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« Souvenez-vous que le diable est enchaîné et soumis à la volonté de Dieu. » Johannes Megapolensis prêchait du haut de la chaire de l’église réformée hollandaise.

À peine la foire terminée, pour remédier à ses excès et à ses péchés, le gouverneur avait décrété une journée de prière, de jeûne et de contrition pour toute la colonie.

Visser était assis sur un banc, la tête bourdonnant à cause du mal de crâne qui l’avait rattrapé à la fin de la kermis. Rien de tel qu’un bon sermon après une ripaille. Pour se remettre l’estomac d’aplomb et se raffermir l’âme.

« Souvenez-vous que le Christ a vaincu le diable en ses tentations, sur la croix, par sa résurrection et son ascension. Le prince de ce monde est vaincu et chassé par Notre Seigneur, prince du prochain. Aurez-vous peur d’un ennemi vaincu ? »

Par-delà le brouillard de sa perception, Visser sentait la portée du sermon. Il concernait en fait le witika, le sujet unique dont tout le monde à la colonie semblait parler.

La fièvre du witika avait déferlé sur la ville plus vite que la peste. Le schout imposait un couvre-feu pour les enfants. Les parents bouclaient leurs fils et leurs filles chez eux, de jour comme de nuit. Les mécènes de l’école d’Adolphus Roeletsen discutaient du bien-fondé de fermer temporairement l’établissement, par souci de sécurité.

« Souvenez-vous que vous honorez le diable en ayant peur de lui, et que vous lui faites plaisir en l’honorant ainsi. De même que les tyrans se réjouissent de voir les hommes les craindre, de même le diable triomphe grâce à votre peur, qui est à son honneur. »

Ah, pensa Visser, le pasteur y venait. Johannes Megapolensis et le gouverneur étaient des ennemis notoires. Même si le ministre du culte avait volontiers accepté cette journée consacrée au Seigneur, il ne pouvait pas résister au plaisir de lancer une pique à Stuyvesant dans son sermon sur le witika.

« De même que les tyrans se réjouissent de voir les hommes les craindre… » Oui, oui, c’était du pasteur tout craché.

Le climat politique s’était bizarrement détérioré à La Nouvelle-Amsterdam au cours de l’année écoulée. Les colons hollandais, qui s’irritaient de la férule du gouverneur, commençaient à se rebeller contre lui. En retour, celui-ci recrutait ses partisans parmi la communauté anglaise de la colonie.

Visser était sûr que tout cela finirait mal. Le gouverneur hollandais combattait son propre peuple et privilégiait ceux qui étaient nés à l’étranger. Tout était sens dessus dessous.

Le maître des orphelins se cura le nez, examina ce qui en sortit et s’en débarrassa d’une pichenette. Lui-même évitait Stuyvesant autant que possible.

Il n’est pire homme puissant que celui qui est le jouet d’impulsions, et d’étranges lubies s’emparaient régulièrement du gouverneur. Il fermait des tavernes, commanditait des travaux, proclamait des édits sur le commerce, tout cela sur des coups de tête. Une fois, il avait tenté d’interdire le Humpty Dumpty, la concoction à base de brandy qui arrivait directement de Londres.

Visser avait peur que le regard du gouverneur ne tombe sur lui et qu’il nait lieu de le regretter.

Déjà, George Godbolt avait traité Visser de haut au début du service. Rebecca et lui étaient passés devant lui sans même le saluer d’un hochement de tête. Par ressentiment, sans doute, du fait que Visser leur avait mis Edward Drummond sur le dos.

Drummond, lui, était assis deux rangs derrière le maître des orphelins. Il avait d’abord écouté le gouverneur effrayer l’assemblée en racontant ce qu’Ansel Imbrock avait vu dans la forêt et en insinuant que cette nouvelle attaque était une punition pour les péchés de la colonie. Puis il avait assisté à la harangue du pasteur à propos du diable. Également connu en ce moment à la colonie sous le nom de witika.

Une journée de prière. Plutôt une journée d’orgueil, pensa-t-il. Cela faisait longtemps qu’il avait tourné le dos à ce Dieu personnel sur lequel les prêcheurs s’épandaient. Aucun dieu n’entendait leurs prières, aucun dieu ne les regardait, aucun dieu ne pouvait être invoqué chaque fois qu’on jetait les dés. Tout cela n’était que vanité humaine.

Particulièrement vains étaient les hommes qui prétendaient que Dieu leur parlait, songea Drummond, comme les deux qui étaient montés en chaire aujourd’hui.

La vanité, dit le prêcheur. L’orgueil précède la ruine.

Le Nouveau Monde, avait découvert Drummond, était un endroit excellent pour douter de ce Dieu personnel. À l’intérieur de l’aérienne cathédrale de Reims, par exemple, il était facile de croire. Mais dans l’Amérique sauvage, comment pouvait-on se hasarder à penser que l’Être suprême s’inquiétait de l’humanité ? Fais une petite balade au-delà de ta porte, frère, rends-toi dans la forêt désolée et dis-moi si ton vieux Dieu à barbe grise s’y trouve. Et si Dieu n’est pas présent là-bas, c’est qu’il n’est pas infini, et s’il n’est pas infini, il n’est pas Dieu.

Non, Drummond s’intéressait beaucoup plus au nouveau Dieu de Spinoza. Pas un père dans le ciel, mais plutôt un… Drummond trouvait difficile de le décrire. Une entité, une infinitude, une totalité. Il y avait eu des moments, lors de son voyage vers la Nouvelle-Néerlande, la nuit dans son hamac à bord du Margrave, en lisant le Court Traité de Spinoza à la lueur d’une bougie, où la foi en cette sorte de Dieu l’avait saisi et lui avait complètement essoré l’âme.

Appeler le Dieu de Spinoza la nature, cette nature que Drummond avait rencontrée enveloppé d’une robe en peau d’ours sous une pluie battante, sur la route de New Haven. L’appeler l’infini, dont il avait un aperçu dans son tube à perspective lorsqu’il le braquait sur la voûte nocturne.

Un Dieu inhumain ? Un dieu qui ne se souciait pas que vous écriviez son nom en lettres majuscules ? Un dieu pour lequel les mots amour et compassion n’avaient aucun sens, puisque ce sont des mots humains, et donc trop limités pour s’appliquer au Dieu de Spinoza.

Un dieu de l’espace. Un dieu de l’infini. Un dieu de la nature.

Un dieu inhumain. Drummond était-il capable de vivre avec ? Telle était sa lutte constante, qu’il soit assis deux rangs derrière Aet Visser et sente quand même son haleine chargée d’alcool, ou qu’il se trouve l’après-midi à une foire et fixe le visage de Blandine Van Couvering.

Il ne rentrerait pas en Europe, décida-t-il.

 

La rumeur, l’unique et véritable witika, un démon plus puissant que tout autre, déchirait les groot kamers et les tavernes de La Nouvelle-Amsterdam. Elle avait d’abord frappé pendant la kermis, se propageant tel un virus parmi les fêtards titubant. Une nouvelle tuerie du witika avait été découverte, racontait la rumeur, celle-là plus près de la ville, juste de l’autre côté du mur. Le nom d’Ansel Imbrock fut bientôt connu de toute la population. Le garçon avait vu le démon accomplir sa sinistre besogne.

Le discours alarmiste de Stuyvesant devant la congrégation de l’Église réformée contribua à attiser les flammes. Alors que novembre cédait la place à décembre, la nouvelle du meurtre sauta de maison en maison tel un incendie. L’assassinat de Jope Hawes à Pine Plains quatre mois plus tôt fut ravivé dans les consciences.

La rumeur rôdait dans la colonie, à la recherche d’une victime.

Le nom de Blandine Van Couvering ne cessait de revenir. Ne s’intéressait-elle pas de façon démesurée à cette histoire de witika ? La fièvre qui infectait la colonie avait besoin d’une cible à laquelle s’attaquer. Une femme indépendante, célibataire, sans doute dévergondée (et jolie, c’était toujours un avantage supplémentaire), qui en outre fréquentait des Africains et des Indiens, disait ce qu’elle pensait et avait une relation singulière avec l’ivrogne dépravé Aet Visser, le maître des orphelins, sans parler de l’Anglais suspect avec qui elle s’affichait – Blandine correspondait à la perfection au rôle de l’agneau sacrificiel.

Kitane n’était au courant de rien lorsqu’il arriva par le port de l’East River et rejoignit le cœur de la ville par Pearl Street. Il avait été reccueilli par une petite communauté d’Indiens de Long Island, les Canarsies, qui vivaient dans des huttes sur le rivage du nord de Manhattan, près des eaux bouillonnantes que les Hollandais appelaient Hellegat, ou Hell Gate, la porte de l’Enfer. Blandine et son géant l’avaient conduit là-bas pour le rapprocher d’eux, afin de pouvoir surveiller sa convalescence.

Au départ, sa visite en ville se déroula sans problème. Il entra dans un magasin de vêtements. Il y acheta des bas qu’il comptait offrir en cadeau à une Canarsie qu’il aimait bien.

Il quitta le magasin et marcha dans la colonie. Il avait faim de sucreries. Bien qu’il ne voulût pas se l’avouer, Kitane avait envie de voir Blandine. Sa présence était pour lui comme une compresse fraîche sur le front d’un malade. Elle n’était pas venue le voir au nord de l’île depuis plusieurs jours maintenant, elle envoyait Antony à sa place.

La maladie avait mortifié Kitane. En passant parmi les colons qui travaillaient sur le quai, il ne rêvait plus qu’une massue se matérialise dans ses mains, ni de fracasser les crânes des Swannekins. Tout cela avait été consumé pendant la période où il s’était imaginé être le witika.

Il rêvait maintenant de la boulangerie hollandaise où il était entré un jour lointain et des pâtisseries qu’on y vendait. Il se dirigea vers la boutique. Et soudain l’obscurité s’abattit sur les rues de La Nouvelle-Amsterdam, tel un voile de brume.

Les colons dans la rue le dévisageaient-ils vraiment en le montrant du doigt ? Kitane était souvent venu à La Nouvelle-Amsterdam. Il ne se rappelait pas avoir fait l’objet d’une attention particulière. Et pourtant cette femme-là, et cet homme, sur le pas de sa porte, l’épiaient.

Il ne savait pas que les habitants de la ville avaient été infectés par la rumeur.

Des nuages mal dissipés de son ancienne maladie flottaient parfois dans son esprit. Pendant qu’il était hanté par le witika, la peur de perdre la tête la lui avait vraiment fait perdre. Et l’ombre de la peur revenait maintenant fondre sur lui. Il se sentait peu sûr de lui. Avait-il déjà tué ? Dans ses cauchemars, cela ne faisait aucun doute. Il avait vu des enfants, trop nombreux pour qu’il les compte, étendus autour de lui. N’étaient-ce vraiment que des rêves ?

Les Swannekins se retournaient tous pour le regarder sur son passage. Peut-être avait-il une tache de sang sur les lèvres ? Il résista à l’envie de lever la main pour l’essuyer. Il savait qu’il ne pouvait pas y en avoir une.

Les mouettes du port, immobiles dans le vent au-dessus de lui, demandaient au maître de la forêt ce qu’il pouvait bien faire parmi les maisons en pierre de la ville. « Tu es perdu ? » criaient-elles.

Kitane leur dit de s’occuper de leurs affaires, c’est-à-dire, pour ce qu’il en savait, du poisson pourri.

La boulangerie dont il se souvenait n’était plus là. Une taverne avait pris sa place. Kitane avait remarqué que c’était la principale caractéristique de La Nouvelle-Amsterdam, il n’était permis à rien ni à personne de vieillir ici. Les choses changeaient à une vitesse déroutante. Magasins, maisons, habitants – ils se déplaçaient et se réorganisaient constamment.

Un léger vent de panique souffla dans son esprit. Il ferait mieux de retourner chez les Canarsies, et de rentrer en courant. Il n’était pas prêt. Son esprit n’était pas guéri.

Désorienté, il tourna au coin d’une rue. Où était-il ? Un spasme de rêve éveillé s’accrochait à son esprit. Pas de massue dans le rêve cette fois, non, et pas de crânes défoncés. Juste lui, Kitane, courant dans la rue, déchiquetant avec ses dents tous les colons qu’il croisait, les mettant en pièces. Mangeant et mangeant sans jamais être rassasié. Un cauchemar de witika.

Tel un miracle, une autre boulangerie apparut dans la rue dans laquelle il s’était engagé par hasard. Quand il y entra, la patronne poussa un petit cri d’alarme, comme un aboiement, et s’esquiva dans l’arrière-boutique. Son mari arriva quelques secondes plus tard.

« Que voulez-vous ? » demanda-t-il.

Manquant de confiance pour parler, Kitane désigna un gâteau aux raisins nappé de glaçage.

« Vous avez les moyens de payer ? »

Il sortit un petit collier de wampum de son sac, leva trois doigts et échangea les coquillages contre trois gâteaux.

Après avoir englouti les douceurs dans la rue, Kitane se sentit mieux. Le sucre, il le savait, venait de très loin, les Hollandais l’apportaient sur leurs maisons-nuages. Les Bar-bay-dos. Les Hollandais avaient beaucoup d’esclaves là-bas, des Africains.

Kitane n’avait jamais été aussi faible. Il avait toujours été le plus fort dans tous les groupes où il se trouvait, le plus rapide, le plus adroit avec une hachette ou un piège. Le simple murmure du witika l’avait tué. Il n’était plus lui-même. Il n’aurait jamais dû venir en ville.

Une troupe de gamins passa devant lui en courant comme une volée d’oiseaux pépiant. Répétaient-ils « witika, witika », ou n’était-ce que la voix de son esprit ?

Il connaissait bien la colonie. Elle était petite. Il était impossible de se perdre. Mais Kitane errait en plein midi dans des rues qu’il arpentait en tous sens sans les reconnaître. Quand il approcha de la palissade, un garçon maigrelet lui jeta des pierres, l’obligeant à s’en éloigner.

« Kitane ! » l’appela une voix. Une voix familière, mais qu’il eut du mal à identifier. Elle ressemblait à la voix de son frère l’Ours. Mais qu’aurait fait un ours dans les rues de la cité ?

Les Hollandais, songea Kitane, étaient capables de tout. Il se rappelait l’ours qu’il avait vu danser un jour sur la place du marché. « J’ai honte », lui avait dit la bête, quand sur l’ordre de son maître elle s’était dressée sur ses pattes arrière pour effectuer à grand-peine un tour sur elle-même.

Mais l’appel revint. « Kitane ! » Loin, comme le vent.

En bas de la rue, il vit Antony, le grand, le massif, le souriant Antony qui lui faisait signe. Un ami parmi des étrangers. Kitane éprouva un soulagement immédiat.

Il était sauvé. Il n’aurait pas à manger les Swannekins, en fin de compte.