Il avait marqué un moment de stupeur, mais un sourire finit par se dessiner sur son visage.
— Marché conclu, dit-il. Venez, maintenant. Je vais vous montrer votre chambre.
Lexi manqua s’évanouir en réalisant qu’elle venait d’accepter de le suivre en Grèce. C’était bien la dernière chose à faire… Mais il n’était plus temps de faire machine arrière.
« Je dois avoir perdu l’esprit », songea-t-elle en lui emboîtant le pas, avant de s’arrêter près de lui sur le seuil de la chambre de Ty.
Le petit dormait toujours profondément.
— Au fait, reprit-elle en fronçant les sourcils, pourquoi devrais-je passer la nuit ici, si nous ne partons pas avant demain ?
— Parce que j’ai besoin de vous au cas où Ty se réveillerait.
Lexi avait fort envie de discuter, mais malheureusement, sa remarque était juste.
— Je n’ai rien à porter pour la nuit, objecta-t-elle très bas, furieuse d’être ainsi vaincue.
— Donnez-moi vos clés et votre adresse, proposa-t-il. J’enverrai quelqu’un vous chercher ce dont vous avez besoin.
— Pourquoi n’irais-je pas moi-même ?
— Parce que Ty pourrait se réveiller, répéta-t-il d’un ton las.
— Cela ne me prendra qu’une heure, protesta-t-elle.
— Non.
— Eh bien je refuse qu’une personne que je ne connais pas aille fouiller dans mes affaires.
Il se retourna vers elle, la jaugea de la tête aux pieds et soupira :
— Donnez-moi une minute, je reviens.
Un instant plus tard, en effet, il revenait vers elle. Elle prit le carré de coton soigneusement plié qu’il lui tendait. C’était un immense T-shirt gris, ayant déjà été porté — qu’il devait mettre quand il faisait du sport.
— C’est à vous, conclut-il en lui coulant une œillade complice, avant d’ajouter : Et ainsi, je rêverai de vous dans mon T-shirt, mon ange.
— Ce commentaire n’a rien de drôle, se défendit-elle en rougissant.
— Bonne nuit, mademoiselle Somers, chuchota-t-il en se penchant sensiblement vers elle. Oh… J’ai oublié de vous dire à quel point j’apprécie que vous restiez. Dites bien à votre chéri que je suis absolument navré d’avoir ruiné ses plans.
Une lueur satisfaite brillait dans son regard bleu, comme pour mieux souligner qu’il n’en pensait pas un mot.
La laissant là, il retourna vers son bureau, tandis qu’elle sentait une peur panique la gagner.
Elle venait de pactiser avec le diable, et elle l’avait fait de son plein gré !
* * *
Lexi ne savait pas ce qui venait de la réveiller. La pièce était plongée dans le noir, et elle se redressait lentement quand le bruit se manifesta une seconde fois. Une sorte de long marmonnement rauque.
— Ty.
A la hâte, elle se glissa hors du lit et se faufila dans le long corridor de l’appartement, pour s’arrêter devant la porte de la chambre où dormait l’enfant.
Dans l’entrebâillement, grâce à la lueur tamisée de la lampe de chevet posée au sol, elle put constater qu’il dormait à poings fermés.
Elle allait rebrousser chemin quand le bruit se fit encore entendre.
— Leo, murmura-t-elle.
Indécise, elle resta immobile dans le couloir avant de discerner les mots : « Non, Sasha ! » Malgré elle, elle avança dans la direction de la chambre du propriétaire des lieux, comme poussée par une force invisible.
Elle avait toujours joué les bons Samaritains quand on appelait au secours. Petite fille, elle allait sauver des animaux écrasés en bord de route, des oiseaux tombés du nid, et même, un jour, un agneau pris dans des barbelés… Cet agneau avait été son grand ami, durant les quelques jours où elle avait pris soin de lui dans le jardin, avant de devoir le rendre à son troupeau.
Mais elle oublia tout du petit animal en poussant doucement la porte de la chambre de Leo.
Dans l’obscurité, les lignes épurées du luxueux mobilier contemporain se découpaient en ombres noires sur fond gris. Elle sentit ses pieds s’enfoncer dans un extraordinaire tapis, si doux et si épais qu’on aurait pu dormir dessus.
Devant elle, au beau milieu d’un lit aussi gigantesque qu’une piscine, Leo se débattait, comme s’il luttait contre des fantômes. Les draps étaient rabattus à ses pieds. Dans son combat onirique, il grimaçait.
Lexi demeura la gorge sèche devant le spectacle de ce corps d’athlète presque nu. Il ne portait en effet rien d’autre qu’un caleçon. Son torse, ample et puissant, était doté de pectoraux impeccablement dessinés. Son abdomen, sculpté par des années d’entraînement, exerçait la même fascination sur elle.
Elle déglutit avec peine et s’efforça d’ignorer l’étrange vague qui électrisait son bassin. Doucement, elle s’approcha. Quel que soit le mauvais rêve auquel il était en proie, mieux valait le réveiller, plutôt que le laisser souffrir ainsi. Il gémissait toujours, se tournant et se retournant sans relâche.
— Monsieur Aleksandrov… Leo !
Elle posa une main sur son épaule, mais il ne bougea pas. Aussi se pencha-t-elle pour le secouer plus fort quand, à sa surprise, il se redressa, la fit basculer sur le lit et roula sur elle avec un grondement menaçant.
A la fois terrifiée et grisée par la chaleur de ce corps pressé contre le sien, elle fut d’abord incapable de réagir. Seigneur, elle sentait son torse écraser ses seins gonflés de désir, son érection pressée sur son ventre en feu, son souffle tiède sur son visage…
Son cœur battait si fort qu’elle en avait des bourdonnements, et elle ne pouvait pas croire que son propre corps lui joue un tour pareil : comment se faisait-il qu’elle éprouve toutes ces émotions ? D’où venait ce flux de pulsions surpuissantes ? Et surtout, pourquoi aimait-elle sentir ce corps inconnu plaqué contre le sien ?
Alors qu’elle reprenait lentement ses esprits et tentait de s’extirper de son emprise, il laissa entendre un gémissement de protestation et passa ses deux bras autour d’elle pour mieux l’attirer contre lui. Saisie par un vertige, elle ferma les yeux lorsqu’il se pencha sur elle et qu’elle sentit son souffle envoûtant se mêler au sien.
Ses lèvres étaient fermes, douces, chaudes, possessives. Et ses mains s’infiltraient sous le T-shirt, remontaient le long de ses hanches et de sa taille, venaient caresser ses tétons durcis… Son corps n’était plus qu’une coulée de lave liquide, elle se sentait à la fois fondre et s’enflammer, et les vagues de plaisir qui montaient en elle s’avéraient d’une telle force qu’elle avait l’impression de se trouver pour la première fois dans les bras d’un homme.
Comme il agaçait la pointe de ses seins du bout de ses doigts brûlants, elle laissa échapper un cri.
— Doucement, murmura-t-il, alors qu’elle ouvrait ses cuisses d’un geste automatique.
Ce simple mot suffit à la ramener à la réalité. En un éclair, elle roula loin de lui et balbutia d’une voix tremblante :
— Leo… Monsieur Aleksandrov, arrêtez. Vous avez eu un cauchemar.
Il s’immobilisa tout net. Puis il remonta vers les oreillers et se cala sur le dos.
Lexi restait debout, près du lit, le cœur battant à se rompre, parcourue de frissons. Le brasier n’avait pas eu le temps de s’éteindre en elle que, déjà, elle était traversée par un courant d’air glacial.
Le silence qui pesait dans la pièce semblait surréel. Elle se demandait s’il s’était rendormi et ne savait toujours pas que faire, quand le cri étouffé d’un enfant résonna dans l’appartement.
Ty.
L’esprit en proie à la plus vive confusion, elle se hâta de prendre la fuite, courant dans le couloir pour gagner la chambre du petit.
* * *
Leo se réveilla aussi frais que s’il venait de passer une nuit blanche. Pourtant, il avait dormi, cela ne faisait aucun doute. Il se rappelait d’ailleurs très bien avoir encore fait ce rêve récurrent au sujet de son frère. Ce rêve qui le poursuivait depuis l’enfance et revenait parfois, sans crier gare… Oh ! Il savait bien pourquoi il était revenu précisément cette nuit, mais il ne voulait plus penser à la mort de Sasha. Ni au rôle coupable qu’il avait joué dans ce drame.
Un souvenir beaucoup plus plaisant des heures passées dans ce lit lui revenait aussi en tête : celui de Lexi Somers. Elle l’avait réveillé, et durant une fraction de seconde, toujours à son cauchemar, il avait cru que c’était son père qui l’attaquait. Aussi avait-il réagi en la faisant rouler sur le matelas afin de basculer sur elle. Comment oublier la douceur de ce petit corps aux courbes voluptueuses, la chaleur de ses longues cuisses fuselées, la rondeur parfaite de ses adorables petits seins répondant à ses caresses…
Il ferma les yeux. Depuis leur rencontre, il sentait bien qu’il y avait quelque chose, entre eux. Pour une raison incompréhensible, elle lui plaisait. Beaucoup.
Chort vozmi.
Il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser, mais lorsqu’il avait senti ses tétons durcir contre son torse, quand il avait senti qu’elle retenait son souffle…
Il n’avait pas su se retenir. Et c’était intolérable.
Furieux, il s’extirpa du lit et passa dans la salle de bains pour prendre une douche. Le jet d’eau fraîche apaisait ses sens, et il se concentra sur les tâches qui l’attendaient. Car il avait un important week-end de travail à assumer. Le but de ce petit voyage sur son yacht, le Proteus, qu’il avait personnellement contribué à créer, était d’ouvrir une nouvelle branche à ses affaires : la construction de yachts, de ferrys et de navires de transport de haute qualité, entièrement conçus pour respecter l’environnement, depuis les matériaux de fabrication jusqu’aux systèmes d’énergie renouvelable intégrés aux moteurs. Encore fallait-il qu’il parvienne à convaincre le ministre de l’Environnement grec de lui vendre une importante parcelle de terre en Thessalie afin d’y cultiver les plantes qui serviraient au carburant.
Et puis, il y avait Ty. Durant une bonne partie de la nuit, il s’était demandé comment faire face à ce problème, les trois jours à venir. Les questions et les commentaires acerbes de Lexi, qui affirmait que l’enfant avait besoin de lui, avaient lourdement pesé sur sa conscience. Mais il ne savait toujours pas comment regarder Ty sans penser à Sasha — et il ne pouvait pas penser à Sasha sans perdre ses moyens. Décidément, mieux valait toujours tenir les émotions à distance. Elles menaient invariablement à la faiblesse ou à la violence, et il ne voulait ni de l’une ni de l’autre dans sa vie. Aussi était-il résolu à se tenir éloigné de l’enfant. Il aurait été égoïste d’envisager une autre attitude. Or, la dernière fois qu’il s’était montré égoïste… son frère en était mort.
Poussant un profond soupir, il sortit de la douche, se rasa et s’habilla. Puis, en se dirigeant vers son bureau, il s’arrêta sur le seuil de la chambre de Ty. Comme il n’entendait rien, il entrouvrit plus grand la porte pour voir si l’enfant était réveillé. A sa surprise, il découvrit alors Lexi Somers lovée près du petit garçon, sur le lit. Elle dormait sur le côté, une main passée autour de l’enfant. Son T-shirt remontait légèrement sur ses cuisses, et il aperçut son adorable petite culotte rose. Sa somptueuse chevelure brune s’étalait sur l’oreiller, et elle avait l’air d’une déesse de la maternité, dans cette posture très protectrice vis-à-vis de Ty.
Leo sentit quelque chose d’indéfinissable lui transpercer la poitrine. L’un comme l’autre, ils semblaient si innocents, si vulnérables… Il préféra refermer la porte derrière lui.
Jamais il n’aurait dû accepter de les emmener en Grèce.
* * *
Cette pensée le poursuivait toujours, et pourtant, il y avait une heure qu’ils avaient quitté l’aéroport de Heathrow et qu’ils étaient à bord du jet privé. Ayant consacré ce laps de temps à travailler avec Danny, il alla s’asseoir dans l’un des grands fauteuils et étendit confortablement ses jambes devant lui.
Du coin de l’œil, il regardait Lexi Somers, qui souriait à Ty en jouant avec lui. Elle avait insisté pour qu’ils achètent des petites voitures à l’aéroport. Ah, elle s’y entendait pour obtenir ce qu’elle voulait ! Ils avaient ainsi fait un détour sur le chemin de l’aéroport, afin qu’elle monte chez elle prendre ses affaires. Dans son jean brut, son T-shirt mauve et ses baskets, avec cette adorable queue-de-cheval qui valsait sur ses épaules, elle avait presque l’air d’une adolescente. En fait, elle aurait dû ressembler à n’importe qui, dans cette tenue passe-partout, mais ce n’était étrangement pas le cas. Une sorte de sensualité dont elle n’avait visiblement pas conscience elle-même émanait de toute sa personne. Et il devait reconnaître qu’elle avait un teint diaphane d’une clarté exceptionnelle… Sans parler de ces immenses yeux noisette dont les éclats dorés le fascinaient.
Il se demanda soudain comment son « chéri » avait pris la nouvelle de l’annulation de leur escapade à Paris, et si elle avait osé lui raconter ce qui s’était passé entre eux cette nuit.
Probablement pas. De manière générale, les femmes devenaient malhonnêtes, dans ce genre de situation. Et si elle l’avait fait, Chéri serait venu la récupérer, non sans avoir mis son poing dans la figure de son rival. En tout cas, c’est ce qu’il aurait fait, lui, dans sa position. Mais bon sang, quelles idées lui passaient donc par la tête ? Il ne serait jamais le petit ami de personne !
Jetant un nouveau regard vers son fils, il maudit Danny de ne pas avoir songé à recruter la veille une nourrice disposant d’un passeport — même s’il savait que rien de tout cela ne relevait de la responsabilité de Danny. Tout était sa faute.
Retenant un soupir, il regarda attentivement son fils. Ce petit garçon qu’il n’avait pas souhaité mettre au monde… Ce petit garçon qui n’avait, de son côté, jamais demandé à naître. Selon Lexi Somers, le petit souffrait de l’absence d’un père. Leo ne pouvait pas le croire. Au contraire, il s’était persuadé qu’il agissait pour le mieux, en restant hors de l’existence de Ty.
Mais les paroles sévères de la jeune femme résonnaient en lui. Etait-il possible que Ty soit traumatisé par la frustration de certains besoins affectifs ? Après tout, elle était une experte en la matière, et il y avait deux ans qu’elle prenait soin de lui… Pourquoi aurait-elle dit cela, si ce n’était pas vrai ? Et pourquoi était-ce la mère d’Amanda qui s’était chargée du petit ? Il faudrait qu’il éclaircisse tout cela.
Comme l’avion se penchait vers l’avant, l’une des petites voitures de Ty roula dans sa direction et, sans réfléchir, il se pencha pour la ramasser. Son regard rencontra alors celui de son fils venu chercher le jouet. Ty avait des yeux bleus, exactement semblables aux siens. Leo comprit comment Lexi l’avait reconnu. Car l’enfant avait également hérité de l’architecture de son visage, et de ses sourcils obliques, legs du sang cosaque qui coulait dans leurs veines. Comme saisi à la poitrine, Leo retint son souffle et tenta de chasser les images de Sasha qui défilaient dans son esprit, dans une infernale parade.
Comme le petit garçon s’approchait de lui pour récupérer sa petite voiture, Leo ressentit le désir urgent de fuir le plus loin possible. Mais alors qu’il se levait, l’avion entra dans une zone de turbulences, et Ty vacilla, prêt à basculer en arrière. Sans réfléchir, Leo le souleva de terre et le prit dans ses bras. Ty lui passa alors ses petits bras autour du cou, et pour la toute première fois, Leo sentit le parfum de ses cheveux d’enfant. Tout son corps se tendit, et il ferma les yeux. Quelques secondes plus tard, l’appareil retrouvait sa stabilité.
— Vous allez bien ?
Leo rouvrit les yeux. Lexi le dévisageait, un pli d’inquiétude sur le front. Nul besoin de se regarder dans un miroir pour savoir qu’il devait être pâle comme un linge.
— Tenez, répondit-il d’un ton brusque en lui tendant le petit. Assurez-vous que sa ceinture soit solidement attachée tout le temps que nous serons dans les airs.