Quand la porte de ma cellule s’est ouverte ce jour de mars, j’ai pris mon sac sur mon épaule et j’ai suivi le gardien à travers les couloirs et les grilles. On m’a remis le contenu exact de mes poches sept ans plus tôt : trois tickets de bus compostés, mon portefeuille froissé, et les clés du vieux C15. Mais le vieux C15, ça faisait longtemps que sa place n’était plus parmi les objets vivants. Puis j’ai traversé la cour, une autre grille, une autre encore, et devant la grande porte, l’ouvrant d’un seul battant, le portier m’a salué. Je me suis retourné une dernière fois, j’ai levé les yeux sur le fronton ; il y avait le drapeau tricolore qui flottait dans le soleil, et plus haut encore j’ai vu la fenêtre de ma cellule. J’ai vu mes mains comme encore enroulées sur les barreaux.
Il suffisait de tirer la chaise jusqu’au mur, de se hisser dessus, et de regarder. Les barreaux n’y faisaient rien, on voyait loin. Rien d’autre n’a jamais compté là que de voir loin, la région alentour si maritime, la terre qui n’en finit jamais de se jeter à l’eau. Les roches, les granits, les pointes, le sable, tout s’avance, se retire, s’use, et comme on suppose chaque pas sur l’extrême pointe de la côte, un autre se profile qui défait l’impression d’aboutir. Mais de beaucoup d’endroits pour celui qui regarde, de beaucoup de fenêtres de la prison, le soleil n’atteint pas l’horizon, disparaît dans un angle ou derrière une façade, parce que la ville fait écran à la mer lointaine. Et de la ville elle-même, on oublie vite l’ombre marine qui la baigne, on retient plus facilement la construction à l’américaine, les rues droites et peu soucieuses de déjouer les vents, l’arsenal aux longs murs supportant son déclin, le port rouillé, et la campagne alentour, verte, qui surélève d’autant la grisaille humide des toits. Ni basilique, ni grand-place, ni maison à colombages, ni fontaine bienfaitrice dans cette ville, mais des enseignes lumineuses, du vent, une gare, un pont sur la mer, une prison. On ne vient pas ici, on y passe. Ou on y est.
J’ai regardé trois mille quatre cents fois par la fenêtre. J’ai passé deux mille trois cents après-midi sur ma paillasse à regarder les fissures du plafond. J’ai fait mille sept cents promenades dans la cour de béton pour échapper aux crampes, à l’ankylose des muscles. J’ai pris neuf cents fois des médicaments pour ne pas te voir, Marin, ni ton sourire dans mes rêves. J’ai travaillé. J’ai plié des morceaux de fer et des cartons dans les ateliers du sous-sol. J’ai fabriqué des repas pour les trains et les avions. En tant d’années, j’ai emballé cinq cent mille plateaux, sans jamais savoir où atterrirait l’avion. J’ai pensé souvent à toi, Marin. Où seras-tu parti, à New York peut-être, ou en Amérique du Sud ? J’ai pensé souvent à toi, Marin, je te le jure. J’ai pensé au trajet du plateau-repas sur le tapis roulant, son transport dans un camion frigorifique, et puis l’aéroport, l’embarquement immédiat, j’ai pensé à l’hôtesse qui les distribue, les plateaux, toi en première classe et souriant à cette femme dans cet avion, puis mangeant, déballant cette nourriture que j’ai conditionnée pour toi, Marin. Je te jure que j’ai craché dans chaque plat, et que j’ai su qu’un jour tu sentirais ma salive dans ta bouche.
Toi, la mallette pleine de billets dans la soute à bagages, non, pas dans la soute, parce que tu auras insisté pour la garder avec toi, malgré son poids, trop précieuse pour la confier à l’enregistrement, toi, tu n’aurais pas voulu voir la mallette tomber sur la piste de décollage, s’ouvrir au sol et les billets partout s’envolant sous le souffle tiède des réacteurs. Tu as eu peur souvent de beaucoup de choses, Marin.
C’est à mon tour maintenant, à mon tour de te raconter ma vie, la chicorée tiède dans les bols ternis, la lumière allumée la nuit toutes les deux heures pour vérifier qu’on ne s’est pas suicidé, les marches en triangle dans la cour, et les programmes de télévision qu’on vote à deux dans une cellule. Je l’aurais moins regardée, la télévision, si tu avais été avec moi, vautré à même le carrelage, et fumant tes cigares énormes. A deux, on aurait pu s’acheter du cognac pour que les soirées passent plus vite. Mais tu sais ce que c’est, tout ça, les premiers jours ne pouvant rien avaler, où fumer t’aurait brûlé les bronches avec la bile mélangée, incapable d’allumer la télévision, de lire un journal le matin, la honte de t’asseoir sur la planche des chiottes, tes compagnons de cellule si peu bavards à force de somnifères, et certaines semaines qui passent moins vite que d’autres. Mais tu n’es pas venu, Marin, ni prisonnier, ni visiteur, tu as oublié ta « famille ». Il a toujours été trop tard, Marin, trop tard pour expliquer ta fuite, alors ne cherche pas la réconciliation. Ne cherche pas à raviver les vieux foyers, de quand tu parlais sans arrêt devant ta baie vitrée comme pour nous faire croire que tes murs, il n’y avait que des fenêtres et des coffres-forts. Limite si tu ne les encadrais pas, tes idées folles, mais c’est fini maintenant et je pense à toi, je te le jure, je pense à toi, Marin.
Quand la porte de ma cellule s’est ouverte ce jour de mars, j’ai descendu l’allée de platanes jusqu’au carrefour, et j’ai attendu sous les vitres de l’arrêt de bus, que le no 72 freine à ma demande, d’un signe de la main, et qu’il s’arrête. Dehors, j’ai pensé, il suffit de claquer des doigts et on arrête un bus plein. J’ai trouvé une place assise en face d’une vieille dame ; elle a baissé les yeux à force que je la fixe, c’est-à-dire à force que j’aie oublié qu’on n’observe pas les gens comme ça. Alors j’ai regardé la ville défiler dehors, les nouvelles boutiques installées là, les nouvelles voitures que j’avais vues à la télévision, les Mercedes qui avaient changé de forme, et les fringues plus droites sur les costumes des hommes. Il y avait le soleil qui donnait sur les trottoirs, sur les vitres, dans le bus, et je voyais mon visage mal rasé réfléchi par le verre, en surimpression, je voyais l’âge pris par les rues et mes cheveux mal coupés, ma peau fatiguée sans soleil, et j’ai fait les comptes dans ma tête, je me suis demandé : pour les chiens on multiplie par sept mais pour les années de taule, c’est par combien ?