Dans la salle d’audience du Stadt Huys, Stuyvesant examinait ses visiteurs venus de New Haven. MM. Allerton et Remmick étaient sans doute des notables de la colonie du Connecticut, cela n’empêchait pas le gouverneur d’avoir toutes les raisons d’être suspicieux à leur égard. Ils faisaient partie de ces Anglais qui se massaient aux frontières de la Nouvelle-Néerlande avec l’intention de lui voler son empire américain.
Mi-janvier 1664. Ayant fait un long voyage dans la neige pour rendre visite au gouverneur, les deux hommes étaient de méchante humeur.
« Je n’irai pas par quatre chemins, commença Remmick, celui qui avait des cheveux gris coupés court. La Nouvelle-Amsterdam a-t-elle pour habitude d’abriter des assassins dans sa juridiction ? »
Le schout du gouverneur, un Wallon du nom de Bernard de Klavier, tressaillit à l’idée que des hors-la-loi prospèrent sous son autorité. Stuyvesant fit un petit geste presque imperceptible de la main pour calmer son lieutenant.
« Les citoyens de notre colonie sont pacifiques et respectueux de la loi, affirma le gouverneur. Et nous repoussons toutes les incursions criminelles venant de l’extérieur de nos frontières. »
Une pique contre la pression anglaise sur la Nouvelle-Néerlande. Remmick ignora la repartie de Stuyvesant.
« Un homme s’est récemment présenté à notre colonie en prétendant être un bon croyant de la région du Maine.
— Ce qu’il n’était assurément pas, renchérit l’autre, Allerton.
— Un Anglais ? demanda Stuyvesant.
— Un imposteur, qui agit illégalement, en se déguisant, reprit Remmick. Il s’est enfui avant que nous puissions l’interroger. Le scélérat qui l’aidait a filé, lui aussi. Mais nos investigations ont permis de remonter la piste de l’assassin. Il est parti d’ici, de La Nouvelle-Amsterdam.
— Un assassin, vous dites ? A-t-il essayé de tuer quelqu’un ? Nous sommes toujours prêts à venir en aide à un voisin pour préserver la paix, pour peu que ledit voisin respecte notre souveraineté. »
Une nouvelle pique. Les colons de la Nouvelle-Angleterre, que ce soit dans le Connecticut ou la baie du Massachusetts, avaient récemment pris pour habitude de faire des incursions en territoire hollandais en revendiquant de grandes parcelles de Long Island, de Westchester et du territoire au nord.
« Votre prétendue souveraineté n’est pas la question ici, dit Remmick. La question est plutôt : nous aiderez-vous à arrêter un meurtrier ?
— N’élevez pas la voix dans cette enceinte, le tança Stuyvesant. Connaissez-vous le nom du scélérat ?
— Il a dit s’appeler Harry Fossick, répondit Allerton, ce qui est une autre indication qu’il s’agit d’un subterfuge.
— Je ne comprends pas.
— “Fossick” veut dire “fouiller” dans notre langue anglaise, expliqua Remmick. Un faux nom, certainement.
— “Abiit, excessit, evasit, erupit” », prononça Stuyvesant.
Ses hôtes prirent l’expression douloureuse des ignorants dont le gouverneur se délectait tant.
« Il est parti, a filé, s’est échappé et a disparu.
— Oui, fit Remmick.
— Dites-moi, reprit Stuyvesant, votre homme était-il grand, bien fait de sa personne, avec le pas leste et des cheveux bruns bouclés ? »
Quand ses invités de New Haven furent partis, le gouverneur quitta son siège et se tourna vers le schout.
« Edward Drummond a-t-il un logis en ville ? »
De Klavier hocha la tête.
« Sur Slyck Steegh, de ce côté du canal.
— Je pense qu’il mérite une visite.
— Oui, Mijn Heer General. »
Le shérif se tourna vers la porte.
« De Klavier ?
— Oui ?
— Si vous ne le trouviez pas chez lui, tant mieux. Fouillez la maison et n’y allez pas de main morte. »
Kitane était juché sur la caisse à l’arrière du traîneau. Le vent lui amenait des bribes de la conversation entre Drummond et Blandine, assis chacun d’un côté du banc. Ce qu’il entendait l’emplissait de détresse. Leurs paroles semblaient lui enjoindre de dévorer le maître des orphelins.
« Mange Visser », entendait-il, encore et encore, des mots lancés en l’air et qui s’enfonçaient dans ses oreilles comme deux clous en fer.
« Mange Visser », disaient-ils. Ces paroles lui étaient-elles destinées ? Était-ce un ordre ? Ou s’inquiétaient-ils au contraire que Kitane le fasse ? Visser était assez gros, certes. Grâce à sa corpulence, le maître des orphelins offrirait à qui le voudrait plusieurs repas. Mais le Lénape ne pensait pas que Blandine, au moins, pût souhaiter une fin aussi monstrueuse pour cet homme ni pour Kitane lui-même.
Le vieux démon du witika le poursuivait toujours, Kitane ne le tenait à distance que grâce à un effort constant de sa volonté.
Blandine et Drummond avaient bien une conversation à propos du maître des orphelins, de sa loyauté, de ses secrets. Pourtant, ce que le Lénape à l’arrière prenait pour une insidieuse suggestion n’était dû qu’à leur façon de prononcer son nom, à l’anglaise, et qui faisait ressembler « Aet » à « Eat » – « manger ». Ils ne se rendaient pas compte que chaque fois qu’ils prononçaient son nom, c’était une petite détonation pour Kitane.
Vers la fin de la journée, alors que le traîneau approchait du territoire appartenant à la colonie de la baie du Massachusetts, sans un mot Kitane se laissa glisser du véhicule. Antony tira sur les rênes pour ralentir les chevaux et lui permettre de remonter. Mais le Lénape se pencha, attacha les petites raquettes circulaires à ses pieds et se mit en marche en direction de la forêt.
« Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Drummond.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Blandine. Il va mener des recherches pour nous.
— William Turner ?
— Ou plutôt le garçon dont Rebecca Godbolt jure qu’il est William Turner, corrigea Blandine. Kitane va interroger les indigènes à propos d’un garçon qu’ils pourraient avoir vu au printemps dernier. Si nous arrivons à percer ce mystère, peut-être le destin de Piteous Gullee et des autres se révélera-t-il aussi à nous…
— Que va-t-il demander, au juste ?
— Si ses cousins des tribus ont connaissance d’Européens faits prisonniers puis échangés comme otages, répondit Blandine. Les Godbolt ont bien dû récupérer le garçon qu’ils ont mis à la place de William Turner quelque part.
— Très bon, convint Drummond. Très, très bon. Van Couvering, vous êtes une merveille. »
L’Indien avait déjà disparu dans les bois. Ses traces approchaient de la lisière puis disparaissaient, englouties par une immensité sans fin.
Les trois voyageurs restants passèrent la nuit dans une auberge à Springfield, où Blandine réalisa une transaction des plus réjouissantes avec ses couvertures. Au matin, ils poursuivirent leur route vers l’ouest, le long d’un affluent de la Fresh. Le traîneau était de moins en moins pratique. Des arbres leur barraient le passage sur ce cours d’eau toujours plus étroit.
Après un moment particulièrement pénible à tirer le traîneau sur la rive pour contourner un obstacle, après quoi il fallut le réinstaller sur la glace pour découvrir au virage suivant un nouvel arbre à terre, Blandine et Drummond discutèrent de la marche à suivre.
« Antony, dit finalement Blandine, nous voulons que tu ramènes le traîneau à Springfield et, de là, que tu rejoignes Hartford. Je te donnerai de l’argent pour le passage vers La Nouvelle-Amsterdam. »
Le géant afficha une mine renfrognée, comme c’était toujours le cas quand Blandine suggérait que leurs chemins se séparent.
« Nous prendrons deux bais et le rouan, proposa-t-elle. Un seul cheval te suffira ? »
Sans répondre, il commença à défaire le harnais de l’une des bêtes.
« J’aurais également choisi celui-ci, dit Drummond. C’est celui qui a la meilleure tête. »
Antony ne réagit pas.
« Nous nous retrouverons au Lion Rouge, renchérit Drummond, comme si nous avions caché là notre or. »
Le géant restait muet, alors Drummond essaya encore.
« Vers le milieu du mois, quand il y aura la pleine lune, nous emporterons le tube à perspective sur le mont Petrus.
— Je sais reconnaître quand on me parle avec condescendance, Edward », répliqua Antony.
Néanmoins, l’idée de passer un moment à contempler les montagnes de la Lune parut le rasséréner quelque peu. Il appelait le monde qu’il avait vu dans l’appareil de Drummond « Diana », et il avait déclaré à Blandine que c’était une terre de liberté où il se rendait souvent en rêve.
Ils se séparèrent. Drummond serra Antony dans ses bras, lequel le serra aussi, ce qui lui fit la même impression que si on l’avait enfermé dans un tombeau soulevé par une tornade.
Drummond monta le rouan et Blandine le hongre bai tandis que l’autre bai, une jument, restait en queue. Ils arrivèrent à Canaan au crépuscule et logèrent dans l’une des trois fermettes regroupées près d’un bief et d’une cascade gelée.
Voir deux inconnus surgir des étendues neigeuses parut estomaquer leur hôte, Jonathan Pynchon, au point de lui en faire perdre la parole. Betty, sa femme, se montra en revanche bavarde et accueillante. Blandine se prit immédiatement de sympathie pour elle.
« Oh, vous êtes venus pour le petit Hawes, s’attrista Betty dès que Blandine aborda le sujet. Une histoire terrible… »
Elle se tourna vers son mari.
« Johnny, envoie Gar chercher Enoch Woods.
— Maintenant ? s’étonna Jonathan.
— Donne-lui une lanterne, dit Betty en poussant Gar, un gamin d’environ dix ans, vers la porte de la cabane. S’il se perd, ça fera une bouche de moins à nourrir cet hiver. »
Elle rit gaiement et reporta son attention sur Blandine.
« C’est Enoch qui a trouvé le corps à Bitterroot Spring. Il faut que vous lui parliez. »
Les Pynchon leur servirent un repas modeste, mais abondant : truite, châtaignes, jambon, gelée de sureau et ce plat au nom bizarre, le wentelteefje, une sorte de pain perdu, qu’on pouvait traduire par « chausson de chienne ». Un festin au milieu de nulle part.
Jonathan le taciturne et Enoch, tout aussi silencieux, s’animèrent considérablement après s’être administré de généreux traits de l’excellent cidre maison. Il en alla de même pour Drummond et Blandine.
« Le cadavre était dans un état épouvantable, commença Enoch.
— Bitterroot Spring, une bonne source d’eau, gâchée maintenant, intervint Jonathan. Cinq lieues à l’ouest de la prétendue frontière de la Nouvelle-Néerlande. »
Enoch coupa la parole à son hôte.
« Le cadavre était ouvert comme une orange. Ses entrailles étaient sorties et accrochées aux branches des arbres qui surplombent la source. Il était sur le dos, mais tordu, de sorte qu’on lui voyait les fesses. Des marques de morsures en demi-lune tout le long du flanc. »
Enoch, qui n’avait pas encore trente ans, en paraissait beaucoup plus. Un kyste lui déformait le front. À la lumière du feu, son visage s’animait depuis qu’il parlait du meurtre. Il évoquait toujours sa découverte en parlant du « cadavre », sans jamais prononcer le nom de Jope Hawes.
« La famille payait un cens aux patrons hollandais, dit Jonathan. Ils travaillaient la terre, mais les patrons prétendaient qu’elle faisait partie de la Nouvelle-Néerlande, même si personne n’a jamais contrôlé la frontière, donc on n’en sait rien.
— Hawes était idiot de payer un loyer », intervint un autre voisin, Jack Nelson, qui venait de se joindre à eux.
L’arrivée d’étrangers dans le hameau suscitait l’intérêt général et la cabane des Pynchon commençait à être bondée.
« On m’a dit qu’il y avait des signes indiens autour de la scène ?
— Ça, il y en avait, dit Enoch. Des fétiches comme pour leurs cultes barbares. La poupée qu’ils ont tous dans leur hutte.
— Un cercle avec une croix dedans ? » demanda Blandine.
Enoch hocha la tête avec énergie.
« Oui, elle y était, et en plusieurs exemplaires, éparpillés autour du cadavre. Mais le plus effrayant, c’était le visage cloué à un arbre, qui me regardait de là-haut comme un esprit prêt à me voler mon âme.
— Le visage du garçon ? s’écria Jonathan. Ils lui ont écorché le visage ? »
Sa femme lui fit signe de se taire avant d’écarter sa chope de cidre.
« Pas celui du garçon, non, sombre idiot, rétorqua Enoch, tout aussi ivre.
— Un masque, souffla Blandine.
— Voilà ! » s’exclama Enoch en la pointant du doigt.
Mais c’est Gar, le garçon de dix ans, qui leur confia la vraie pépite de la soirée. Quand elle eut chassé tous les invités, Betty monta dans le grenier avec Blandine pour coucher Gar et ses deux sœurs. Après quelques versets de la Bible, Gar saisit la main de Blandine.
« Il connaissait le petit Hawes, dit Betty.
— Je le rencontrais tous les ans à la fête des moissons, à Taconic. Il m’a beaucoup manqué cette année. C’était un sacré tireur, il faut dire. Son papa était malade, alors Jope nourrissait la famille. Il avait deux sœurs, comme moi. »
Et puis il ajouta, comme s’il y repensait :
« Les Hendrickson le détestaient.
— Qu’est-ce qui te fait dire cela ? demanda Blandine.
— Je le sais, c’est tout. Ils disaient toujours qu’il braconnait, même si je ne vois pas comment on peut braconner sur des terres qu’on loue.
— Il n’était pas d’accord avec ses patrons ?
— Pas d’accord ? Bon Dieu, ils se disputaient !
— Gar, le gronda sa mère.
— C’est vrai !
— Surveille ton langage.
— Ils se disputaient à propos du braconnage ? » le relança Blandine.
Gar secoua la tête.
« À cause des retards de loyer. Hendrickson disait : “Je vais te faire déguerpir avec ta famille”, et Jope répondait : “Je vous tuerai si vous faites ça.” C’était pas le genre à avoir peur.
— Je n’aime pas dire du mal des gens, intervint Betty. Mais les Hendrickson ne me plaisent pas, pour ce que je les connais. Les intrusions des Anglais sur leur domaine les mettent dans tous leurs états. Ils sont souvent venus ici à Canaan, l’un ou l’autre des frères, pour se plaindre.
— Mon papa, il dit que s’ils pouvaient, les Hendrickson déclareraient la guerre au Massachusetts et au Connecticut. »
Blandine laissa la famille se reposer. Edward et elle dormirent dans deux fauteuils face à la cheminée.
« Bonne nuit, Drummond, dit Blandine.
— Bonne nuit, Van Couvering. »
Puis il écouta sa respiration jusqu’au moment où il sombra dans le sommeil.
Blandine et Drummond arrivèrent sur le domaine des Hawes alors que le soleil de cinq heures du soir disparaissait. Sous les grands cèdres, la forêt semblait conserver plus de lumière que le ciel. Tout au long de cette journée glaciale, le chemin avait été jonché de rocaille et de feuilles glissantes sous la neige poudreuse qui montait parfois jusqu’au ventre de leurs montures. Les chevaux avançaient néanmoins, ils plongeaient dans les congères, à bout de forces, couverts d’écume, n’ayant qu’une envie : faire halte.
Mais s’arrêter n’était pas possible. Les ombres s’étiraient déjà, pareilles à des araignées, depuis les cèdres, les ormes, les chênes. Nul horizon, nul repère pour les guider. Ils atteindraient leur destination dans le noir complet ou mourraient de froid.
Drummond commençait à en avoir assez. Blandine faisait preuve d’une certaine habileté, mais le trajet n’en était pas moins une épreuve pour elle. Elle montait non en Damensattel, en amazone, mais à la manière française.
« Vous êtes à califourchon, remarqua Drummond, qui se sentit bête de souligner une telle évidence. Je pourrais vous bricoler un pommeau si vous voulez. »
Blandine n’en voulait pas.
« J’ai souvent pensé que si les choses avaient un sens, ce serait les hommes qui monteraient en amazone. »
Il se tut un bon moment après cela, il avait besoin d’y repenser, de s’obliger à croire qu’elle avait bien dit ce qu’elle avait dit. Quand ils arrivèrent au croisement avec une piste qui partait vers l’ouest, Blandine amena son bai à la hauteur du rouan. Elle jeta un coup d’œil à Drummond.
« Vous souriez.
— Moi ? » fit Drummond.
Il balaya le paysage d’un grand geste du bras.
« Cette nature. Elle a du répondant. »
À Canaan, Betty leur avait simplement dit : « Partez vers l’ouest le long de la rivière. Quittez-la au taillis de lauriers. Continuez quelques lieues sous les cèdres, puis sous de grands chênes jusqu’à ce que vous tombiez sur la source. La maison, si on peut l’appeler ainsi, se trouve une demi-lieue après la source. Vous pouvez suivre le ruisseau, il y mène directement. »
La boussole de Drummond leur indiqua la direction de l’ouest. Ils n’avaient eu pour seule pitance que du fromage et du pain bis, ainsi que la flasque d’eau-de-vie de pomme qu’Enoch Woods leur avait offerte quand ils étaient partis.
Suivre quelque direction que ce soit était difficile à cause de la neige qui recouvrait le paysage, surtout avec les ombres bleutées qui s’y projetaient.
Ils chevauchaient côte à côte, parlant peu. Pour finir, Blandine rompit le silence.
« Alors, Drummond, allez-vous enfin me dire ce qui vous amène dans le Nouveau Monde ?
— Les céréales, non ?
— Non, pas les céréales. Je pensais que nous nous étions mis d’accord là-dessus. Vous jouez un rôle.
— Et vous vous demandez qui est mon marionnettiste.
— Oh, je pense le savoir, répondit Blandine. Charles II.
— Vous avez vu juste, reconnut Drummond. Ce n’est pas un grand mystère. »
Soulagé de ne plus avoir de secrets pour elle, Drummond parla de ses missions pour le roi et il expliqua qu’il avait été envoyé à La Nouvelle-Amsterdam par le comte de Clarendon avec le double objectif de traquer les régicides du Connecticut et de réunir des informations sur les défenses de la ville.
« Vous m’avez trompée, alors, lâcha Blandine. Vous êtes venu porter atteinte à la colonie.
— Pardonnez-moi, dit Drummond avec sincérité. Vous savez bien que la Hollande ne pourra pas garder son emprise. »
Quand quelqu’un présentait à Blandine un péché, une tragédie, un incident qu’on grossissait en catastrophe, quand une affaire tournait mal ou qu’elle se faisait escroquer, elle revenait toujours à la réalité en pensant à sa sœur, Sarah. « Ce n’est rien comparé à la mort d’un enfant », se disait-elle, et soudain tout ce qui lui avait semblé horrible le semblait moins.
« Allez-vous tuer les trois juges du roi ? Les régicides ?
— Non. Quelqu’un d’autre le fera.
— Comment pouvez-vous le supporter ?
— J’ai été soldat, déclara-t-il. C’est comme ce qu’on dit pour les prêtres. Soldat un jour, soldat toujours. Vous obéissez aux ordres.
— Et si les ordres sont mauvais ?
— J’ai veillé à ce que cela n’arrive pas. Je pense avoir toujours été du bon côté.
— Tout le monde pense toujours être du bon côté », répliqua Blandine.
Le silence s’installa entre eux. Blandine était aux prises avec la question de savoir si elle pouvait accepter Drummond comme il était, apprendre à pardonner.
Bitterroot Spring, lorsqu’ils y parvinrent, se révéla au milieu d’un affleurement de rochers gris et tranchants. C’est là que le corps du jeune Jope Hawes avait été découvert six mois plus tôt. Blandine et Drummond étaient presque à destination.
Blandine savait qu’il s’était passé trop de temps pour qu’on trouve encore des signes du meurtre autour de la source, mais elle voulait quand même y voir de plus près. Ils mirent tous deux pied à terre et arpentèrent les lieux, Blandine devant soulever ses lourdes jupes au-dessus des tas de neige. Au moins, ses bottes en peau de cerf la tenaient au sec jusqu’aux genoux.
« Sale endroit pour mourir », dit-elle.
Drummond s’apprêtait à répondre qu’il n’y en avait pas de bon, mais il fut arrêté par le passage d’un faucon, qui volait en esquivant sans effort les branches au-dessus d’eux et poussait des cris : « Kree ! Kree ! »
« Allons-y, Drummond. »
Il commençait à faire noir.
« Il n’y a rien pour nous ici. »
Ils rejoignirent la ferme des Hawes tandis que les bois sombraient dans un noir d’encre. De là où ils se trouvaient, à l’orée de la clairière, la cabane paraissait abandonnée. Une petite grange à demi effondrée donnait l’impression de vouloir fuir la maison en se précipitant dans la forêt.
Personne alentour. Pas de traces récentes dans la neige.
Ils conduisirent leurs chevaux dans les ténèbres humides de la grange, où ils découvrirent un petit poney si décharné qu’il ressemblait plutôt à une chèvre surdimensionnée. Le foin avait l’air de manquer, et la paille étalée sur le sol était crasseuse. Il y avait un seau renversé, à côté d’un autre à demi plein. Drummond sortit une botte de carottes d’un sac de toile et en donna quelques-unes au poney.
Sur le seuil de la cabane, aussi petite que les plus modestes maisons de La Nouvelle-Amsterdam et construite en rondins grossièrement taillés, Blandine se rendit compte qu’il y avait bien des gens à l’intérieur. Un rai de lumière jaune filtrait par les volets de la fenêtre à sa gauche.
Drummond et elle échangèrent un regard. Au moment où Blandine levait la main pour frapper à la porte, celle-ci s’ouvrit. Éclairée par la faible lueur d’un feu dans son dos, se tenait une petite fille de peut-être cinq ans, avec des yeux noirs et des cheveux presque aussi blonds que ceux de Blandine. Elle avait une couverture aux couleurs passées sur les épaules, et à ses pieds des choses qui ne ressemblaient pas tant à des chaussures ou à des bas qu’à des bandages.
« On ne vous connaît pas, dit la fillette.
— C’est vrai », dit Drummond.
Il faisait presque aussi froid dedans que dehors.
« Pouvons-nous entrer ? demanda Blandine. Juste un moment. »
La fillette fit un pas en avant pour leur barrer le passage.
« Maman est malade. »
Blandine et Drummond jetèrent un coup d’œil à l’intérieur. Il y avait deux tabourets devant la cheminée, dont l’un était bancal à cause d’un pied cassé. Le sol, comme celui de la grange, était couvert de paille. Une petite table était collée au mur sur la gauche. Ce qu’on voyait le plus dans la pièce, c’était des hardes, en piles sur la table, amoncelées le long du mur et cascadant dangereusement vers la cheminée.
Les murs étaient en plâtre blanc à l’origine, mais le conduit de la cheminée devait mal fonctionner car ils étaient maintenant pleins de suie. Alors même qu’elle était encore dehors, Blandine devait se retenir pour ne pas tousser.
« Peut-être pouvons-nous aider ta maman », proposa Drummond.
La fillette recula lentement jusqu’à l’âtre fumant pour laisser entrer les deux visiteurs.
« Qui est-ce ? »
La question venait d’une forme dans le lit juste à côté de la cheminée. À cause de l’obscurité, il était impossible de distinguer quelqu’un, mais il y avait un tas de guenilles près de la tête. Une fillette plus âgée était assise au bord du lit.
Blandine retira ses gants. Elle avait le bout des doigts gelé.
« Qui est-ce ? redemanda la mère.
— Ils n’ont pas dit », répondit la fillette.
Drummond et Blandine s’approchèrent de la femme.
« Je suis Edward Drummond, et voici Blandine Van Couvering.
— Je ne vous connais pas, si ? » dit la femme à voix basse.
Ils étaient assez proches maintenant pour voir son visage. Elle avait les traits tirés, le teint grisâtre et les joues noircies par la fumée qui flottait dans l’air.
« Nous ne nous sommes pas rencontrés, commença Blandine. Nous voulons parler avec vous de votre fils.
— Maman est fatiguée », protesta la fillette au bord du lit.
Elle aussi était enroulée dans une couverture trouée et sale et portait des bandages aux pieds.
« Je sais, ma chérie, la rassura Blandine. Mais nous avons besoin de lui parler quelques minutes.
— Ça va, dit la femme. Je suis Kitty Hawes. Ce n’est pas de mon fils que vous parlez, mais de mon neveu, Joseph. Nous l’appelions Jope parce que c’est tout ce qu’arrivait à dire ma dernière fille quand elle était petite. »
Une petite lueur brilla dans les yeux de Kitty Hawes quand elle les posa sur sa fille. Elle marqua une pause.
« Quel monde dégénéré !…
— Toutes nos condoléances, murmura Blandine en traversant la pièce encombrée pour venir près du lit. Nous ne voulons pas réveiller des souvenirs douloureux, mais nous avons besoin de savoir ce qui s’est passé.
— Vous ne réveillez pas de souvenirs douloureux, je vis avec tous les jours, rétorqua Kitty. Je revois Jope passer la porte avec son mousquet comme si c’était juste avant votre arrivée. »
Drummond balaya la pièce du regard, notant la potence dans l’âtre, la crémaillère, les marmites posées sur des briques, le tout aussi vide que le seau renversé dans la grange. En dehors d’un chapelet d’oignons suspendu à la poutre maîtresse, il n’y avait apparemment rien de comestible dans toute la maison.
« Comment tu t’appelles ? » demanda-t-il à la plus jeune d’une voix douce.
Elle le regarda d’un air soupçonneux.
« Laura.
— Un joli nom. Et comment s’appelle ta sœur ?
— Evie. »
Laura le dévisagea un petit moment, puis elle lui décocha un sourire et sauta plusieurs fois sur place. À vous faire chavirer.
Drummond reporta son attention sur la conversation en cours entre Blandine et Kitty Hawes.
« Pouvez-nous nous expliquer la façon dont il a été découvert ? Nous en avons entendu parler par les Hendrickson, et par Enoch Woods. Mais tout cela paraît si brutal…
— Quand Woods m’a amené le corps de Jope, raconta Kitty, il était presque insoutenable de le regarder. Il avait des… des morceaux de chair arrachés. Mais je l’ai nettoyé, enveloppé dans un drap et mon mari et moi allions l’enterrer au fond d’une tombe près de la grange. Alors les Hendrickson nous ont envoyé un cercueil en pin, que Dieu les bénisse.
— J’ai cru comprendre qu’il était votre neveu, intervint Drummond. Nous pensions qu’il s’agissait de votre fils.
— Oh, ce n’est pas mon fils. Jope est le fils du frère de mon mari. Il vivait avec nous parce que ses deux parents sont morts. Ils ont vomi leur sang. Comme Matthew, mon mari, il n’y a pas trois mois. »
Elle toussa et porta un carré de lin décoloré à sa bouche.
« Un orphelin… » souffla Blandine à Drummond.
Celui-ci acquiesça.
Blandine avait parlé très bas, mais si faible qu’elle fût, Kitty l’avait quand même entendue.
« Nous ne l’avons jamais vu de cette façon, assura-t-elle. Il était aussi proche de Matthew et moi qu’un fils peut l’être. Mes filles l’aimaient comme un frère. »
Laura se glissa près de Drummond et prit sa main dans sa menotte toute crasseuse.
« Depuis qu’il est mort, et que mon mari est mort, il n’y a personne pour biner les champs, regretta Kitty. Mes filles ne sont pas assez grandes. Pas assez fortes.
— Je suis très forte, protesta Evie.
— Evie… Va mettre un peu de bouillie à chauffer pour le souper.
— J’ai faim, gémit Laura.
— Je sais, ma chérie, dit sa mère. Aide Evie. Tu peux aller chercher un navet dans le cellier. »
Les deux filles se mirent à la tâche, et Laura ne lâcha la main de Drummond qu’au dernier moment.
« Je ne voulais pas qu’elles entendent ce que je vais dire, reprit Kitty. Cela concerne Jope. »
Elle se redressa dans le lit et tint le chiffon taché contre sa bouche pour maîtriser une quinte de toux.
« Il y avait des choses. Autour de lui. »
Blandine jeta un coup d’œil à Evie près du feu.
« Ils nous les ont rapportées avec le corps. Mais je les ai presque toutes brûlées. De bonnes gens comme nous ne pouvaient pas conserver de telles choses.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Des choses écrites sur des pierres. Sur des os. Et une chose que j’ai gardée. »
Elle passa la main derrière le lit, le long du mur, et sortit une sorte de poupée.
« Pas une poupée avec laquelle mes filles pourraient jouer. »
Kitty Hawes remit l’objet en feuilles de maïs à Blandine.
« Ces barbares les gardent dans leur hutte pour qu’elles les protègent, ou peut-être pour pouvoir les adorer. Matthew m’a dit que pour eux, c’est l’esprit mère. Celle-là a une peinture noirâtre. L’œuvre des Mohicans, peut-être, ou des Quinnipiacs. On en voit parfois passer par ici. »
Elle retomba sur les guenilles qui lui tenaient lieu d’oreiller. Evie revint près d’eux.
« Il faut qu’elle se repose, leur dit-elle. Je peux vous servir de la bouillie ?
— Ça ira, répondit Blandine. Nous avons de quoi manger, peut-être que nous pouvons partager avec vous. »
Drummond et Blandine se dirigèrent vers la porte. Laura arrivait dans l’autre sens, la petite tête violacée du navet dépassant de sa main.
« Vous ne partez pas », lança-t-elle, l’air farouche.
Le repas qu’ils prirent en commun leur procura peu de joie, et encore moins de saveurs. Blandine réussit à retrouver deux bonbons cachés au fond de ses affaires. Elle donna ces douceurs à Laura et Evie. Les filles les accueillirent comme une manne céleste.
« Joyeux Noël, dit Blandine.
— Joyeux Noël », marmonnèrent les filles de concert en suçant leur sucrerie.
Blandine masqua son émotion en faisant comme toujours quand elle ne savait pas comment réagir. Elle nettoya. La cabane ne se laissait pas débarrasser facilement de sa crasse. Drummond lut le Nouveau Testament aux filles, le passage du dimanche des Rameaux où Jésus est accueilli par les enfants. Le seul livre de la maison.
À la fin, alors que Drummond s’apprêtait à aller se coucher dans la grange, Laura refusa de le laisser partir. Elle avait passé toute la soirée sur ses genoux.
Debout sur la pointe des pieds, elle s’accrocha à sa cape et colla sa petite bouche contre son oreille : « Monsieur, est-ce que vous avez besoin d’une servante ? Je sais faire la cuisine, le ménage, et je prends vraiment bien soin de maman. »
Drummond l’embrassa sur le front et s’en alla dans la grange, où grâce aux quatre chevaux qui s’y trouvaient il ferait plus chaud que dans la cabane.
Les filles se recroquevillèrent comme des chiots sur les tas de guenilles qui semblaient les seules possessions de la famille, à même les briques, devant le feu mourant.
Blandine se mit au lit près du corps moite, presque cadavérique, de Kitty Hawes, et se tourna pour éviter de recevoir les glaires qu’elle expectorait. Elle se réveilla au milieu de la nuit parce que Kitty l’agrippait. La poupée en feuilles de maïs avait migré de sous le lit et s’était calée, elle ne savait comment, contre la poitrine de Blandine.