La vieille dame en face de moi, elle me rappelait la tante. La tante, en face de moi aussi, dans le parloir. Elle était venue me rendre visite, une fois, une seule fois pour sauver son orgueil ou la famille ou Marin. Elle avait accompli malgré son âge les fatigantes démarches d’un droit de visite, le bus no 72 qui l’avait déposée en bas de l’allée, elle tout de noir vêtue, deux mois seulement après la mort de l’oncle. Cette prison, elle avait dû la voir chaque jour de sa vie comme une menace, un nuage noir, une chape de pierre qui plombait nos actes, cette prison qui s’était octroyé depuis un siècle la seule butte de la ville, à quarante mètres au-dessus de la mer, et qu’on voyait de partout. Même du cimetière on la voyait. Nous-mêmes, les deux cent cinquante détenus, on l’avait surnommée « le Belvédère ». Il y avait les trains qu’on voyait passer au-dessous, qui partaient vers l’intérieur des terres, et même l’intérieur des terres, pendant sept ans j’ai pu croire que c’était le salut. Elle s’est assise dans le parloir en face de moi, regardant derrière elle, autour d’elle, comme s’inquiétant qu’on la surprenne là, comme si l’oncle lui-même avait encore pesé de son corps voûté, poussiéreux maintenant, sur elle, sur cette cage de verre où on s’est tenus enfermés trente minutes.
Andrei est mort, m’a-t-elle dit. Elle a expliqué qu’on l’avait conduit à l’hôpital, que dans l’ambulance il avait rendu l’âme, qu’elle avait fait ce qu’il fallait pour qu’il soit enterré. Je suis allée à la morgue, a-t-elle dit. Elle pleurait un peu. J’ai demandé à voir le corps, a-t-elle dit. Elle a expliqué aux employés de la morgue qu’elle pourrait payer, qu’elle s’occuperait de tout, le cercueil, le prêtre, et ils ont fini par accepter.
Ensuite, elle m’a parlé de Marin. La police a tout fait pour le retrouver, m’a-t-elle dit, mais elle n’a pas réussi, ils disent qu’ils n’ont pas de preuve contre lui, m’a-t-elle dit, ils ne peuvent rien faire. Alors je lui ai demandé si elle savait où il était, et elle n’a pas répondu. J’ai dit froidement : il est parti sans moi, avec l’argent. Elle a repris sa respiration et expliqué qu’il avait quitté la ville le lendemain du malheur, avec Jeanne, et qu’ils comptaient bientôt revenir, dès que tout serait tassé. Il est parti sans moi, avec l’argent. Qu’il voulait fonder une nouvelle histoire, revenir en homme tranquille, qu’on oublierait tout, mais je l’ai interrompue, j’ai tapé mon poing sur le mur : il s’est tiré avec l’argent et sans moi, tu m’entends, il a tracé sans moi. Elle a fait signe que non, que ça avait été si vite, et elle m’a supplié, pleurant de plus belle : Marin n’y est pour rien, je te jure, tu pourras retourner le voir quand tu sortiras, il t’aidera, je te le jure, même si je suis morte, disait-elle, il t’aidera.
Elle était morte depuis longtemps en effet ce jour de mars, et même les fleurs étaient absentes sur la tombe commune, la dalle de marbre et leurs noms juxtaposés désormais, Andrei, l’oncle, la tante, dans ce cimetière pentu du sud de la ville, cette concession autrefois si bien entretenue qui servait de point de ralliement, ou de vraie maison familiale. Et devant la tombe j’ai réfléchi, pendant sept ans j’ai réfléchi mais devant les morts j’ai réfléchi encore, parce que j’ai pensé qu’il en manquait deux sur le marbre, j’ai pensé qu’ils n’étaient pas sous la terre, Marin et Lucho, aucun des deux, parce que tous les deux, ils étaient là pour que ça foire. Je ne dis pas que tu savais que ça allait foirer, Marin, je ne dis pas cela. Je dis : tu as été jusque là, Marin, jusqu’à fuir ta famille.
Je suis sorti du cimetière et j’ai marché. J’ai longé la quatre-voies. Je suis passé devant le casino. Je me suis assis sur un banc dans un parc. Aussi bien j’aurais parlé à n’importe qui de ce que j’allais faire. J’ai regardé mes chaussures vieillies à force de ne pas servir, le jet d’eau qui crachait mal dans l’air sec, et j’ai attendu. Je ne peux pas dire maintenant si c’était la nuit ou le silence ou quoi, mais il fallait que j’attende là, au milieu des troènes et des cyprès. Je voyais le port qui continuait de rouiller, les cheminées cylindriques, les cubes de tôle, je voyais le début de la mer entre les mâts des voiliers.
Quand on sort de prison, disent les médecins, il ne faut pas marcher trop longtemps, à cause des carences et des muscles mous. Je suis resté une heure dans le vide, sur ce banc, à passer les mains sur les plis de mon manteau, à observer les oiseaux en rond sur les graviers. La nuit tombe tôt encore au mois de mars, alors je me suis levé, j’ai gardé une main dans la doublure du manteau, et j’ai traversé le parc, les rues, l’avenue principale, les magasins qui fermaient, les trottoirs se vidant, je suis rentré dans la première brasserie et j’ai commandé une bière. J’ai demandé au garçon s’il avait un annuaire téléphonique. Mon doigt s’est promené parmi les noms propres, j’ai déchiré un morceau de papier, j’y ai inscrit une adresse et un prénom : Luciano. J’ai pensé qu’à une époque lointaine maintenant, on l’avait appelé Lucho. J’ai pensé aussi : faut-il que les hommes soient si faibles pour ne pas même quitter leur ville, ou faut-il qu’ils me croient, moi, si faible ?