Martyn et Foudre avaient scellé leur alliance très tôt, alors qu’ils avaient neuf ans, dans les collines et les forêts infinies du domaine Hendrickson. En rôdant dans les bois, Martyn avait découvert Foudre (il s’appelait Gerald à l’époque) et sa sœur, Anna, des jumeaux nés d’une épouvantable soirée durant laquelle un handlaer allemand imbibé de brandy avait violé une Ésopus effrayée, une enfant en réalité, d’à peine quinze ans.
Le jeune Foudre et Martyn étaient tombés amoureux instantanément et avaient noué leur destin en se livrant à des supplices sexuels sur la pauvre Anna. Ils devinrent inséparables. Foudre se disait l’esclave de Martyn.
Au début de leur adolescence, ils commencèrent comme beaucoup d’autres tueurs par de petits animaux. Martyn ayant trouvé une portée de chatons sur la plantation, Foudre et lui les enterrèrent jusqu’au cou dans un champ de blé, puis ils regardèrent les moissonneurs approcher avec leurs longues faux à la lame courbe.
Ils s’entraînaient l’un l’autre, se poussaient à des indignités toujours plus grandes. Lors de la deuxième guerre des Ésopus, Martyn se fit capitaine et Foudre devint son aide de camp*, officiellement éclaireur mais officieusement tortionnaire en chef.
Foudre aidait Martyn à enfouir son insondable tristesse si profondément qu’elle disparaissait presque sous la colère et la témérité. Un seul souvenir lui restait de sa mère, qui lui fredonnait une petite comptine, où il était question de poissons et de coqs.
À l’été 1663, Martyn vint trouver Foudre avec une proposition. Ses frères, Ad et Ham, s’agaçaient des intrusions des Anglais sur leurs territoires.
Des envahisseurs, des hors-la-loi, fulminait Ham ; ils méritaient de mourir.
Ce qui serait bien, renchérissait Ad, ce serait de flanquer la frousse à tous les colons de la Nouvelle-Angleterre. Qu’un witika leur tombe dessus, ils y penseraient à deux fois avant de s’aventurer sur notre terre.
Martyn ne savait pas ce qu’était un witika, mais Foudre si. Il décrivit le démon en détail. En écoutant son récit des apparitions de la créature, de son appétit et de ses pratiques, Martyn se sentit étrangement excité.
Plus tard, après le tumulte qui suivit le meurtre et la dévoration partielle de Jope Hawes, Ad et Ham prirent leur petit frère à part. Ils affirmèrent qu’ils n’avaient jamais parlé sérieusement. Ce n’étaient que des paroles en l’air. Ils regardaient Martyn bizarrement, comme s’il avait transgressé quelque chose alors qu’il avait seulement mis en œuvre ce que ses frères avaient proposé de faire !
À mesure que le scandale du witika prenait de l’ampleur dans le Nord, Ad et Ham se mirent à craindre que Martyn ne soit démasqué. Ils l’exilèrent à Manhattan, où il ne pourrait pas faire de mal. Foudre l’accompagna.
Mais un goût, une fois développé, ne se laisse pas si facilement oublier. Donc, Piteous Gullee. Et William Turner, l’orphelin qui avait eu la malchance d’assister au meurtre de Piddy. Et le petit Bill Gessie, et sa sœur Jenny, et ainsi de suite, Ansel Imbrock, Richard Dunn, Tara Oyo, Tibb Dunbar. Il y en eut d’autres aussi, dont les noms ne furent jamais connus.
Comment ils opéraient : Foudre violait, les garçons aussi bien que les filles, peu importait. Martyn frappait, fracassait, dépeçait, tuait, mangeait. Quand l’un accomplissait sa besogne, l’autre regardait.
Martyn et Foudre s’amusaient comme des fous. Et tout cela était mis sur le compte du witika. Ils riaient de bon cœur rien que d’y penser.
Vingt pieds sous sa maison de La Nouvelle-Amsterdam, Martyn traversait péniblement un passage humide aux murs de pierre. Il portait Blandine en travers des épaules et tenait Binette par la main.
« Viens, dit-il à la petite fille. Suis-moi. »
Sabine ne savait pas si elle était au milieu d’une aventure ou d’un cauchemar. Elle essayait d’être une gentille petite fille et de faire ce que tic-toc Martyn lui demandait. Elle reniflait un peu. Pieds nus sur les pavés froids, elle portait Maddie, inerte, dans ses bras.
« Elle fait dodo, lui avait dit Martyn. Comme Mlle Blandina. »
La torche qu’il tenait à bout de bras illuminait le passage. Ils arrivèrent près d’un chariot couvert de saletés. Ses roues étaient attachées à une sorte d’appareil par une corde tendue qui s’enfonçait dans un tunnel obscur.
Martyn jeta Blandine dans le chariot.
« Ouf ! commenta-t-il en regardant Sabine. Elle devrait se calmer un peu sur les desserts. »
Tournant une manivelle accrochée au mur, Martyn ébranla comme par magie le chariot.
« Tu veux conduire ? » demanda-t-il à Sabine.
Elle répondit que oui. Devant eux, le passage engloutissait la faible lueur de la torche et les ténèbres effrayaient Binette, mais le chariot était irrésistible. Martyn la prit dans ses bras avec le chien et les déposa près de Blandine.
Sabine n’avait jamais vu un wagon rouler tout seul. C’était drôle. Martyn marchait derrière en tenant la torche. Puis il recula en peu.
« Monsieur ? »
Le noir la cernait maintenant. Elle tordit le cou et vit la torche devenir de plus en plus petite. Le chariot continuait d’avancer en grinçant.
« Tic-toc », appela-t-elle, des sanglots dans la voix.
Pas de réponse. Elle appela encore, désespérée.
Il faisait froid dans le tunnel. Elle se blottit contre son amie endormie, le visage enfoui dans sa poitrine.
Martyn laissa le chariot disparaître devant lui. Il pensait aux descriptions que les Romains faisaient de la descente vers l’Hadès. Une pente douce. Facilis descensus Averno. C’était une phrase de Virgile que le gouverneur pourrait ruminer. « La descente dans l’Averne est facile. »
Comme c’était vrai. Quand il se retournait sur sa vie, elle ressemblait à une glissade sereine jusqu’à ce moment, avec une femme, une enfant et un chien dans un tunnel stygien, et de l’eau dégoulinant des poutres au-dessus de sa tête. Tous les trois, ils auraient pu être une famille attendant de recevoir le jugement de Charon. Maman, papa, bébé, ensemble, inséparables, même dans le monde souterrain des Enfers.
Devant lui, au sein des ténèbres, Blandine, bien que sonnée, leva légèrement la tête. Martyn avait peine à y croire. Elle n’avait été évanouie qu’une heure alors qu’il lui avait donné assez de la douce vapeur pour faire tomber un cheval. L’enfant se mit à hurler.
Martyn poussa un juron. Il sortit sa dague de son fourreau. Sa vieille colère le reprenait. Il se précipita, se pressa contre le mur pour faire le tour du chariot et, d’un coup de pied, ouvrit la porte au bout du tunnel.
La lumière du jour l’éblouit. La sortie était dissimulée tout au fond du canal. Une embarcation les attendait, attachée à un anneau de fer fixé à la paroi, s’agitant au rythme de la marée. Martyn transféra Blandine du chariot au bateau, couvrant sa forme inconsciente d’une bâche. Il se tourna vers l’enfant aux joues striées de larmes.
« Maintenant, tu veux faire un tour dans ce petit bateau ? »
Sans attendre la réponse de Sabine, il la prit dans ses bras et la déposa avec Maddie dans l’esquif.
Martyn poussa sur sa perche pour se lancer dans le Begin Gracht, puis dans le Heere Gracht, plus large. Ils glissaient sans effort sur l’eau verte du canal. Il n’y avait aucun bateau, aucune barque. Si quelqu’un l’avait épié, Martyn n’aurait pas paru différent de n’importe quel autre bourgeois parcourant la ville avec une cargaison à vendre. Des pommes de terre, peut-être, ou du bois de chauffage.
Il entendait le murmure indistinct des conversations au-dessus de lui. Les étages des bâtiments apparaissaient et disparaissaient par-dessus les parois verdâtres de la voie d’eau. Martyn avait le sentiment merveilleux de traverser la colonie dans un bateau fantôme, furtif, intouchable et invisible. Les ponts du canal défilaient, un, deux, trois.
Sabine se glissa sous la bâche près de Blandine, renifla un moment et s’endormit.
Quand il eut rejoint l’East River, Martyn hissa la voile et dirigea l’esquif vers le nord.
Immense, la propriété des Hendrickson à La Nouvelle-Amsterdam s’étendait de Market Street jusqu’au Begin Gracht et à Heere Dwars Street. Avec ses vergers, ses jardins et ses dépendances, cette résidence représentait l’équivalent d’une bouwerie au beau milieu de la ville.
Sebastian Klos et son frère jumeau, Quinn, la connaissaient bien. Ils logeaient dans une famille d’accueil au bord du canal (l’une des bonnes actions d’Aet Visser avait été de permettre aux jumeaux de rester ensemble), à quelques jets de pierre de la demeure des Hendrickson. Les Klos – comme presque tous les filous, les vagabonds et les chapardeurs en ville – adoraient y entrer en cachette pour voler des pêches.
Les Klos comprenaient tout à fait que les arbres fruitiers fussent protégés des canailles par des clôtures et une haie très dense, à l’européenne. Ils savaient aussi qu’au cœur d’un des vergers il y avait un enclos d’un demi-hectare contigu aux écuries et au corral à l’arrière de la grande maison.
Et ils savaient encore que, dans l’enclos des Hendrickson, il y avait parfois un magnifique étalon noir.
Les Lièvres et les Hautes Rues savaient tout ce qu’il y avait à savoir sur l’île de Manhattan. Au cours de l’été 1664, une véritable étuve, ils joignirent leurs efforts pour mettre un terme, une fois pour toutes, au fléau du witika qui affligeait la colonie depuis trop longtemps.
« Je sais où il y a une grotte », dit l’un d’eux, Geddy Jansen, que son oncle adoptif, poissonnier de son état, emmenait avec lui lors de ses expéditions dans le nord de l’île en quête d’anguilles.
Les Lièvres et les Hautes Rues n’ignoraient pas que William Turner – ou Jan Drummond, ou quel que soit son nom aujourd’hui, en tout cas un membre des Hautes Rues – recherchait désespérément l’emplacement d’une grotte aux confins de Manhattan, aussi lui communiquèrent-ils l’information de Geddy.
Et quand Jan Drummond, l’apprenant, déclara qu’il lui fallait un cheval pour s’y rendre, les jumeaux Klos pensèrent à celui de l’enclos des Hendrickson.
Ainsi, quand les forces alliées des Lièvres et des Hautes Rues se glissèrent dans la propriété des Hendrickson en cette journée d’août torride, ce n’était pas pour voler des pêches. Ils s’infiltrèrent par des trouées dans la haie, si étroites que seuls des enfants pouvaient se rendre compte de leur existence. Silencieux, rapides et rusés, les intrus se déplaçaient en suivant les ordres de leur capitaine, Peer Gravenraet.
Peer aurait préféré être le courageux Achille, qui affronte l’ennemi en face, plutôt que ce finaud d’Ulysse, qui louvoie, trompe et esquive. Mais une attaque était une attaque, et c’était le bon moment pour frapper, puisque la colonie était distraite par le spectacle de bateaux anglais en vue de la côte de Manhattan.
« Je veux une escouade au sud, qui surveille la maison pour éviter qu’on nous surprenne, ordonna Peer en dépêchant trois éclaireurs.
— Du grabuge au port, rapporta Laila Philipe, qui accourait, pantelante. Les Anglais sont là. »
Les amazones adolescentes de Laila étaient capables de se débrouiller en cas d’échauffourée. Avec leurs cheveux tirés en arrière et leurs jupes remontées, elles étaient prêtes à en découdre.
« Bien », dit Peer.
Il se tourna vers le garçon qui se tenait à côté de lui, le petit enfant généralement silencieux qui avait proposé d’attaquer les Hendrickson.
« Quand nous y serons, il n’y aura plus moyen de reculer », lui dit Peer pour l’encourager une dernière fois avant l’assaut.
Le garçon hocha la tête. Jan Drummond, anciennement William Turner, parfois appelé Guillaume le Taciturne, connu dans la colonie comme le pupille des Godbolt, était un enfant qui, encore maintenant, perdait parfois l’usage de la parole et revenait à ses anciennes habitudes de mutisme.
« Tu es sûr que c’est ce que tu veux ? demanda Peer.
— Oui », affirma Jan.
Les deux bandes se lancèrent à l’attaque.