L’écran de télévision au-dessus du comptoir, relié à une caméra à l’extérieur pour qu’on voie qui entre, souvent par ennui ou réflexe je le regardais d’un œil lointain, et c’était à peine si la couleur des cheveux ou la peau de celui qui sonnait dehors, à peine si je les notais à travers l’écran. Mais ce jour de septembre, cette même télévision au programme unique de la rue, à travers cette même poisse enfumée et lourde et malodorante, le hasard a voulu que mon regard s’y fixât pour le voir arriver, lui, Marin, trois ans plus tard, le même.
Ce soir-là était un soir normal, tourbillon normal, ivresse normale, ombres, verres vides. Il n’y a pas eu un silence général, ni même une baisse du volume sonore, mais des mouvements d’yeux et de nuques, et les conversations ont continué. A voix basse à quelques tables peut-être on parlerait de lui, mais on chuchoterait.
On s’est observés un instant de nos quatre yeux fixes, nos silhouettes figées, puis on s’est embrassés. Trois ans, il a quand même dit, et tu n’es jamais venu me voir en prison. Il y a eu un silence. C’est que les gens comme toi, j’ai répondu, on n’a pas envie de les voir en cage. On s’est étreints à nouveau, deux cognacs simultanément posés devant nous, on a trinqué.
J’ai imaginé le goût de l’alcool dans sa bouche, la saveur à part qu’il en tirait quand même son verre vide il semblait l’honorer, et il levait la main vers le serveur, me demandait d’un clin d’œil si j’en reprenais un : toujours dire oui, pensais-je, ce soir-là spécialement, parce qu’on ne refuse rien à un homme qui sort de prison. Plusieurs fois il a passé son bras dans mon dos, posé sa main solide sur mon épaule, et il me souriait. Quand on aurait voulu discuter, on n’aurait pas pu vraiment, tellement la musique forte, et mon tremblement intérieur.
Quelquefois Marin posait son verre sur le comptoir et il bloquait son cigare entre ses dents. Alors il me fixait, et il montrait avec ses doigts le chiffre trois, avec le pouce, l’index, le majeur, il signait les années, insistant, trois ans, acquiesçant d’un mouvement de tête, et ses yeux qui semblaient marquer la mesure, trois ans, ses sourcils qui se soulevaient pour dire le temps long, comme pour ajouter au sens, à la pesanteur chiffrée de ses doigts, et il me souriait encore, le cigare entre les dents, reprenant son verre, me tapotant l’épaule, puis balançait sa tête en arrière et fermait les yeux comme ça, soûl, fatigué, nerveux. Je pouvais lire sur ses lèvres l’articulation faite encore de ces mots : trois ans. Et il souriait toujours, et je le lui rendais, je forçais mes lèvres à s’étirer, qu’il n’en sache rien, de mes écarts intérieurs, de mes tourbillons, des spirales et des nœuds formés sous mon crâne, rien.
Deux trois cognacs encore avant d’y aller, avant qu’on sorte, et sans doute je savais ce qui se passerait dehors, sans doute je l’avais rêvé sans m’en souvenir, alors quand on est sortis plus tard, ce fut comme un rideau de fer qui serait descendu du ciel, et pendant plusieurs minutes je suis resté étendu sur le sol.
Mais qu’est-ce que j’aurais pu faire franchement, alors je me suis laissé frapper, je suis tombé à peine la première claque, plein visage je ne pouvais rien faire, l’insulter peut-être mais je ne suis pas fou, je me suis laissé frapper, c’est tout.
La lumière de la boîte, l’halogène qui dessinait comme un ring devant l’entrée, elle ne brillait plus depuis longtemps, et Marin s’est agenouillé près de moi, et il m’a dit dans le creux de l’oreille, il m’a dit que je lui avais manqué, et il continuait à me frapper dans les poumons, dans le ventre, que c’était dommage de ne pas rendre visite à sa famille de temps en temps, me tordait le bras dans le dos, qu’on allait oublier tout ça comme des vieux potes qu’on était, envoyé un coup de coude dans la mâchoire, parce qu’on avait des choses encore à faire ensemble, écrasant après ça son cigare sur le sol, à quelques centimètres de mes cheveux, puis partant, remontant les rues, jusqu’à disparaître dans la lumière de l’aube.