Le lendemain après-midi, Billie était encore couchée quand on sonna à sa porte. Elle se leva péniblement et jeta un regard vague dans le judas. Incertaine de ce qu’elle y voyait, elle entrouvrit légèrement.
« Oui ?
— Madame Billie deGrandmaison ?
— Ça se peut, pourquoi ?
— C’est pour une livraison.
— Je n’ai pas commandé de pizza.
— Non, comme vous le voyez, il s’agit de fleurs.
— Je n’ai pas commandé de fleurs.
— Un admirateur, peut-être ?
— Qui ?
— Il y a une carte, mais je ne l’ai pas ouverte.
— Faites-le.
— Je n’ai pas le droit, madame. Le mieux, c’est que vous me laissiez les déposer dans votre salon.
— Bon, donnez-les-moi. »
Elle signa le bon de livraison et referma la porte d’un coup de pied, avant de s’y adosser. L’arrangement était monstrueux. Elle regarda l’heure à sa montre : trois heures. Jérémy avait eu le temps de lire toutes les publications de la planète et constater que, si elle avait des chroniques dans plusieurs journaux affiliés, elle n’en avait pas écrit une seule sur lui. Elle avait été incapable de se résigner à pondre un papier assassin, pas après qu’il eut réussi le tour de force de la faire pleurer. Elle décacheta l’enveloppe, qui était presque aussi grosse que le bouquet.
Chère Billie deGrandmaison,
Si vous avez reçu les fleurs, c’est que je suis certainement passé de vie à trépas. En effet, seul le suicide me paraissait de mise, après ce qui s’est passé.
Votre réputation en tant que journaliste n’a d’égal que ma bêtise en tant qu’être humain. Je ne vous présente même pas mes excuses, je serais le premier à les refuser, s’il s’agissait de moi.
Je n’ose même pas me disculper en disant que votre beauté m’a subjugué au point de ne plus pouvoir séparer le vrai du faux, ou mieux, que j’ai pris mes espoirs pour des réalités en fermant les yeux délibérément sur ce qui était aussi visible qu’un nez au milieu du visage, mais j’aurais peur de perdre encore un peu plus de crédibilité, ce que je ne peux pas me permettre.
Puisque j’ai compris, à retardement on le sait maintenant, que votre intervention auprès de Maud était tout à fait désintéressée, j’ai l’espoir que vous vous rappellerez sa spontanéité et que vous oublierez la bêtise de son père.
Votre tout dévoué,
Jérémy Blanchard
P.-S. : J’espère que vous avez noté que j’ai cessé de vous tutoyer.
Dans la même enveloppe que la carte, il y avait un document dans lequel il y avait plus de réponses que de questions qu’elle aurait pu poser, ainsi que des photos inédites qui sortaient manifestement de son album personnel.
Billie retourna se lover dans son lit, avec tout le poids de ses couvertures sur la tête. Elle ne voulait plus jamais avoir affaire à eux, ni le père ni la fille.
Une demi-heure plus tard, la sonnette retentit à nouveau. Après avoir regardé une fois de plus dans le judas, elle appuya son front douloureux sur la porte.
« Billie ? C’est Maud.
— Tu m’en diras tant.
— Je sais que tu es là, je sens ton parfum.
— Sans blague !
— Je t’entends aussi.
— C’est pas moi, tu te trompes.
— Laisse-moi entrer, j’ai pas d’argent pour payer le taxi.
— Quoi ? ! ? »
Billie ouvrit la porte à toute volée, laquelle alla frapper sur le mur à côté en laissant une marque incurvée.
« De quoi tu parles ?
— Je suis venue en taxi.
— Et comment t’as eu mon adresse, dis-moi ?
— Mon père t’a envoyé des fleurs, non ? Wow, qu’elles sont belles !
— Laisse faire les fleurs. Et lui, il l’a eue comment, mon adresse ?
— Je sais pas trop, il doit avoir des contacts dans le milieu.
— J’aurais dû y penser. Pourquoi t’es ici ?
— Je voulais te voir. C’est un crime ou quoi ?
— Pourquoi j’ai l’impression que personne ne sait que tu es ici ?
— Madame, qui est-ce qui va me le payer, mon taxi ? Je peux pas attendre indéfiniment, moi.
— C’est bien le temps de la poser, votre question. Vous avez jamais pensé de vous informer avant d’effectuer une course avec une jeune adolescente ?
— C’est vingt-cinq dollars, et vous, vous auriez dû y penser avant de faire des enfants.
— Qu’avez-vous dit ?
— Que ça coûtait vingt-cinq dollars. Et si vous refusez de payer, je vais chercher la police. »
Billie tourna son regard furieux vers Maud, qui s’était peureusement éloignée vers les baies vitrées. Elle sortit l’argent de son sac et le tendit d’un air pincé au chauffeur. Il le prit et redescendit sans même la remercier. Billie s’adossa à la porte qu’elle venait de repousser et ferma les yeux pendant quelques secondes. Que faire, maintenant ? Elle redressa les épaules et alla rejoindre la fugueuse, bien déterminée à ne pas se laisser envahir.
« Maud ? Je crois que tu me dois des explications.
— Je n’ai pas fugué, si c’est ce que tu crois. Pas vraiment…
— Qu’est-ce que ça veut dire, pas vraiment ?
— J’étais en colère contre papa et je suis sortie m’asseoir dehors. Je n’avais pas l’intention de m’enfuir, mais je me suis dit que toi, tu comprendrais, et j’ai eu envie de venir.
— Tu ne peux pas faire ça, Maud, te mettre en colère et t’enfuir sans régler tes problèmes.
— Tu l’as bien fait, toi, cette nuit.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je vous ai entendus, papa et toi. C’était bien parti, mais tu t’es fâchée et t’es partie en claquant la porte.
— Tu nous as espionnés ?
— C’était pas mon intention. J’étais redescendue pour te demander ton adresse et ton numéro de téléphone et aussi ton adresse électronique pour qu’on puisse se parler.
— Se parler de quoi ?
— Ben, de tout. On dirait que t’as jamais eu d’amis.
— Écoute, Maud. J’ai vingt-huit ans.
— Tu vas pas me dire que je suis trop jeune ? C’est toujours comme ça : ou bien je suis trop jeune, ou bien je suis trop vieille, ou bien je suis trop grosse, ou bien je suis trop conne. J’ai cru que t’étais différente.
— Pourquoi tu pleures ? C’est ridicule. Dis-moi plutôt pour quelle raison tu t’es disputée avec ton père.
— Parce qu’il a cru que tu t’étais servie de moi pour l’approcher. Comme si je n’étais pas assez intéressante, moi toute seule. »
Pauvre gosse ! Billie commençait à entrevoir la solitude que vivait cette enfant. Elle avait beau affirmer qu’elle avait de nombreux amis, elle venait d’admettre accidentellement qu’il n’en était rien. La jeune femme comprenait son désarroi, mais c’était à son père de démêler cette situation. Elle n’avait jamais eu la fibre maternelle, et consoler quelqu’un n’était pas à la portée de n’importe qui. Elle se sentait mal rien que d’y penser.
« Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas été là ? Je te répète que tu ne peux pas te pointer ici comme ça, à l’improviste, et surtout pas sans en avoir averti Jérémy. Sans argent, tu pourrais être une cible facile pour les abuseurs en tout genre. Il faut que tu le comprennes, Maud.
— J’y avais pas pensé.
— Maintenant, je te suggère d’appeler Jérémy. J’imagine qu’il doit s’inquiéter.
— Il va vouloir venir me chercher tout de suite.
— Je suppose que oui.
— On pourrait pas attendre un peu ?
— Qu’est-ce que tu as derrière la tête ?
— Tu m’as pas fait visiter ton appartement, et puis j’ai faim. »
Dire qu’elle n’avait jamais été attirée par les beaux bébés tout propres et qu’elle héritait d’une adolescente de douze ans qui, pour l’heure, n’était pas spécialement attirante avec ses yeux bleus larmoyants, son nez morveux, ses joues rouges et marbrées, ainsi que ses vêtements froissés. Billie n’eut pas le cœur de la repousser, pas après ces larmes.
« Tu appelles tout de suite et tu lui demandes de ne pas se pointer avant une heure.
— Deux heures, s’il te plaît !
— On t’a déjà dit que t’étais un vrai pot de colle ?
— Souvent.
— Allons, ne prends pas tout au pied de la lettre, voyons ! »