Enfin ! Maud avait regagné son lit, non sans avoir d’abord exigé un baiser de bonne nuit, non seulement de la part de son père, mais de Billie également. Comment se faisait-il que Jérémy ne se rende pas compte que cet engouement subit pour une pure étrangère n’était pas normal ? Bon, d’accord, sa mère l’avait abandonnée pour aller rejoindre Vincent, son amant, en France, d’où il était originaire, mais elle était sûrement bien entourée : elle avait son père, des amis, des professeurs, des oncles, des tantes, n’importe qui plus apte que Billie à lui donner toute l’attention dont une adolescente a besoin.
La jeune femme s’était assise dans un fauteuil près duquel il y avait une table basse où elle avait installé ses appareils et ses notes. Elle était fin prête et bouillait d’impatience.
Jérémy s’était excusé quelques minutes, et elle l’attendait en regardant autour d’elle. Il possédait une belle maison, pas de doute, mais elle ne la sentait pas vibrer. Elle n’avait pas de caractère ; on aurait dit une maison inhabitée la plupart du temps. L’appartement de Billie échappait à cette tristesse, à cause de son foyer rarement éteint, des planchers de bois, des murs de brique, de la vue sur la rivière, et surtout de l’odeur.
Ici, il n’y avait pas d’odeur, il n’y avait pas de vue, les fenêtres étaient toutes recouvertes de rideaux qui pendaient jusqu’à terre. Le foyer était si bien astiqué qu’il devait être froid depuis longtemps, des tapis recouvraient les parquets, les abat-jours des lampes étaient opaques et, insuffisants à repousser les ombres, n’éclairaient qu’une infime partie de la pièce. Les murs étaient peints de teintes sombres, et des tableaux trop chargés aux cadres lourds les recouvraient presque entièrement.
On avait voulu donner à la pièce une impression d’intimité, mais, pour Billie, elle dégageait plutôt une lourdeur difficile à supporter. Quelqu’un de triste ne pouvait pas retrouver le goût de sourire ici.
« Je te sers quelque chose ?
— Un verre de vin rouge, ça ira.
— Tu peux te mettre à l’aise, ne te gêne pas. Tu ne m’en veux pas de m’être habillé plus relax ? Ça ira, pour tes photos ?
— Pas de problème pour les photos. »
C’était pour Billie qu’il y avait un problème. Il avait enfilé un jeans, mais était resté pieds nus et ne portait qu’un t-shirt qui dessinait ses pectoraux et laissait ses biceps bien en évidence. Elle n’avait pas remarqué jusqu’à maintenant à quel point il était développé.
« Allez, enlève ces bottes. C’est une vraie torture pour les pieds, non ?
— C’est une question d’habitude.
— Pourquoi tu portes ça ? Tu n’en as pas besoin avec ta grandeur.
— Il n’y a pas de rapport avec ma grandeur : je les porte parce que j’aime ça et elles ne me fatiguent pas.
— C’est vrai qu’elles te font de belles jambes, en tout cas.
— Et si on commençait l’entrevue ? Il est déjà minuit.
— Déjà ? Dis donc, le temps passe vite en ta compagnie.
— Jérémy, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir acteur au théâtre et pas au cinéma ?
— On va pas se vouvoyer jusqu’à la fin des temps, non ? Tu es l’amie de ma fille, j’ai pas l’habitude de vouvoyer ses amis, tu comprends ?
— Elle a douze ans et j’en ai vingt-huit. Je crois que l’écart est…
— Je te croyais plus jeune, pas plus de vingt-cinq, je te jure.
— Bon, d’accord pour le tutoiement. J’ai lu que tu avais été approché pour faire un film, mais que tu as refusé, par amour pour les planches. Pourrais-tu m’en dire plus ?
— Oui, bien sûr. Tiens, tu as remis du mascara, il me semble. Est-ce que je me trompe ?
— Non. Alors, qu’as-tu à reprocher au cinéma ?
— Rien. C’est donc vrai que tu as pleuré durant Résilience ?
— Il semblerait que oui. J’ai également lu que tu avais une formation en théâtre, mais j’aimerais en savoir plus.
— Pas de problème. Tu savais que tes yeux étaient insondables ?
— Ils ne sont pas insondables, ils sont juste bruns.
— Non, non. Ils ont beaucoup de caractère.
— C’est le genre de remarque qu’on émet quand on ne sait pas quoi dire. C’est comme quand on s’exclame qu’un bébé est mignon au lieu de dire qu’il est beau.
— Tu crois que je ne te trouve pas belle ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Que ressens-tu quand le public t’acclame ?
— Du bonheur, bien sûr. Tu sais que tes cheveux donnent envie d’y enfouir le nez ? Est-ce qu’ils sont aussi lourds qu’ils le semblent ?
— Je sais maintenant de qui Maud tient. Oui, ils sont lourds, mais c’est comme pour les chaussures : ils ne me fatiguent pas.
— Je suis allé une fois aux Îles-de-la-Madeleine. Ils ont des plages de sable rouge, je ne me souviens plus à quoi c’est dû, mais tes cheveux me rappellent un peu cette couleur.
— D’habitude, on me dit que c’est à une carotte que je ressemble. Tu as joué de nombreuses pièces avant Résilience, mais j’ai l’impression que tu as atteint un autre niveau avec celle-là. Qu’en penses-tu ?
— Tu as sûrement raison. Je n’ai jamais vu de taches de rousseur en aussi grand nombre.
— Ça, c’est un peu lourd à porter, tu vois, surtout quand on me le rappelle, parce que des fois, quand je suis un petit bout de temps sans me voir dans un miroir, je l’oublie. Jérémy, veux-tu oui ou non participer à cette entrevue ?
— Ce n’est pas ce que je fais ?
— Tu m’as parlé de mes pieds, de ma grandeur, de mes jambes, de mes yeux, de mes cheveux et de leur couleur, de mes taches de rousseur, mais tu n’as répondu à aucune de mes questions.
— J’ai fait ça, moi ?
— Parfaitement.
— Je suis impardonnable. Je suis subjugué, il faut croire.
— Tu oublies que je suis censée être une amie de ta fille et, donc, je suis trop jeune pour toi, au cas où tu aurais des idées derrière la tête.
— Oh non, pas du tout.
— Alors, tant mieux. Mettons-nous au travail.
— Je t’assure que mes idées ne sont pas derrière ma tête ; je dirais qu’elles sont situées un peu plus bas que ça. »
Billie se leva d’un bond et ramassa son matériel avec des gestes saccadés. Pour qui la prenait-il ? Ses mœurs sexuelles étaient assez libérales, mais elle n’était pas une fille facile pour autant. Quand elle acceptait de faire l’amour, c’était parce qu’elle avait ressenti une attirance réciproque égale à la sienne, et pas seulement physique.
« Attends, Billie. Pourquoi tu refuses de jouer le jeu ?
— Quel jeu ?
— L’éternel jeu de la séduction, tu sais bien. C’est toi qui as commencé.
— Moi ? Moi, j’ai commencé à te séduire ?
— Avoue que tu t’es donné beaucoup de mal. Te rendre indispensable à ma fille, te faire passer pour une journaliste dans le but de m’approcher seule à seul, il fallait le faire, vraiment. Tu peux pas m’en vouloir d’avoir embarqué ; t’es quand même au-dessus de la moyenne en tant que femme.
— Tu ne m’as pas crue quand je t’ai dit que j’étais journaliste ?
— C’était bien pensé, t’avais même apporté tout l’attirail, mais j’en ai vu d’autres, tu sais. Mais c’est pas grave, maintenant on est à égalité. Tu sais que je sais et je sais que tu sais.
— Tu ne lis jamais les journaux ?
— Pas souvent. De toute façon, les journalistes interprètent toutes les choses à leur façon ; alors, je préfère me fier au pouls du public.
— Demain matin, je te conseille d’aller en acheter quelques-uns et de lire la chronique culturelle, tu seras surpris. Et ça te fera peut-être du bien de voir que la terre ne tourne pas autour de ton nombril, ni de ton sexe, tant qu’à y être. »
Sur ce, drapée dans sa dignité, Billie claqua la porte derrière elle et sortit dans la nuit.