3

 

Les docks salis. Les rails oxydés. Les grues immobiles. L’abandon qui les gagne. La brume. Les quais. La mer presque grise. Le ressac. La promenade le long. Le pont au loin. La quatre-voies devant. Les néons rouges. Le casino.

Pour faire des images propres, a expliqué Andrei, il faut tenir la caméra à deux mains, ouvrir les coudes à l’horizontale et se déplacer lentement. La quatre-voies devant. Le temps des feux. L’entrée principale. Les vigiles en forme de figurines. Les vitres teintées.

Une vue exemplaire du neuvième, il a dit, il n’y a que de là qu’on voit si bien, sur la terrasse qu’il avait repérée, et sonné à la porte de l’appartement, chez cette vieille dame qui l’avait laissé entrer. Il lui avait expliqué qu’il travaillait pour l’office du tourisme, qu’il produisait des films pour assurer la promotion de la région, et que là, il devait mettre en valeur le front de mer, la plage, et le casino. Elle, la vieille dame, méfiante bien sûr, mais cédant bien sûr, elle avait ouvert grand sa porte et il avait installé sa caméra sur son balcon. Alors ensuite, quand il nous avait montré ce qu’il appelait lui-même son film, on avait compris doucement la plupart des obstacles, des contraintes, des peurs qu’il nous faudrait surmonter, l’entrée monumentale du casino, et la quatre-voies si longue avant de pouvoir disparaître au loin.

Et ce serait précieux, très précieux, toutes ces images, cette précision visuelle, la condescendance du voiturier, la classe des clients, tout ce qui se tenait là dans le cadre muet de ces plans, zooms serrés à même la peau grasse des vigiles, et jusqu’au cirage de leurs chaussures. Plus que précieux, décisif, à ce point qu’on calquerait nos actions sur ce savoir-là, visuel, cinématographique, disait-on, et qu’on éviterait de trop rôder sur les lieux. Et la morphologie des vigiles, leurs mâchoires taillées, leurs cous en trapèze, jusqu’au tissu de leurs vestes qui nous semblait musclé, alors on a reçu la certitude qu’on oublierait la force pour agir, et qu’on frapperait plus sûrement par la ruse.

Par la ruse, oui, a dit Marin, je connais ce genre de lieux, pour en sortir vivants il faut tricher mieux qu’eux. Mais ce qu’il nous faut pour ça, c’est un spécialiste.

Je me souviens, Marin, le jour où tu nous as présenté ton ami Lucho, un spécialiste. Un vieux compagnon de cellule, il a dit, un nouveau cousin si vous préférez ; Lucho, voici Andrei, et Pierre. Et quand il s’est présenté devant nous, Lucho, quand il a voulu tout de suite que je lui tende la main, à peine le temps de prendre la mesure de son regard, je me souviens, j’ai hésité d’abord, une bonne seconde j’ai hésité, lui la main dans le vide au milieu de la pièce, ses yeux qui fuyaient, qui cherchaient Marin, Andrei qui me regardait, et j’ai fini par me lever, je l’ai fixé un peu, et j’ai fini par céder, tendre la main moi aussi, et nos deux paumes emboîtées l’une dans l’autre, je l’ai fait. Mais si c’était à refaire franchement, si c’était seulement possible que ça se reproduise, je te jure, Lucho, je garderais la main dans la poche.

Parce que ça ne suffisait pas qu’on soit une famille mal soudée, ça ne suffisait pas de s’ennuyer à quatre dans les fauteuils bleus, se demander qui des flics ou des caïds nous descendraient, ça ne suffisait pas de solder les vieux comptes entre nous. Il s’appelait Luciano en vrai, mais on l’a appelé Lucho. C’est plus simple, a dit Marin, plus familial, et il lui a versé un cognac.

Lucho ne buvait pas. Même plus tard, quand on sortait le soir, quand on le forçait à nous accompagner, quand il ne disait pas « je rentre » ou « j’ai du travail », même la nuit il ne se sentait pas bien au milieu des bouteilles. On ne s’amuse pas si on ne boit pas, lui avais-je expliqué, c’est comme un poker où tu ne miserais pas d’argent. Même Marin, il avait fini par lui dire : il faut savoir mettre une part de soi dans les choses. Et tu avais raison, Marin, il faut savoir mettre une part de soi dans les choses, mais quelquefois à mettre une part de soi, quelquefois tout s’engouffre.

Et on l’a initié, Lucho, nos pratiques, nos activités, le casino. On lui a dit : d’habitude, tu vois, on nettoie la ville des gens qui nous empêchent d’agir, mais on n’entre pas dans leurs terres, d’habitude, mais là, là c’est différent.

Ce soir-là de notre rencontre, je lui ai expliqué la technique des boîtes aux lettres. En temps normal je n’aurais rien dit mais j’étais soûl ce soir-là. C’était notre activité préférée, à Marin et moi, les boîtes aux lettres. Quand on voulait éliminer quelqu’un, c’était très simple, on entrait dans le hall de son immeuble, et on arrachait son nom sur la boîte aux lettres, ensuite on sonnait et on partait. Quand le type descendait pour voir qui avait sonné et qu’il voyait son nom déchiré sur la boîte aux lettres, alors il savait qu’il était mort. Après, disait Marin, après il y a deux sortes d’hommes : ceux qui restent chez eux à attendre, et ceux qui partent en courant. Mais dans les deux cas, Lucho, dans les deux cas je te jure qu’on n’en a jamais raté un. C’était notre activité préférée, Marin et moi.

On a demandé à Lucho de quelle race d’homme il serait, et il a répondu qu’il serait de la première, de ceux qui attendent bien sûr, parce qu’il nous faisait confiance pour rattraper ceux qui se sauvent. On a ri ensemble à ce moment-là.

Le lendemain, on lui a montré le film d’Andrei, c’est-à-dire on lui a montré tout ce qui nous dépassait, la surveillance incessante, la psychologie des gardiens, la peur. On lui a montré pourquoi on avait besoin de lui.

Le plus dur, il a dit, ce n’est pas de sortir nous, mais de sortir avec un sac plein de billets. Nous tous devant l’écran, les images continues du casino sous tous les angles, une forteresse, un cube blindé, pensait-on, alors Lucho, quand il a lancé ça, on a compris qu’il visait juste et on a compris aussi qu’il avait son idée là-dessus. Et il a embrayé tout de suite : il faut faire sortir l’argent par le toit.

Je me souviens, je n’ai pas osé le regarder quand il a dit ça, sa parole assurée, sa presque arrogance toute jetée, semblait-il, dans le silence qui suivit, mais quoi, a dit Marin, il faut qu’il nous revienne l’argent, par le toit, ça veut dire quoi par le toit ? et c’était comme une boule de nerfs qui frappait le mur avec son poing, quoi par le toit ?

Lucho restait calme, toujours, et c’est comme ça qu’il l’avait, Marin, comme ça qu’il le domptait, restant calme. Et il a expliqué qu’il avait son idée là-dessus : par le toit, oui, et on fait s’envoler l’argent. Et se tournant vers le dehors, regardant le ciel sombre en ce matin gris, il a laissé le temps s’étendre à nos oreilles, il s’est retourné vers nous, et il a dit : une montgolfière, un ballon dirigeable miniature, une montgolfière qu’on commande à distance, se pose sur le toit, l’un de nous y dépose l’argent, elle s’envole, et on la ramène où on veut.

On a commencé par éclater de rire. On a imaginé les titres dans les journaux : « hold-up à la montgolfière », « vol au-dessus d’un casino », « cinq millions en ballon ». On a imaginé l’argent dans une nacelle au-dessus des immeubles, se balançant dans l’air libre et humide d’une nuit de réveillon. On a imaginé les gardiens en bas, au pied du bâtiment, avec au-dessus d’eux la raison de leur présence qui s’envolait. Lucho s’est mis à jouer la scène, imitant les gardiens :

Tu as entendu quelque chose ?

Non, et toi, tu as entendu quelque chose ?

Non rien. Et toi ?

Rien. Bon, rendormons-nous.

Il donnait chaque réplique, Lucho, il mimait les gestes et leurs grands yeux vides, on a beaucoup ri, même Marin, il a éclaté de rire, et j’ai vu dans son œil fier, comme la preuve faite de son intuition, l’intelligence de sa nouvelle recrue, si différent pourtant de nous, Lucho, parce que si loin de la famille.

Et tout de suite on a écrit sur une feuille de papier : faire sortir l’argent par le toit avec une montgolfière. Parce qu’on rédigeait tout, les notes, les idées, les croquis. Les choses écrites, disait-on, ça nous appartient à tous, comme si le papier, les blocs publicitaires à l’effigie des marques de cognac qui nous servaient de papier, comme s’ils avaient su éponger nos orgueils, comme si à chacun revenait une syllabe, une lettre de chaque idée couchée sur lui, le papier, et qu’on faisait pensée commune de ces traits d’esprit qui traversaient l’air enfumé du salon, le libéraient par instants d’une fatigue lourde, et nous donnaient l’illusion qu’on y croyait. Une montgolfière donc, et faire sortir l’argent par le toit. Y croyais-tu, Marin, vraiment ?

Mais quand Lucho est remonté du sous-sol quelques semaines plus tard, de l’atelier, disait-il, qu’il s’était fabriqué dans la cave, remonté plus vite que d’habitude, plus hirsute que d’habitude, les yeux plus rouges encore des brûlures occasionnées par la lumière, la minutie, l’obsession, quand il est remonté de son atelier sous la maison, on a compris tout de suite qu’il était parvenu au bout de ses peines.

Ce même diable, sorti de nulle part un mois plus tôt, Lucho, il avait apprivoisé lentement sa nouvelle « famille », exigeant de lui, Marin surtout, le repli le plus total, l’enfermement souterrain seyant à l’artisan, disait Marin, et ne méritant pas compassion. Alors quand on l’a vu sourire accoudé à la rampe, on a posé nos verres à même le vieux carrelage et on est descendus à sa suite au sous-sol. Il y avait toutes les pièces étalées par terre : un grand tissu bleu mal plié, auquel s’accrochaient des fils de pêche presque invisibles, auxquels s’accrochait à son tour une petite nacelle d’osier, grande comme un panier à linge et y ressemblant étrangement.

La toile une fois gonflée, a-t-il assuré, ne dépasse pas un mètre cinquante de diamètre mais elle est capable d’emporter dans les airs un panier deux fois plus gros. Et on espérait le voir rempli bientôt, ce panier, d’une denrée plus juteuse que du linge. Je me souviens aussi comme tu nous as regardés, Marin, et Lucho souriant comme un gosse qui invite ses parents dans sa chambre.

Mais la nuit suivante c’était nous tous, les gosses, assis sur le sable on la regardait voler, la montgolfière bleue. Elle dessinait les mouvements du vent, elle se détachait à peine dans la nuit brumeuse, selon qu’elle montait, descendait, s’engouffrait dans le vide du ciel, au-dessus de nos têtes, nuques tendues asservies à nos yeux et supportant ses caprices, c’est-à-dire les caprices du vent subi par elle, la montgolfière, fût-il peu violent, le vent, ce premier soir d’essais. Mais qu’est-ce qui se passerait un soir de tempête, avais-je demandé, si par malheur le 31 était soir de grand vent, et la montgolfière, et l’argent ? Rien de grave, a répondu Lucho, il faudrait seulement ramer un peu plus pour la récupérer.

Ramer, oui, parce qu’il avait proposé aussi, Lucho, que l’argent retombe sur la mer, au milieu de la rade, là où les lumières de la ville sont épuisées. Précaution de premier ordre, a-t-il précisé, sur la mer il y a peu d’ennemis, il suffit que l’un de nous aille chercher la montgolfière sur l’eau. Et j’imaginais la mer énervée dans la rade, l’embarcation insupportablement frêle qu’il faudrait piloter, la coque qui subirait les contrecoups des creux, se jetterait à vide dans l’air à chaque sommet de vague. Il y en a des remous, j’ai dit, même dans la rade, même loin des fureurs du large.

Le 31 ne sera pas un soir de tempête, a coupé Marin. Et la joie sur nos visages, le ravissement perceptible de chacun malgré l’obscurité, on était rentrés heureux de ce point marqué dans nos travaux, avancée notoire, conclurait-on autour d’un cognac, pour changer.

Pour changer on finirait par y croire, à mesure surtout qu’on ne se voyait plus reculer, c’est-à-dire à mesure qu’on s’installait dans nos costumes de braqueurs. Comme ce mot lui-même nous avait mal convenu, braqueurs. Même Marin si zélé, il avait tiqué à cette définition, quand j’avais mis les deux pieds dans le plat : un soir, j’avais regardé vers le port, vers le casino, et j’avais lancé ce mot de braqueurs qui nous faisait presque honte. Mais plus tard, pas tout de suite mais plus tard il a réagi, Marin, une nuit, fatigué il a dit : tu ne répètes jamais ça. A peine si je me souvenais d’avoir ironisé là-dessus, mais lui pendant ce temps il l’avait ruminé. Avec nos cheveux si bien peignés encore, nos vestes si bien taillées, il aurait voulu, c’est sûr, qu’on réponde à d’autres noms que braqueurs. Gangsters ou kings oui, mais pas braqueurs. Et j’ai cru cette nuit-là qu’il serait incontrôlable à nouveau, violent à nouveau, mais il ne le fut pas. Parce qu’à mesure que l’échéance approchait, au contraire il se calmait, il buvait plus lentement, il baissait la voix à la fin de ses phrases et il n’énervait plus ses perruches pour qu’elles piaillent.

Même chez l’oncle, il ne restait plus debout à piétiner devant la fenêtre, à embuer la vitre et parler sans cesse, mais il s’asseyait désormais sur la chaise grinçante au pied du lit, posait les coudes sur les genoux et joignait les mains, la tête baissée sur elles, et seulement le regard qui par instants s’apitoyait sur la peau jaunie de l’oncle, attendant qu’il meure.