30

Miep Fredericz et la jeune Ann Godbolt n’étaient pas les meilleures amies du monde. Bien qu’elles fussent dans la même classe, deux années les séparaient. Mais quand Miep passa son bras sous celui d’Ann à la sortie de l’école et qu’elle lui murmura à l’oreille, Ann commença à la trouver plutôt gentille.

« Je pense que le maître a le béguin pour toi, dit Miep. Après manger, je l’ai vu te fixer des yeux. »

Adolphus Roeletsen, un Hollandais dégingandé de vingt-six ans arrivé de Patria et connu pour être aussi porté sur les citations latines que le gouverneur, possédait deux qualités qui étaient une bénédiction pour ses élèves les plus dissipés : une mauvaise vue et une nature distraite. Il regardait à peine ses élèves quand ils s’asseyaient devant lui, sans parler de remarquer une fille en particulier.

Mais Ann Godbolt, assez imbue d’elle-même pour une jeune fille de treize ans, prit Miep au mot. En fait, elle avait envie d’en entendre davantage sur ce sujet.

Aussi Ann invita-t-elle Miep à venir chez elle après l’école. La famille Godbolt vivait au coin de Beaver Street et de Broad Way, et leur pimpante maison en bois était contiguë à une petite échoppe dont la porte restait ouverte toute la journée afin d’attirer les clients potentiels avec l’odeur de poitrine fumée qui en sortait.

L’un des jeux préférés des deux sœurs Godbolt, Ann et Mary, était de guetter derrière les volets noirs des fenêtres à l’étage et, quand un passant ignorait le magasin familial, de lui faire tomber de l’eau savonneuse sur le crâne.

« Miep ! murmura Mary, une cruche d’eau à la main. Viens ! »

Miep Fredericz examina le salon d’angle du deuxième étage pendant que les deux jeunes filles faisaient leur farce. Il y avait un berceau à bascule et un lit entouré de rideaux bleu nuit.

Elle se faisait l’effet d’une espionne, ce qui lui plaisait. La mission que lui avait confiée Mlle Blandina – découvrir tout ce que les enfants Godbolt pouvaient savoir à propos de leur frère d’adoption, William Turner – l’avait troublée au premier abord, mais maintenant elle était tout émoustillée.

La situation de Blandine au sein de la communauté s’était détériorée depuis cet automne, quand Miep avait travaillé pour elle.

« Je ne veux pas que tu aies le moindre contact avec elle, avait décrété Carsten Fredericz juste après Noël.

— Pourquoi, père ?

— Fais ce que je te dis, tu entends ? » avait aboyé Carsten sans rien expliquer.

Mais les enfants à l’école savaient. Le bruit courait parmi eux que Blandine Van Couvering était accusée de sorcellerie en relation avec le witika. Les détails étaient vagues, mais les enfants brodaient avec extravagance sur ce canevas. Blandine mangeait les orphelins. Et par-dessus tout, avait laissé entendre Paula Kertemann, elle aimait les yeux en ragoût.

Miep était restée distante. La loyauté était un principe fondateur pour elle. Elle seule connaissait Mlle Blandina. Elle seule pouvait l’aider, la sauver des commérages et du scandale, la tirer des flammes du bûcher. Si son mentor trouvait nécessaire d’en savoir plus sur William Turner, l’enfant recueilli par les Godbolt, Miep lui rendrait ce service.

Il était temps de mettre en œuvre le plan de Mlle Blandina. Miep sortit de sa poche un filet que Blandine lui avait donné, rempli de boules de miel, de bâtonnets à la menthe et de caramels mous et dorés.

« Ann, Mary, appela Miep. Vous voulez un bonbon ? »

Ann et Mary lâchèrent leur jeu comme si elles avaient été tirées par une chaîne. D’ordinaire, elles avaient interdiction de manger tout ce qui était sucré.

Le filet de Miep se révéla un puits sans fond. Après qu’Ann et Mary s’en furent remplies jusqu’aux bajoues, Georgie et Charles firent irruption dans la pièce. Les garçons n’eurent pas besoin de quémander pour avoir leur part. Miep la leur accorda volontiers.

Les enfants Godbolt étaient assis à sucer et à mastiquer, le dos contre le mur, tandis que Miep restait au centre du salon, tel un chef d’orchestre.

« Où est l’autre garçon ? » demanda-t-elle.

Elle sourit bêtement, à cause de sa nervosité, et pensa à Mlle Blandina pour se donner du courage.

« Il est toujours à l’école ?

— Je sais pas », dit Georgie.

C’était le plus jeune, il avait dix ans. Ses dents étaient plantées dans un morceau de caramel et un gros filet de bave marron coulait sur son menton tandis qu’il essayait de le découper.

« William, dit Mary, la bouche pleine. Pas la peine de penser à lui. Il ne voudrait pas de bonbon, de toute façon.

— Si tu demandes à William s’il veut un bonbon, s’exclama Ann, tu sais ce qu’il répond ? Rien. »

Les enfants Godbolt éclatèrent tous de rire.

« Il dit pas rien ! » s’énerva Georgie.

Miep s’approcha de lui et lui fourra un bâtonnet à la menthe dans le bec.

« Il est muet, dit Mary.

— Il est bête, ajouta Ann.

— Vous savez, j’ai pensé quelque chose de drôle quand je l’ai vu à l’école cette année, les relança Miep. Il n’avait pas l’air d’être le même. »

Les Godbolt se renfrognèrent, silencieux. Ils échangèrent des regards. Suçotements, léchages, mâchouillements et mastications ralentirent.

« William est un très gentil garçon, dit Ann. Y a pas plus gentil. »

Mary jeta un regard noir aux autres.

« Il fait partie de la famille maintenant », renchérit-elle.

Charles dit : « Je l’aime beaucoup. Vraiment beaucoup. »

Georgie dit : « Moi aussi. Surtout le nouveau William. »

Il leva le bâtonnet à la menthe devant lui et admira la pointe qu’il avait façonnée en le suçant.

« Surtout quoi ? demanda Miep. Le nouveau William ?

— Va te débarbouiller, Georgie, le gronda Ann. Tu en as plein la figure.

— Ouais, Georgie, va te débarbouiller, insista Mary, tu nous embêtes.

— Mais je voulais encore un bonbon… » protesta Georgie, qui sentait l’intérêt de Miep pour sa remarque.

Georgie aimait qu’on lui accorde de l’attention, ce qui était rarement le cas dans le tohu-bohu qui régnait à la maison.

Miep se força à continuer. Elle sortit un caramel, qu’elle agita devant Georgie.

« Parle-moi du nouveau William.

— C’est un vilain garçon que j’aime bien et qui est gentil avec moi », répondit l’enfant en prenant le caramel.

Assise à côté de lui, Ann lui donna un coup dans le tibia avec le bout pointu de sa pantoufle en soie. Georgie se mit à rire.

Miep était décontenancée. Dans quoi Blandine l’entraînait-elle ? Elle avait l’impression d’avoir été manipulée.

« C’est un secret ? demanda-t-elle subitement. J’aime les secrets. Je sais garder un secret.

— Maman nous a dit de ne jamais en parler, dit Ann.

— Je promets », implora Miep.

Ann appela Mary et l’attira avec Miep dans le couloir désert, à l’écart des garçons.

« Bonbon, bonbon ! criait Georgie dans leur dos.

— Très bien, soupira Ann. C’est promis juré que tu ne répètes pas ? »

Miep leva le petit doigt de sa main droite. Ann et Mary l’imitèrent. Les trois filles lièrent leurs auriculaires et tirèrent en même temps. Le pacte était scellé.

« William, l’orphelin, est arrivé chez nous il y a plusieurs mois, commença Ann.

— Au printemps, précisa Mary.

— Et ensuite il est reparti.

— Il est reparti ?

— On l’a perdu, expliqua Ann. Personne ne savait où il était passé. Nos parents étaient fous d’inquiétude.

— Ils aimaient William, dit Mary. Et il allait nous rapporter beaucoup d’argent. »

Les trois filles avaient la tête collée l’une à l’autre, et leurs bouches à quelques centimètres les unes des autres.

« Et qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Miep.

— On a eu un nouveau William, répondit Ann. Un autre William.

— Il venait de chez les Indiens Sopus ! » s’exclama Mary, ravie de ce détail exotique.

Ann la calma.

« Tu comprends, si on se tait, on touchera l’héritage, dit Ann. Personne ne doit savoir. Ni Petrus Stuyvesant, ni le maître d’école, ni le maître des orphelins, personne.

— On sera riches ! cria Mary.

— On est déjà riches, nigaude, la rabroua sa sœur. On sera encore plus riches. Quand on ira à Paris, en France, je te rapporterai un ruban, Miep.

— Merci, dit Miep avec un sourire.

— Il te reste des caramels ? » demanda Mary.

À cet instant, Miep vit Rebecca Godbolt arriver au pied de l’escalier, au rez-de-chaussée. Elle avait un morceau de bacon dans une main et une poêle en fonte dans l’autre.

Miep fit signe aux filles, et elles reculèrent hors de son champ de vision.

« Juré, craché », murmura Mary en embrassant Miep sur la joue.

Miep acquiesça en croisant les doigts dans son dos.

« Les enfants, appela Rebecca, est-ce que je dois tout faire moi-même ? »

 

Foudre aimait presque autant entrer dans les maisons quand leurs occupants n’étaient pas là que lorsqu’ils s’y trouvaient et qu’ils dormaient. Il aimait cette sensation d’intimité, le fait de lever le voile sur les secrets des gens, de toucher leurs objets.

Son maître lui avait ordonné d’agrémenter la maison de la jolie marchande hollandaise de quelques objets liés au witika. Les symboles en osier, une poupée en feuilles de maïs et un des masques en peau de cerf. Foudre choisit un masque qu’il avait fabriqué et rejeté comme indigne de servir lors d’un rituel. Il les avait tous avec lui dans un petit sac quand il avait escaladé le mur du jardin de la femme, traversé celui-ci et ouvert la porte à l’arrière pour pénétrer dans la maison.

Également dans son sac, un indice malicieux qui aiderait à condamner Blandine Van Couvering au bûcher comme sorcière liée au witika.

Son maître aimait garder les vêtements de leurs proies. C’était un caprice stupide de sa part, Foudre s’en rendait compte. Mais lui-même avait ses propres caprices, et il se sentait plein d’indulgence pour ceux de son ami.

Ils devaient obliger la marchande et l’Anglais à cesser de suivre leur piste. Et la meilleure défense était l’attaque. Cela, c’était son maître qui le lui avait appris.

En fouillant dans le kas de la marchande, Foudre découvrit des habits à froufrous, des sous-vêtements rigides qui empêchaient la silhouette de la femme de déborder, et beaucoup de mouchoirs, dont il prit quelques-uns. Par-dessus tout, Foudre aimait se présenter comme un Européen, un gentleman swannekin au costume impeccable. Les chiffons pour le nez pouvaient servir.

Le rêve secret de Foudre était de se joindre à la promenade de la kermis. Habillé comme un gentleman, un carré de lin dans la pochette de son veston, il se pavanerait, il plastronnerait, il paraderait. Dans sa vision, la femme à ses côtés était indistincte. Peut-être Foudre serait-il autorisé à parader seul, pour l’émerveillement des badauds.

Oui, Foudre était à moitié indien Ésopus. Mais il était à moitié allemand, aussi. L’Allemagne n’était-elle pas une région bien connue du continent européen ? D’accord, il avait été conçu à la suite d’un viol. Mais ne pouvait-on s’élever au-delà de ses origines ?

Du kas de Blandine, il tira une robe en lin couleur abricot qu’il jeta à la va-vite sur ses épaules. Les Swannekins portaient parfois des vêtements de femmes à la kermis, non ? Le monde marchait sur la tête. Foudre glissa ses doigts sur le tissu et les porta à ses narines pour inhaler l’odeur de la Van Couvering.

Puis il observa la pièce dans laquelle il s’était introduit. Un jour, il aurait tout cela. La maison. Le jardin. Le lit confortable avec son matelas en plumes d’oie. Peut-être pourrait-il posséder la maison de la marchande elle-même, avec tous ses meubles, quand il l’aurait vue brûler dans les flammes du bûcher.

« Sorcière ! » hurlerait-il, mêlant sa voix aux cris des autres.

Quelle surprise aurait cette fouineuse à son retour à La Nouvelle-Amsterdam en voyant tous les doigts pointés sur elle. Sorcière !

Le maître s’occuperait de mettre les chasseurs de sorcières sur la trace de Blandine. « C’est la Van Couvering, dirait son maître, c’est elle qui a fait apparaître le witika. Vous trouverez la preuve chez elle. »

Le schout wallon, de Klavier, fouillerait la maison que louait Van Couvering dans Pearl Street. Foudre se dit qu’il pourrait prendre une table au Lion Rouge, pour se divertir en regardant la scène.

Penser au Lion Rouge lui donna faim, et il arracha un oignon du chapelet pendu au-dessus de la cheminée. Il s’assit à la table, continuant de rêver – les recherches, la découverte de la preuve l’incriminant, la marchande haïe accusée de sorcellerie, l’instigatrice de tous les meurtres d’orphelins à la colonie brûlée vive.

Tout à ses pensées, Foudre mordit dans l’oignon et le dévora comme s’il s’était agi d’une pomme.

 

Les nuits étaient encore pires pour Aet Visser.

Quand Anna et les enfants s’en allaient rejoindre leur maison de Corlaers Hook, il se retrouvait seul dans le bric-à-brac de sa maison. Il ne le supportait pas. L’insomnie le harcelait. Il lui arrivait souvent de déguerpir de chez lui pour vagabonder dans les rues obscures de la colonie. Il serait sorti de sa propre peau si cela avait été possible.

Parfois, au cours de ses déambulations nocturnes, Aet finissait devant le trou de Market Street, là où Sabine adorait jouer.

Sur le côté est de la parcelle se dressait un immense tas de terre, les déblais du trou. Des herbes avaient poussé dessus au fil du temps, barbe verte négligée composée d’oseille, de mouron et d’orties. L’hiver, le monticule devenait une bosse de neige glacée de dix pieds de haut. Un endroit quelconque de la ville, sauf pour une caractéristique qui attirait Visser.

Du haut de cette éminence, il était possible de garder un œil à la fois sur l’entrée de devant et sur la porte du jardin de la demeure des Hendrickson, qui donnait dans Market Street. Juché en haut de ce tas de poussière et de neige, Visser pouvait surveiller la maison où Martyn Hendrickson passait (à l’occasion) ses nuits.

Pourquoi Visser faisait-il cela ? Qu’est-ce qu’il guettait ? Son imagination le tourmentait. Il expliquait les vêtements trouvés dans la pièce secrète des Hendrickson de diverses façons. Adias et Abraham étaient les tueurs du witika. Ou peut-être que Martyn avait été délégué par le schout pour enquêter sur les meurtres d’orphelins, il gardait donc ces vêtements comme des preuves. Toute explication bénigne ferait l’affaire.

Car sinon – s’il n’y avait pas d’explication bénigne à la présence des vêtements dans le kas –, la seule autre hypothèse était que lui, Aet Visser, maître des orphelins chargé de veiller sur les intérêts des enfants perdus de la colonie, les avait livrés à une conspiration monstrueuse, meurtrière, inimaginable.

Il surveillait. Certains jours, et presque toutes les nuits, il se trouvait là, près du monticule de terre qui le dissimulait en partie. Il ne sentait pas le froid. Ou plutôt, il comprenait que le froid représentait une petite partie de sa pénitence.

Que cherchait-il ? Des certitudes. Il tâtonnait vers l’affreuse vérité qu’il avait besoin de connaître tout en ayant terriblement peur de la découvrir. Martyn et lui s’entendaient comme larrons en foire. Si Martyn était coupable de monstruosités, alors Aet Visser l’était aussi.

Il regardait Martyn rentrer de ses soirées au Lion Rouge ou des bordels du Strand.

Cette nuit-là, Martyn arriva dans l’immense demeure, ferma la porte mais n’alluma aucune lampe à l’intérieur. Visser scrutait la maison comme si son regard pouvait pénétrer les remparts en bois de la Forteresse Hendrickson. Il éprouvait toujours une sorte de soulagement quand Martyn rentrait sagement chez lui. Visser voyait les deux portes. Martyn ne pouvait pas sortir sans que l’espion de minuit, dans l’ombre, s’en aperçoive.

Aussi fut-il abasourdi, ce soir-là, quand, après avoir vu Martyn rentrer chez lui et y rester, là où il ne pouvait faire de mal à personne, sa voix retentit soudain dans son dos.

« Mais c’est M. Visser ! s’exclama Martyn. Vous prenez un peu l’air nocturne, cher maître des orphelins ? »

À côté de Martyn, un sourire aux lèvres, Foudre.

« Martyn… balbutia Visser. Comment avez-vous… »

Il devait avoir une hallucination. Il venait de le voir entrer chez lui et il n’était pas ressorti. Pourtant, il était bien là. Aucun homme ne pouvait se trouver à deux endroits à la fois. À moins d’être un sorcier ou une sorte de démon.

« Venez avec nous, frère, dit Foudre.

— Oui, venez, insista Martyn. Nous partons à la chasse. »

À la chasse ? En pleine nuit ? Peut-être allaient-ils dans les bordels du Strand, se dit Visser.

« J’ai… j’ai un rendez-vous, bégaya-t-il.

— Annulez-le, dit Martyn.

— Non, non, non, non, fit Visser.

— Non, non, non, non, l’imita Foudre d’un air moqueur.

— Eh bien, allez-y, alors… Allez à votre étrange rendez-vous nocturne, à une heure où personne ne donne de rendez-vous. Tant que ce n’est pas le schout que vous devez retrouver… Ce n’est pas le schout, Visser ?

— Non, répondit Visser, la gorge sèche.

— Parce que si vous parlez au schout, nous pourrions nous aussi avoir des choses à lui dire.

— À propos de vous et de ma jolie sœur, précisa Foudre.

— Je vous en prie, Martyn, non. Je suis muet comme une tombe, marmonna Visser. Anna est ma…

— Votre quoi ? Nous vous la laissons, Visser, mais nous pouvons vous l’enlever. »

Honteux, Visser baissa la tête comme un chien qui vient de se faire rabrouer.

« Êtes-vous notre homme ? demanda Martyn.

— Je suis votre homme, répondit Visser dans un murmure.

— Bien. Au revoir*, alors. »

Les deux hommes partirent non vers le Strand, mais vers le nord, du côté de la palissade. À la chasse, quoi que cela pût signifier.