11.

Comme ils remontaient à bord, Lexi prit la direction de sa cabine.

— Où vas-tu ? demanda Leo, visiblement étonné.

— Je suis épuisée. J’aimerais dormir, cette nuit. Le voyage de retour sera éprouvant.

Il fronça les sourcils et observa une pause avant d’opposer :

— Tu pourras dormir durant le trajet en avion. Et cela ne te ressemble pas d’essayer de prendre la fuite quand tu n’obtiens pas ce que tu veux d’une discussion…

Il marquait un point.

— J’ai seulement besoin d’un peu d’espace, expliqua-t-elle.

— Pourquoi ?

— Parce que tu refuses d’aborder certains sujets et que cela me pose un problème.

— C’est exactement la raison pour laquelle je ne m’engage jamais dans une relation, répondit-il froidement.

— Parce que nous avons une relation, toi et moi ? demanda-t-elle, une pointe de sarcasme dans la voix.

— Apparemment, non.

— Leo, quand on est dans une relation, on se parle, et pas seulement de ce qui ne risque jamais de faire de vagues. On parle de ce qui importe. Comme dans la conversation que nous avons entamée tout à l’heure. Mais toi, tu refuses d’évoquer tout ce qui est personnel. Tu n’as même pas jugé utile de me dire que c’était ton anniversaire !

— Et qu’est-ce que ça peut bien faire ? Le jour où je suis né ? Oublie cela. J’y suis bien parvenu.

Lexi prit à peine garde à la rudesse de sa voix, tant elle était sous le choc, découvrant qu’elle ne savait presque rien de lui. En un sens, c’était normal : ils se connaissaient depuis moins d’une semaine. Mais s’il lui avait posé des questions, elle lui aurait répondu sans hésiter. Lui, en revanche, lui interdisait l’accès à son intimité et se fermait comme une huître.

— Je suppose que cela montre seulement que tu ne t’ouvres pas beaucoup à moi, observa-t-elle avec tristesse.

Il secoua lentement la tête.

— Tu ne comprends pas, maugréa-t-il.

— Non, je crois que je ne comprends pas, en effet : je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas dit à Ty que tu es son père. Je ne comprends pas pourquoi tu refuses de me révéler qui est Sasha. Et pourtant, je sais qu’elle a énormément compté dans ta vie.

Ces derniers mots le firent pâlir, comme s’il avait oublié avoir crié ce nom durant son cauchemar.

— Sasha ne compte pas, assura-t-il.

Comment pouvait-il proférer un tel mensonge ? Car elle savait qu’il mentait ! Elle le lisait dans son regard.

— Si c’était vrai, opposa-t-elle d’une voix tremblante, tu ne murmurerais pas son nom dans ton sommeil. Tu penses encore à elle, Leo, je le sais.

Et cela la déchirait !

— Chort vozmi, Sasha n’est pas une femme. Sasha était mon frère !

Son frère ?

— Tu as un frère ?

— J’avais. Il est mort à l’âge de trois ans.

Oh ! Seigneur… L’âge de Ty !

— Et toi ? Quel âge avais-tu ?

Cette fois, il parut extrêmement mal à l’aise. Il s’éclaircit la gorge et articula :

— Dix ans.

Le moment où son père avait été emprisonné, songea-t-elle. Elle déglutit avec peine, ne sachant si elle tenait à acquérir la certitude que les deux événements étaient liés. Tout cela ne présageait rien de bon. Mais sa curiosité était plus forte, et elle enchaîna :

— Comment est-il mort ?

Leo parut réprimer une émotion particulièrement violente. Lentement, il plongea son regard dans le sien. Un regard dur, impitoyable.

— Il s’est interposé entre mes parents un soir, et d’un revers de la main, mon père l’a précipité contre un mur.

— Oh mon Dieu ! s’exclama-t-elle, horrifiée, en portant ses deux mains à son visage.

— Je t’avais prévenue que certains secrets se trouvaient mieux dans leur placard, mon ange, dit-il en allant s’asseoir sur l’un des sièges du ponton.

Il avait prononcé ces mots d’une voix si froide que Lexi comprit immédiatement à quel point ce drame l’avait bouleversé. La mort de son frère n’était pas derrière lui. Il luttait encore contre ce traumatisme, réalisa-t-elle.

Reprenant un peu ses esprits, elle le rejoignit et s’assit doucement sur le canapé en teck, à côté de lui.

— C’est la raison pour laquelle ton père a été envoyé en prison, murmura-t-elle. Et cela explique aussi pourquoi tu te retrouvais dans des bagarres… Oh ! Leo, je suis désolée d’apprendre cela. Tu as dû être dévasté.

Elle vit les muscles de sa nuque se contracter, mais il ne répondit pas.

— Et ta pauvre mère, poursuivit-elle, cherchant vainement à se représenter ce qu’elle aurait éprouvé dans la même situation. Elle a dû s’écrouler sous le poids du chagrin et de la culpabilité… Je comprends qu’elle n’ait pas été en état de veiller sur toi après cette tragédie.

Tout faisait sens. N’importe quel être humain aurait connu les plus grandes difficultés dans l’après-coup d’un tel épisode.

— Elle ne tenait pas spécialement à s’occuper de moi, dit-il. Mais j’en étais content. Moi aussi, j’étais impatient de me trouver le plus loin d’elle possible.

Lexi fut choquée par la dureté de sa voix et sentit un frisson glacial lui parcourir le dos.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Tu as l’intention de mettre un terme à cet interrogatoire un jour ou l’autre, mon ange ? rétorqua-t-il sèchement. J’ai besoin d’aller prendre une douche. Avec toi.

Elle le dévisagea avec inquiétude. Etait-ce là ce qu’ils avaient de meilleur à partager ? Une lutte pour démasquer des cadavres dans les placards, qui ne menait qu’à de nouvelles meurtrissures, à des plaies ouvertes, à l’impossibilité de guérir ? Car Leo ne voulait pas se débarrasser de ce qui le faisait tant souffrir — ou, du moins, pas avec elle. Une nouvelle fois, il lui faisait comprendre qu’elle n’avait pas de place dans son cœur.

Elle songea à la vie qu’elle menait à Londres. A son amitié avec Aimée, à son travail, à sa mère qui recueillait des enfants sans foyer pour leur offrir un peu d’amour. Même si elle se sentait à des années-lumière de cette existence en ce moment, elle savait que c’était cela, sa vie. Et non ceci.

Le soupir qu’elle laissa échapper rompit le profond silence de la nuit. Elle se tourna vers lui. Son visage était pâle. Il souffrait. Avait-elle le droit de renoncer aussi vite ?

— Je me rends bien compte qu’il s’agit d’un sujet extrêmement douloureux pour toi, dit-elle avec douceur. Je vois bien que cela te ronge… Et je crois que tu souffres également de l’abandon infligé par ta mère à un moment où tu avais particulièrement besoin d’elle.

— Elle n’avait pas le choix.

— C’est ce que tu répètes constamment, mais…

— C’est moi qui étais responsable de la mort de Sasha, coupa-t-il d’une voix nouée par une rage intérieure.

Lexi resta silencieuse un instant.

— Comment cela ? s’enquit-elle enfin.

Il serra les poings sur les bras du fauteuil et lâcha :

— J’étais censé le surveiller, cette nuit-là.

— Pour quelle raison ? Où étaient tes parents ?

— A la maison, admit-il. Ils se disputaient. Et c’était mon rôle de veiller sur Sasha dans ces cas-là. Seulement, ce soir-là, je n’avais pas envie d’être dérangé. J’étais beaucoup plus intéressé par mon jeu vidéo que par mon petit frère.

— Mais Leo… Tu n’étais pas responsable de ton frère ! observa-t-elle.

Comme il l’ignorait et baissait la tête, elle insista avec véhémence :

— Tes parents n’avaient pas à te confier la sécurité d’un si jeune enfant. Tu n’as rien à te reprocher. Tu n’es pas responsable de sa mort ! J’espère que tu le sais, au moins ?

— Aucun de ces beaux discours ne changera le fait qu’il est mort, opposa-t-il brutalement. Je l’ai laissé tomber. Je n’étais pas là au moment où il avait besoin de moi, et il serait encore en vie si je ne m’étais pas montré si égoïste !

— Non, rétorqua-t-elle, c’est faux ! Tu n’aurais jamais pu être présent à tout instant et…

— Assez ! Cette histoire est réglée pour moi. C’est mon passé, voilà tout, conclut-il avec autorité.

Lexi hésita, mais préféra enchaîner :

— Non. Je ne crois pas que ce soit réglé. Pas si tu restes persuadé d’être responsable de la mort de ton frère.

— Je suis assez grand pour en décider.

— Mais tu ne l’étais pas au moment des faits ! Seigneur, tu n’avais que dix ans ! Toi aussi, tu étais un enfant. Pourquoi refuses-tu de l’admettre ? Tu préfères payer pour la mort de Sasha le restant de tes jours ?

A ces mots, il lui décocha un regard si désemparé qu’elle sentit son cœur se fendre.

— Leo, tu dois faire la paix avec toi-même, plaida-t-elle. Tu n’étais pas tout-puissant à dix ans, et tu ne l’es pas non plus aujourd’hui. Je crois aussi qu’il faudrait que tu parviennes à pardonner à ton père, au fond de ton cœur. Parce que si tu ne le fais pas, tu deviendras un homme vide, isolé, rempli de hargne et de rancœur.

— Tu as fini ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Leo, Ty a besoin de toi, enchaîna-t-elle, déterminée à vider son sac. Et j’

Oups. Qu’avait-elle été tout près d’avouer ? Qu’elle avait besoin de lui aussi ? Qu’elle l’aimait ?…

Oui, elle l’aimait. Inutile de se le cacher. Et cela changeait tout. Le besoin impliquait la dépendance, l’amour un partenariat. Mais il n’avait aucune envie de se lancer dans cette merveilleuse aventure. Lexi, au contraire, avait mal au ventre, tant elle sentait cet élan croître en elle.

— Je sais que tu peux devenir un père merveilleux, reprit-elle. Et malgré tout ce que tu as à redire sur ce sujet, Ty mérite d’être heureux.

Une nouvelle fois, il se terra dans le silence, le regard perdu dans le lointain.

— Leo, rien que de penser aux épreuves qui t’ont été infligées durant ton enfance, je me sens malade. Mais tu n’as pas à faire le choix de la solitude, comme ton oncle, pour te protéger de la vie. Je sais que jamais tu ne ferais de mal à Ty. Ce risque est imaginaire et n’existe que dans ton esprit.

Un demi-sourire se dessina sur ses lèvres, et il lui retourna un regard amusé.

— Tu dis cela avec une incroyable certitude, mon ange.

— Parfaitement, reconnut-elle. Parce que tu n’es pas ton père. Tu l’as prouvé depuis de longues années en faisant des choix très différents, et tu es le seul à ne pas le voir.

Comme son sourire s’étirait davantage, elle sentit la colère sourdre en elle. Cela n’avait rien d’une plaisanterie ! Comment pouvait-il exprimer un tel détachement ?

— Je commence à me demander si tu ne t’accroches pas de toutes tes forces aux douleurs de ton enfance, observa-t-elle. Je crois qu’elles te fournissent une excuse idéale pour ne pas donner une chance à l’amour.

A peine eut-elle prononcé ces paroles qu’elle les regretta et se maudit de les avoir laissées franchir ses lèvres. Car même si c’était vrai, le moment était fort mal choisi pour lui faire entendre ce discours !

Il haussa les sourcils, se leva et la dévisagea avec méfiance.

— Est-ce que j’ai bien compris ce qui est en train de se passer, Lexi ? demanda-t-il. Tu t’es imaginé que je tombais amoureux de toi ? Que tu avais surpassé toutes tes rivales dans cet exercice, et que j’allais te passer la bague au doigt ?

Il s’esclaffa.

— Dans ce cas, reprit-il, je vais me montrer très clair. Je ne suis pas de ceux qui se laissent appâter et mettre en laisse.

Le coup était si violent qu’elle eut l’impression d’avoir reçu une gifle cinglante. Non seulement parce que ce qu’il venait de lui dire était cruel, mais parce qu’elle réalisait avoir commis la même erreur que sa mère : elle venait de pousser un homme à bout, au point de le contraindre à mettre un terme à leur relation.

Pourtant, contrairement à sa mère, elle ne le regretterait pas. Car elle savait qu’elle méritait mieux de la part d’un homme. Sa mère aurait sans doute été ravie si son père avait choisi de rester — quitte à ce qu’il poursuive sa double vie. Jamais elle ne pourrait tolérer l’équivalent. Même si elle se sentait transpercée par une douleur suraiguë à l’idée d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait, elle savait que cette confrontation avait été nécessaire.

— Je ne parlais pas d’amour entre toi et moi, Leo, conclut-elle avec un mélange de calme et de dignité. Je parlais de Ty.