Alors s’être dit encore que cette fois c’était différent, que cette fois on laisserait tomber, avoir cru même l’exprimer devant Marin cinq fois, dix fois, dans cette voiture qui nous ramenait chaque semaine de chez l’oncle, c’était une illusion bien sûr qui nous berçait entre deux virages. Lui, Marin, prenant l’air encore de se passionner pour sa voiture, l’œil rivé à la route et passant les vitesses, cinquième, quatrième pour aborder les courbes, sentir la caisse se déporter et serrer son volant, quand j’avais dit cette folie de continuer, Marin, cet entêtement qui t’allait si mal au fond, tu as répondu bêtement que c’était heureux encore que ce soit folie, passant la troisième, les mains serrées, le moteur qui gueulait à nouveau, parce que depuis longtemps, c’est certain, on ne parlait plus la même langue.
Il n’y avait pas de hall d’entrée chez Marin, on pénétrait directement dans la grande pièce et on essayait de ne pas faire peur aux oiseaux, aux deux perruches domestiquées qui vivaient là, dans le salon, et qui se mettaient à voler dès qu’elles nous sentaient arriver. Il les choyait, Marin, ses perruches, et ça le calmait, disait-il.
Mais ce qui frappait surtout en s’avançant au milieu des fauteuils, des murs de pierres, devant la grande baie qui éclairait l’espace, ce qui frappait c’était la vue de la mer en contrebas. Et Marin plaisantait : la baie donne sur la baie, disait-il à chaque nouveau venu, chaque invité qui s’émerveillait de la vue et s’asseyait là, fasciné. Mais nous, on ne disait pas la baie, jamais, plutôt la rade, parce que c’était le mot qui convenait, parce que dans cette région pour tous ça s’appelait la rade. La rade, c’est-à-dire non pas la mer si fatalement contenue, non pas le pont ni l’aperçu du large, mais la masse compacte, industrieuse, rouillée, de la ville portuaire en face, cela qui pour nous pour toujours serait la rade, ou la couleur de fond. Et à travers les jumelles posées là sur une tablette de bois, tour à tour on regardait au loin, la ville, le port, et on croyait que ce qu’on embrassait dedans, lui surtout, Marin, il voulait croire que cela qui se tenait grossi sous nos yeux, la ville, la mer, cela nous appartenait. Il fallait bien qu’il soit fêlé, dirais-je plus tard, et que trois ans de prison ça ne lui ait pas suffi.
Il y avait les arbres dans le parc qui avaient poussé depuis longtemps pour produire la discrétion exigée par lui, et on aurait dit, les arbres, des plantes aquatiques qui s’étaient libérées de la contrainte de l’eau. Il y avait ses fauteuils bleus qui donnaient l’impression d’une salle d’embarquement, mais on aurait dit aussi derrière cette vitre qu’on était devant un aquarium, à cause de cette même ville grise en face, striée aux trois quarts par les branches des pins, le port d’abord à l’avant-scène, puis la ville s’amoncelant derrière et dominant l’eau calme. Comme une cité engloutie au fond des mers. Il a dit un jour, Marin : on n’est pas là pour faire du tourisme. Et c’était cela : comme dans une agence de voyage, les sièges bleus pour préparer le départ et au-dessus du crâne la photo de la destination.
Alors on détournait le regard, et on savait, oui, qu’on n’était pas là pour faire du tourisme, mais à l’inverse tendus tout entiers vers un seul but, une seule date qui tractait nos avenirs et nos raisons d’être : celui du prochain coup décidé par lui, Marin, ordonné par l’oncle mais décidé par toi, Marin, et qui nous serrait les tempes.
Ce samedi d’octobre si mémorable, l’oncle installé dans son rocking-chair poussiéreux qu’on croyait hors d’usage, débarrassé de son antique robe de chambre, peigné comme on ne l’avait plus vu depuis des années, j’ai compris tout de suite que quelque chose se tramait. Même la tante, d’habitude sombre et sèche et longiligne, dont le visage pierreux nous refusait la moindre tendresse, elle a détendu les lèvres en nous embrassant. Je me souviens, en la voyant sourire, j’ai eu le temps de me demander s’il n’était pas mort, l’oncle. Mais au lieu de mort il était plus vivant que jamais.
Il a dit : l’idée n’est pas de moi, il a dit : l’idée est de Marin, mais je l’approuve. Marin, explique-leur. Et Marin nous a expliqué, Marin a pris son air de prêtre et il a exposé son idée : le casino, le nettoyage du casino, j’ai réfléchi en prison, ça nous remettrait à flot. Andrei et moi on n’a pas bougé, cloués au plancher cireux du salon, on a continué d’écouter, Marin, l’oncle, comme un concert à deux voix, une partition écrite entre eux, un seul mot circulant dans nos crânes, casino. Ce mot, à lui seul il avait résonné plus qu’un bourdon à nos oreilles, quand on savait par cœur tout ce qui se tenait tapi sous ces six lettres-là, casino, la puissance d’argent, les gants de fer, et les visages des hommes qui pesaient plus que nous sur la ville.
Une razzia, un hold-up si vous préférez. Et j’ai frissonné sous ma veste.
Si vous y parvenez, a repris l’oncle, si vous y parvenez, ce sera l’absolue perfection du crime. Et il avait détaché chaque mot, comme ceci : l’absolue... perfection... du... crime.
On n’a pas dit un mot, Andrei et moi, muets devant l’exposé, faisant mine d’enregistrer chaque information (quand quelques syllabes seulement épongeaient nos cerveaux : ca-si-no, net-toy-age, sur-vie, fa-mille), nos bras croisés qui supportaient nos vestes, et ne toussant que pour évacuer la gêne ou quelque chose y ressemblant, la peur, quelque chose qui nous séparait maintenant, un grain dans la tête, ai-je pensé pour lui, pour Marin, lui qui avait ruminé l’affaire tout seul, pas dit un mot jamais devant nous, avait dû persuader l’oncle, lentement, doucement, s’asseoir à ses côtés, lui prendre la main, et lui promettre, lui garantir qu’on lui survivrait, que la famille lui survivrait, et nous disant plus tard encore : on fera durer son nom plus longtemps que nos vies. Alors tu as réussi, Marin, je te jure que tu as réussi.
Et l’oncle a continué, de ses yeux il balayait le sol, son regard qui naviguait de droite et de gauche et qui jamais n’osait nous affronter, mais dans le ton de sa voix il était écrit la certitude, l’absence d’une erreur ou d’un risque, et la volonté farouche d’en finir avec eux, les autres. Bientôt, avait-il insisté, vous vous réveillerez riches, fiers et heureux. Et le mot casino nous courait dans le ventre, chez l’oncle, dans la voiture, sur le pont, chez Marin, cette idée fantôme qui travaillait mes paupières et mes lèvres serrées, parce que ce n’était pas pour nous, le casino, pas pour des gens comme nous. Les gens comme nous, Marin, on naviguait un ton au-dessous.
Nous, peut-être on était des caïds, peut-être quelque chose sur nos visages faisait peur à voir et peut-être dans la ville, un temps on a eu peur de nous, de nos arnaques bien faites, de nos vestes noires, peut-être on aurait pu continuer de tourner en voiture dans les quartiers sombres, de prendre l’argent quand il traînait dans les sales mains, mais c’est sûr, le casino, tout ce qu’on avait à faire, c’était de passer devant la porte en baissant la tête.
Mais y échapper, savait-on, autant prendre un billet pour l’Argentine, quand par notre silence on avait déjà accepté, selon la règle établie depuis toujours dans la famille, en quoi le mutisme vaut comme signature. Un coup pareil non merci, a dit Andrei, un coup pareil alors qu’il va bientôt mourir. Mais personne dans la voiture n’a voulu relever, à mesure que la rocade, puis le pont, puis le chemin de terre, et j’ai senti dans le regard d’Andrei, le sourire de Marin, senti qu’aussi bien notre retour si imminent chez lui, Marin, étouffait dans l’œuf certaines envies de trop dire. C’était si simple alors d’ajouter tranquillement au malaise les quelques phrases faites exprès pour noyer le poisson, « il faut que je cire mes chaussures en arrivant », « on va se boire un bon cognac », et profiter d’elles, ces petites phrases, pour opérer la transition, puis l’oubli.
Comme si oublier ça se décidait avec soi-même, et que devant cette baie vitrée, chez toi, Marin, devant la nuit tombante, on avait eu la faculté de rire, de prêter attention aux perruches ou de se regarder froidement, comme si nos têtes n’avaient pas été encombrées, saturées par cette chose-là, ce coup-là, ce 31 décembre où on nettoierait le casino, cette date décidée par l’oncle, 31 décembre, parce que cette nuit-là les caisses seront pleines à craquer, a dit l’oncle, et qu’on les mettra à sec, ces fumiers. Le réveillon, j’ai senti tout de suite qu’il aurait une saveur amère.
Il a dit exactement : dernière nuit de l’année, ce sera celle-là et aucune autre. Alors personne n’a discuté, ni Marin, ni moi, ni Andrei. Ni Jeanne qui nous a rejoints ce soir-là, parce qu’il fallait une présence féminine, avait dit l’oncle. Il aurait pu dire : parce que c’est ta femme, Marin. Mais il avait dit : parce qu’il nous faut une femme. Et quand on lui avait tout expliqué des projets, Jeanne, je me souviens, elle a pâli un peu, elle s’est tue un peu, puis elle a murmuré : il est vraiment fou. Et j’ai répondu, d’un lent mouvement des paupières, j’ai répondu : il est vraiment fou. Mais je me souviens, je ne savais plus de qui je disais ça, de Marin, de l’oncle, de moi, fous de s’enliser ainsi, mais n’en rien dire, continuer, regarder Marin debout devant sa baie vitrée, agaçant ses perruches en tapotant leur cage, et continuer de boire ensemble, et continuer d’oublier tout ce qui nous séparait, c’est-à-dire précisément tout, la mesure des choses, Jeanne, la famille, la foi jetée à perte dans l’entreprise, mais soudain capables, tous les deux, de vider ensemble une bouteille, de rire aux mêmes blagues, et tirer un trait sur nos brèches. Toi, pensais-je, qui pendant trois ans vécus enfermé dans une cellule de trois mètres sur trois, supportant comme les autres la surpopulation carcérale, sans régime de faveur pour toi, le neveu choyé de l’oncle. Mais quand tu es sorti de taule, quand tu es revenu cette nuit-là et que je t’ai vu entrer dans cette boîte, à ce moment précis où tu m’as étendu sur le sol, j’ai compris que tout reprendrait comme jamais.
Et on a continué à t’obéir, à s’agacer bien sûr, à surveiller tes nerfs bien sûr, mais obéir aux lois terrées d’une vie commune. Je me suis demandé souvent, Marin, ce qui fait que toujours on s’encorde à ce qu’on déteste. Mais je ne te détestais pas, Marin, on ne se détestait pas, parce qu’on était de la même famille. Et cela, cette famille, même mort il faudra l’honorer.
Alors se tenir là dans cette maison, y tenir seulement, c’était comme tendre un fil à l’intérieur de moi, devant lui, Marin, plus rayonnant que jamais, le visage plus ouvert qu’à l’ordinaire, plus calme, plus épanoui, tout cela qu’on pouvait lire dans la détente des sourcils, la mâchoire lâchée, l’œil presque bonhomme qui dans ce salon spacieux détonait avec nous, Andrei et moi, nos nerfs travaillés toujours par les ordres de l’oncle, sa folie, notre réticence, notre devoir, et le sentiment de mettre le doigt là où on ne savait pas faire, trop haut, trop grand pour nous, trop résistants les coffres d’un casino.
Santé.
Santé.
Santé. Nos verres levés accompagnaient nos mots, et nos regards, méthodiquement adressés les uns aux autres, clins d’œil ajoutés ici et là, cherchaient à conserver légèreté, ou sang-froid. Il souriait presque, Marin, c’est-à-dire, pour moi c’était comme s’il souriait, à cause de l’assurance, de la tête trop haute, son cigare, le cognac deux fois resservi. Je me suis levé doucement, j’ai pris les jumelles et j’ai regardé à travers la nuit les réverbères dans l’eau noire en face, le port désert, et j’ai vu, derrière la plage, en très gros j’ai vu les six lettres électriques, rouges, écrit dessus : casino. Je me suis retourné vers Marin, j’essayais de soutenir son regard dans les loupes rondes, jusqu’à chaque œil qui rentrerait dans un cercle, je voyais les pores ouverts sur ses joues, les vaisseaux éclatés par l’alcool, presque j’aurais pu sentir son haleine dans mes yeux. Derrière lui, cloué au mur comme un panneau de théâtre en arrière-fond, il y avait le calendrier qu’on pouvait lire, 3 octobre, Saint-Gérard, était-il écrit en énorme, alors j’ai imaginé ces matins futurs où les prénoms se succédant, bientôt Sylvestre serait fêté à nouveau. Je crois que je souriais sous l’ombre des jumelles, fixant Marin, ses pupilles dilatées par la fièvre, la fatigue, la guerre qu’on lisait dans ses yeux, menée contre tous, le monde entier à portée de son flingue, aurait-on dit, et ses perruches jaunes qui passaient dans l’air comme des balles de tennis dans le champ de vision. Puis on est rentrés chez nous, soûls, accolades prolongées, formules chuchotées, à demain. A demain, parce qu’il faudrait se mettre très vite dans les rails.
C’était une expression de l’oncle, se mettre très vite dans les rails et n’en plus décrocher, disait l’oncle, dans ce langage faussement argotique qu’il croyait encore tenir sous sa couverture miteuse, lui qui continuait de dire qu’une ville on la dirige d’une main, et que de l’autre on tire à tout va sur l’ennemi, toujours pullulant, pensait-il, dans ce milieu misérable de coups tordus, de tricheurs, petits bras aux grands mots dont il était la figure mythique, ou le symbole réduit par l’âge.
Mais ce qui ce soir-là surnageait dans nos esprits, outre le casino et les visages ennemis, outre le cognac qui nous engourdissait lentement, ce qui planait dans la nuit tombante, c’était l’endroit abstrait de nos crânes où il était écrit en lettres grasses laissées par l’oncle, l’absolue perfection du crime.