Drummond passa la nuit au Lion, où il dormit à côté d’un capitaine pour le moins indélicat. L’Empereur Crotte-au-Cul émit toute la nuit des vents infects et se leva frais et dispos, exultant dans le triomphe du jour nouveau, tandis que Drummond retombait dans un sommeil léger.
Il rêva que le seul paon apprivoisé de la colonie cherchait à se faire une place auprès des mouettes et des pigeons de la ville. Il tuait l’oiseau et donnait son cœur à manger à un chien errant.
À son réveil, en allant soulager sa vessie derrière le Lion, il vit une traînée de sang sur la neige. Cela signifiait simplement que le cuisinier de la taverne avait égorgé un poulet. Apparemment, la colonie n’avait pas de paon.
Il prit le petit déjeuner avec Raeger, qui lui envoya ensuite un garçon pour l’accompagner à son logement de Slyck Steegh. Le propriétaire était un Suédois au nom imprononçable. Trount, ou quelque chose comme cela.
L’appartement était convenable. Drummond demanda à voir l’atelier. Un espace rectangulaire, avec des fenêtres en nombre et un carrelage parfaitement posé, aussi propre et léché que les bottes du roi.
« J’ai informé M. Raeger que la remise coûte trois guinées supplémentaires par mois, dit le Suédois. Je prends les coquillages si vous n’avez pas de pièces. »
Toutes ces transactions en colliers de wampum déconcertaient Drummond. Raeger en avait de pleins barils entreposés dans un hangar à l’arrière du Lion. Les Hollandais avaient établi à Long Island des manufactures protégées par des gardes armés. À l’intérieur, ils fabriquaient des guirlandes de wampum à tour de bras, en forant un trou dans les coquillages et en les ficelant les uns aux autres. Les rouges avaient plus de valeur que les blancs.
Ces coquillages, les Indiens de la rivière et tout le monde dans la colonie les acceptaient comme monnaie légale pour toute dette, publique ou privée. Les Hollandais étaient littéralement en mesure de frapper leur monnaie. Incroyable. Drummond avait du mal à comprendre comment cela fonctionnait. Dans son esprit naissaient sans cesse, malgré lui, des machines destinées à perforer les coquillages et à les attacher.
« Il fait froid ici, dit-il au Suédois en inspectant l’atelier. Comptez-vous installer un poêle ? »
Trount se dit volontiers prêt à accéder à son désir et Drummond lui demanda de faire venir son chargement entreposé près du quai.
« Des affaires fragiles, le prévint-il. Dites à vos garçons de faire extrêmement attention.
— Certainement, messire », dit le Suédois.
Il avait l’air perpétuellement contrarié, et Drummond se demanda si ce n’était pas lui qui en était la cause. Peu importait. Les propriétaires, d’après son expérience, faisaient toujours des histoires.
Plus tard ce jour-là, il déballa ses trésors. La neige apportée par le blizzard fondait sur le toit de l’atelier, mais il y aurait une autre gelée cette nuit-là. Drummond travailla pendant que le jour tombait, sans se soucier de l’absence d’assistants, prenant plaisir à ce travail minutieux.
Il ouvrit les lentilles de Spinoza, retira des morceaux de velours rouge de l’intérieur d’une caisse en chêne. Il se rappelait Bento, sa gentillesse, son intelligence affûtée comme un diamant, son existence de moine.
Le polisseur de lunettes s’intéressait aussi à la philosophie, et en même temps que ses lentilles Drummond avait emporté un exemplaire manuscrit de l’œuvre de Spinoza, Korte Verhandeling van God, dont le titre, une fois traduit, était Court Traité sur Dieu, l’homme et la béatitude. Drummond avait appris à parler couramment le hollandais lors de ses dix ans d’exil avec Charles II.
Ce texte l’avait impressionné pendant son ennuyeux voyage d’un continent à l’autre. En fait, il était devenu son compagnon de soirée, auprès duquel il brûlait les chandelles. Mais Drummond ne s’étonnait pas que l’auteur d’un tel écrit ait été exclu de sa communauté. La pensée qui soutenait ce livre était explosive, un défi à l’orthodoxie chrétienne comme à l’orthodoxie juive.
Dans son atelier, Drummond s’occupait maintenant de son bien le plus précieux, le tube à perspective acheté récemment à Londres. À l’abri dans son nid de copeaux de bois et de paille, l’instrument de près de deux mètres de long faisait frémir Drummond rien qu’à le contempler.
Un soir sans lune où le bateau était encalminé, Drummond avait installé le tube et l’avait dirigé vers la lumière caudale qui traversait le quart sud-ouest du ciel. Il avait laissé le capitaine John Grudge, les autres officiers et quelques matelots observer la comète à travers le verre.
« Cela ressemble à un grain de riz », tel avait été le commentaire de Gerrit Remunde.
Un bateau en mer n’était pas suffisamment stable pour se servir d’un tube à perspective comme celui de Drummond. Il l’emporterait au point le plus élevé de la colonie, il demanderait à Raeger quel était le meilleur endroit, il le monterait et, enroulé dans une couverture chaude avec une flasque de brandy, il regarderait les cieux tant qu’il lui plairait, toute la nuit s’il y parvenait.
La comète, la planète Vénus, les étoiles d’Orion, les océans de la Lune.
Et dans son petit atelier il ferait fondre du verre et polirait des lentilles. Spinoza avait prouvé que le polissage était une entreprise convenable pour un gentleman. Le grand Galilée s’était occupé de polissage et d’optique. Drummond avait l’intention d’imiter leur exemple.
Si toutes les urgences du roi le lui permettaient.
Le Hollandais du Lion Rouge, celui qui voulait parler de blé et de maïs, apparut dans la cour.
« Edward Drummond ? »
Pas moyen d’avoir la paix. Se débarrasser de lui, se retirer dans son appartement, un peu de vin chaud et au lit de bonne heure.
« Monsieur Drummond ?
— Oui ?
— Aet Visser. Nous nous sommes rencontrés hier au Lion.
— Oui, je suis désolé, Visser, je suis en plein déballage.
— Un adepte des nouvelles connaissances, à ce que je vois, dit Visser en glissant sa tête par l’embrasure de la porte.
— Pourrions-nous parler plus tard ? »
Drummond referma la porte de l’atelier au nez de Visser et prit la direction de la maison. Une certaine rudesse avait souvent pour effet de décourager les indésirables.
« Je ne veux surtout pas vous déranger, dit Visser. Je sais que vous devez trouver vos marques sur la terre ferme. Avez-vous besoin d’aide ? Je peux vous envoyer un de mes orphelins, un garçon très bien, fiable.
— Non, merci, répondit Drummond en continuant sa progression à travers la cour.
— Cela ne pose aucun problème.
— Je vous souhaite une bonne soirée, dit-il pour le congédier.
— Un instant, si je peux me permettre, j’ai une petite requête à vous faire.
— Je suis navré, monsieur Visser…
— S’il vous plaît, cela ne prendra pas longtemps. Cela concerne mes fonctions de maître des orphelins, le bien-être des enfants, monsieur, une occupation toujours digne d’un gentleman. »
Drummond avait la main sur la poignée de sa porte. La première pièce était encombrée de cartons et de sacs. Un environnement aucunement approprié pour recevoir des invités.
Mais quelque chose le retint de tourner la poignée. Une expression sur le visage de son interlocuteur, une invitation à l’ouverture et à l’amabilité.
Drummond, au fond, avait toujours aimé les Hollandais. Il se moquait d’eux et les trouvait souvent risibles, mais tous les peuples (sauf les Italiens) avaient leurs bons côtés. Il y avait une bonté essentielle sous ce que certains voyaient comme leur cupidité naturelle. Bonté et robustesse étaient, aux yeux de Drummond, un alliage imparable.
Il s’était battu aux côtés des Russes, des Français, des Polonais. Après ses propres compatriotes, il aurait choisi des Hollandais pour affronter à ses côtés une situation critique, disons un long siège dans un château. Ils mangeraient bien jusqu’au bout, crèveraient de faim ensemble, dans la joie, et il pourrait compter sur eux pour se serrer les coudes lorsque les choses tourneraient mal.
« J’ai du vin chaud dans la bouilloire, mais pas encore de vaisselle. Nous devrons boire directement à la louche. »
Visser hocha la tête.
« Une option à laquelle j’ai souvent eu recours par le passé, je n’ai pas honte de le dire. »
Il entra dans la maison devant Drummond.
Les bottes calées sur les chenets, affalés côte à côte dans deux gros fauteuils, Drummond et Visser buvaient à la lumière d’une simple bougie tandis que la nuit tombait.
Drummond appréciait le silence initial de son invité, son respect pour l’acte ancien, sacré, qui consiste à boire. Boire d’abord, parler ensuite. Même si le vin coulait le long du menton parce qu’ils utilisaient une cuillère tordue pour l’avaler. Quoi qu’il arrive, cela restait un acte sacré.
Visser arborait les talons rouges prisés des notables de la colonie, un style qui, à n’en pas douter, serait vite dépassé. Les modes étaient choses si ridicules, songea Drummond, qu’il fallait généralement les abandonner immédiatement après les avoir adoptées.
« Je suis ici en ma qualité de maître des orphelins de la colonie, commença Visser après une pause pour laisser la chaleur du vin le pénétrer. Êtes-vous familier avec cette fonction ? Y a-t-il des maîtres des orphelins en Angleterre ?
— Pas exactement, non, répondit Drummond. Mais j’ai passé beaucoup de temps en Flandre, ainsi qu’en Hollande, je crois donc avoir déjà rencontré des hommes occupant cette charge.
— Les parents périssent et les enfants qui survivent sont vulnérables, ils risquent d’être exploités. C’est ce que j’empêche. C’est simplement la reconnaissance par l’État des obligations de la charité chrétienne.
— Vous êtes très bon.
— Vous aviez peur que je ne sois venu parler de blé et de maïs. »
Drummond éclata de rire.
« Eh bien, hier soir…
— J’essayais de détourner votre attention de la dame. C’est une négociante, elle est très impliquée dans le commerce des céréales. Je me contente de jouer un peu.
— Vous vouliez vous placer entre nous afin de protéger sa vertu. Je ne suis pas si grand prédateur que cela…
— C’est l’une de mes anciennes pupilles. Maintenant c’est une adulte, et je n’ai en aucun cas l’intention de lui dicter ses actes, dans un sens ou dans l’autre. Mais elle m’est très chère.
— Je suis un homme honorable.
— J’ai parlé à quelques-uns de vos compagnons de bord du Margrave, et ils ont l’air de le confirmer. Mais je n’avais aucun moyen de le savoir quand vous vous êtes présenté à nous au Lion Rouge. Les relations qui se nouent dans les tavernes se finissent souvent avec fracas. »
Drummond commençait à s’impatienter, et à se demander où voulait en venir ce fouineur. Vérifier sa réputation auprès des autres passagers ! Grands dieux, ce n’était pas comme s’il avait demandé la main de la jeune femme.
« Vous vous interrogez sans doute sur mes motivations, reprit Visser. Vous supposez que je viens ici discuter de Blandine Van Couvering. Mes motivations sont pures, et je propose de clore ce chapitre et de passer au véritable sujet de notre entretien.
— Avec plaisir, dit Drummond.
— Puis-je ? »
Visser désignait la bouilloire de vin sombre comme du sang. Il se resservit, puis remplit la louche pour Drummond. Il se moucha le nez, qu’il avait rougeaud, avec un bout de dentelle déjà bien usagé, puis il se renfonça contre le dossier de son fauteuil et se pencha vers Drummond. On eût dit deux confidents de longue date.
Drummond trouvait Visser rondouillard ce soir-là, mais il supposait que c’était à cause du chien qu’il gardait contre lui, sous sa veste. Il n’avait pas tort. La petite tête de l’animal émergea tout à coup. Le maître des orphelins tira un morceau de croûte de fromage de derrière son oreille gauche et le lui donna à grignoter.
Il commença son histoire. L’un de ses orphelins, dit-il, William Turner, âgé de six ans, un enfant non dénué de patrimoine, qu’il avait confié aux soins d’une famille anglaise, George et Rebecca Godbolt. William avait vu sa mère et son père mourir de la petite vérole à une semaine d’intervalle.
« J’ai placé William chez les Godbolt au printemps. Une charmante maison, avec beaucoup d’autres enfants. Quand je lui ai demandé combien, George a plaisanté en disant qu’il en courait tant qu’il n’était pas capable de les compter. Mais je pense qu’ils sont cinq, tous encore jeunes.
— Monsieur Visser…
— Appelez-moi Aet, monsieur. J’ai l’intention que vous et moi devenions amis. Et le meilleur moyen de faire de quelqu’un son ami, je le crois, est de le lier à vous en lui demandant une faveur. »
Drummond n’était pas si certain de la véracité de cette affirmation, plutôt le contraire. Mais il laissa filer.
« Ma difficulté est la suivante, dit Visser. Je rends souvent visite aux enfants dont j’ai la charge, une fois par mois au moins, afin de voir comment ils vont et de jouer mon rôle de gardien. Pour des raisons diverses, j’ai laissé plusieurs mois passer avant de rendre visite à William.
— Il était en sécurité, n’est-ce pas ? demanda Drummond. Il n’y a pas lieu de vous blâmer si l’on s’occupait bien de lui.
— Quand j’y suis retourné, j’ai eu une sensation étrange. Ils m’ont amené le garçon, William, et j’ai été pris d’une lubie, je me suis convaincu que ce n’était pas le même enfant.
— Il n’était plus le même ? Ma foi, les enfants changent vite en grandissant, c’est l’évidence.
— Même couleur de cheveux, expliqua Visser. Même âge et carrure générale, des traits similaires, mais le sentiment troublant d’une différence.
— Mais les Godbolt… C’est bien leur nom ?
— Les Godbolt me l’ont présenté comme William Turner, le garçon que je leur avais confié quinze semaines plus tôt.
— Que leur avez-vous dit ?
— Que pouvais-je dire ? J’ai pensé que c’était peut-être ma mémoire qui me jouait des tours, une possibilité que j’estimais bien plus probable que de la malice de la part des Godbolt.
— Vous n’avez rien dit ?
— J’ai laissé échapper, très bêtement : “C’est le même Billy ?” George et Rebecca ont ri en me regardant comme un grand-père qui s’étonne de voir son petit-fils si grand. »
Drummond sentait qu’il y avait quelque chose de plus que ce que lui racontait Visser. Pourquoi le maître des orphelins était-il venu le trouver, lui qui venait d’arriver dans la colonie ? Cela n’avait aucun sens. Il avait la vague impression d’être le pigeon à qui l’escroc vient de distribuer ses cartes.
« Vous vous demandez en quoi cela vous concerne, dit Visser. Lors de cette première visite, je suis reparti sans m’être fait une idée claire, je doutais de mon impression. Mais après une nuit à m’inquiéter, j’y suis retourné le lendemain. Et là, pour la première fois, j’ai essayé de faire part de mes doutes aux Godbolt.
— Une tâche délicate.
— Certes. Je ne souhaitais pas m’aliéner une famille de tuteurs à cause de folles accusations. Eh bien, ils ont réfuté mon idée.
— Ils l’ont contestée ?
— Avec plus d’effarement que de véhémence, précisa Visser. Leur réaction semblait tout à fait naturelle. J’étais un fou brandissant une accusation insensée. Ils m’ont demandé à quoi je pensais. Est-ce que je soutenais qu’ils avaient fait disparaître l’autre enfant ? Qu’ils l’avaient assassiné ? Qu’ils étaient des sorciers ?
— Laissez-moi vous poser une question, dit Drummond, dont la curiosité était piquée malgré lui. L’enfant que vous aviez placé avait-il des taches de naissance ou des signes caractéristiques ? Une dent de travers, par exemple, ou quelque difformité ?
— Vous avez raison, c’est perspicace de votre part. Et j’ai déjà remarqué par le passé des signes distinctifs chez certains de mes orphelins. Mais rien de tel dans le cas de William Turner. J’ai fouillé ma mémoire pour essayer de me souvenir d’un grain de beauté, d’une tache de vin, quelque chose, n’importe quoi.
— Eh bien, monsieur Visser… commença Drummond, mais celui-ci leva la main.
— Nous sommes presque au bout. Je suis parti en feignant d’être satisfait par leurs dénégations, et en disant que je reviendrais. Lorsque je l’ai fait, le lendemain, une chose étrange est arrivée. Les Godbolt, mari et femme, ont prétendu avoir du mal à me comprendre.
— À comprendre pourquoi vous les accusiez d’une chose pareille ?
— Non, pas cela. Ils faisaient semblant de ne pas comprendre mon accent. Ils me demandaient de répéter mes phrases. Ils se regardaient, l’air perplexe. Ils m’ont même demandé : “S’il vous plaît, monsieur, parlez l’anglais du roi”, ce que bien évidemment je faisais. Je ne sais pas si c’était l’anglais du roi, mais en tout cas c’était la langue commune.
— Quelle était la difficulté ?
— Les Godbolt affirmaient plus ou moins que mon discours était inintelligible.
— Et ce n’était pas le cas lors de vos précédentes rencontres.
— Jamais, jura Visser.
— Votre anglais est aussi bon que le mien, affirma Drummond. Meilleur, même. Vous avez utilisé le mot perspicace tout à l’heure. Ce n’est pas le signe d’un homme qui hésite.
— Merci, dit Visser. Je le parlais dans l’enfance. J’ai conscience que mon accent est lourd, mais je n’ai jamais eu de problème pour me faire comprendre. »
Drummond commençait à s’impatienter. Que pouvait lui vouloir cet homme ?
Visser but à nouveau.
« Il y a quelque chose de singulier chez les orphelins, monsieur, poursuivit-il. Ils acquièrent un statut presque mythique au sein d’une communauté. Ils sont infréquentables. Pas de parents, et donc aucun frein aux tendances naturelles de l’enfant.
— Vous avez plus l’expérience des orphelins, évidemment.
— Monsieur Drummond, dit Visser en se penchant à nouveau vers lui avec une mine de conspirateur, j’aimerais que vous m’apportiez votre concours, en tant qu’Anglais, parce que c’est votre langue maternelle, en vous rendant à la maison des Godbolt pour tenter de débrouiller un peu cette affaire. »
Grands dieux, songea Drummond. Le maître des orphelins veut me transformer en bonne d’enfants.