23

Edward Drummond attendait Blandine dans la groot kamer. Il se leva dès qu’elle entra. Il était resté longtemps assis devant le feu, qu’il avait laissé mourir.

« Je suis désolé, dit-il vivement. Antony m’a permis d’entrer. »

Blandine alla à son kas et s’enveloppa dans son châle. Ne sachant pas quelle voix elle aurait si elle essayait de parler, elle garda le silence. Son cœur et sa raison lui disaient deux choses différentes.

« Il fallait que je vous parle, commença-t-il.

— Drummond… »

Pas « monsieur », plus maintenant.

« S’il vous plaît, dit-il. Écoutez-moi. »

Elle hésita, puis s’assit à côté de lui devant la cheminée.

« Je comprends que vous me preniez pour un homme superficiel. Que peut-être j’ai tenté trop rapidement d’exprimer mes sentiments pour vous, ce qui vous a déplu.

— J’apprécierais que vous n’essayiez pas de me dire ce que je pense ou ce que je ressens.

— Ce que je veux dire, si nous pouvons mettre tout cela de côté, les malentendus qui peuvent se développer entre un homme et une femme, ce qu’il est possible que j’éprouve et qui vous rebute…

— Drummond !

— … si nous pouvons mettre tout cela de côté, il se passe quelque chose ici, dans cette ville, dans cette colonie, et c’est une chose importante dont il faut s’occuper. »

Le cœur de Blandine, qui venait de gonfler comme un ballon, creva aussitôt. Pendant un bref instant, elle avait cru qu’elle aurait droit à sa seconde demande en mariage de la journée, et voilà qu’il lui proposait seulement de « mettre tout cela de côté ». Tout quoi ?

Mais il se passait effectivement des choses étranges à La Nouvelle-Amsterdam, des événements pénibles et déroutants, et son cœur se réjouit à l’idée que quelqu’un d’autre, une sorte de protecteur, venait l’aider à les affronter.

« J’ai vu quelque chose cet après-midi qui m’a fait penser que vous étiez peut-être en danger.

— Comment cela ?

— Quelqu’un dans votre jardin, déguisé, un homme ou un monstre, très étrange.

— Vous êtes venu dans mon jardin cet après-midi ? demanda Blandine, qui connaissait déjà la réponse.

— Non.

— Mais alors…

— Je regardais avec ma longue-vue, expliqua Drummond.

— Votre longue-vue, répéta Blandine. Vous vous êtes retrouvé à…

— J’en ai une sur mon toit, coupa-t-il. Pour regarder les bateaux dans le port, ce genre de choses.

— Ou pour voir par les fenêtres des femmes. Étiez-vous en train de m’espionner, Drummond ?

— Non ! C’est-à-dire… ce n’est pas l’important.

— C’est le genre de choses que nous devons mettre de côté, c’est cela ?

— Ne voyez-vous pas ? Quelqu’un ou quelque chose dans votre jardin ! Aujourd’hui, cet après-midi. Et ça ressemblait au…

— Au witika, termina Blandine.

— Ou à quelqu’un qui voulait vous faire croire au witika. »

Blandine se pencha en avant et, les coudes appuyés sur les genoux, tisonna les braises de la cheminée. Les flammes s’élevèrent, illuminant son visage. Ses attitudes, pensa Drummond, peuvent ressembler à celles d’un homme un peu rustre, mais ses traits… C’était un mélange intrigant.

« Il se passe beaucoup de choses en ce moment, des choses dont vous n’êtes peut-être pas au courant, dit-elle. Savez-vous que trois enfants de la communauté africaine ont disparu ? Personne ne sait où ils sont passés. Et personne n’a l’air de s’en soucier. »

Drummond lui fit ses propres révélations.

« Savez-vous qu’Aet Visser croit qu’un de ses orphelins a été échangé pour un autre ? Et la scène que le petit Imbrock dit avoir vue dans les bois, le tableau que le gouverneur a dépeint en chaire de façon si réaliste lors de la journée de pénitence et de jeûne, savez-vous qu’ils ressemblent de très près à la scène d’un meurtre qui a eu lieu dans le Nord ?

— Le meurtre de Jope Hawes, acquiesça Blandine.

— Exactement. Il y a beaucoup de pièces de l’énigme éparpillées un peu partout et on dirait que nous sommes les seuls à vouloir les rassembler. Combien d’enfants sont morts jusqu’ici ? Trois ? Quatre ?

— J’en compte au moins quatre à coup sûr, soit morts, soit disparus, dit Blandine.

— Il y en a peut-être plus.

— Oui, peut-être… »

Ils restèrent silencieux un moment, le regard perdu dans la contemplation du feu. Des cités se dessinaient là dans les braises, des contrées étrangères cruelles, des pays de damnés.

« Je propose que nous mettions nos efforts en commun, dit Drummond. Faisons une alliance. Je sais ce que vous devez penser de moi. Mais arrêter ces meurtres est bien plus important que l’opinion que nous avons l’un de l’autre. »

Blandine en conclut que Drummond n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pensait de lui. Et elle se rendit compte que son énervement lié au fait qu’il l’espionnait dans son intimité était hypocrite. Comment l’avait-elle découvert ? En entrant sans y être autorisée chez lui.

« Blandine ?

— Je suis désolée, quel est votre prénom ? »

Encore un mensonge. Elle le connaissait parfaitement. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Il était venu vers elle en toute bonne foi.

« Edward.

— Je ne crois pas être encore en droit de vous appeler par votre prénom », dit-elle.

Cette remarque le prit de court.

« Que suggérez-vous ?

— Appelez-moi Van Couvering, pas besoin de mademoiselle, et je vous appellerai simplement Drummond. Je propose aussi que nous scellions cette alliance avec du cidre chaud.

— Et nous laissons le reste de côté, Van Couvering ? »

Elle scruta son regard. Devinait-elle un sourire naissant sur ses lèvres ?

« Oublions cela », dit-elle en lui tendant la main.

Ils échangèrent une poignée de main.

 

Ansel était pelotonné dans son lit, une rose écrasée contre le visage. La fleur séchée était fine, fragile, comme une toile d’araignée. Elle sentait encore vaguement l’été.

Sa tante lui avait donné beaucoup de choses. Une maison, pour commencer. Un bateau miniature. Un livre d’images. Mais il restait un orphelin. Elle n’avait pas été capable de lui donner de l’amour, et pour en trouver il devait revenir en arrière dans sa mémoire, remonter aux quelques années passées avec sa mère. Son souvenir s’effaçait comme l’odeur d’une rose séchée. Ne lui restait plus qu’une forme vague, à demi oubliée, apparaissant dans une pièce. Mais son âme, ce qu’il en percevait alors, ne le quittait pas.

Maman, maman.

Ansel aimait sentir les roses de sa tante, dont le parfum le submergeait pendant leur floraison, quand il entrait ou sortait de la maison. C’était un enfant sensible, qui passait beaucoup de son temps sur le Strand à rêver des voyages qu’il ferait un jour. Il n’en parlait jamais à sa tante, car il la trouvait un peu sévère avec les petits garçons comme lui.

Tante Sacha avait un fils plus âgé qu’elle aimait. Rik Imbrock vivait encore sous son toit, il servait comme apprenti, mais seulement quand l’envie lui en prenait, chez un cordonnier. Rik avait la réputation d’être brutal. Lors d’une bataille contre les Munsee, il avait donné un coup de pied dans la tête décapitée d’un ennemi et l’avait fait voler par-dessus un parapet, comme pendant un match de Mardi gras. En tout cas, c’est ce qu’il disait.

Ansel essayait de ne pas se mettre en travers de son chemin. Rik ne s’arrêtait jamais pour humer le parfum des roses.

Le garçon glissa la rose séchée sous son oreiller et ferma les paupières. Il entendait les voix des adultes en bas, le bruit de leurs pas tandis qu’ils dansaient. La chanson sans fin du violoniste reprenait en boucle.

Le sommeil ne venait pas.

Derrière les nuages, le ciel blanc de la nouvelle lune. Le terrain de la grande maison de Petrus Stuyvesant était environné de ténèbres.

Pour Foudre, qui était un fantôme, ou se prenait pour un fantôme, la tâche n’avait rien de difficile. La grille entourant la résidence du gouverneur ne constituait pas un obstacle. Il sauta par-dessus et sembla flotter un moment dans l’air. Il traversa l’herbe gelée, laissant traîner ses pieds pour brouiller ses empreintes. Il se glissa entre un mur de pierre et une rangée d’ifs plantés très près les uns des autres, un espace qu’aucun autre être humain n’aurait jamais remarqué.

L’intrusion de Foudre était un exploit dont il pourrait se vanter. Quand il avait proposé cette idée, le maître l’avait averti que la maison de Stuyvesant était la plus surveillée de toute la colonie. Foudre n’avait pas flanché.

« Encore mieux », avait-il jubilé.

Ce serait un coup, avaient-ils tous les deux pensé, et ce mystère frapperait de terreur le cœur de chacun dans la colonie, avoir l’audace de se faufiler dans la forteresse domestique du gouverneur sans être repéré.

Foudre se dirigea vers le jardin du garçon. À l’intérieur, de la musique, des danses, les viles récréations des long-nez européens. Comme il aurait aimé entrer et se planter au centre de la piste. Dans toute sa gloire de sang-mêlé. Et peut-être ôter son chapeau pour plus d’effet. Cela les aurait fait taire.

Il éprouva la stabilité du treillis de roses qui montait le long du mur de la maison. Quelques secondes plus tard, il était en haut et tirait sur le cadre de la fenêtre.

Aussi insaisissable qu’un voile de brume, il se coula dans la chambre plongée dans le noir. À pas de velours, il approcha du dormeur.

Qui, à la grande surprise de Foudre, se révéla être complètement réveillé.

« Maman ! » réussit à crier le garçon avant que Foudre ne lui plaque la main sur la bouche.

C’était l’idée du maître. « Oui, d’abord nous relâchons le garçon, pour qu’il rapporte la nouvelle en ville et effraie à mort les colons. Et ensuite, qu’est-ce que tu en dis ? Nous y retournons et enlevons l’enfant ! Ils feront dans leur froc ! »

Foudre n’avait pu s’empêcher de rire. Il avait remarqué que le maître disait « nous » enlèverons l’enfant, alors que Foudre se débrouillerait tout seul.

Le maître avait ajouté, pour que la farce soit totale, qu’il serait en bas à danser pendant que Foudre ravirait l’enfant.

En fait, le garçon était si paralysé par la peur qu’il ne se débattit pas du tout. Aussi raide qu’une planche, même, ce qui causait malgré tout des problèmes. En redescendant le treillis, les lattes en bois cédèrent sous leur poids. Foudre crut que leur chute allait les trahir, mais le violon couvrit le bruit.

Dans les rues, le seul piéton qui les croisa était trop éméché pour remarquer que Foudre tenait un enfant sous le bras. La nuit, la colonie se barricadait. Par peur du witika. Par peur de lui !

Il poussa un rondin mal fixé dans la palissade, loin des portes, rejoignit son chariot et emporta Ansel Imbrock au nord de l’île, à la Maison des Pierres.

Son prisonnier ne survécut pas au voyage.