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Drummond se rendit compte qu’il était relativement simple d’échapper à la captivité chez les Hollandais, ce qu’il aurait dû comprendre rien qu’à voir les gabions en osier qui pourrissaient le long des parapets du fort. On avait laissé la citadelle sombrer dans un état de délabrement général.

Pendant que le geôlier dormait, de bon matin, Antony réussit à déloger un rondin au fond de leur cellule. Tous deux se glissèrent ensuite par l’interstice, Antony avec plus de difficulté que Drummond. Le mur donnait sur un couloir au bout duquel se trouvait une fenêtre à barreaux, qu’ils forcèrent aisément. Ils escaladèrent les remparts en terre et se retrouvèrent devant un vide de trente pieds. En bas, la place où avait eu lieu la parade.

« Je ne peux pas, articula Drummond. On va se casser le cou.

— Les congères », indiqua Antony.

Et il sauta. Tombant à pic dans la lumière naissante du jour, le géant plongea et disparut entièrement dans un tas de neige. Drummond risqua un coup d’œil. Un bonhomme de neige tout blanc émergea du trou provoqué par sa chute et lui fit de grands signes.

« Bon, d’accord. »

Drummond se jeta à son tour dans le vide.

Blandine trouva elle aussi que s’évader du Lion Rouge assiégé était un jeu d’enfant. Ayant pris son châle et tous les vêtements qu’elle pouvait emporter, elle descendit par la corde, debout dans le seau, tournoyant à s’en soulever le cœur tout au long des trente pieds. Raeger l’accueillit dans son quartier général au premier étage de la taverne.

« Il est temps pour vous de partir, poupée, dit-il en se mettant à parler comme un pirate. Ils entassent les fagots pour le bûcher. Si vous tardez trop, vous ne serez plus qu’un amas fumant de chairs carbonisées à la nuit tombée.

— Je vais partir, lui assura Blandine. Même si votre compagnie va cruellement me manquer.

— Je reste ici afin de livrer le juste combat pour les droits du peuple, répondit Raeger. Des procédures claires, une protection contre les arrestations illégales et la mise en place du système des assignations.

— Oui, et de la bière glacée, plaisanta Blandine. N’oubliez pas cela.

— Vous l’avez appréciée, pas vrai, là-haut dans votre grenier ? On la garde dans la neige à l’arrière de la Crinière.

— Je commençais à m’y faire, même si je l’aime bien tiède. »

Les Lions, vaillants clients et troupes loyales à Raeger, étaient endormis un peu partout dans la taverne et à la « Crinière du Lion ». Si les miliciens du gouverneur avaient donné l’assaut à cet instant, ils auraient joué sur du velours.

Raeger fit sortir Blandine par la Crinière et la confia à Kitane, qui la conduisit à travers des jardins sur toute la longueur de la rue, après quoi ils arrivèrent à la place du marché, déserte.

Ils se taisaient. Les rues étaient vides à cette heure. Un garde bruyant passa à proximité, du côté de Bridge Street. Il ne vit pas les deux ombres s’éloigner rapidement vers le nord, longeant le fort pour rejoindre la place principale.

Là, deux personnes attendaient, l’une de taille normale, l’autre colossale.

« Bonjour, Drummond, fit Blandine.

— Mademoiselle Blandina ! » s’exclama Antony.

Kitane se tenait aux côtés de Blandine.

« Une fois de plus, nous sommes tous les quatre », s’amusa Drummond.

Le soleil était levé maintenant et il faisait grand jour. Afin d’éviter les portes surveillées, ils cherchèrent à franchir la palissade près du rivage escarpé de la North River.

Il y eut des contretemps. Ils durent se cacher pendant une heure dans une remise des jardins de la Compagnie, à l’intérieur de la colonie. Dans cet intervalle, les passants commencèrent à se montrer dans Broad Way. Ils savaient que la silhouette d’Antony serait tout de suite reconnue.

Pour finir, ils réussirent à faire leur circuit autour de la palissade. Ils se dépêchèrent de rejoindre les champs de Little Angola et la cabane de Mally. Lace était là, elle aussi.

« Ils allaient te brûler, ma fille, dit Mally, plus excitée que d’ordinaire. J’ai vu le sang dans leurs yeux. »

Selon le plan, un traîneau les attendait chez Mally. Mais il y avait un accroc : les chevaux manquaient.

« Ils arrivent », les rassura Mally.

Ils rongèrent leur frein. Chaque seconde perdue, Blandine le savait, signifiait que leur capture se rapprochait. Antony et Drummond avaient fait diversion en laissant des draps de lit roulés de façon qu’ils ressemblent à des gens endormis, mais la ruse ne tarderait pas à être éventée.

« Il faut que j’y aille, déclara Drummond.

— Les chevaux arrivent, je vous ai dit, répéta Mally. Gardez la foi.

— Vous n’y êtes pas. Je me disais, si nous sommes bloqués ici, je pourrais retourner en ville un moment.

— Quoi ? s’écria Antony.

— Drummond ! protesta Blandine.

— Je voudrais récupérer quelque chose, se justifia Drummond. Quelque chose que j’ai oublié.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mally.

— Nous n’allons pas y retourner, s’indigna Blandine. Nous venons de nous échapper ! »

Mais il n’y avait pas moyen de dissuader Drummond.

« Vraiment, cela ne me prendra qu’un instant. Je serai revenu le temps que vous harnachiez les chevaux.

— De grâce, Edward… dit Blandine, oubliant qu’ils étaient convenus de n’utiliser que leur nom de famille.

— Tout ira bien », la rassura Drummond.

Puis, à Antony : « Souviens-toi, attache les chevaux, trois de front, et les deux à l’extérieur…

— … avec une bricole, je sais.

— Comme cela, nous distancerons tout le monde », ajouta Drummond pour faire bonne mesure.

Puis il sortit par la porte latérale et s’éloigna en direction du sud, vers la palissade de la colonie.

« Cet homme, observa Mally, est soit fou à lier, soit complètement dément. Je ne vois pas d’autres solutions. »

Blandine se fit du mauvais sang pendant une heure. Les chevaux arrivèrent et furent harnachés en trio, dans le style qui les avait si bien servis quand ils avaient remonté la Fresh River. Antony fit un ballot des quelques affaires que Blandine avait gardées après son séjour dans la tour du Lion Rouge. Lace et Mally chargèrent les vivres et autres denrées.

« Je vais aller le chercher, proposa Kitane.

— Non, non, il va revenir, dit Blandine. Il a dit qu’il reviendrait, et il reviendra.

— À moins qu’il ne se fasse capturer », déclara Antony en resserrant les patins du traîneau.

Les bêtes, deux isabelle et un crème, trépignaient, pressées de se lancer, leur souffle dessinant des arabesques dans l’air glacé du matin. Kitane les avait volées ou troquées lui seul savait où.

Tandis qu’Antony terminait de harnacher les bêtes, Drummond arriva, non du sud comme ils s’y attendaient, mais du nord.

« Nous ferions bien d’y aller, dit-il. Quand je suis parti, j’ai entendu le crieur de la ville lancer mon nom. Il annonçait que je m’étais évadé. »

Il avait dû faire un détour à cause d’une rencontre fortuite avec son ancien compagnon de bord du Margrave, Gerrit Remunde, qui avait surgi de nulle part alors que Drummond s’esquivait par de petites ruelles, essayant de ne pas se faire remarquer.

« Monsieur Drummond ! l’avait appelé Remunde. Nous voudrions vous inviter à dîner ! »

Drummond avait déguerpi. Et il lui avait fallu faire tout le tour en courant pour semer l’indésirable.

Toujours un peu essoufflé, il jeta sur le banc du traîneau le précieux objet qui l’avait poussé à retourner en ville : la peau d’ours que Blandine lui avait offerte à Beverwyck.

Blandine tenta de prendre un air sévère.

« C’était téméraire, dit-elle.

— Cette fourrure tient délicieusement chaud, dit Drummond, et un long voyage dans le froid nous attend. (Il se tourna vers le géant.) Antony, mon ami, partons. »

Mais Antony restait à l’écart.

« Je ne viens pas avec vous.

— Quoi ?

— Je suis trop voyant, tout le monde me remarque. Vous serez mieux sans moi.

— Absurde, rétorqua Drummond. Nous avons besoin de toi. Monte.

— Non, s’obstina Antony. Je serai à l’abri à Angola. Lace et Mally me cacheront. »

Blandine posa la main sur le bras de Drummond et il comprit qu’Antony et elle avaient discuté de cet arrangement pendant son absence.

Kitane ne viendrait pas, lui non plus. Il s’éloigna rapidement et disparut dans les allées de Little Angola, sans grands adieux.

« Bon voyage, Blandina, dit Antony, des larmes roulant sur ses joues. Prenez soin d’elle, Edward. »

Drummond se posta au milieu du banc et prit les rênes.

« À des jours meilleurs, dit-il.

— À des jours meilleurs, reprit Antony.

— Dieu veille sur vous », assura Mally.

Submergée par l’émotion, Lace se contenta d’un signe de main.

« Nous nous reverrons à la taverne du Lion Rouge, lança Drummond.

— Comme si nous y avions caché notre or », termina Blandine pour lui.

Et ils partirent.

 

Immédiatement, ils firent une erreur qui les mit dans le pétrin. Drummond traversa Broad Way afin de rejoindre la glace de la North River, mais ce bref passage exposa le traîneau à la vue des sentinelles postées à la porte, deux cents mètres plus loin.

Ils furent visibles à peine quelques secondes, mais cela suffit. Leurs poursuivants furent aussitôt derrière eux, trois traîneaux de miliciens et deux luges privées qui jaillirent tels des limiers à la chasse.

« Drummond ! cria Blandine en regardant par-dessus son épaule.

— Je sais, dit Drummond. Je les vois. »

Il fonçait sur les chemins des bouweries au nord de la palissade. Une meule de foin apparut en travers de leur route et il dévia leur course. Ils arrivaient sur le rivage, qui descendait abruptement jusqu’à la glace. Les chevaux sautèrent sans broncher et le traîneau plana sur dix pieds avant d’atterrir durement sur le ruban bleu de la rivière gelée.

« Nom d’un chien ! » s’exclama Blandine que le saut avait failli projeter en l’air.

Elle avait repris le juron préféré de Raeger pendant la bataille au Lion Rouge.

Trois cents mètres derrière eux, sur la glace, une escouade de traîneaux était lancée à leurs trousses. Drummond avait raison. Leurs poursuivants n’avaient harnaché que deux chevaux en tandem par véhicule. L’innovation de la troïka, qui avait tant impressionné Drummond lors de son récent séjour en Russie (pour traquer un régicide qui y avait trouvé refuge), donnait un avantage à leur traîneau.

La détonation lointaine d’un mousquet, et un panache de fumée blanche s’éleva au-dessus d’une des luges derrière eux ; la distance était trop grande.

La surface du fleuve était parfaite, idéale pour la vitesse. La neige fondue tombée pendant la tempête de la veille au soir avait gelé et formé une couche aussi plate qu’une crêpe. Ils filaient comme le vent, creusant peu à peu l’écart avec leurs poursuivants. Quatre cents mètres, cinq cents, une demi-lieue. Les traîneaux sur leurs talons abandonnèrent la traque les uns après les autres.

Tous sauf un. Chaque fois qu’il jetait un coup d’œil derrière lui, Drummond voyait la petite luge tirée par un seul cheval. Loin de céder, elle gagnait du terrain, lentement mais sûrement.

Les chevaux galopaient, écumaient, figures naines sous la grande voûte bleue et dénuée d’alouettes du ciel. En haut de l’île de Manhattan, Drummond prit un virage serré pour éviter les eaux du Spuyten Duyvil. La luge suivit.

Encore un peu, Drummond ne l’ignorait pas, et les bêtes s’effondreraient.

« Il est tout seul, Drummond ! » lui cria Blandine par-dessus le fracas des patins.

Drummond avait une idée de l’identité de l’homme qui était sur cette luge, et il se demandait quelle puissance de feu pouvait être la sienne. Il ne voulait pas mettre sa vie ou celle de Blandine en danger dans une confrontation. Ils devaient s’efforcer de semer ce chasseur solitaire.

Il prit une route qui le rapprocha du rivage, autour d’une étendue d’eau. Une autre erreur. Le conducteur de la luge coupa par le milieu du fleuve. C’est lui qui fut le plus rapide. Quand Drummond et Blandine eurent contourné le plan d’eau et revinrent sur la glace, sa luge s’était rapprochée.

Martyn Hendrickson, les rênes entre les dents, braquait sur eux un pistolet dont la détonation aiguë claqua en se répercutant alentour. La balle passa près d’eux en émettant un sifflement. La luge fendait l’air, le destrier noir lancé au galop.

« C’est Fantôme ! cria Blandine. L’étalon de Kees. Le meilleur de la colonie. »

Lorsqu’elle était réfugiée dans son nid d’aigle, le propriétaire du Lion Rouge l’avait informée dans l’un de ses messages bavards qu’une semaine plus tôt, à la Crinière, Kees avait perdu le cheval dont il était si fier à la suite d’une partie de dés avec Martyn Hendrickson.

Il a perdu sa petite amie, perdu son cheval, avait écrit Raeger. Il vit les deux comme une calamité.

L’immense étalon d’un noir d’encre soufflait des particules d’écume blanche par les naseaux, mais cela ne l’empêchait pas de tirer sur son harnais. Formidable, pensa Drummond. C’est bien notre veine.

« Tirez-lui dessus, dit-il à Blandine.

— Non !

— Tirez sur ce maudit canasson, Van Couvering ! »

Elle sortit de son manchon le pistolet miniature que lui avait offert Drummond et ouvrit le feu non sur le cheval, mais sur le conducteur de la luge. Elle le rata.

Martyn arrivait sur eux, apparemment il n’avait pas pu recharger son arme en pleine course, mais il tenait à la main un fouet à mèche qui avait l’air redoutable. Il le déploya, et la lanière claqua juste à côté de la tête de Drummond, lui entaillant la joue. Drummond dirigea le traîneau à l’écart du rivage, vers le milieu du fleuve. La luge partit dans le sens inverse. Martyn releva le bras, s’apprêtant à frapper Blandine.

« Où sont vos pistolets ? » cria-t-elle à Drummond.

Le fouet s’abattit, mais sa pointe manqua Blandine et s’enroula autour du cadre du traîneau. Prise à l’autre bout dans le harnais de Fantôme, la lanière de cuir se tendit. La tension déséquilibra la luge. Elle bascula et dérapa un moment sur un seul patin.

Puis le fouet rompit, et au même moment la luge se retourna alors que Martyn Hendrickson s’y cramponnait. Elle tournoya follement sur la surface et dans sa course atteignit un point faible de la glace. Celle-ci craqua, céda et engloutit la luge, son passager et l’étalon dans les eaux noires qu’elle dissimulait.

Blandine regarda le petit véhicule sombrer avant que Fantôme ne resurgisse à la surface, hennissant, cherchant désespérément à remonter au bord du trou.

Il n’y avait pas le moindre signe de Martyn Hendrickson.

Blandine prit les rênes des mains de Drummond, qui saignait. Elle lança le traîneau à fond sur la rivière gelée, loin de la colonie et de tous leurs poursuivants, sous le ciel bleu qui les enveloppait.