6.

Pour Lexi, Athènes était une révélation. La chaleur, la sécheresse de l’air… Et les ruines ! Elle aimait tout, ici. Elle savourait le bruit dans chaque rue, le chaos environnant, le mélange de Grecs et de touristes, le vrombissement des Vespa…

Dans le taxi qui tentait de se frayer un chemin au milieu d’un plan routier anarchique, elle montrait la ville à Ty, lui désignant chaque détail. Dans le même temps, elle ne pouvait s’empêcher de se rappeler l’expression si douloureuse de Leo, dans l’avion, quand il regardait son fils. C’était vraiment étrange ; on aurait dit qu’il faisait face à un fantôme… Clairement, il avait peur du petit. Tout cela avait-il un rapport avec son cauchemar de la nuit dernière ?

Au matin, elle avait eu le temps de faire quelques recherches sur internet et de lire sa notice biographique. Mais de son enfance, elle ne savait presque rien, sinon qu’il était né de « parents aimants et protecteurs » disparus dans un tragique accident alors qu’il avait vingt ans. C’était à ce moment-là qu’il avait monté une société de travaux publics, laquelle était devenue un gigantesque consortium de construction, étendu aux chaînes hôtelières et aux architectures exceptionnelles un peu partout dans le monde. Selon Wikipedia, il était devenu l’homme le plus riche de Russie à trente ans, et n’avait pas quitté ce podium ces cinq dernières années.

Mais puisqu’il venait d’une famille équilibrée et pleine d’affection, pourquoi n’avait-il jamais accepté son fils ? Que s’était-il passé entre Amanda et lui ? Sur ce sujet, elle n’avait trouvé aucune information. C’était étrange, étant donné l’importance du personnage — dont elle prenait maintenant la pleine mesure.

Quant au fait qu’il était aussi le mâle le plus excitant qu’elle ait rencontré… Elle lui était reconnaissante de n’avoir pas glissé un mot au sujet de l’incident de la nuit dernière. Au moins, il avait eu la décence de n’y faire aucune allusion. A moins qu’il n’en ait conservé aucun souvenir, et que tout se soit déroulé dans son sommeil ?

Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas vu Leo depuis l’atterrissage. Ty s’était mis à pleurer, effrayé par les pales de l’hélicoptère qui venait les chercher, et Leo avait alors commandé un taxi, pour qu’elle fasse le trajet en voiture avec le petit, jusqu’au port où était amarré son yacht.

Ils sortirent enfin de voiture, et Lexi fit admirer tous les bateaux de plaisance à Ty.

— Regarde ! L’Acropole ! s’exclama-t-elle en pointant du doigt la colline au sommet de laquelle s’élevait le Parthénon.

Naturellement, l’enfant était beaucoup moins enthousiasmé par ces monuments que par les gigantesques ferrys et voiliers amarrés devant eux.

— Venez vite, il fait une chaleur infernale, lança une voix agacée derrière eux.

Elle se retourna et trouva Leo, vêtu d’une tenue décontractée, et flanqué des quatre gardes du corps qui ne les quittaient plus depuis leur départ de Londres.

— Evidemment qu’il fait chaud, répondit-elle en souriant, déterminée à ne pas se laisser influencer par sa mauvaise humeur.

Maintenant qu’elle était là, elle comptait bien profiter des beautés et du climat délicieux de la Grèce.

— Vous avez déjà visité l’Acropole ? interrogea-t-elle avec un signe de tête en direction de la colline.

— Non.

— Ah ? C’est aussi la première fois que vous venez à Athènes, alors ?

— Non. Mais quand je viens ici, c’est pour le travail, pas pour m’amuser.

Il jeta un coup d’œil à Ty, qu’elle tenait dans ses bras, et demanda d’un ton brusque :

— Il est lourd ?

— Non.

— Bon. Danny va vous emmener faire le tour du Proteus et veiller à ce que vous ayez tout ce dont vous avez besoin.

— Ah bon ? Mais vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

*  *  *

Leo entendit une porte s’ouvrir derrière lui. C’était certainement l’un des serviteurs qui venait lui demander s’il voulait quelque chose à boire. Mais le chuintement de tongs sur le ponton lui indiqua que son visiteur n’était pas un membre du personnel de bord. Un instant plus tard, Lexi Somers apparaissait dans son champ de vision. Elle s’avançait vers lui, le regard perdu dans le vide tandis qu’elle se penchait sur le bastingage pour faire face au port et à Athènes illuminée.

Pensait-elle à Paris ? A son amant ?

— A moins que vous n’ayez l’intention de faire la une des journaux demain matin, je vous suggère de ne pas vous pencher ainsi. C’est dangereux, observa-t-il.

— Oh ! répondit-elle platement en se reculant de deux pas, visiblement surprise de le trouver là.

— Je ne vous avais pas vu, caché dans le noir, expliqua-t-elle.

Le soleil s’était couché, et l’obscurité tombait.

Il hocha la tête et s’enfonça plus confortablement dans sa chaise longue.

— J’essayais de voir si je pouvais observer d’ici le Parthénon éclairé, la nuit, enchaîna-t-elle. Il paraît que c’est somptueux.

— Tout ce que vous verrez, ce sont des caméras et des camions de chaînes de télévision, si vous n’êtes pas plus prudente, assura-t-il. Mais c’est peut-être ce que vous recherchiez, finalement ?

— Oui, c’est exactement cela, s’esclaffa-t-elle. Je me suis habillée pour, d’ailleurs.

A contrecœur, il se tourna vers elle. Elle portait une longue chemise de lin qui lui arrivait aux genoux, mais elle restait attirante et féminine dans n’importe quels vêtements. Même un vieux T-shirt de sport déformé, se rappela-t-il.

— Si vous portez toujours votre petit Bikini rouge de cet après-midi en dessous, on se demandera vraiment qui vous êtes… Je ne laisse pas mon équipage se promener sur le yacht dans ce genre de tenue, ironisa-t-il.

— Alors je me félicite de ne pas faire partie du staff, répliqua-t-elle. Mais comment savez-vous que je portais un maillot rouge, aujourd’hui ? Je ne vous ai pas vu près de la piscine.

— J’étais sur le ponton.

— Ah. Vous espionniez ?

— J’étudiais l’itinéraire avec le capitaine.

— Voyons, je plaisantais, dit-elle en venant se poster devant lui.

Elle semblait de très belle humeur. Sans attendre son invitation, elle vint s’installer sur la chaise longue près de la sienne.

— Ty adore l’eau, annonça-t-elle. L’été, nous vidons le bac à sable du centre pour en faire une petite piscine, et j’avais déjà remarqué qu’il adorait s’ébattre dedans. Il aime aussi tellement courir ! Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dès qu’il prend ses marques, il se…

— Qu’est-ce que vous tenez dans la main ? demanda-t-il.

Elle baissa les yeux sur l’objet en plastique et répondit :

— Un moniteur.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.

— Pour Ty. Vous vous rappelez ? C’est l’un des objets que j’ai inscrits sur la liste des éléments indispensables, ce matin.

Leo fronça les sourcils devant l’engin.

— A quoi cela sert-il ?

— Eh bien s’il se réveille, je l’entendrai. C’est un peu comme des talkies-walkies, sauf que cela ne fonctionne que dans un sens.

— Vous ne pouvez pas être disponible nuit et jour pour lui, opposa-t-il.

— Et pourtant si, affirma-t-elle d’un ton sévère. C’est indispensable. Quelqu’un doit l’être.

Comprenant qu’il venait de commettre un impair, Leo détourna les yeux et s’efforça d’ignorer la culpabilité qui venait de le saisir à la gorge. Puis il se jura de faire en sorte, dès le lendemain matin, que le yacht ne parte pas sans une baby-sitter qui seconderait Lexi Somers durant les deux jours de croisière.

Un steward fit alors son apparition et leur demanda ce qu’ils souhaitaient boire. La jeune femme le surprit en commandant une camomille.

— C’est très apaisant, expliqua-t-elle dès que l’homme se fut éclipsé. Vous devriez essayer.

— Etes-vous en train de me dire que vous ne me trouvez pas calme ? rétorqua-t-il.

— N’essayez pas de m’entraîner dans une discussion scabreuse. Je n’ai aucune envie d’une dispute, dit-elle en lui retournant un regard pétillant de malice.

Intrigué, il releva les yeux vers elle. Elle était décidément ravissante, et la lune donnait encore plus d’éclat à ses grands yeux dorés que d’ordinaire.

— Je vous ai cherché, un peu plus tôt dans la soirée, lança-t-elle.

— Ah ? Pourquoi ?

— Je me demandais si vous aimeriez lire une histoire à Ty pour qu’il s’endorme.

— J’étais en réunion, bougonna-t-il.

— Et si vous n’aviez pas été en réunion, vous l’auriez fait ? interrogea-t-elle, arrimant son regard au sien.

— Non, admit-il.

Bon sang, pourquoi fallait-il qu’elle pose toutes ces questions ?

— Pourquoi pas ? insista-t-elle.

Incroyable. Elle ne renonçait donc jamais ? Leo fronça les sourcils.

— Vous tenez vraiment à le savoir ? soupira-t-il.

— Bien sûr.

Il aurait préféré couvrir sa bouche d’un baiser enfiévré pour la faire taire ou, à défaut, lui hurler de se mêler de ses affaires… Mais la candeur de Lexi Somers, la manière simple et directe dont elle lui parlait le désarçonnaient.

— Il reste encore demain soir, observa-t-elle.

— Pour goûter une camomille ?

— Pour lui lire une histoire.

— Hélas, mon ange, je n’ai aucun goût pour les contes de fées.

Profitant de ce qu’elle était embarrassée qu’il l’appelle encore ainsi, il poursuivit :

— C’est pour cette raison que vous avez choisi ce métier ? Parce que vous aimez les contes de fées ?

— J’aime les enfants. Ils sont purs, honnêtes.

— Ne serait-ce pas plutôt que vous préférez avoir affaire à des enfants plutôt qu’à des adultes ?

— Bien sûr que non !

— Bien sûr que si ! opposa-t-il d’un ton triomphal en la regardant droit dans les yeux.

Il savait qu’il venait de marquer un point. Elle se protégeait de Dieu sait quelle blessure en fréquentant le moins possible les adultes… Et il était curieux d’en savoir davantage.

Elle rougit avant de froncer les sourcils et de lui retourner une moue exaspérée.

— Avez-vous l’intention de passer un tant soit peu de temps avec votre fils ce week-end ? demanda-t-elle de but en blanc, revenant à son sujet obsessionnel.

— Je croyais que vous ne vouliez pas de dispute ce soir.

— En effet. Mais c’est important.

— Vous n’êtes pas ici pour orchestrer une réunion familiale, mademoiselle Somers, alors cessez d’essayer.

Dans l’obscurité traversée de rayons de lune, il vit les grands yeux de la jeune femme briller de colère.

— Encore faudrait-il que vous soyez une famille pour que je tente quoi que ce soit de ce genre, rétorqua-t-elle, acide.

Fort opportunément, le steward revint à cet instant avec leurs boissons. Ignorant l’expression courroucée de sa compagne, Leo fit mine de se concentrer sur son eau minérale, tout en regrettant de n’avoir pas plutôt demandé une bouteille entière de Stolichnaya.

— Je ne vous comprends pas, lâcha-t-elle dans un long soupir, quand le steward fut hors de leur portée. Vous avez grandi dans un environnement apparemment stable et chaleureux, avec des parents attentifs, et vous traitez pourtant Ty comme s’il n’existait pas.

Leo se tourna vers elle, affichant une tranquillité en contradiction parfaite avec son tumulte intérieur.

— Je n’ai pas l’intention d’évoquer avec vous la relation que j’ai avec mon fils, mademoiselle Somers, articula-t-il entre ses dents serrées. Renoncez une bonne fois pour toutes à me tirer les vers du nez. Vous n’obtiendrez rien.

Jamais personne n’avait osé l’importuner comme elle le faisait. En outre, elle avait l’art de faire monter en lui une culpabilité dont il était déterminé à se débarrasser !

— Est-ce que vous faites parfois autre chose que travailler ? demanda-t-elle avec prudence.

Une foule de réponses lui venaient en tête, mais il aurait été dangereux de les exprimer à voix haute.

— Parfois, concéda-t-il.

— Comme quoi ?

Comme le sexe, évidemment ! Et il pourrait lui en offrir un flamboyant échantillon sur-le-champ. Affichant un sourire carnassier, il susurra :

— Est-ce une manière de me prier de vous offrir une démonstration, mon ange ?

Cette provocation fut accueillie par un regard assassin.

— Je crois que je vais aller me coucher, dit-elle d’un ton glacial en reposant sa tasse et en se levant.

— Oh… Mon ange aurait-il peur ?

— De quoi ?

— De ce que je vous fais ressentir, par exemple, railla-t-il.

— Je vous demande pardon ?

Comme elle avait repris l’un de ses grands airs, il s’esclaffa et poursuivit :

— Si je me trompe, dites-moi comment votre chéri a pris le rejet que vous lui avez infligé hier soir ?

— Ce n’était pas un rejet, objecta-t-elle du même ton imperturbable. Et il a un nom. Il s’appelle Simon.

— Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.

— Je n’ai aucune raison de vous répondre.

— Hum… Les choses changent quand on se laisse griser par l’aventure, n’est-ce pas, mon ange ?

— Cessez de m’appeler ainsi ! Et pour votre gouverne : bien sûr, il était déçu, mais il a compris.

*  *  *

Lexi prit une longue inspiration. C’était l’une des qualités qu’elle avait appréciées dès le début chez lui. Simon était calme, méthodique, rationnel, fiable.

— Il a compris quoi ? insista Leo. Qu’il passait après moi ?

Seigneur, quel ego chez cet homme !

— Ce n’est pas du tout ainsi que j’envisage la situation, se défendit-elle.

— Ah non ? Dans ce cas, vous lui avez raconté ce qui s’est passé entre nous la nuit dernière ?

Oh non. Il s’en souvenait. Et il osait se moquer d’elle en lui rappelant cet incident !

— Admettez-le, mon ange, reprit-il en riant. Je vous plais.

— Pas du tout, répliqua-t-elle un peu trop vite. Jamais je ne pourrais être attirée par un homme comme vous.

Mensonge…

— Vous efforcer de me rabaisser pour nier vos émotions n’a rien de très original, vous ne trouvez pas ? lança-t-il d’un ton sarcastique.

— En effet, pas plus original que la taille de votre ego.

A sa surprise, au lieu de protester contre cette insulte, il lui retourna un regard enjôleur et murmura :

— J’ai beaucoup aimé ce qui s’est passé dans mon lit.

— Vous êtes masochiste, alors : vous faisiez un cauchemar.

— Oh non. Ces rêves-là sont les plus délicieux que je connaisse, mon ange.

Au prix d’un effort surhumain, elle tenta de se dégager de son regard hypnotique et de son aura si puissamment sexuelle.

— Cela vous arrive souvent ? demanda-t-elle.

— Les rêves érotiques ?

— Non. Les cauchemars.

— Vous faites erreur si vous croyez que je faisais un cauchemar, assura-t-il. Je crois que vous êtes en train de chercher une excuse pour prétendre que vous ne m’avez pas embrassé hier soir…

— C’est vous qui m’avez embrassée ! s’offusqua-t-elle.

— Ah ? Curieux. Ce n’est pas exactement la manière dont je me rappelle les choses.

Elle se sentit rougir au souvenir de ces quelques instants. Il n’avait pas tort. Elle avait bien peu lutté, et elle avait même accueilli ce baiser avec une ferveur scandaleuse.

— Vous dormiez, expliqua-t-elle, embarrassée. Et moi, je… Enfin, nous étions tous deux à demi endormis.

— Vous avez trouvé une façon merveilleuse de me réveiller, rétorqua-t-il. Je ne vous en voudrais pas du tout si vous recommenciez.

— Il ne me viendrait pas à l’esprit de venir spontanément dans votre chambre, soupira-t-elle, agacée. Mais vous appeliez à l’aide, dans votre sommeil. Vous avez crié le nom de Sasha.

— Non, vous avez dû vous tromper, affirma-t-il sèchement. Mais maintenant, c’est moi qui vais me coucher.

De manière abrupte, il se leva et se pencha vers elle.

— J’ai droit à un baiser de bonne nuit, mon ange ?

Lexi ferma les yeux, tâchant de rejeter l’odieuse tentation de répondre par l’affirmative.

Puis, haussant les épaules, elle lui décocha un regard noir et lança :

— Embrassez votre ego. Et si vous en êtes capable, demandez ce que vous voulez vraiment retirer de ce week-end. Bonne nuit.