Une semaine plus tard, Billie était attablée dans un restaurant grec avec Sophie, quand elle vit entrer Jérémy accompagné d’une brune époustouflante. Tout en elle était voluptueux : sa démarche, son maintien, son sourire, ses yeux verts. Elle la détesta d’emblée.
Elle en fut d’ailleurs un peu perplexe.
Sophie était en train de lui parler de sa dernière conquête, mais Billie ne l’écoutait que d’une oreille. Elle épiait le couple qui se dirigeait à une table à l’opposé de la sienne, à son grand soulagement. Elle n’avait aucune envie de se retrouver face à eux. Elle reporta son attention sur les propos de sa cousine, mais ce fut de courte durée. Ses yeux étaient irrésistiblement attirés plus loin. Elle sursauta en découvrant qu’ils n’étaient plus où elle les croyait. Balayant la salle des yeux, elle eut le choc de les retrouver à deux tables d’elle. Pire, elle croisa le regard de Jérémy, qui lui fit aussitôt un petit signe de la main, attirant ainsi la curiosité de sa compagne. Elle se détourna aussitôt vers Sophie qui, elle le réalisait soudainement, était devenue tout à fait silencieuse.
« C’est Jérémy qui t’intéresse ou sa stupéfiante compagne, ou les deux ? Parce qu’une chose est certaine, ce n’est vraisemblablement pas moi.
— Tu la trouves si bien que ça ?
— Elle ferait fondre un iceberg, tout le monde peut le constater, et ça ne t’a sûrement pas échappé.
— Tu exagères. Tu crois que ses yeux sont vraiment verts ? Ce sont peut-être des lentilles, tu ne crois pas ?
— Ça m’étonnerait. Remarque que je ne distingue pas réellement la couleur, d’ici. Tu as vraiment des yeux perçants, je ne l’avais jamais remarqué jusqu’à maintenant.
— Elle te plaît, à toi ?
— Pourquoi elle me plairait ? Et pourquoi ce ne serait pas le cas ? Jérémy, lui, la trouve certainement à son goût, c’est ça l’important.
— Je ne sais pas ce qu’il lui trouve. Elle a l’air vulgaire.
— Elle est sexy, affriolante et séduisante.
— Elle n’est pas son genre.
— Et c’est quoi, son genre ? Grande, rousse, jalouse ?
— C’est quoi le rapport ?
— C’est à toi de me le dire, ma chérie. Tout ce que je sais, c’est que depuis qu’ils sont entrés ici, tu as les yeux fixés sur eux et que tu t’appliques à la dénigrer, bien que tu ne la connaisses pas.
— C’est vrai que je ne la blaire pas et que je n’ai pas de raison sérieuse, mais c’est mon instinct qui me parle. La jalousie n’a rien à voir là-dedans.
— C’est toi qui le dis.
— Je pense avant tout à Maud, tu sauras.
— Elle t’en a parlé, elle l’a déjà rencontrée ?
— Je ne sais pas. Mais il y a des chances qu’il s’agisse de Barbara, et celle-là, elle ne l’aime pas.
— Maud n’est pas objective pour la simple raison que c’est toi qu’elle veut comme belle-mère, donc elle détestera toutes les autres.
— C’est une gamine qui sait ce qu’elle veut, y a pas de doute.
— Qui aurait cru qu’un jour, on t’entendrait parler ainsi avec fierté d’un enfant, qui plus est n’est pas le tien.
— Elle est spéciale.
— Son père aussi.
— Ça n’a rien à voir. Il n’est pas mon genre.
— Pourquoi tu n’arrêtes pas de l’épier, alors ?
— Je ne l’épie pas, c’est lui qui ne cesse de regarder par ici et ça me dérange.
— De toute évidence, tu n’as pas la tête à manger, ton assiette est presque intacte. Tu veux qu’on s’en aille ?
— Bonne idée ! Allons ailleurs. »
Elles se retrouvèrent dans une discothèque où elles ne furent pas longues à se faire remarquer. Extraverties toutes les deux, le regard hardi, un zeste de je-m’en-foutisme dans l’attitude et une aisance corporelle exceptionnelle, elles se lançaient dans la danse sans retenue.
Néanmoins, ce soir-là, Billie ne ressentait pas cette ivresse qui la gagnait habituellement quand elle se laissait aller ainsi pendant plus d’une heure. Elle ignorait les regards et repoussait les invites, imitée en cela par Sophie qui, l’air de rien, ne perdait pas une miette de la conduite bizarre de sa cousine. Elle aurait parié sa chemise et même plus que les pensées de celle-ci étaient toutes dirigées vers Jérémy et sa plus que belle amie. Elle tourna sur elle-même et croisa un regard familier, justement celui du séduisant acteur, toujours avec sa compagne, dont les yeux supposément verts étincelaient d’une fureur contenue. En effet, l’attention de Jérémy était toute dirigée vers Billie ; il semblait comme hypnotisé par la grande rousse. Sophie se sentit brusquement tirée en arrière.
« Allez, viens !
— Où ça ? Eh ! Pas si vite !
— Tu l’as vu ? Il m’espionne ou quoi ?
— C’est un endroit public, à ce que je sache, et fréquenté par beaucoup de monde, en plus.
— Il y en a des dizaines d’autres dans la ville. Pourquoi a-t-il fallu qu’il choisisse celui-ci ?
— Pour la même raison que nous, j’imagine : parce que c’est le plus en vogue.
— Tu ne me feras pas croire une chose pareille, le hasard est trop grand.
— Pourquoi ça te dérange tant que ça ? S’il était seul ou accompagné d’un autre homme, tu ne réagirais pas comme ça, ne me dis pas le contraire. Tu en pinces pour lui, avoue !
— Pas du tout. Mais je le trouve hypocrite. Pas plus tard que la semaine dernière, il me faisait le grand jeu et voilà que, maintenant, il sort avec elle.
— Tu l’as repoussé, non ? Tu ne voulais tout de même pas qu’il se morfonde pendant des semaines ?
— Non, mais quand même. J’avais raison de penser que c’était pas sincère.
— Alors, pourquoi te regarde-t-il sans cesse ?
— Tu vois ? Tu l’as remarqué, toi aussi.
— Oui, mais réponds à ma question. Pourquoi ne peut-il pas s’empêcher de te manger des yeux, s’il ne ressent rien pour toi, comme tu le prétends ?
— Tu m’embrouilles ! Arrête avec tes questions stupides. Comment veux-tu que je devine ce qu’il a derrière la tête ?
— Justement, tu ne peux pas ; alors, arrête de lui prêter des intentions.
— Qu’est-ce qu’il fait, là ? Est-ce qu’il regarde par ici ?
— Non, il est occupé dans le moment.
— Par quoi ?
— Pas par quoi, mais par qui. As-tu oublié qu’il n’est pas seul ? Il l’embrasse.
— QUOI ? ! ?
— Ne crie pas si fort ! Il est en train de la rassurer, parce qu’elle lui a fait un genre de scène. C’est juste un petit baiser, presque rien.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Il n’a même pas fermé les yeux.
— Tu vois ça d’ici ?
— Tu as bien vu qu’elle avait les yeux verts, tantôt. Bon, ils s’en vont.
— Tu en es sûre ?
— En tout cas, ils se dirigent vers la sortie. D’habitude, c’est ce que les gens font quand ils partent.
— On va attendre cinq minutes et après on fera la même chose.
— Une vraie Mata Hari !
— Cesse de rire de moi.
— C’est pas de ma faute si t’es ridicule.
— Pour la solidarité féminine, on repassera !
— Pour la franchise aussi.
— Je ne t’ai jamais menti !
— C’est à toi que tu mens.
— Mais qu’est-ce que vous avez tous à vouloir me jeter dans les bras de cet homme-là ? Il est séduisant, beau et gentil, je l’avoue, mais j’ai le droit de décider si ça me convient, non ?
— Tu as tous les droits, même celui de te cacher la tête dans le sable, espèce d’autruche.
— Ça suffit pour ce soir, les insultes. Tu peux rester si tu veux, mais moi je m’en vais. »
Billie fit volte-face et se dirigea vers la sortie d’un pas martial. Sophie la suivit, un sourire amusé sur les lèvres. Qu’elle le veuille ou non, elle allait être obligée de réfléchir, la belle rousse.
En poussant la porte, Billie entra en collision avec… Jérémy en personne. Sophie pouffa de rire, derechef.
« Oh ! Bonsoir, Billie. À toi aussi, Sophie. J’ai perdu mes clés de voiture…
— Non ! Pauvre de toi ! Heureusement que tu nous as croisées. Ça t’évitera de prendre un taxi si tu ne les retrouves pas, hein, Billie ? T’es d’accord pour qu’on aille le reconduire ?
— C’est que je ne suis pas seul…
— Deux arrêts, c’est rien pour rendre service à des amis.
— Sophie, j’imagine que Jérémy n’avait pas l’intention de raccompagner son amie chez elle si tôt.
— Oh non ! C’est-à-dire, oui. Barbara n’est pas…
— Laisse faire les détails. Va plutôt chercher tes clés, ça arrangerait bien des choses.
— On va y aller avec toi, à trois on a plus de chances.
— Et pourquoi pas à quatre ? grinça Billie. Plus on est de fous, plus on rit.
— C’est vrai, je vais aller demander à Barbara de venir. Elle est restée près de l’auto pour surveiller, au cas où.
— Laisse tomber, ça ira », coupa Billie impatiemment.
Ils cherchèrent pendant dix minutes, mais durent se rendre à l’évidence : elles avaient déjà été ramassées.
« Je vais appeler la fourrière pour qu’ils viennent remorquer ma voiture, parce que c’est risqué qu’elle se fasse voler par celui ou celle qui a trouvé les clés.
— Bonne idée, on t’attend à la sortie, s’empressa de répondre Sophie.
— Nous allons prendre un taxi, je crois que ça vaut mieux.
— Quelle idée ! Nous mourons d’envie de faire la connaissance de Barbara, n’est-ce pas, Billie ?
— Ce n’est peut-être pas réciproque.
— Pourquoi pas ? Elle ne nous connaît pas, il n’y a pas de raison pour qu’elle nous déteste.
— Je vais faire vite, dans ce cas. C’est très gentil à vous…, euh…, à toi, Billie.
— Sans façon. »
Durant les quelques minutes que dura l’absence de Jérémy, Billie se détourna ostensiblement de Sophie, enfermée dans un mutisme de mauvais augure. Cette dernière ne se laissa pas démonter, elle jouissait bien trop de la situation. Lorsqu’elles sortirent finalement de l’établissement, escortées par l’acteur, Barbara passa par toutes les teintes des émotions. Quand elles furent présentées l’une à l’autre, la belle brune tendit une main molle à la grande rousse pour la décourager, mais celle-ci la lui écrasa littéralement pour se venger.
Manifestement, Barbara ne s’attendait pas à se faire reconduire chez elle si cavalièrement. Lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait pas insister sans se couvrir de ridicule, elle tenta une autre approche.
« Ton amie, ou plutôt celle de ta fille, est déjà bien généreuse de faire tous ces détours, alors, n’abusons pas, Jérémy. Descends chez moi, et j’irai moi-même te reconduire un peu plus tard.
— Je n’aime pas laisser Maud longtemps toute seule.
— Elle a treize ans et puis madame Beauchamp est avec elle, non ?
— Madame Beauchamp n’est plus toute jeune ; alors, je m’efforce de ne pas exagérer.
— C’est certain que, quand Billie te sert de gardienne, c’est plus pratique.
— Billie ne m’a jamais servi de gardienne, c’est une amie.
— De ta fille, je sais.
— De moi aussi. Et elle me raccompagnera chez moi. »
Billie, qui conduisait, croisa le regard de Jérémy dans le rétroviseur. Son ton catégorique démontrait visiblement qu’il était exaspéré par l’insistance de Barbara, qui n’ouvrit plus la bouche du trajet, sauf pour un au revoir presque inaudible. Que serait-il arrivé si Billie n’avait pas croisé la route du couple ? Certainement pas ce qui venait de se produire. Elle se sentait coupable de l’impolitesse du jeune homme, même si elle en était secrètement soulagée. Elle n’osa plus regarder en arrière jusque chez lui, mais elle sentait son regard rivé sur sa nuque. En arrivant, Sophie se rua hors de l’auto.
« Il faut que j’aille aux toilettes. Tu permets, Jérémy ?
— Bien sûr, je vais te montrer…
— Pas nécessaire, madame Beauchamp s’en chargera. »
Jérémy, indécis, se tourna vers Billie qui était restée assise derrière le volant. Elle baissa la vitre et le regarda.
« Je te remercie, j’aurais pu prendre un taxi. D’ailleurs, je tiens à payer ton essence…
— Je t’en prie ! Ça m’insulterait.
— Je sais que ça ne t’enchantait pas tellement, c’est Sophie qui a insisté.
— Ça n’a pas fait plaisir non plus à ton amie, on dirait.
— Elle n’est pas comme ça d’habitude. Je crois que ça l’a surprise de te voir. Je lui avais déjà parlé de toi, mais elle devait s’attendre à…, euh…
— J’espère que ça s’arrangera. Je ne voudrais pas être la cause de votre rupture.
— Je ne sors pas vraiment avec elle, c’est un genre de…, comment dirais-je ?…
— D’amie. On appelle ça une amie, d’habitude. À moins que ça soit seulement pour le sexe, alors là, ça devient une maîtresse. Mais ne te sens pas obligé de me décrire vos relations.
— Je la vois à l’occasion. Parfois, on peut être des semaines sans s’appeler. Elle est avocate, on ne le devinerait pas à la voir, non ? Elle est très occupée, alors, elle ne fait pas de cas de mes longs silences.
— C’est pratique, en effet.
— Et toi, t’as un ami, comme ça, que tu peux appeler quand l’envie t’en prend ?
— Des tas.
— Je me disais, aussi. Une fille comme toi ne reste pas seule bien longtemps.
— Méfie-toi. Une fille comme Barbara, encore moins. Elle pourrait te filer entre les doigts.
— Je ne veux pas m’embarquer trop vite. Il y a Maud, aussi.
— Comment s’entendent-elles toutes les deux ?
— J’imagine qu’avec le temps, ça s’améliorera. Barbara fait de réels efforts dans ce sens-là.
— Je te souhaite que ça marche.
— On verra. J’ai appris dernièrement qu’il ne fallait rien forcer.
— Heureuse de voir que tu as pris ça positivement.
— Le bonheur de ma fille passe avant tout.
— Certainement pas jusqu’à te sacrifier, quand même. Elle ne t’en remercierait pas à la longue, crois-moi.
— Tu sembles bien sûre de ce que tu avances.
— T’as jamais remarqué qu’on est semblables, elle et moi ? On ne veut pas de quelqu’un qui nous passe tous nos caprices ou qui plie à toutes nos volontés. Pourquoi crois-tu qu’elle a jeté son dévolu sur moi ? Parce qu’avec moi, rien n’est facile, rien n’est acquis.
— Je ne suis pas certain d’être comme elle.
— Alors, reste avec Barbara. Je suis persuadée qu’elle a déjà tracé le fil de sa vie, avec tous les détails.
— C’est plutôt ennuyant, non ?
— Branche-toi ! Si tu ne sais pas ce que tu veux, personne ne le saura à ta place. Mais qu’est-ce qui se passe avec Sophie ? Elle fait exprès ou pas ?
— J’ai comme idée que oui. Je suis content d’avoir eu l’occasion de te parler.
— Moi aussi. C’est important pour Maud qu’on reste amis, au moins.
— Pour Maud, oui. Je vais chercher Sophie. Bonsoir, Billie. »
En le regardant s’éloigner, la jeune femme était songeuse. Avait-elle rêvé ou avait-elle vraiment décelé une note triste quand il avait dit : « Pour Maud, oui » ?