Le vent était tombé, comme s’il avait voulu nous laisser seuls, comme si même le ciel voulait qu’on règle nos comptes sans lui, et l’air sec pour seule marque au visage. Maintenant on ne se voyait plus. Le doigt je le gardais appuyé sur la détente et lui j’étais sûr qu’au même moment il l’avait identique, le revolver à hauteur de tête, lui derrière une colonne, et qu’on attendait chacun la sortie de l’autre. Il y avait la pierre et l’herbe à ciel ouvert dans les ruines, le phare qui dominait, le soleil qui tombait sur la mer et la trahison possible, lui ou moi ou nous deux, la trahison possible d’une ombre maladroite. Et j’ai craqué le premier, j’ai eu le premier le besoin qui l’aurait pris une seconde plus tard de bouger. J’ai couru d’un pilier l’autre, bondi sans m’arrêter, les cinq mètres interminables qui séparaient les blocs, et effectivement il a tiré, il est sorti lui aussi de derrière une colonne, il a tiré, mais il m’a raté. J’ai ri très fort et l’écho des pierres a porté mon rire jusqu’à lui. Mais pour toute réponse j’ai entendu le revolver qu’il réarmait, le claquement du chargeur qu’il a enclenché à ce moment précis, nerveusement j’ai supposé, et la volonté chacun d’en finir vite avec la vie ou la mort de l’autre.
Je ne sais pas alors ce qui s’est passé, comme les coups semblent être partis simultanément, chacun le bras d’abord qui s’est aventuré hors des murailles, puis nos corps tout entiers ont circulé très vite, tirant à bout de bras, on a couru, on s’est cachés, sautant, se baissant, tirant toujours, vidant nos chargeurs, les balles ricochaient, on aurait dit qu’on avait organisé les déplacements pour ne jamais se rencontrer, ne jamais se toucher non plus d’une balle trop vite décochée, comme si d’une telle mort il fallait qu’on assumât les rites, la danse tribale, les mouvements dessinés par nos corps, on a tiré encore, et couru très vite encore, les piliers de pierre comme des hanches qu’on aurait voulu serrer plus longtemps, essoufflés, rampants, cassés par nos nerfs tendus l’un vers l’autre.
Et c’est lui qui m’a touché le premier. Une balle dans la jambe, j’ai hurlé, j’ai continué à marcher en me tenant la cuisse, senti la brûlure dans la cuisse, le cuivre chaud dans la cuisse, le hurlement qui m’a cloué et je me suis allongé sur les graviers, j’ai mordu ma lèvre très fort et j’ai rampé jusque derrière un muret. Les pierres ce jour-là, on les aura toutes aimées. Retenu mon souffle et mon sang, je voyais ses jambes seulement, et l’ombre projetée de son flingue qui s’allongeait sous la douleur. J’ai tiré mon mouchoir de ma poche et j’ai entouré ma cuisse avec, et je savais, Marin, si près il était, je pressentais, il mourrait de mes mains.
Le flingue je ne l’ai pas lâché tout ce temps, il restait trois balles dedans, j’ai compté, et j’ai dit pour moi-même : demain tu seras en paix avec toi-même. J’ai tout vu en une seconde, son visage explosé sur le sol, les cigares qu’il fumait, la bouteille de cognac, j’ai vu la balle que je lui tirerais de sang-froid dans le crâne, j’ai vu Jeanne et l’argent, tout l’argent, à jamais, j’ai vu. Plusieurs fois j’ai senti nos ombres se mêler l’une à l’autre, nos souffles se croiser si près dans l’air et nos balles siffler dans nos oreilles. J’ai senti comme il était simple aux vivants de s’effacer d’une seule rafale. Il s’est caché à son tour et tout s’est calmé encore. Je me suis glissé dans l’herbe humide, lui en face derrière la protection du granit, mais j’étais plus invisible, à cause de l’herbe haute à cet endroit-là. Je ne le voyais pas, je le sentais, je sentais le soleil attiré par son arme, la pierre se contracter sous sa respiration. Trois balles il me restait. J’ai entendu le bruit sec du chargeur de son côté mais j’avais déjà compris : au jeu des munitions j’avais perdu d’avance. J’ai pensé : lui parler c’est ma chance, je vais lui parler, on va discuter, et dans le même temps je m’approche, je discute, et je le prends par surprise. Ecoute, j’ai dit, O.K. tu as de l’avance sur moi désormais, O.K. tu peux en finir avec moi désormais, mais tu es un homme loyal, Marin, tu es un homme loyal, j’ai dit, tu sais le prix d’une dette. Et je continuais de serpenter dans l’herbe, d’avancer lentement vers lui, tapi sous les ajoncs, les chardons piquants, les plantes sauvages. Ecoute-moi Marin, tu laisses un million ici, tu payes cash ta dette et tu t’en sors grandi, tu t’en sors encore plus grand vainqueur sur moi-même et sur toi-même. Et j’oubliais d’avoir mal, j’avançais encore, quelques mètres. Et il s’est mis à parler à son tour, il m’a dit qu’on ne serait jamais quittes, que je devais le savoir, que ce n’était pas ça que je voulais, qu’on ne serait jamais quittes avec des histoires d’argent. Et j’ai fini de ramper vers lui, continuant de l’écouter, j’ai longé le bloc qui faisait office d’abri pour lui, j’ai dit « on sera quittes bientôt », et je me suis relevé derrière lui. Oui, Marin, on serait quittes bientôt.
Il y a eu un silence et un quart de seconde sans rien, ni mots ni gestes, parce que c’était la première fois depuis longtemps qu’on se regardait de si près. J’ai donné un coup de poing dans sa mâchoire, et mes mains ont serré son cou, on était à bout, lui comme moi ébouriffés, éreintés, suant à plein, il m’a frappé à son tour, dans le ventre, dans la tête, on était comme des lutteurs dans la plaine, sans armes, et certains pourtant de l’issue mortelle entre nous. Parce qu’on se sera respectés jusqu’au bout, Marin et moi, par amitié, aurait-on dit si le temps on l’avait pris de se regarder faire, comme des gosses dans une cour d’école, par amitié. Comme nos corps se sont tenus en respect, disant l’estime ou l’effroi d’être là, comme les pupilles se font grandes dans le blanc rougi de l’œil. On a repris notre souffle un instant, un seul instant mais lui il s’est mis à courir entre les murs usés par les siècles, les vents, l’iode, et il était fatigué. Derrière, fatigué aussi, j’ai levé les yeux vers le phare blanc et je l’ai vu se glissant dans l’entrée, cherchant refuge, alors j’ai hésité mais j’ai avancé vers le phare, parce qu’il fallait. Lui dans l’escalier, c’était comme un fantôme dans un tourbillon, il montait, montait les deux cent vingt-trois marches écrites en gros à l’entrée, et je montais, je montais derrière lui, ça tournait, je m’agrippais à la rampe, on soufflait comme des bêtes.
Nous deux tout en haut, atteint la terrasse circulaire, à se demander chacun pour soi ce qu’on pouvait bien faire là, au sommet d’un phare. Il était à bout. Je me suis approché de lui, sans rien, ni arme ni poing levé. Il a soulevé une main en guise de supplication, comme voulant dire une dernière chose, dans une dernière respiration, il cherchait de l’air pour s’exprimer, il a sursauté encore, ses lèvres ont porté son sourire léger et dans un dernier éclat de souffle il a dit : C’était... l’absolue... perfection... du... crime... Et il portait un sourire dans le sang de sa bouche. J’ai levé les yeux vers le large. La lumière s’était arrêtée pour nous, le disque orangé du soleil tombé aux trois quarts sous l’horizon, et les larmes sur mes yeux qui irisaient la mer. J’ai repris l’escalier, tranquillement, et je ne me suis pas retourné.