Le coche avait déjà presque tout perdu de sa cargaison, mais continuait sa course folle dans cette contrée reculée et sauvage de Transylvanie. Sous la lune pourtant bienveillante, un cri aigu jaillit de l’intérieur du véhicule et pour cause, il venait de faire une nouvelle embardée, plus violente que toutes les autres.

— Nous allons basculer ! assura bientôt un homme qui tentait tant bien que mal de garder son équilibre.

De son bras droit, Gregory prenait soin d’une jeune femme visiblement terrorisée par le comportant trop fougueux du coche. Elle ouvrit de grands yeux remplis d’incompréhension. Une nouvelle fois, Grégory se demanda comment il avait pu accepter d’épouser cette fille, aussi riche était-elle ! 

Gisèle de Beauvois possédait une beauté parfaite, des traits délicats et une peau extrêmement pâle qui en intriguait plus d’un. Sa douceur se déclinait aussi par sa chevelure blonde et abondante. Sous ses longs cils trop souvent baissés, elle possédait un regard brun unique et envoûtant. 

À de nombreuses reprises durant ce voyage, les yeux de Gisèle s’étaient fixés sur Grégory comme si elle cherchait un allier dans leur mésaventure actuelle. Regrettait-elle d’avoir voyagé de nuit ? D’avoir entrepris un si long voyage ?

Grégory était convaincu que si le coche versait comme il s’y attendait dans les secondes suivantes, la constitution trop fragile de Gisèle n’en ressortirait pas vivante. Comment avait-elle fait pour résister à ce voyage déjà trop mouvementé?

Un terrible fracas suivit ses interrogations. Le coche venait de basculer comme Grégory le redoutait. Il prit Gisèle dans ses bras et se servit de son propre corps pour la protéger du choc. Il n’eut aucune conscience de ce qui se passa ensuite.

La lune était toujours présente, à veiller sur le coche qui venait de se fracasser contre des rochers sur le bas côté du sentier forestiers. Grégory cligna des paupières à plusieurs reprises, tentant de rassembler ses idées. « Le coche, l’accident… Gisèle ! » 

Ses pensées se bousculaient à présent. Il tourna la tête, mais ne nota pas la présence de la jeune femme. 

Une sourde douleur lui vrillait le bras. Quand il porta son regard dessus, il remarqua qu’un éclat de bois de la porte s’était planté là. Serrant les dents et soucieux du sort réservé à Gisèle, il tira de son bras gauche pour extirper le bois. La douleur fulgurante qu’il ressentit lui fit crier, comme jamais il ne l’avait fait.

Un hurlement de loup accompagna son cri et le saisit d’effroi. 

— Gisèle ! s’acharna-t-il à penser pour se concentrer sur un objectif et peut-être aussi pour oublier la douleur.

Grimaçant et hagard, il s’extirpa du coche qui n’avait aucune chance de se remettre de ses trop multiples blessures. 
En fouillant les alentours, il discernait les arbres qui laissaient péniblement les raies de lune filtrer au travers de ses feuillages. Des sons étranges et inquiétants lui parvenaient, mais il tentait de ne pas trop s’y arrêter. Il savait d’expérience que la nuit, les bruits étaient toujours plus menaçants. 

Il fit le tour du coche disloqué et fit la macabre découverte. 

Ce n’était pas Gisèle. Plutôt le cocher qui n’avait pas survécu. Son corps était dans une curieuse position et les jambes formaient des angles improbables.

— Pauvre homme ! murmura Grégory en fermant les yeux un bref instant. 

Il allait continuer de chercher aux alentours pour retracer Gisèle quand un détail chez le cocher le perturba. Était-ce un reflet de la lune ?

Grégory se rapprocha, le cœur palpitant plus que jamais. Pourquoi ressentait-il cette angoisse viscérale ? Ce n’était pas le premier mort qu’il voyait, malheureusement. 

Pourtant, celui-ci n’était peut-être pas si… évident !

Il venait de se pencher sur le cocher quand il remarqua le cou de l’homme, complètement dégagé et surtout, le sang qui maculait largement ses vêtements!

Grégory se pencha sur le côté et vomit longuement la peur qui s’était réfugiée dans son ventre. Il se redressa en hâte, mais son pied gauche rencontra une branche sur le sol et il trébucha en arrière pour retomber sur son bras droit déjà blessé.

Il cria de plus belle, mais cette fois, la douleur lui fit étrangement du bien. C’était une douleur qu’il comprenait, un mal palpable, pas comme le cocher.

Tandis que ses pensées se bousculaient, il entendit un grognement à quelques distances de lui. Deux yeux le fixaient. Des yeux brillants, reconnaissables entre tous !

Grégory attrapa de son bras gauche la branche qui l’avait fait basculer et se préparait à combattre pour survivre. L’attaque ne saurait tarder, il en était intimement convaincu. Les grognements se faisaient plus vifs, plus longs, plus près aussi.

Pourtant, c’est un cri humain et aigu qui jaillit de la droite de Grégory. Gisèle venait de surgir de nulle part et lui prit la main pour l’entraîner à l’opposée d’où était tapi le loup massif.

— Où va-t-on ? cria-t-il, alarmé par cette situation incompréhensible.
— Je ne sais pas ! répondit Gisèle avec la voix très haut perchée.
— Les loups nous suivent… Nous n’allons pas assez vite.

Grégory venait de jeter un œil derrière eux. Encore quelques foulées et c’en serait fini d’eux. Les loups étaient trop nombreux pour qu’il puisse faire quoi que ce soit avec sa branche qu’il avait pourtant gardée précieusement. Un ultime rempart face à la mort aux trousses !

— PAR ICI ! hurla Gisèle en pointant un édifice sombre à quelques pas.

Grégory doutait qu’ils puissent y arriver avant les loups. Il refusa néanmoins de l’exprimer à haute voix. Gisèle y croyait. Il refusait de la décevoir. Mourir avec de l’espoir valait mieux que rien.

Il sentait Gisèle accélérer encore sa cadence et l’entraîner vivement. Comment faisait-elle pour puiser autant de ressources dans ce moment crucial ? 

Ils franchirent le seuil du bâtiment et se retournèrent en même temps pour refermer la lourde porte de bois. Très vite, ils comprirent qu’un loup se tenait juste derrière et grattait furieusement la paroi.

Gisèle se mit à rire nerveusement, incapable de s’interrompre. Elle haletait en même temps en quête de souffle qui lui manquait à cause de leur course éperdue. 

C’était étrange de la voir ainsi et cela lui déformait les traits. La lune était décidément sans pitié en cette soirée.

Troublé par ce changement radical chez la frêle Gisèle, Grégory ressentit le besoin de s’écarter de sa nouvelle épouse. La voix sourde, il proposa de faire le tour du batiment, prétextant vérifier les fenêtres pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres issues…

— Pour les loups.
— Prenez garde ! se contenta de répondre Gisèle en reprenant son sérieux.

La lueur chaude dans son regard faillit dissuader Grégory de la laisser seule, trop près des loups malgré la lourde porte.

— Je… J’y vais, hoqueta-t-il finalement en se détournant.

Le sang de sa blessure s’écoulait sur le sol. Il ne pouvait même plus soulever son bras droit. Néanmoins, il n’avait guère le temps de s’y attarder. Plus tard. Pour l’heure, il devait faire le tour de ce vieux bâtiment. Confusément, il comprit que c’était une église. Une très vieille église en pierres larges. Y avait-il un cimetière non loin ? se questionna-t-il. 

Grégory éprouva un réel soulagement autant que de la surprise en constatant qu’aucune fenêtre n’était brisée. Les loups ne pourraient pas pénétrer dans cet édifice d’un autre âge ! Il posa son front contre la dernière vitre sale pour tenter de distinguer quelque chose. 

Il remarqua deux loups massifs, assis sur leur arrière-train. Sur la droite, il lui sembla distinguer une silhouette, debout. Un frisson d’angoisse le traversa. Pauvre homme ! Il va se faire dévorer. 

Il songea retourner auprès de Gisèle et ouvrir à l’homme en péril. Pourtant, il resta prostré à observer l’insoutenable scène qui allait se jouer devant lui. La silhouette continuait d’avancer vers les deux loups qui ne bougeaient pas. 

Grégory en était pourtant convaincu ; les loups avaient vu l’homme. Ils l’avaient très certainement senti aussi !

La silhouette était en face des deux loups et rien ne se passait. Pourquoi ? 

Tandis que Gregory se torturait l’esprit avec cette incohérence, l’homme se retourna doucement et accrocha le curieux collé à la fenêtre de l’église ancienne. 

Malgré la distance et la crasse de la vitre, Gregory ressentit un poignard dans son corps sous ce regard. Il avait connu ces yeux. En observant la silhouette plus attentivement, il la reconnaissait. Son esprit refusa d’y croire. La blessure au bras lui faisait imaginer des folies ! 

Gregory recula, incapable d’en découvrir davantage. L’esprit totalement perturbé par cette vision, par ces loups trop tranquilles. C’est en courant qu’il rejoignit Gisèle. Elle était recroquevillée sur le sol, le dos contre la lourde porte de bois, la tête repliée sur ses genoux. 

— Gisèle ? murmura-t-il pour ne pas l’effrayer malgré la terrible émotion qu’il venait de subir.

Gisèle ne bougea pas. Grégory s’agenouilla devant elle et lui toucha le bras qu’il sentit glacé.

— Je devrais faire du feu, vous allez mourir de froid.

Gisèle releva enfin la tête et son regard se perdit sur le sang qui maculait le bras droit de Grégory. Ses lèvres se retroussèrent et frémirent. 

Grégory s’excusa, penaud :

— Vous voici avec un piètre chevalier servant, chère Gisèle, commenta-t-il maladroitement.

Gisèle détacha douloureusement ses yeux de la plaie sanguinolente et plongea dans les yeux noirs de Grégory.

— Je suis condamnée, vous le savez fort bien, murmura-t-elle. Alors, que je meure maintenant ou demain, qu’importe?   
— Je ne comprends pas…

Gisèle fronça des sourcils. Se questionnait-elle réellement ou faisait-elle semblant ? 

— Pourquoi sommes-nous venus ici, Grégory ? Nos familles ont organisé notre mariage… et nous voici en un lieu bien étrange pour notre voyage de noces. Je suis lasse, si lasse de tout ceci, de faire comme si…
— Vous ne m’aimez pas, conclut Grégory en prenant la main si délicate de Gisèle.

Elle trembla sous la main chaude de Grégory. Un instant, elle faillit la retirer avant de se raviser. 

— Si j’avais du temps devant moi, je pourrais vous aimer, sans doute. Apprendre à vous connaître. Vous me paraissez un homme bien.

— Je ne comprends toujours pas vos propos, Gisèle. Vous me faites presque peur !

Gisèle se mit à rire étrangement. Dehors, les loups hurlèrent longuement, presque en suivant le rythme des éclats de rire irréguliers et insolites de Gisèle. 

— Je suis condamnée, Grégory, j’ai une maladie incurable, reprit-elle en plantant ses doux yeux énigmatiques dans ceux du jeune homme. Vous ne le saviez vraiment pas ?
— C’est… impossible ! bégaya Grégory, en tentant de rassembler ses idées.

Le père de Grégory, le comte Fewitt s’était longuement entretenu avec son fils au sujet de ce mariage. Selon le comte, cette union était une promesse avantageuse pour les finances désastreuses de la famille. Était-ce suffisant pour unir sa vie à une femme qu’il ne connaissait pas et qu’il n’aimait pas ? Gregory avait eu envie de refuser la proposition de son père. Il s’était vite rendu compte que c’était plus qu’une proposition. La famille était au bord de la ruine et ce mariage réglerait tout. Mais en quoi la maladie de Gisèle réglerait tout ? Qu’avait pu conclure son père ?

— Mon père a insisté pour que je vienne ici avec vous, continua Grégory, mon oncle possède une demeure et il voudrait vous rencontrer.
— Il ne nous trouvera jamais ici, retranchés dans cette vieille église et menacés par ces loups !

Au même moment, on cogna contre la porte. Ils sursautèrent violemment. Ils s’observèrent, le regard angoissé. Ils n’entendaient plus les loups. Était-ce rassurant ?

— Qui est là ? cria Gregory qui venait de se ressaisir.
— On m’envoie vous chercher. On vous attend au château. Il n’est pas bon de voyager en ces heures sombres et l’orage approche.
— N’ouvrez pas, Grégory, je vous en conjure !

Gisèle s’était relevée et broyait de ses mains le bras gauche de son nouvel époux.

— Cet homme est venu à notre secours. Qu’avez-nous comme alternative ?

Gisèle baissa la tête, vaincue. Elle relâcha aussi son emprise sur Grégory.

— Qu’il en soit ainsi… alors !

Grégory fronça des sourcils. Que signifiait cette phrase ? Une nouvelle angoisse montait en lui. Sa jeune épouse semblait bien mystérieuse et insondable. Elle agissait de façon si étrange… Il la revit quand elle avait surgi pour l’entraîner dans cet édifice. Où avait-elle trouvé l’énergie nécessaire ?

Grégory releva le visage de Gisèle d’une main :

— Regardez-moi, Gisèle, s’il vous plaît.

La jeune femme inspira fortement avant d’obéir. Doucement, ses yeux bruns se posèrent sur l’homme qui était devenu son mari. Elle ne le connaissait pas une semaine plus tôt. Il était beau garçon, doux, serviable. Elle aurait pu tomber plus mal, elle devait le reconnaître.

— Qu’attendez-vous de moi, Grégory ? 
— Je voudrais vous entendre dire qu’il faut ouvrir à cet homme…
— Vous voulez précipiter notre trépas !

La voix de Giselle tremblait. Elle avait peur.

— Non, Gisèle, je veux vivre au contraire.
— Pourquoi ne pas attendre le matin pour sortir ? Les loups seront partis, à n’en pas douter.
— Nous mourrons ici. Vos lèvres sont déjà bleuies par le froid.
— Vous pouvez faire un feu.

Grégory regrettait de ne pas avoir sa redingote pour le glisser sur les épaules fragiles de Gisèle. Une nouvelle fois, il repensa à la force qu’elle avait démontrée pour le conduire ici. Et il décida de s’en servir pour la convaincre :

— Vous avez plus de courage que beaucoup d’hommes, Gisèle. C’est vous qui m’avez sauvé des loups en m’entraînant jusqu’ici. 
— Le cocher n’a pas eu cette chance, lâcha Gisèle en serrant la mâchoire.

Grégory se troubla sous cette évocation.

— Vous savez, alors… 

Gisèle planta longuement ses yeux dans ceux de Grégory avant de lâcher :

— J’ai tout vu, Grégory… Tout ! 

Gisèle se mit à pleurer en se cachant le visage dans le torse de Grégory. Ses épaules tremblaient violemment maintenant et le froid n’était pas en cause. Hésitant, Grégory l’enlaça de son bras gauche.

L’homme à l’extérieur semblait avoir renoncé. Il ne tambourinait plus à la porte. Grégory entendit un cheval piaffer. Il embrassa les cheveux de sa femme et annonça, sans plus tergiverser :

— Nous allons sortir maintenant, Gisèle. Vous dormirez dans un lit bien chaud ce soir !

Il n’attendit pas d’assentiment de la jeune femme qui pleurait toujours, plus doucement. Il l’écarta doucement de lui et entreprit de relever la lourde barre qui bloquait l’entrée.

— Laissez-moi vous aider, proposa enfin Gisèle, d’une main, vous n’y arriverez pas.

Une nouvelle fois, Gisèle avait chassé son désarroi et faisait preuve de bravoure. Tandis qu’elle relevait la tête, Grégory remarqua du sang séché dans le cou de Gisèle. 

Était-ce le sang de son bras quand elle s’était blottie contre lui ? Une autre idée plus troublante l’habita ; ce pouvait-il que ce soit plutôt le sang du cocher ? Elle avait affirmé qu’elle avait tout vu !

Gisèle se positionna à côté de Grégory et ils soulevèrent ensemble le dernier rempart vers l’extérieur. Ils reculèrent sans même se consulter alors que la lourde barre glissa sur le sol en un bruit métallique et sinistre.

L’un des battants s’ouvrit enfin, laissant apparaître un homme enveloppé dans un manteau de fourrure sombre :

— Hâtez-vous de monter dans la voiture, il ne fait pas bon traîner dans les parages à ces heures.

Grégory avait mille questions en tête. Il se contenta de conduire sa jeune épouse vers le coche où deux chevaux attendaient impatiemment, renâclant, piaffant, tapant des sabots. Quand Gisèle fut montée à bord, Grégory la rejoignit. Aussitôt, le cocher donna le signal du départ.

— Où allons-nous maintenant ? questionna Gisèle, la voix défaite et les yeux clos.
— En sécurité, Gisèle, je vous l’assure.

Des hurlements de loups répondirent en écho à cette dernière phrase. Grégory décida de fermer les yeux lui aussi pour tenter de retrouver un semblant d’espoir et de répit. Il devait reconnaître qu’il avait eu peur. Il avait réellement cru leurs dernières heures arrivées.

Il ignorait cependant ce qui les attendait maintenant. Mais ils seraient en sécurité. 

Grégory ouvrit de nouveau les yeux et observa l’extérieur, dévoré par la nuit. En plissant les yeux, ils distinguaient la bordure de la route et les arbres, dense, qui la bordait. Le cocher menait la voiture à vive allure sans imprudence.

Un mouvement plus en avant le fit tressaillir. Il sursauta de plus belle quand Gisèle lui prit la main.

— Je ne voulais pas vous faire peur, Grégory… Je… suis désolée.

Encore perturbé, Grégory reporta son attention sur sa jeune épouse. Il chassa maladroitement son trouble de peur qu’elle ne s’inquiète de nouveau. Il estimait qu’elle avait eu assez d’épreuves ces dernières heures. Et lui aussi d’ailleurs.

Pourtant, Gisèle baissa son regard et murmura :

— Vous avez vu quelque chose, à l’extérieur, n’est-ce pas ?

Grégory hésitait à lui avouer la vérité. De plus, qu’est-ce qu’il pouvait dire ? Qu’avait-il vu réellement ? Une ombre, un mouvement furtif ? Ça n’apporterait rien de bon. Gisèle continua sans attendre de réponse :

— De mon côté aussi il y a quelque chose. Je n’en suis pas sûre. Il me semble qu’il s’agit d’un loup.
— L’endroit semble en être envahi, répondit prudemment Grégory en resserrant la main de Gisèle dans la sienne.

Le trajet dura encore plusieurs longues minutes avant qu’une haute bâtisse soit en vue. Elle paraissait massive, entourée d’un jardin sauvage non entretenu.

— C’est le château de votre oncle ? questionna Gisèle, les sourcils froncés.
— Je suppose. En fait, je ne suis jamais venu ici. C’est lui qui nous rendait visite.
— Pourquoi habite-t-il un endroit si étrange ? Et pourquoi voulait-il nous voir ?

Grégory se contenta de hausser les épaules. Son père avait insisté. Soudain, il songea que son oncle était peut-être malade. À sa dernière visite, il lui avait paru souffrant. 

— Il est trop vieux pour entreprendre un long voyage, je pense. 

Gisèle sembla se satisfaire de cette réponse. Elle retira pourtant sa main de celle de Grégory et resta immobile en attendant l’arrêt complet du coche. 

Bientôt, un homme portant une lanterne descendait les marches du château et se dirigeait vers eux. Il remercia rapidement le cocher et s’approcha de Grégory qui ouvrait déjà la porte du coche.

— Nous vous souhaitons la bienvenue au château, M. et Mme Fewitt.

Gisèle sourcilla. Elle n’avait pas encore l’habitude qu’on l’appelle ainsi. Elle savait qu’elle n’aurait guère le loisir de s’y habituer non plus. Son espérance de vie était réduite. Chaque jour qui se levait était une mini victoire face à son trépas annoncé.

On les conduisit dans une grande salle où une table de victuailles était dressée.

— Votre oncle ne va pas tarder. Il a déjà soupé, mais faites comme chez vous.

Le majordome se retira, entraînant dans son sillage un courant d’air qui fit frémir les bougies éclairant la pièce. Grégory tira la chaise pour permettre à Gisèle de s’installer. Elle hésita, ne ressentant aucune faim. 

— Je…
— Il le faut, Gisèle, la coupa un peu abruptement Grégory.

Elle l’observa sous le reproche à peine voilé. Il s’en voulut de sa dureté. Il n’ajouta pourtant rien et s’installa à son tour. Le repas, malgré les mets délicats, leur parut insipide. Le silence entre eux devenait gênant. Ils ne parlaient guère en temps normal, mais là, cela atteignait des sommets de silence vertigineux. 

Une porte s’ouvrit et rompit cette gêne immense et ce climat aride. Grégory en resta sans voix. Son oncle paraissait plus jeune que dans son souvenir. Et en bien meilleure forme aussi. Il accrocha un sourire sincère et se leva pour le saluer :

— Moi aussi je suis bien heureux de te revoir, mon neveu. Tu sembles avoir eu du mal à rejoindre mon domaine…

L’oncle de Grégory venait de jeter un regard sur sa blessure au bras et ses vêtements. Grégory aurait souhaité qu’il élude cet aspect. Il avait lui-même bien assez conscience de cet accoutrement inhabituel. Grégory se racla la gorge pour chercher une contenance :

— Je suis heureux de vous revoir, mon oncle. Vous semblez quant à vous dans une santé éblouissante !
— En effet. Ce n’est pas demain la veille que tu pourras hériter de ma fortune.

Le sarcasme lancé, l’oncle dévoila un sourire carnassier en se tournant vers Gisèle :

— Où sont tes manières ? Tu ne me présentes pas à ta magnifique épouse ?

L’oncle ne laissa pas Grégory placer une excuse ou un geste et s’avança avec empressement auprès de Gisèle qui avait blêmi devant cet homme particulièrement séduisant, mais trop sombre. Elle s’essuya prestement les lèvres avec sa serviette pour se donner une contenance. 

— Permettez-moi de me présenter, Malcolm Fewitt, IIIe du nom. 

Il avait emprisonné d’autorité la gracile main de Gisèle dans la sienne et lui fit un baisemain. Se redressant, il garda la délicate femme de Grégory tout contre lui et l’observa de la tête au pied sans même s’excuser de ses manières. Gisèle frissonnait d’émotion, incapable de prononcer une parole, ne désirant plus qu’une chose, qu’on la conduise dans sa chambre.

Cet homme l’attirait, à n’en pas douter. Elle en avait peur également. Elle tenta de se reculer, mais heurta Grégory qui venait de rejoindre l’étrange duo.

— Veuillez excuser ma femme, elle a vécu une douloureuse épreuve en venant jusqu’ici…

Grégory avait retrouvé son sang-froid et enlaça les épaules de Gisèle. La jeune femme ne comprenait plus ce qui se passait ici. Elle avait la désagréable impression que Grégory ressentait le besoin de démontrer à qui elle appartenait. Elle allait parler quand Malcom reprit la parole, un léger sourire en coin :

— Oui, mon cocher m’a averti de l’accident de votre coche et du… décès prématuré de votre cocher. C’est une histoire épouvantable. Les routes sont de moins en moins sûres, dirait-on.
— Pourquoi continuer d’habiter dans un endroit pareil, en ce cas ? questionna Gisèle, bravant sa peur, mais désireuse tout à la fois d’entendre encore la voix grave de Malcom.
— Je ne supporte plus les gens. Ils sont tous stupides. Mais laissons cela. Je suis un veuf aigri, commenta-t-il en souriant de plus belle.

Il plongea son regard dans les yeux de Gisèle. Grégory enragea en lâchant, les dents serrées :

— Pourrions-nous nous retirer dans notre chambre, mon oncle ?
— Bien sûr. J’ai pris la liberté de faire couler un bain pour votre épouse. Et une femme de chambre se tient déjà prête à répondre au moindre de ses désirs.
— Je vous remercie, mon oncle, de votre sollicitude. Nous nous reverrons demain en ce cas.

Grégory pilota Gisèle à l’étage. Le majordome leur ouvrait le passage et les guida jusqu’à la chambre qui leur avait été désignée avant de redescendre sous un « bonne nuit ». Une fois la porte refermée, une vieille femme les salua et se présenta sous le nom de Philomène. 

— Je suis à votre service. 

D’emblée, Gisèle n’aima pas cette femme. Elle n’aimait rien de l’endroit. Elle aurait tout donné pour se retrouver à cent lieues d’ici. Elle se retourna vers Grégory et chercha, dans un regard éploré, à lui faire comprendre. Puis ses yeux tombèrent sur sa blessure au bras, sur le sang qui avait cessé de couler, mais dont la blessure devait demeurer douloureuse.

— Je ne suis qu’une égoïste, Grégory. Votre bras, venez vous asseoir sur le lit, je vais regarder ça.

Gisèle parlait avec autorité maintenant. Une nouvelle fois, Grégory retrouvait un aspect méconnu de sa jeune épouse. La frêle jeune fille avait disparu pour laisser la place à cette femme forte qui le tirait déjà vers le large lit à baldaquin.

— Votre oncle m’a chargé de m’occuper de votre bras, intervint la vieille femme en observant Gisèle. Vous, votre bain vous attend. Vous êtes à bout. Allez vous relaxer.

Cela sonnait comme un ordre et ni Gisèle, ni Grégory n’osèrent braver Philomène.

Enfin, beaucoup plus tard, ils se retrouvèrent seuls, dans l’immense chambre au lourd passé. Gisèle se sentait tout émue, revêtue dans une robe de chambre à l’étoffe délicate et aux multiples rubans. C’est Philomène qui s’était chargée de la préparer pour la nuit. 

La jeune femme avança doucement dans la pièce, les pieds nus, hésitant à rejoindre celui que sa famille avait choisi pour elle. Le mariage n’avait pas encore été consommé. Aussi bien son père que le père de Grégory avaient été formels, leur véritable nuit de noces se déroulerait au château, pendant leur voyage de noces.

Grégory avait enfilé une chemise blanche après son bain. Il s’en était chargé lui-même. Il n’avait jamais supporté qu’on l’aide à s’habiller et se trouvait fort aise qu’il en soit ainsi ici aussi. Il s’était ensuite assis sur le fauteuil, près de la cheminée. Un livre posé sur les genoux.

— Je suis là, hoqueta Gisèle d’une voix inaudible.

Encore une fois, elle avait hésité à mentionner sa présence. Grégory semblait à des lieues d’ici. Il leva son regard et resta stupéfait par la perfection de Gisèle. 

— Vous êtes… extraordinaire, Gisèle.
— Ne vous moquez pas.
— Loin de moi l’idée de me moquer. Vous ne devez pas vous rendre compte de la beauté dont la nature vous a fait don.

Gisèle fit la moue devant cette évocation.

— J’aurais préféré un autre don, la santé par exemple.
— Pourquoi gâcher un si beau moment, Gisèle ? 

Grégory s’était levé et avançait vers elle avec empressement. 

— Je ne gâche rien, Grégory. J’énonce un fait, voilà tout. Je ne sais comment me comporter… maintenant que nous sommes seuls, ici…
— Près de ce lit ? Compléta doucement Grégory en lui prenant délicatement la main.

Gisèle hocha la tête.

— Il vaut mieux être ici que dans cette affreuse église, non ?

Gisèle rit doucement cette fois, heureuse de comprendre que ce passé si proche était malgré tout derrière eux.

— Votre oncle est-il toujours ainsi ? 
— Quoi ? Désagréable, direct et rempli de sarcasmes ? Oui, je le crains. Mais je n’ai guère envie de le mettre entre nous deux maintenant.

D’une main, il tira sur le ruban qui refermait la robe de chambre de Gisèle. Il lui parlait tout en même temps et doucement, s’approcha de son visage. Ses lèvres se posèrent sur les siennes, mais elle recula, effarouchée. Grégory la retint par la taille et plongea sa tête dans son cou au parfum si enivrant. Il la recouvrit de baiser plus enflammé les uns que les autres, cherchant à sentir un émoi chez la jeune femme. 

— Détendez-vous, Gisèle.

Il l’a porta jusqu’au lit nuptial, déjà ouvert et elle ferma les yeux. Devant le silence, elle les ouvrit de nouveau et tomba sur le torse nu de Grégory. Il était large, musclé. Son œil accrocha le bras droit où un bandage avait été fait soigneusement. Elle repensa à Philomène.

— Vous ne souffrez pas trop ?
— Tout ira bien, maintenant.

Grégory se glissa à côté de Gisèle et les caresses continuèrent, plus longues, plus précises et insistantes. Il lui prit la main et la posa sur son propre torse. Gisèle trouva étonnant de promener ses doigts entre les poils de Grégory. Elle s’enhardit, hasardant même un sourire de connivence quand Grégory croisa son regard.

Le lendemain matin, Grégory se réveilla le premier. Il observa Gisèle endormie. Il dégagea ses cheveux et l’observa un long moment. Des questions surgissaient dans son esprit. « Qui êtes-vous, Gisèle, si forte et si fragile tout à la fois? ». Il ne dit pourtant rien et se leva. Il avait faim et il avait envie de monter à cheval. L’endroit ne semblait pas posséder d’écurie si ce n’est pour le coche. 

Gisèle ne montait pas à cheval. Les équidés semblaient avoir peur d’elle. Grégory avait trouvé cette subtilité étonnante. D’ordinaire, c’était le cavalier ou la cavalière qui pouvait éprouver de la crainte. Il n’avait pourtant pas interrogé Gisèle à ce propos. 

— Nous avons tout le temps de nous découvrir ! murmura-t-il en passant dans sa salle de bain.

Un petit déjeuner l’attendait. Le majordome s’empressa autour de lui. Son oncle était déjà là et le salua d’un regard prononcé.

— Ton épouse ne se joint pas à nous ? Elle est souffrante peut-être ?
— Elle dort encore, répondit simplement Grégory.

La conversation dériva sur la ville la plus proche. Grégory avait envie d’aborder un sujet qui le préoccupait au plus haut point. Il ignorait comment son oncle prendrait la chose. Pourtant, il ne pouvait s’enlever de la tête que ce qu’il avait vu dans la vieille église, la nuit dernière, était réel.

— Mais impossible ! murmura-t-il entre ses dents.

Malcolm observa son neveu avec un regard plus aigu. Il se rejeta en arrière sur sa chaise et questionna :

— Quelque chose te tracasse, peut-être ?

Grégory n’aima pas du tout le ton employé par sa question. Il allait répondre aussi sèchement quand un terrible cri se fit entendre à l’étage.

— C’est Gisèle !

Grégory accourait déjà. Il ignorait si son oncle l’avait suivi, mais ils se retrouvèrent presque en même temps sur le pas de la porte. Gisèle était recroquevillée dans le lit, les draps repliés contre son corps. Quand Grégory avança, il nota l’expression figée sur son visage.

— Gisèle, pourquoi ce cri ?

Gisèle ne répondit pas tout de suite. Elle fixait un point derrière Grégory. Il se retourna et ses yeux rencontrèrent ceux de Malcolm. Son visage était imperturbable. 

— Gisèle, parlez-moi, je vous en conjure !
— Ouvrez grand les rideaux, je veux voir la lumière du jour… J’ai… peur, sanglota Gisèle, incapable de se contenir davantage.

Malcolm décida de quitter les lieux. Estimait-il qu’il n’avait plus rien à faire ici ? Que cette histoire devait se régler entre les jeunes mariés ?

Loin de se soucier de ce départ, Grégory obtempéra à la demande étonnante de son épouse. Elle n’avait jamais monté de frayeur face au noir, face à la nuit. Pourquoi maintenant ?

Grégory retourna près de son épouse qui n’avait pas bougé. Elle frémit quand il avança le bras vers elle :

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui vous trouble ainsi ?

Hésitante, Gisèle observa longuement Grégory, comme si elle le jaugeait. Enfin, les yeux épouvantés par ses propres propos, elle lâcha :

— Il y avait un homme dans ma chambre… avec un loup !

Grégory fronça des sourcils et bien malgré lui, esquissa un sourire :

— Vous avez dû faire un mauvais rêve. 
— Je savais que vous ne me croiriez pas !

Grégory se troubla sous le commentaire acerbe. Gisèle bougea un peu dans le lit et Grégory resta interdit devant ce qu’il remarqua, dans le cou gracile de sa femme.

— Mais vous êtes blessée !

Gisèle remonta aussi vite les draps sur elle et répéta :

— Il y avait un homme dans ma chambre… avec un énorme loup !
— Je vais demander à Philomène de regarder votre blessure, Gisèle.

Grégory n’y comprenait plus rien. Un rêve de blessait pas une personne physiquement ! Quand il se leva, Gisèle le retint par la manche :

— Non, restez, je vous en supplie… Il a dit… Il a dit qu’il reviendrait.
— Vous parlez toujours de cet homme, et de ce loup ?
— Je suis là, monsieur Fewitt, votre oncle m’a fait appeler.

Gisèle et Grégory observèrent Philomène qui s’approchait.

— Ne me laissez pas, murmura Gisèle en suppliant des yeux son mari.
— Je reviens bientôt. Vous êtes entre de bonnes mains. 
— Tout ira bien, le conforta également Philomène avec un sourire enjoué. M. Fewitt, votre oncle vous attend en bas. Il souhaite discuter de certaines choses avec vous.

Grégory en était fort aise. Il voulait lui aussi avoir une discussion avec son oncle. C’est à grands pas qu’il quitta la pièce sans même en regard en arrière.

En bas, il retrouva son oncle. Il était assis près de la cheminée et l’invita à s’asseoir en face de lui.

— Tu es troublé, mon neveu. Peut-être en colère également.
— Vous êtes perspicace, mon oncle.
— Oh, je vois que tu commences à manier le sarcasme. Il te reste à y mettre un peu plus de conviction.

Grégory faillit se lever et quitter la pièce. Son tempérament bouillant lui avait trop souvent valu des histoires par le passé. Il resta assis, à fixer son oncle qui sourit plus largement.

— Savez-vous ce qui est arrivé à mon épouse, tout à l’heure ?

Malcolm fronça des sourcils avant de questionner :

— C’est vraiment de ça que tu voulais qu’on discute ?

Grégory soupira et reconnut que son oncle avait raison. Vaincu, il approuva :

— Non… En fait, j’ignore pourquoi mon père à tant insisté pour que nous venions ici. 
— Tu considères que c’est loin d’être un voyage de noces idéal ?

Grégory rit sans joie. Malcolm Fewitt continua sans lui laisser l’occasion d’ajouter un commentaire :

— C’est plus à la demande de ton beau-père qu’à la demande de ton père, en fait.

Éberlué, Grégory ne réagit pas sous le propos. Malcolm lui laissa le temps de digérer l’information. Absorbé dans les flammes, Grégory murmura :

— Je ne comprends pas…
— Ton épouse est malade, Grégory. Tu sembles l’ignorer.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez… Enfin, Gisèle m’a parlé de quelque chose comme ça la nuit dernière… Je…
— Ta femme va mourir, Grégory. 
— C’est impossible, se rebella Grégory.
— Je suppose que le père de Gisèle et votre père ont eu de longues discussions, avant votre mariage.
— Oui, ils ont parlé de la fortune de Gisèle.

Malcolm Fewitt se mit à sourire en coin avant d’ajouter :

— C’est plus une assurance pour un service qui a été demandé à votre père.
— Expliquez-vous, je vous en conjure ! s’énerva Grégory.
— Dans son enfance, ta femme a été exposée à…  une contamination excessive.
— De quel ordre ?
— Un vampire ! lâcha Malcolm en articulant soigneusement son propos.

Grégory se leva, furieux.

— Balivernes ! Vous êtes fou.

Sans se départir de son calme, Malcolm continua :

— Il n’y a pas eu transformation. Ton épouse perd de son énergie vitale à chaque jour qui passe.
— Je ne vous crois pas !

Grégory quitta la pièce en courant et grimpa les marches. Il n’avait maintenant plus qu’une envie, rejoindre sa femme et quitter les lieux au plus vite. Tout ceci était une monumentale erreur. Il n’aurait jamais dû consentir à cette exigence de son père. 

Pourtant, sur le pas de la porte close, il revit le visage sombre de son père. Un pli barrait son front et il avait regardé avec une profonde tristesse un portrait familial qui trônait sur son bureau. Grégory essaya de se souvenir si son oncle était sur cette peinture. 

Les mots de son oncle raisonnaient dans sa tête.

Grégory se fit violence et frappa à la porte. Il n’attendit pas de réponse pour entrer et fut surpris de découvrir les rideaux clos. La pièce était plongée dans la noirceur. Était-ce à la demande de Gisèle ? Grégory en doutait. Elle avait réclamé de faire entrer la lumière un peu plus tôt.

Il alluma la lanterne puis ouvrit les rideaux d’un coup sec. Quand il se retourna, il découvrit le lit vide.

— Gisèle ? appela-t-il.

Il entra dans la salle de bain pour s’apercevoir qu’il n’y avait aucune trace de sa jeune femme. Ses affaires étaient là, la robe qu’elle voulait porter aujourd’hui. 

Grégory commençait à s’inquiéter. Alors qu’il s’apprêtait à redescendre, il croisa son oncle qui gravissait les marches lentement.

Grégory s’arrêta puis recula.

— Je peux t’aider, peut-être, proposa Malcolm calmement.
— Gisèle… Elle a disparu, bégaya Grégory, toujours en reculant.

Étrangement, l’attitude de son oncle l’effrayait. Un flash dans son enfance jaillit en même temps que Malcolm lui sourit un peu trop largement. Deux canines longues et pointues l’immobilisèrent.

— Vous… Vous avez emmené mon frère aîné. Je n’étais qu’un tout jeune enfant… Vous… Vous l’avez tué !
— Grégory, tu perds la raison. La disparition de ta femme ne doit pas ne faire dire n’importe quoi.
— Je vous ai vu ! affirma Grégory avec plus de force.
— Tu sais comme moi que ton frère est toujours en vie… N’est-ce pas, Grégory. Tu l’as vu, hier soir, près de la vieille église.
— Non… Ce n’est pas possible, se rebella encore Grégory, qui perdait de plus en plus pied.
— J’ai dû intervenir rapidement, dans le passé. Ton frère était en train de mourir. Tu te souviens de son accident. Il est tombé d’un arbre…

Grégory s’en souvenait. Son frère était mal en point. Le lendemain, il n’était plus là. Grégory se souvenait de la cérémonie mortuaire. 

— Il a une stèle au cimetière !
— Il fallait sauver les apparences, concéda Malcolm.
— Où est ma femme ? aboya Grégory.
— Ton frère s’occupe d’elle. C’est pour son bien. Pour le vôtre.

Horrifié, Grégory osa enfin passer devant son oncle et dévala les escaliers. Il appela Gisèle et se mit à fouiller le château de pièce en pièce. Dans le hall, Malcolm le rejoignit :

— Tu préfères la voir mourir chaque jour davantage ?
— Je veux qu’elle puisse choisir !
— Ce n’était pas dans le contrat conclu entre ton père et le père de Gisèle.
— Tout ceci est monstrueux ! Je refuse de.. de…
— de te retrouver coincé avec une créature monstrueuse ? C’est ce qui te passe par l’esprit, n’est-ce pas ?

Grégory comprit que son oncle n’avait pas tort. Il pensait à lui bien avant de penser à sa jeune épouse. 

— Je suis minable ! C’est elle qui m’a sauvé des loups, lors de l’accident du coche…
— C’est aussi elle qui s’est abreuvée du sang du malheureux cocher.
— Vous dites n’importe quoi.
— Ces derniers temps, ses sens étaient particulièrement aiguisés. Elle avait de terribles pulsions, sans doute extrêmement difficiles à contrôler. Elle ressentait le besoin de se nourrir.
— Je croyais qu’elle n’était pas… transformée ! 
— Elle n’est pas une vampire, en effet. Gisèle possède juste des aptitudes suite à cette malheureuse morsure dans son passé. Et tout ceci cohabite difficilement avec ses cellules saines. 
— Je veux la voir !
— D’ici quelques heures. Elle sera reposée et en pleine forme.

Grégory recula devant les termes utilisés par son oncle. Il se retrouva dehors et dévala les escaliers. 

* * *

Philomène était aidée du cocher pour transporter Gisèle, qui se débattait pour retrouver sa liberté. Ils avaient descendu deux étages et se retrouvaient dans les sous-sols du château. 

Un loup gronda à leur approche, mais son maître le rappela à ses côtés d’un ordre unique. 

— Je suis enchanté de faire votre connaissance, chère belle-sœur.

Au froncement de sourcils de Gisèle, l’homme au loup hocha de la tête :

— Bien sûr, mon jeune frère ne vous a pas parlé de moi. Il me croit mort. 
— Que me voulez-vous ? reprit Gisèle en tentant de retrouver du courage.
— Vous empêcher de mourir !

Gisèle toucha son cou, là où cet homme l’avait mordu un peu plus tôt dans la matinée. Elle tenta de reculer, mais Philomène et le cocher la maintenait trop fermement.

— Vous n’avez nulle part où aller, Gisèle. Mon fidèle loup vous rattrapera bien vite.
— Pourquoi moi ? pleura Gisèle en se laissant tomber sur le sol.
— Votre père vous aime plus que tout au monde, se contenta de répondre l’homme au loup.

Gisèle releva vivement la tête, les joues en feu, elle questionna :

— Mon père ?!
— Soyez détendue, ma douce amie. Je vous rends un grand service, croyez-moi.
— Comment voulez-vous que je me calme… Et Grégory, il est au courant ?

L’homme au loup sembla contrarié. Il s’approcha de Gisèle et huma son cou longuement. Incapable de se libérer, Gisèle ferma les yeux alors que de lourdes larmes continuaient de glisser sur ses joues.

— Votre sang n’est pas reposé, Gisèle, je ne pourrais pas faire du bon travail dans ces conditions.

Gisèle ouvrit les yeux, horrifiée par la demande. 

— Voilà une excellente nouvelle ! railla-t-elle.
— Vous ne comprenez pas, Gisèle. Votre sort est inéluctable. Mais plus vous serez détendue, plus vous deviendrez un vampire paisible.
— Je ne comprends pas… Comment pouvez-vous me demander ça !
— Je ne fais que remplir mon contrat. Votre père…
— Arrêtez avec ça ! le coupa Gisèle, cinglante à présent. C’est de ma vie dont il s’agit.
— Souhaitez-vous réellement continuer à souffrir ? À vous abreuver de malheureux, croisé au hasard… jusqu’à mourir à votre tour ?
— Vous parlez du cocher, n’est-ce pas ? C’était la première fois… La pulsion a été trop forte.
— Et vous n’avez pas résisté, compléta doucement l’homme au loup. 

Doucement, Gisèle comprenait les propos. Elle plongea dans le regard sang du frère de Grégory et celui-ci se jeta sans attendre sur son cou libéré. 

Gisèle cria sous la morsure. Son cœur se mit à battre plus vite. Elle ignora combien de temps cela dura réellement. 

Quand elle reprit conscience, elle était allongée dans son lit, à l’étage. Les rideaux étaient tirés. Des lanternes étaient allumées un peu partout. 

Elle se leva sans hâte, essayant de rassembler les dernières heures.

— Quel épouvantable rêve, s’exclama-t-elle.

Elle glissa un œil à l’extérieur. Il faisait nuit. Elle rejoignit la salle de bain pour se rafraîchir, mais quand elle se regarda dans le miroir, elle n’y découvrit pas son reflet.

Un terrible cri sortit de sa gorge et elle partit en courant à la recherche de son jeune marié.

En bas, elle croisa Malcolm Fewitt qui s’informa de son état. Elle ne répondit pas et le questionna plutôt sur son mari :

— Je suis navré… Il est parti. Il n’a pas supporté.

Gisèle assimila l’information puis remonta à l’étage avec une lenteur terrible. Dans sa chambre, elle s’habilla rapidement avant de s’étonner de retrouver des affaires de Grégory. 

— Est-il parti si vite qu’il n’a pas emporté ses affaires ?

Gisèle réfléchit rapidement, repensant aux quelques discussions qu’ils avaient eues, avant leur mariage. L’instant d’après, elle partit en courant hors du château.

— Gisèle ! appela Malcolm, inquiet.

Elle ne l’écouta pas et continua sa course, ignorant si elle se trouvait dans la bonne direction. Enfin, elle s’arrêta et huma l’air. Elle sentit la présence de loups. Elle savait que dorénavant, elle ne les craindrait plus. Elle continua sa course et retrouva enfin la vieille église. La porte était fermée.

Sans plus attendre, elle tambourina à la porte :

— Grégory, je sais que vous êtes là, je peux vous sentir ! Ouvrez-moi, mon amour.

Gisèle ne l’avait encore jamais appelé ainsi. Pourtant, elle était sincère et se sentait plus vivante que jamais.

— Parlez-moi, Grégory, je vous en conjure ! Ouvrez-moi, vous ne risquez rien.
— Si ce n’est vous servir de repas, cria Grégory, visiblement terrorisé.
— Ne soyez pas sot. Il n’en est pas question.
— Vous me dupez pour mieux vous jeter sur moi.
— J’ignore quoi faire pour vous convaincre. Mais sachez que si je voulais vous atteindre, j’enfoncerais la porte moi-même. J’ai plus de force qu’avant… Je veux que cela vienne de vous, que vous souhaitiez me rejoindre de vous-même.

Grégory se demanda si elle bluffait. Sa voix était si douce, si sincère. 
— Quel avenir nous est réservé, Gisèle ? Vous êtes… 
— Un monstre ?

Grégory choisit de ne pas répondre. Il avait voulu dire « vous êtes ma femme ». Mais Gisèle avait raison. Elle était aussi une abomination. 

Il tentait de reprendre pied. En fait, il retournait toute cette histoire depuis qu’il s’était retranché dans cette vieille église après avoir fui le château.

— Laissez-moi apprendre doucement cette nouvelle force qui est en moi, poursuivit Gisèle, on peut y aller un jour à la fois.
— Vous voulez dire une nuit à la fois ! précisa Grégory, la voix âpre.
— J’ai toujours eu un faible pour votre humour, Grégory, vous l’avais-je déjà dit ?

Grégory sourit, le front collé contre la porte massive. Gisèle restait sa femme. Sa jeune et magnifique épouse. Pouvait-il réellement passer sur le fait qu’elle était devenue une vampire ? Et lui, voudrait-il le devenir ? Ou allait-elle plutôt se débarrasser de lui en lui buvant tout son sang dès qu’il aurait franchi le seuil de ce lieu saint ?

Grégory décida de renoncer. 

— Je vais ouvrir… Et nous verrons, mon amour.