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Dès qu’elle apprit la disparition de Piddy Gullee, Blandine partit à la recherche du maître des orphelins.

À ses yeux, Aet Visser était l’homme le plus important dans toute La Nouvelle-Amsterdam. Chargé par le gouvernement de la ville de veiller aux intérêts des orphelins, il avait pris soin de Blandine quand elle avait perdu ses parents à quinze ans.

Non pas qu’elle le désirât. Pas au départ, en tout cas. Accablée par la colère et le chagrin en apprenant que le bateau de ses parents, le Blue Hen, avait fait naufrage dans la Manche au large du Kent, elle s’était murée en elle-même, fuyant tout contact humain.

Elle allait bien, expliquait-elle au maître des orphelins quand il venait frapper à sa porte. Je suis assez grande pour prendre soin de moi. Un petit pécule lui permettait de vivre comme elle l’entendait. Lorsque le désastre avait emporté ses parents au fond de la Manche, elle s’était présentée avec aplomb devant le juge des tutelles. La jeune fille de quinze ans demandait le droit de vendre le logement familial, une maison en brique rouge à un étage, sur le canal, avec cinq pommiers à l’arrière.

Une transaction de cette sorte relevait des compétences du maître des orphelins, et Visser était apparu à ses côtés devant la cour, mais elle avait sèchement refusé son aide. Elle avait négocié comme elle le pouvait les termes de l’accord avec le magistrat. Visser était intervenu pour suggérer qu’elle conserve le produit des arbres du verger pendant dix ans. Le magistrat avait transigé à cinq.

C’était gentil. Mais elle avait dit malgré tout à Visser qu’il ferait mieux de ne pas s’occuper de ses affaires. Elle souriait tristement en repensant à ce souvenir. Elle n’était qu’une petite fille à la voix mal assurée qui cherchait à se faire passer pour une adulte.

Après cela, Visser avait fait preuve de patience. Il avait déjà atteint l’âge mûr quand ils s’étaient rencontrés, et il occupait la position de maître des orphelins depuis toujours, c’est-à-dire depuis les années 1650, époque mouvementée où colons et indigènes semblaient englués dans un conflit insoluble et mortel. Il y avait sans cesse de nouvelles victimes.

Il gardait un œil sur les revenus et le comportement des mineurs qui n’avaient plus ni père ni mère. C’était un ange de la mort, qui apparaissait dès que des parents périssaient. Entre les naufrages, les guerres avec les Indiens et les épidémies dévastatrices, sa fonction de maître des orphelins ne lui laissait pas de répit.

Visser était originaire de la Frise, l’une des Provinces-Unies où les vents de la mer du Nord soufflaient fort. C’était une origine commune à beaucoup de colons, y compris le gouverneur, si bien qu’il avait réussi à s’adjuger la place de maître des orphelins en cultivant ses relations.

Profitait-il de la situation ? Ne l’accusait-on pas de se servir dans les ressources de ses protégés ? Inévitables, ces accusations, quand on traite de telles affaires. Mais Aet Visser n’en était pas moins le maître des orphelins, peut-être pas tout à fait honnête, suffisamment toutefois pour le bien de la colonie. Ce qui était le maximum qu’on puisse demander à un homme, en toute bonne foi.

Des rumeurs circulaient sur son compte. Il aurait fait tuer des pupilles désobéissants. Il aurait engendré toute une famille de bâtards avec une belle femme à demi indienne au nord du mur. Il fournirait des jeunes orphelins aux Juifs, pour leurs maudits rites de sang.

Visser ignorait ces affabulations. Il professait la transparence.

« Moi-même, je suis un orphelin », répétait-il toujours, négligeant de préciser que ses parents étaient morts à l’âge avancé de cinquante-deux ans.

Le maître des orphelins palabrait à la Chambre des orphelins, une cour spéciale réunie à l’hôtel de ville de la colonie, le Stadt Huys, imposante bâtisse en pierre de quatre étages en front de mer.

À la Chambre des orphelins, Visser organisait les apprentissages et les servitudes. Il s’assurait que les héritiers touchaient leur héritage. Il renvoyait quelques-uns de ses pupilles de l’autre côté de la mer, en Hollande, aux bons soins de leurs proches.

La semaine précédente, un problème était survenu à la Chambre après que deux têtes humaines avaient été découvertes alors qu’on rassemblait le bétail de deux colons disparus lors du « dernier désastre » – une incursion indienne. Visser avait déclaré officiellement que les têtes étaient bien celles des deux hommes en question, Cornelis Swits et Tobias Clausen, en conséquence de quoi leurs enfants devaient être placés sous la tutelle du maître des orphelins.

« Conformément aux intentions de la cour, avait décrété Visser, le bétail sera exploité à leur bénéfice. »

En outre, il avait suggéré que les têtes tranchées des pères soient confiées au pasteur de l’Église réformée hollandaise, en vue d’une réunification avec les corps si ceux-ci étaient jamais localisés.

Un autre cas, Dorothea Janz, père noyé au large de Hell Gate en 1661, mère décédée par suite d’une ingestion d’arsenic. Visser avait réparti les biens familiaux. Une couverture pour la tante de l’enfant, un collier de coquillages pour les parents adoptifs, un cadre de lit qui s’était matérialisé comme par magie dans la chambre de la sœur du gouverneur. Quant à la cache recelant vingt pièces d’argent… Où cette somme avait-elle pu finir ? Un mystère, fort heureusement passé inaperçu.

Dans tout cela, Visser ne se départait jamais d’une mine froissée et d’une attitude traînante, habituellement due au vin qu’il cuvait, mais qui dissimulait un cœur astucieux et perspicace.

« L’argent est la racine de tout », disait-il.

Quand elle l’entendit dire cela pour la première fois, Blandine releva malicieusement que le maître des orphelins avait raccourci la sentence biblique : « N’est-ce pas plutôt, monsieur Visser, “l’argent est la racine de tous les maux” ?

— Oh, oui, bien sûr, avait répondu Visser en riant doucement. J’oublie toujours la dernière partie. »

Peu importait les questions d’argent, il aimait ses orphelins. Il le disait tout le temps, et les gens le croyaient.

Un homme avec une aussi longue expérience n’allait pas se laisser déconcerter par l’air revêche de Blandine Van Couvering. Certes, il n’était pas courant qu’un de ses pupilles soit indépendant si jeune. Mais Visser s’en tenait à sa philosophie : laisser faire. Pour ce qu’il en voyait, la jeune fille faisait son chemin dans le monde. La placer de force, hurlant et se débattant, dans une famille d’adoption ne leur vaudrait rien de bon ni à l’une, ni à l’autre.

Il passait souvent la voir dans le logement qu’elle louait, l’arrêtait dans la rue pour prendre de ses nouvelles, lui faisait de petits cadeaux, des raisins ou des noix. Visser l’introduisit auprès de marchands qui l’aidèrent à obtenir sa situation actuelle de négociante d’avenir. L’orpheline sentait son cœur fondre, et elle l’endurcit tant bien que mal contre le maître des orphelins. Mais pour finir, il gagna sa confiance.

Et maintenant que Piddy avait disparu, c’est vers Visser que Blandine se tournait. Elle savait où le trouver, puisque le Margrave venait d’accoster. Il devait récupérer ses ouailles à bord du bateau et les amener dans la cour à l’arrière d’une des grandes demeures de la colonie. Là, ils se verraient assigner chacun un travail.

Elle marcha sous la neige vers le domicile de la famille Hendrickson. Voilà ce que la richesse pouvait vous valoir à Manhattan. C’était de loin la plus grande demeure de toute la colonie. Un étage plus des combles, sept hautes fenêtres en saillie, avec un terrain sur lequel on aurait pu construire plusieurs des maisons voisines. La parcelle s’étendait de Market Street jusqu’à la voie d’eau privée de la famille, qui se jetait dans le Heere Gracht.

La perspective austère de la résidence des Hendrickson, couverte de bardeaux sombres, frappait toujours Blandine. La maison n’occupait pas simplement son lot à la manière des autres résidences de Market Street, lesquelles pour la plupart étaient déjà magnifiques. Non, la maison des Hendrickson n’était pas juste posée là, elle se dressait, imposante. Les surplombs de l’étage donnaient l’impression qu’elle pouvait à tout moment basculer et s’effondrer sur celui qui s’en approchait.

Cette maison avait une autre qualité : les fenêtres n’étaient pas constituées des traditionnels battants à petits carreaux, mais de châssis à guillotine d’un nouveau genre. Les grands panneaux transparents ne ressemblaient à rien qui existât dans cette colonie privée de vitres. De là-haut ces fenêtres fixaient Blandine comme autant d’yeux aveugles. Elle franchit la grille d’entrée, longea l’allée, passa sous l’étage en surplomb et déboucha dans la cour de l’écurie, à l’arrière.

Une belle jeune fille s’approche rarement d’un groupe d’hommes adultes sans ressentir au moins une once d’appréhension. À l’arrière de la maison étaient rassemblés nombre des notables de La Nouvelle-Amsterdam, venus examiner les orphelins tout juste débarqués du Margrave. Aet Visser était là, il dirigeait les affaires à l’autre bout de la cour. Le fidèle prétendant de Blandine, Kees Bayard, se tenait avec Martyn Hendrickson, le plus jeune des trois frères Hendrickson, les hommes les plus riches de la colonie.

Et les orphelins. Un groupe pathétique de dix enfants rassemblés dans la boue et la neige de la cour, vêtus de haillons, encore tremblants et puants après leur voyage transocéanique. Leur visage portait un air ahuri et lointain, « Où suis-je ? », propre à ceux qui découvraient le Nouveau Monde.

Autour d’eux, les bourgeois impeccablement vêtus à la mode du moment, gilet, pourpoint assortis et col de dentelle. Ils chancelaient sur leurs talons rouges*, une vogue importée de la cour française de Louis XIV.

La colonie souffrait d’un manque de bras chronique et les orphelins de Visser se faisaient sauter dessus à peine descendus du bateau. Les notables vérifiaient la marchandise, tâtant et touchant tels les passeurs de l’enfer examinant des âmes perdues.

Blandine eut un mouvement de recul devant cette scène. Elle savait ce que cela lui rappelait : le marché des esclaves au début de Wall Street, sur l’East River.

« Blandina », l’appela Kees Bayard en l’apercevant.

Tous les hommes se tournèrent et se redressèrent imperceptiblement en découvrant qu’il y avait une jolie fille parmi eux.

« Voilà une autre orpheline mise aux enchères ! s’exclama Martyn Hendrickson. Combien allons-nous offrir pour elle, messieurs ? »

Kees lui jeta un regard noir et prit la main de Blandine. Elle la retira.

« Si j’en avais les moyens, dit-elle, je serais heureuse de prendre tous ces garçons sous mon aile.

— Entendez-vous cela, Visser ? lança Martyn. Nous avons une nouvelle offre, il va falloir surenchérir. »

Aet Visser, qui négociait avec un des bourgeois à propos d’un petit épouvantail aux yeux caves d’à peine dix ans, jeta un coup d’œil à Blandine par-dessus son épaule et lui adressa un bref salut amical de la main.

« Je vais vous en prendre la moitié, annonça brusquement Martyn. Envoyez-les à mes frères en amont de la rivière, ils travailleront sur le domaine. Du bon labeur sain dans les champs.

— Et en plus, ils ne mangent presque rien », ironisa Blandine.

Ignorant son ton sarcastique, Martyn éclata de rire.

« Exactement, répondit-il. Et si un de mes frères a faim, il pourra toujours s’en faire cuire un ou deux.

— Je vous supplie, monsieur, dit Kees Bayard, de ne pas vous montrer grossier devant une dame.

— Mlle Blandina sait fort bien que je plaisante, rétorqua Martyn.

— Cher Martyn, dit Blandine, le seul moyen de savoir quand l’un plaisante, c’est quand l’autre rit. »

Les deux hommes se tenaient chacun d’un côté de Blandine, comme s’ils se disputaient ses faveurs. Mais Martyn Hendrickson n’était le prétendant de personne. Porté sur le jeu, l’alcool, les prostituées, il préférait la débauche à la romance. Si tentant qu’il soit, les jeunes femmes du comptoir désespéraient de Martyn Hendrickson. Beau à tuer avec ses yeux verts, riche comme Crésus, il semblait trop sauvage pour être jamais dompté.

Blandine avait toujours cru déceler de la solitude derrière son regard vague et ses discours imbibés de brandy. Bien que ces deux-là n’eussent pas pu être plus différents de condition et de mentalité, ils avaient tous deux perdu leurs parents. Martyn n’aurait jamais songé à montrer une quelconque vulnérabilité, mais Blandine la percevait tout de même en lui. Elle se souvenait de l’époque de leur jeunesse où Martyn et elle traînaient en ville, livrés à eux-mêmes et pour ainsi dire sans attaches. Ou alors elle ne faisait que voir le reflet de sa propre peine dans la sienne.

« Je viens de voir Lace et Mally, dit Blandine.

— Ah, encore les Africains », soupira Kees.

Il désapprouvait l’amitié de Blandine avec les deux femmes. Cela faisait remonter des souvenirs pénibles du raid des Mohicans.

« J’ai une mauvaise nouvelle, dit Blandine. Une petite fille de la communauté africaine a disparu.

— Et quelle est la mauvaise nouvelle ? demanda Martyn.

— Par pitié, Hendrickson ! s’exclama Kees sans pouvoir s’empêcher de rire.

— Vous n’êtes pas drôle, monsieur », déclara Blandine en tournant les talons pour aller retrouver Aet Visser.

Elle s’arrêta à quelques pas de lui et attendit qu’il eût terminé ses affaires.

Aux côtés du maître des orphelins se trouvait celui qui jouait son ombre, Foudre, un sang-mêlé de la tribu Ésopus qui se glorifiait d’avoir un père européen. Foudre s’habillait à la mode hollandaise, parlait comme un Hollandais et aurait par-dessus tout désiré être un Hollandais. Blandine le trouvait répugnant. Comme s’il percevait ses sentiments, Foudre s’effaça en la voyant s’approcher et alla rejoindre Martyn Hendrickson.

Visser avait la main posée sur l’épaule d’un de ses malheureux orphelins. Ces garçons avaient l’air en assez bonne forme, pensait-il en palpant l’ossature sous le maillot loqueteux. Ils pourraient être utiles dans les champs.

Le maître des orphelins se tourna vers son ancienne pupille.

« Mademoiselle Blandina… dit-il. Ce n’est pas un endroit pour toi.

— Combien pour celui-là, là-bas ? demanda Blandine en désignant d’un geste du menton un petit garçon.

— Je t’en prie, ça ne se passe pas comme ça, répondit Visser. Je cherche seulement à trouver un travail payé à mes ouailles. »

Blandine lui donna un petit coup dans le ventre, à l’endroit où se faisait entendre le tintement des bourses pleines d’argent. Le maître des orphelins hocha la tête, reconnaissant qu’elle n’avait pas tout à fait tort.

« Nous devons composer avec la réalité, dit-il en soupirant.

— La réalité… » fit Blandine.

Les orphelins ressemblaient à des figurines faites de bâtons, appuyées les unes contre les autres pour ne pas tomber. Des rues et des hospices de Patria à l’existence laborieuse de la Nouvelle-Néerlande. Elle aimait Aet Visser. Mais pas cette partie de son existence.

« Les Africains m’ont appris qu’un de leurs enfants s’est perdu ou a disparu, dit Blandine. Lace et Mally sont dans tous leurs états.

— Je sais.

— Vous êtes au courant ? Comment ça ? Je viens de l’apprendre.

— Cela fait une bonne semaine que ce garçon est parti, dit Visser.

— Un garçon ? Quel garçon ? C’est une petite fille. »

Visser prit Blandine par le bras et l’entraîna dans un coin de la cour.

« Nous en parlerons, mais pas maintenant. Retrouvons-nous au lieu habituel, après le coucher du soleil, nous souperons ensemble. »

Blandine ne pouvait rien faire de plus. Elle s’en alla le cœur gros. Si sa vie avait pris un autre tour, elle se serait retrouvée parmi les orphelins alignés là, attendant du travail, qu’on tâtait comme du bétail.

Elle repassa sous l’écrasante maison des Hendrickson pour ressortir dans la neige boueuse de Market Street.