La chienne Maddie avait disparu. Tantôt, Binette se disait que Maddie lui manquait plus que Pôh. Tantôt, elle pensait que Pôh lui manquait plus que Maddie.
Elle faisait des rêves. Elle disait à Pôh : « Tu es revenu, Pôh ! » Ou alors, s’adressant à Maddie : « Tu es là, ma fille ! Te voilà ! »
Ça la rendait triste que Maddie et Pôh soient partis en même temps. Jan lui avait expliqué que M. Visser avait emmené Maddie au ciel avec lui, et Binette s’était demandé qui était M. Visser jusqu’à ce que Jan lui dise qu’il s’agissait de Pôh. À la bonne heure ! Pôh et Maddie ensemble dans un bel endroit.
Une grande fille maintenant, qui aurait quatre ans en août. Le 16 août, même si elle avait du mal à prononcer le jour et le mois à cause de son zozotement, et que tout le monde riait quand elle le disait. Une petite fille avec un zozotement aurait dû avoir un anniversaire plus facile, le 4 mai par exemple, quelque chose comme ça.
Quand Binette se promenait avec Blandine en ville, il lui arrivait d’entendre un chien aboyer et de penser que c’était Maddie. Une fois, alors qu’elle passait devant la grande maison imposante dans Market Street, juste avant l’endroit où se trouvait le trou pour jouer et où maintenant leur nouvelle maison s’élevait toujours, toujours, toujours plus haut, Binette avait entendu Maddie aboyer, et elle l’avait vue aussi. Une touffe de poils blancs à travers les grilles en fer, tout au fond du jardin. Elle était là, et puis elle était partie.
Personne ne l’avait écoutée quand elle avait dit que Maddie était là. Jan lui avait répondu qu’il y avait beaucoup de chiens blancs. Mlle Blandina lui avait demandé de se presser parce qu’elle voulait parler à Jacobson le charpentier.
Mais Binette en était sûre. Elle connaissait sa chienne, malgré ce que tout le monde disait. Un jour, elle retournerait dans le jardin de la grande maison et irait elle-même chercher Maddie.
« À quoi vous sert cette chose ? » demanda Kees Bayard à Ad Hendrickson.
Il venait livrer personnellement aux frères Hendrickson une boule de résine odorante, enveloppée dans une feuille de palmier en lambeaux maintenue par une ficelle. Elle était arrivée via Amsterdam de la lointaine Batavia, sur la flûte de Kees, De Gulden Arent, « L’Aigle doré », le seul vaisseau qui lui restait depuis ses récents revers.
« Rhumatisme, répondit Ham Hendrickson.
— Vous m’avez l’air en pleine forme.
— Je suis plié en deux la moitié du temps à cause de la douleur », dit Ham, assis parfaitement droit.
Kees soupçonnait que l’opium, « les larmes du pavot », qu’il apportait aux Hendrickson, n’était pas utilisé comme un analgésique, mais à des fins décadentes. Toute la maison empestait cette sorte d’encens âcre qui rappelait à Kees les îles aux épices de l’Extrême-Orient.
Sur ces îles, et en particulier à Batavia, la capitale de la colonie hollandaise de Java, le mélange des larmes de pavot et du tabac avait produit des cohortes de types aux yeux creux, complètement abrutis. Ils erraient dans les rues de Batavia comme des fantômes. Pour Kees, ils n’avaient pas le moindre sens de la modération.
Grâce à ses voyages en Extrême-Orient, Kees savait à quoi ressemblait un fumeur d’opium, et ni Ad ni Ham ne correspondaient à cette espèce. Pourtant, les pièces de l’immense demeure de Market Street étaient empuanties. Personne d’autre ne vivait là. Ad et Ham étaient reclus, à l’écart du monde. Kees n’y comprenait rien.
Il n’aimait pas ses visites à la maison des Hendrickson. Les deux frères menaient une existence sordide. Ils n’avaient pas de domestiques. Objets, vêtements et affaires diverses gisaient en énormes piles disséminées un peu partout. Des crottes de chien sèches parsemaient les couloirs, bien qu’aucun animal ne fût visible.
Dans la groot kamer où Kees rencontrait normalement Ad, les assiettes en argent s’entassaient, encroûtées de restes de nourriture. Quand les frères se lassaient de voir la vaisselle sale, ils la jetaient tout bonnement par la fenêtre, dans la cour. Le seul élément qui empêchait l’endroit d’avoir la même odeur qu’une décharge était le parfum d’opium qui y flottait.
Kees n’était pas en position de demander pourquoi. En février, une injection de fonds opportune de la part d’Ad Hendrickson avait sauvé son empire commercial de la ruine. En échange de son investissement, outre un taux d’intérêt abusif, Ad avait exigé que Kees lui livre de temps en temps des paquets d’opium. Ce dernier estimait qu’il n’avait d’autre choix que d’obliger son créancier.
La guigne poursuivait Kees. Ce n’était pas un, mais deux de ses bateaux qui s’étaient abîmés dans des naufrages, la cale chargée à ras bord de marchandises. Il avait perdu au jeu l’étalon dont il était si fier, Fantôme. La vie maritale ne lui convenait guère. Mme Maaje Bayard, pour ce qu’il en voyait, n’était qu’un trou dans lequel il fallait jeter toujours plus d’argent.
Cette femme était idiote. Kees Bayard avait épousé une dinde. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait pu faire une chose pareille, mais c’était le cas. Il regrettait amèrement Blandine et rêvait à la vie qu’il aurait eue avec elle.
Et pourtant Kees était persuadé que Blandine était responsable de son infortune. En voyant ses bateaux sombrer, ses affaires péricliter et ses cheveux tomber par mèches entières, il avait nourri une conviction secrète. Il n’en avait parlé à personne, pas même à sa nouvelle épouse. Mais ce qu’on avait dit à propos de Blandine Van Couvering était vrai. C’était une sorcière, et elle lui avait lancé une malédiction à cause de leur idylle ratée.
Kees se leva pour indiquer qu’il en avait terminé.
« Quand vous armerez de nouveau L’Aigle doré, vous nous en ramènerez une autre », dit Ad en faisant rouler la boule d’opium avec son doigt.
Kees partit et Ad sortit une blague de tabac. Il ouvrit le paquet de larmes de pavot en coupant la feuille de palme avec un canif. Puis, avec la petite lame, il découpa une douzaine de lanières d’opium. Enfin, sur la table en chêne, il mélangea minutieusement la drogue et le tabac.
« Tu le maternes, lui reprocha Ham, qui regardait tout cela avec un dédain manifeste. Tu gâches du bon tabac, voilà ce que j’en dis.
— C’est la seule façon de l’avoir dans notre poche. Tu préfères le voir courir Dieu sait où et faire Dieu sait quoi ? »
Ad alla livrer sa dose à Martyn dans sa chambre aux rideaux fermés, à l’étage. Frère Martyn passait la majeure partie de la journée à dormir. Il était allongé sur un matelas bien rembourré mais crasseux, les tentures pendues autour du lit en désordre. Un pot de chambre à demi plein tenait en équilibre précaire sur les couvertures.
Des sortes d’abats couverts de chiures de mouches pourrissaient dans une assiette, un foulard rouge d’enfant plié avec soin par-dessus.
Martyn toussa et fit un signe de tête pour montrer qu’il avait vu son frère entrer. Il empoigna l’appareil destiné à fumer l’opium, qu’il ne prenait pas à la manière hollandaise, avec une longue pipe d’argile, mais dans un bol en cuivre en forme de cloche importé de Batavia.
Le soir de Pâques, Martyn était arrivé, titubant, chez ses frères, avec au flanc une blessure par balle qui saignait d’abondance, au bord de la mort. Ad et Ham avaient soigné leur petit frère et l’avaient caché en exilant leurs serviteurs et en évitant toutes les personnes de l’extérieur. Après tout, aux yeux de la communauté, Martyn était déjà mort.
« On ne peut tuer un homme mort », avait dit Ham, ce qui n’avait ni queue ni tête pour Ad.
La blessure de Martyn était guérie, maintenant, et tout danger d’infection, écarté. Mais l’opium qu’il avait commencé à prendre pendant sa convalescence l’avait complètement asservi. Le petit chien blanc que Martyn gardait toujours près de lui était étendu sur le lit, ses poils emmêlés et sales. La chambre sentait l’opium et la pisse de chien.
« Je vais me lever », disait Martyn.
Mais il le faisait rarement. Quand il ne dormait pas, il était sujet à des accès de colère volcaniques. Si Ad ne réussissait pas à lui fournir de l’opium ou lui suggérait de lever le pied, il devenait fou furieux. Il maudissait ses frères, eux qui avaient pour seul défaut de l’aimer. Ad et Ham étaient profondément blessés par le langage qu’il leur tenait lors de ces crises.
« Je vous déteste ! » était la plus modérée des imprécations de Martyn. « Je veux vous voir tous les deux morts ! »
Malgré tous les efforts de ses aînés pour le canaliser et l’empêcher de se montrer dans les rues, il arrivait parfois à leur échapper. Toujours la nuit, toujours seul. Ses frères ne savaient jamais où il allait. Ils étaient l’un et l’autre convaincus qu’il valait mieux ne pas le savoir.
Quand elle le pouvait, Blandine évitait de croiser Kees Bayard dans les rues. Pas par rancune, mais parce que sa présence semblait l’agiter et qu’il se lançait dans d’interminables monologues, empruntés et hachés, pour expliquer à quel point ses affaires marchaient bien.
Blandine savait la vérité. Son ancien ami était acculé à la banqueroute. Mais leur amitié appartenait à une époque révolue. Kees n’avait plus de réalité pour elle. Elle se demandait ce qu’elle avait pu lui trouver autrefois.
Elle l’esquivait en public, mais elle était très intéressée par tout ce qui se passait du côté de la résidence Hendrickson. Le visage de Martyn continuait à flotter de temps à autre dans son esprit. Juste avant sa mort, Blandine avait eu la certitude qu’elle se rapprochait de la vérité le concernant. Cette idée l’obsédait toujours. Le mort s’insinuait dans ses rêves, la nuit.
Un pressentiment funeste s’emparait d’elle chaque fois qu’elle passait devant la maison des deux frères. Ad et Ham, ses futurs voisins, ne se montraient jamais dans les grands jardins ou les vergers de leur résidence. Les mauvaises herbes envahissaient tout. On aurait dit que la nature reprenait ses droits, profitant du vide ménagé par son abandon.
Blandine n’était pas la seule. La demeure des Hendrickson gagnait peu à peu la réputation de maison hantée parmi les enfants et les commères de la ville. Les orphelins de la bande des Hautes Rues ne se risquaient dans la propriété que pour relever un défi.
Sur la place du marché, Blandine se mit en quête de fournisseurs, de livreurs, n’importe qui ayant eu l’occasion d’entrer dans la maison des Hendrickson. Elle n’en trouva pas beaucoup. Une boulangère, qui était chargée d’apporter chaque matin trois miches de pain blanc à la porte de service des Hendrickson, n’avait pas grand-chose à raconter.
« Ad me paie en pièces, des vieux patards, dit-elle. Il ne me laisse pas entrer, mais d’après ce que je vois par l’entrebâillement, ces frères ont l’air de vivre dans leur crasse. »
Les après-midi d’été somnolents, quand Drummond allait consulter son avocat, que Binette faisait la sieste et que Jan lisait tranquillement Le Jour du Jugement dernier, Blandine avait pris l’habitude de monter sur le toit. Elle observait à la longue-vue les allées et venues autour de la résidence des Hendrickson.
Il y en avait peu. Ce jour-là, elle vit Kees quitter les lieux et se diriger vers le canal. Elle continua à guetter un signe d’activité, mais rien ne se passa. Les immenses panneaux vitrés des fenêtres à guillotine étaient opaques, pareils à des yeux noirs et absents. Les aiguillats des bancs de sable au large de Turtle Bay avaient des yeux identiques.
Un jour, se dit Blandine, quand ils auraient emménagé dans la nouvelle maison, elle rendrait visite aux Hendrickson. Rien de plus naturel entre voisins.
Kitane ne vivait pas à La Nouvelle-Amsterdam, mais chez ses amis les Canarsies. Le trappeur avait passé un printemps et un été superbes. Il avait réussi à rapporter de Beverwyck les marchandises de Blandine, trois piles de peaux de castor aussi hautes que lui, des peaux parfaites pour fabriquer des fourrures de qualité, près d’une centaine, qu’elle n’aurait aucun mal à vendre.
Il ne se rendait pas souvent à La Nouvelle-Amsterdam. De temps à autre, pour sa boulangerie préférée et ses pâtisseries.
Un soir, tard, après avoir bu trop de lait anglais d’une barrique que les Canarsies avaient obtenue par un marchand hollandais, il arriva titubant en ville et vola une scie à chantourner dans l’atelier d’un forgeron de Long Street. Il s’introduisit ensuite dans la maison du gouverneur, près des quais, déjouant la garde d’une douzaine de sentinelles sans aucune difficulté.
Stuyvesant dormait seul. Dans son état d’ébriété, Kitane ne pouvait pas être aussi discret qu’il l’aurait voulu, mais le gouverneur ne bougeait pas. Il ronflait calmement.
Kitane prit la jambe de bois et d’argent posée près des rideaux ornant le lit. Puis, sortant la scie de sous ses vêtements, il en découpa un morceau de un pouce. Après quoi il la remit en place et s’éclipsa.