alors, comme chaque jour ou presque, courir sous les arbres, et j'avoue que souvent c'est à toi que j'ai pensé, comme un adolescent puéril, comme Nadine Morano dans ses heures les plus enflammées, j'ai pensé à toi Sarko, en écoutant la musique de Rocky, et je suis retourné me battre. Cela dure depuis que j'ai dix-sept ans, j'avais dix-sept ans en 2007, je n'étais pas sérieux et déjà ton activisme me donnait la patate.

 

« Je veux te remercier pour tout ce que tu as fait pour notre pays et pour l'énergie et le bonheur que tu as donnés à ceux qui t'ont soutenu. Je veux te remercier pour l'impulsion que tu avais su prodiguer à l'Europe, cette impulsion dont on constate, alors que le continent maintenant se disloque, qu'elle était tellement nécessaire. Personne ne conteste aujourd'hui que la période de la présidence française du Conseil de l'Union européenne a été politiquement brillante.

 

« Alors voilà, tu as aussi fait de belles erreurs, nombreuses et lourdes, la Libye, la comparaison des migrants avec une fuite d'eau, 500 milliards de dette supplémentaire, qui n'étaient pas tous liés à la crise, ce genre de choses. Tout le monde t'a lâché, et je vais te confier que moi aussi, je t'ai lâché. J'ai pensé que pour la France, pour les cinq ans à venir, tu n'étais pas la bonne personne pour la tête de l'État. J'ai pensé que tu donnais mal à la tête à trop de gens, que tu étais préoccupé par beaucoup trop d'autres choses que par l'intérêt général, que tu étais trop en chevilles avec le Qatar et que tu n'avais pas assez d'idées nouvelles pour remettre le pays en route. J'ai pensé que te réélire revenait à faire comme les Italiens avec Berlusconi et je ne voulais pas de ça pour la madone aux fresques des murs. J'ai voté Juppé, j'ai estimé, et sans trop hésiter, qu'un bon Juppé bien rectangulaire, avec ses vestes bleu nuit aux épaules larges, un peu à la Chirac, la mine soucieuse et le corps entièrement fondu dans celui de notre vieux pays, un Juppé de marbre, commandeur stoïque dans le déchaînement des flots où nous sommes pris, gouvernant le navire France sans aucun autre souci que de le conduire à bon port, c'était ce qui nous fallait. Les participants à la primaire semblent lui préférer Fillon, ce sera peut-être bien aussi, encore que je voterai Macron. Peut-être que tu reviendras, après tout tu auras dans dix ans l'âge de Juppé aujourd'hui, en politique tout est possible. D'ici là, amiral, je te souhaite bon vent, tu m'as donné beaucoup de ce que je suis, et peut-être pas la moins bonne partie. Un ami qui t'aime bien m'a envoyé ces vers d'Alfred de Vigny dimanche soir, un extrait de La Mort du loup, ce seront mes derniers mots pour toi, c'est la France, c'est toi.

 

« Il nous regarde encore, ensuite il se recouche

Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche

Et, sans daigner savoir comment il a péri,

Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. »