Durant le torride mois d’août 1664, l’Angleterre et les Provinces-Unies prenaient lentement le chemin de la guerre, comme deux navires de ligne sur le point d’entrer en collision. Lequel des deux empires marchands prendrait le dessus, nul n’aurait pu le dire dans l’immédiat, mais pour finir l’un décrocherait tandis que l’autre couvrirait le monde de son arrogante gloire impériale.
Les graines de la victoire anglaise étaient déjà semées. Un acte du Parlement passé inaperçu une quarantaine d’années plus tôt se révélerait décisif. Le Statut des monopoles, voté en 1623, connu sous le nom de Loi sur les brevets, aboutirait à la fin du siècle suivant, à un métier à filer, la mule-jenny, au laminoir, puis à toutes les usines de la révolution industrielle. L’essor de l’Angleterre passerait par le coton et les chemins de fer tandis que la Hollande resterait grasse, heureuse et statique.
Pendant les dernières chaleurs de l’été, la comtesse de Castlemaine, l’envoûtante maîtresse du roi d’Angleterre, se retira de la Cour pour accoucher d’une fille, le quatrième enfant qu’elle eut de Charles II. Baptisée Charlotte, cette enfant deviendrait plus tard Lady Fitzroy, comtesse de Lichfield. « On sait peu de choses d’elle sinon qu’elle était très belle », écrira un commentateur du XIXe siècle, mais aussi qu’elle fut une favorite de son oncle James, duc d’York, et qu’elle donna naissance à dix-huit enfants.
En Nouvelle-Néerlande, dans le Nouveau Monde, l’équilibre entre les intérêts hollandais et anglais était prêt à basculer. Dans les bouweries et les plantations, les champs de blé et de maïs cuisaient sous le soleil estival, promesse d’une récolte abondante. Pourtant, la campagne donnait l’impression de retenir son souffle. Le temps semblait suspendu à un événement imminent. Des rêves troublaient le peu de sommeil disponible.
La demeure des Hendrickson restait fermée en permanence, malgré la fournaise. Entre ses murs, deux frères continuaient de cacher l’un des leurs.
Une langueur* s’installa pendant quelques jours au début du mois d’août. Le procès de Drummond, l’espion anglais, offrirait quelque divertissement à la capitale. Mais la fièvre du witika, après s’être emparée de la colonie, était enfin retombée. Le maître des orphelins, l’auteur des crimes, était mort, enterré sans les derniers rites, comme un suicidé. Les meurtres épouvantables des enfants de la colonie, c’est ce que croyaient fermement les bons bourgeois de La Nouvelle-Amsterdam, ne connaîtraient pas de nouveaux épisodes, la longue succession des horreurs était achevée.
Tibb Dunbar ne se serait jamais laissé prendre s’il ne s’était livré à une malheureuse soûlerie la veille au soir. Lui et Juno Brecht, un garçon de dix ans, chipèrent une bouteille de brandy pleine aux trois quarts dans le placard d’une groot kamer dont l’emplacement ne sera pas précisé. Les deux garçons emportèrent l’alcool dans leur repaire près du grand chêne au nord de la ville et se mirent à boire.
L’été à Manhattan. La saison préférée de Tibb, paresseuse et en même temps pleine de possibilités. L’époque où les jardins étaient luxuriants, où les vérandas cachaient les trésors laissés par ses protectrices, où les bouteilles de brandy tombaient du ciel.
Au milieu de la soirée, Juno, éprouvant le besoin de s’asperger le visage d’eau, tituba jusqu’à l’East River, y tomba et perdit connaissance sur le rivage. Il se réveilla avec une bonne migraine le lendemain matin, mais sain et sauf, et se rendit chez Mlle Flamsteed soigner le mal par le mal.
Tibb Dunbar cuvait. Il dormait comme une souche, le foulard rouge étalé comme un linceul sur son visage. Comme cela arrivait souvent avec les démons, le witika vint le trouver dans ses rêves. Ses jambes ne voulaient pas répondre, il lui était impossible de fuir. Quand Tibb ouvrit les yeux, le soleil matinal brillait, la journée était déjà chaude et il crut être encore en train de rêver. Quelque chose n’allait vraiment pas avec ses jambes. Il les palpa et ramena sa main poissée de sang.
« Par la sainte cruche de Dieu ! » s’écria-t-il, son juron préféré.
Il essaya de se lever et n’y parvint qu’avec une extrême difficulté. Sa jambe gauche était complètement inerte, incapable de supporter son poids. Le pantalon court de marin qu’il portait était maculé de sang à demi caillé.
« Hé ho, Juno ! » appela-t-il.
Mais son compagnon de beuverie était parti depuis longtemps.
Avec précaution, Tibb examina sa jambe. Il avait une profonde entaille à l’arrière du genou et ses tendons étaient coupés. La partie inférieure du membre pendouillait comme un hochet de bébé. Il arrivait tout juste à avancer clopin-clopant.
« Pas de pitié, jura-t-il pour lui-même. Ramassez les cornichons. »
Puis il s’arrêta net et s’affaissa contre le tronc du grand chêne.
À dix pas de là, dans une allée de pins, une apparition lui prouvait qu’il était toujours aux prises avec un cauchemar. Le witika le fixait, immobile.
Tibb était courageux, mais il n’était pas stupide. Il aurait couru s’il l’avait pu.
« Yaaaah ! » cria-t-il, espérant soit se réveiller, soit effrayer le démon.
Il se pencha avec difficulté, ramassa une grosse pierre et la lança sur le witika. Grâce à sa longue pratique, il visa juste. La pierre s’écrasa sur le masque en peau de cerf du witika.
Une chose étrange arriva. Le monstre s’effondra instantanément, comme si le projectile avait percé une baudruche sous le costume.
Tibb n’en croyait pas ses yeux. Il était sûrement en plein rêve. Ça ne pouvait pas être vrai. Il boitilla jusqu’au tas de vêtements qui venait de lui apparaître sous la forme du witika.
Des bâtons fixés les uns aux autres de façon à imiter la forme d’un démon. Un masque grossier. Un col de dentelle comme en portaient les bourgeois. Mais à l’intérieur, rien, juste du vide, de l’air.
Hum… Rien qu’une panoplie de pacotille, se dit Tibb. Je n’ai jamais cru que c’était réel.
Il en rit de soulagement.
De l’allée de pins surgit un deuxième démon witika – un vrai, avec un corps bien réel cette fois. Il dominait le garçon au point de lui masquer le soleil.
« Bon Dieu… »
Le monstre tenait dans sa main gauche une dague dont la lame était déjà pleine de sang. Il l’enfonça dans la gorge de Tibb.
Le garçon cria et recula en chancelant.
Saignant, boitant, Tibb Dunbar fit néanmoins une vaine tentative pour prendre la fuite. On découvrirait plus tard que l’orphelin était un prince royal, fils d’une lady anglaise et de son lord, enlevé bébé par un pirate et rejeté, à cause des cris qu’engendrait sa colique, sur les rives du fleuve du Prince Maurice. Ou peut-être cette histoire n’était-elle que le produit des rêves finissants de Tibb.
Le witika ne tarda pas à le rattraper. L’orphelin chancelait, incapable de faire un pas de plus. Le sang jaillissait de sa blessure. Il entendait le souffle haletant de son assaillant.
« Tic-toc, dit le witika en levant sa dague rougie.
— Chouette costume », rétorqua Tibb.
Ses derniers mots, son dernier sarcasme.
Nul ne pleurerait sa mort. Il ne manquerait à personne. Ou en tout cas, à personne de grande importance. Une bande de gamins un peu voyous, est-ce que ça comptait ?
Drummond se terrait dans la grande salle de réunion du conseil, à Fort Amsterdam. L’été était impitoyable, caniculaire, et les fenêtres de la pièce laissaient entrer l’air de la baie. Il lui arrivait de se réfugier là, officiellement pour préparer sa défense dans le procès à venir pour espionnage, mais en fait (très rarement) pour trouver un peu de répit.
Trois mois s’étaient écoulés depuis ses noces et il était un peu sonné par la vie conjugale. Rien de sérieux, il chérissait sa nouvelle épouse plus que tout dans l’univers, mais il y avait des limites à ce qu’un homme pouvait accepter. Non seulement il devait s’habituer à vivre avec une femme, mais comme il avait hérité (volontiers, et même avec joie) d’une collection d’enfants adoptifs, de pupilles et de laissés-pour-compte, il était maintenant le fier patriarche d’une nouvelle famille agrandie.
Dans l’ensemble, Drummond les adorait. Jan, Sabine, les autres enfants d’Anna, tous lui apportaient du rire, des surprises et une affection d’une profondeur qu’il n’aurait jamais crue possible auparavant. Il était merveilleux, par exemple, de voir la relation qui s’épanouissait entre Binette et Jan.
C’était juste un peu soudain, voilà tout. Hier encore cavalier chargé d’une importante mission pour une tête couronnée, aujourd’hui il devait écarter délicatement des paires de bas qui séchaient pour accéder aux latrines. Blandine n’aurait jamais décelé le moindre signe de détresse face à ces nouvelles circonstances, il y veillait. Mais de temps à autre, un après-midi ou deux par semaine, il s’échappait pour fumer sa pipe dans les salles vides et silencieuses de Fort Amsterdam.
Les jeunes mariés vivaient chez Drummond, tandis que Blandine avait installé la famille d’Anna dans son ancien logement en face du Lion Rouge. En cadeau de noces Drummond avait offert une maison à sa femme. Certes, elle était en cours de construction, les charpentiers et les menuisiers se pressaient encore sur le chantier, mais tout le monde affirmait qu’elle serait bientôt finie. Cela commençait à faire un moment qu’ils l’affirmaient.
La bâtisse était édifiée sur le terrain d’une ancienne fosse dans Market Street, la meilleure adresse en ville à l’exception de Stone Street, toute proche, et un endroit où elle et Pôh allaient souvent jouer, lui avait dit Sabine très solennellement.
Le fantôme d’Aet Visser rôdait toujours autour de la famille de Drummond et Blandine. Les affaires financières du maître des orphelins se révélaient un embrouillamini inextricable. La nature de son implication dans l’affaire du witika restait chargée de mystère. Les habitants de la ville parlaient toujours de lui comme d’un meurtrier. Mais Blandine, elle, restait fidèle à sa mémoire. Elle ne voulait pas entendre le moindre mot contre lui.
Drummond et elle aimaient grimper à l’échelle qui menait au toit de leur maison de Slyck Steegh et regarder par la longue-vue, le seul tube à perspective à avoir survécu à la perquisition brutale de son logement par les autorités civiles de la colonie. Les nuits de pleine lune, Antony venait, Jan les rejoignait et ils essayaient de recréer la magie de la nuit sur le mont Petrus, en novembre de l’année précédente.
Mais souvent, pendant la journée, Edward et Blandine adoraient braquer la longue-vue sur leur maison en construction, de l’autre côté de la ville. Observer ainsi les charpentiers à l’ouvrage leur procurait un agréable sentiment de microcosme, comme s’ils étaient de nouveau des enfants jouant avec une maison de poupée.
Oui, leur vie commune était tout à fait délicieuse, tout à fait adorable. Ce n’aurait pas pu être mieux. Mais Drummond était trop sensible pour ignorer l’ombre qui passait parfois au fond des yeux de Blandine. Il avait remarqué que, comme lui, elle avait parfois besoin de solitude. Elle semblait attirée par les maisons de leurs voisins de Market Street, et elle marchait pendant les soirées d’été, montant et descendant la rue jusqu’au canal, pensive et inatteignable.
Après toutes ses épreuves, se disait Drummond, Blandine avait le droit de s’accorder du temps, à l’occasion. Il résolut de se montrer plus tendre, plus attentif. Les choses s’amélioreraient, il le croyait, dès qu’ils auraient emménagé dans leur nouveau chez-eux et qu’ils auraient quitté pour de bon leurs anciennes maisons, avec les souvenirs déplaisant qui y étaient associés.
Quand Ad Hendrickson le rejoignit dans la salle du conseil cet après-midi-là, Drummond pensa naturellement qu’il était venu discuter d’un problème relatif à la construction. Ils allaient devenir voisins. La résidence de ville des Hendrickson était un peu plus bas que la leur. Peut-être le tapage du chantier avait-il dérangé la paix des Hendrickson, et il venait s’en plaindre.
Depuis la mort de leur frère Martyn, les Hendrickson avaient pris une décision totalement inattendue. Après avoir vécu presque exclusivement dans leur domaine éloigné, ils avaient emménagé en ville, s’installant dans leur demeure gargantuesque. Néanmoins, ils étaient restés plutôt distants et prenaient rarement part aux activités communes de la colonie. Plus surprenant encore, ils avaient donné leur congé à tous leurs serviteurs et menaient une vie monastique. Personne ne les voyait jamais.
« Fait chaud », dit Ad Hendrickson après l’avoir salué.
Il s’assit.
« Très », répliqua Drummond.
Il se rendit compte qu’il n’avait pas vu Ad de près depuis sa visite au domaine des Hendrickson à l’automne. Il n’avait pas changé du tout. Les hommes minces, à l’ossature fine, donnent souvent l’impression d’être sans âge.
« Vous avez l’air de la mer, ici, remarqua Ad.
— Oui. Je peux vous offrir du tabac ? »
Il fit glisser vers Hendrickson un plateau. Un arrivage de Virginie, très doux.
« Si ça ne vous dérange pas », dit Ad qui se servit.
Long silence. Que diable ?… pensait Drummond.
« Vous faites comme chez vous ici, maintenant, dit Ad en montrant la salle du geste.
— Oh, non. Je rencontre juste mon avocat une fois ou deux par semaine, pour préparer ma défense.
— Il n’est pas là…
— Non, admit Drummond. Pas aujourd’hui. »
Son avocat était Kenneth Clarke, un Anglais étrange, instable, recommandé par Raeger. L’ouverture du procès était continuellement reportée. Le fait que la justice hollandaise se voyait imposer un procès anglais compliquait les choses. Drummond commençait à penser qu’il ne courait pas le moindre risque d’être pendu comme espion.
« Donc vous faites comme chez vous », répéta Ad.
Mentalement, Drummond leva les mains comme pour s’innocenter.
« Oui, je crois qu’on peut dire ça.
— Et comment se présente votre défense ?
— Nous ne le saurons que quand nous serons face à un jury.
— Un jury, releva Ad avec une nuance de mépris dans la voix. Je n’en ai jamais compris l’utilité. Une cour citoyenne ne risque-t-elle pas d’être ouverte à la persuasion et à la corruption ? Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un tribunal sanctionne ?
— Ma foi, comme le dernier tribunal devant lequel j’ai comparu m’a condamné à la pendaison jusqu’à ce que mort s’ensuive, malgré tout mon respect je dois aller à votre encontre en préférant un procès avec jury pénal cette fois. »
Il en avait assez, maintenant. Il avait des papiers à examiner et des pipes à fumer. Quel que soit le sujet autour duquel tournait Hendrickson, il mettait trop de temps pour y arriver.
« Aimeriez-vous un acquittement ? demanda Ad.
— Ah, dure question. Est-ce que je préfère être acquitté plutôt que pendu ? Laissez-moi réfléchir. Hum… oui.
— Je veux dire, aimeriez-vous un acquittement ? »
Son interlocuteur était soit obtus, soit sénile. Puis la lumière se fit soudain dans l’esprit de Drummond.
« Vous voulez dire… ?
— Je pourrais arranger un acquittement », confirma Ad.
Drummond connaissait suffisamment Hendrickson pour ne pas lui demander comment il s’y prendrait. Il avait vécu toute sa vie près des gens de pouvoir. C’étaient des magiciens. Ils étaient capables d’accomplir des prodiges incompréhensibles aux autres mortels, et de le faire par des moyens qui restaient inconnus, dissimulés, mystérieux.
Dans une ferme de Cumbrie, alors qu’il était enseigne pendant la campagne d’Écosse, Drummond avait eu l’occasion, pendant un moment d’oisiveté, d’observer le comportement des animaux en captivité.
Les porcs étaient les plus intelligents, les plus industrieux et les plus ambitieux. Ils trouvaient toujours le moyen de s’échapper de leur enclos. Ils creusaient, cassaient, franchissaient tout obstacle qui se présentait à eux. L’enseigne Drummond avait ri des moutons passifs qui regardaient stupidement les porcs s’échiner sans relâche, tout en mâchouillant leur herbe. Et ce, quelle que soit l’occupation du fermier. Pourquoi ?
Plus tard, quand Drummond avait appris à connaître les méthodes des puissants, il avait repensé aux porcs et aux moutons de la ferme de Cumbrie. Ceux qui avaient le pouvoir, les porcs, mettaient en œuvre des machinations que les citoyens, les moutons, ne pouvaient qu’observer et admirer.
« Souhaitez-vous un paiement en échange de ce service ? demanda-t-il.
— Tssss… fit Ad, j’ai plus d’argent que vous ne pourriez en rêver, monsieur Drummond.
— Dans ce cas, que puis-je faire pour vous ?
— Quittez cette colonie définitivement. Emmenez votre femme et votre nichée, rentrez en Angleterre, allez en Virginie ou là-haut dans le Canada, pour ce que j’en ai à faire. Je financerai votre départ si je le dois, mais je désire que vous quittiez cette juridiction et que vous n’y reveniez plus jamais. »
Aucune véhémence dans le ton d’Ad Hendrickson. Il était froid, mais pas en colère.
Drummond revit en esprit l’image de Martyn Hendrickson les pourchassant, Blandine et lui, sur le fleuve glacé, puis projeté dans les eaux gelées où il s’était noyé.
« Vous me tenez pour responsable de la mort de votre frère.
— Je veux simplement que vous partiez. »
Ad se leva, vida sa pipe dans le cendrier et écrasa les cendres qui se consumaient.
« Je vous donne quelques jours pour y réfléchir. La date du procès est-elle fixée ?
— La semaine prochaine, c’est ce que pense le gouverneur. Bientôt, en tout cas.
— Plus de corde au cou, une nouvelle vie ailleurs, dit Ad. Si vous y réfléchissez bien, monsieur Drummond, je sais que vous accepterez mon offre. Mais n’attendez pas trop longtemps. »
Il frappa un petit coup sec sur la table et s’en alla. Drummond fixa le seuil vide comme s’il allait lui révéler des secrets. Il était un mouton s’interrogeant sur les activités insondables du porc. Ad Hendrickson lui avait laissé une étrange sensation, diffuse, qu’il ne parvenait pas à identifier. Puis, soudain, tout s’éclaira.
Drummond ne jouait pas beaucoup aux échecs. Mais la scène qui venait de se dérouler ressemblait de façon troublante à une fin de partie.