Hannah avait l’impression que tous les bruits s’étaient tus. Les clapotis de la rivière, le vent, sa propre respiration… Mais en elle, ses pensées et le désespoir hurlaient.
— Ray-Lynn ! Ray-Lynn ! C’est Hannah !
Elle progressait lentement, d’arbre en arbre, gênée dans sa tâche par son poignet qu’elle essayait de protéger. Elle ne tarda pas à transpirer et à haleter.
La berge était moins raide et il lui fut plus facile de progresser, mais sans les arbres, elle serait sans doute tombée dans l’eau. Que s’était-il passé ? Ray-Lynn devait avoir dérapé sur la route glissante. Et si Ella avait raison ? Si Arrowroot l’avait forcée à le conduire et s’ils s’étaient battus dans la voiture ? Mais si Arrowroot n’avait rien à voir avec l’accident, que faisait Ray-Lynn sur cette route, de nuit ?
— Ray-Lynn ! Ray-Lynn !
Hannah tomba quasiment à cheval sur le tronc d’un arbre et sa jupe remonta sur ses hanches. L’écorce de l’arbre déchira ses bas et égratigna ses cuisses. Elle se redressa, chercha son équilibre et retomba. Combien de temps allaient mettre les secours pour arriver ? Elle aurait dû dire à Ella d’appeler une ambulance, aussi… En aurait-elle besoin ? Elle devait être là, vivante, à moins qu’elle ne soit partie à pied, en suivant le lit de la rivière.
Luttant contre la panique et les larmes, Hannah se rapprocha de la camionnette. Bien qu’elle n’eût utilisé son bras gauche que pour se relever et trouver son équilibre, l’effort avait suffi pour réveiller la douleur qui remontait le long de son poignet. Son cœur battait si fort qu’elle en tremblait. Un gros arbre au bord de la rivière avait arrêté la chute de la camionnette, broyant l’aile avant et le capot. Le véhicule semblait stabilisé, mais si elle s’accrochait à la portière et ouvrait la porte, ne risquait-il pas de se déséquilibrer et de tomber dans l’eau ?
Sur le pare-brise, des fêlures se déployaient en toile d’araignée, mais les autres fenêtres semblaient intactes. Prenant appui sur une grosse pierre, Hannah s’avança pour regarder à l’intérieur du véhicule. Elle ne vit d’abord que son propre reflet — son bonnet déchiré et ses cheveux ébouriffés qui lui donnaient un air épuisé et exalté. Elle se pencha plus près et, dans l’ombre de son propre visage, distingua le siège avant.
Pas de Ray-Lynn, ni de John Arrowroot. Le siège du conducteur et celui du passager étaient vides. Peut-être Ray-Lynn était-elle partie chercher du secours. Les deux endroits les plus proches étaient la maison des Troyer et le relais de routiers. Elle aperçut le sac de Ray-Lynn coincé entre la porte et le siège. Elle n’aurait jamais laissé son sac ! Sauf si elle était étourdie ou sérieusement blessée…
— Ray-Lynn ! C’est Hannah ! Ray-Lyyyyyyyynn ! cria-t-elle en direction de la rivière.
Glissant prudemment le long du métal froid, elle attrapa la poignée de la porte arrière en prenant garde de ne pas s’appuyer contre la camionnette. De sa position, elle voyait clairement le siège arrière et même une partie du coffre, sur lequel une troisième rangée de sièges était rabattue. Elle ne vit personne. Seuls quelques objets éparpillés sur le siège — dont une botte.
Elle se pencha et aperçut alors une jambe qui pointait, pied nu. Un corps était coincé derrière le siège du conducteur ! Sur le sol, immobile, dans une position bizarre, se trouvait Ray-Lynn !
* * *
Les volontaires amish étaient repartis dans leurs buggies, mais Seth se trouvait dans la voiture de Linc, en route pour la ville quand le téléphone de ce dernier sonna. Il le récupéra dans sa poche et pressa le bouton. La voix à l’autre bout était si forte que Seth put entendre chaque mot.
Le shérif hurlait dans le téléphone.
— Linc, venez immédiatement me retrouver sur la route du moulin des Troyer ! Près du nouveau pont. La voiture de Ray-Lynn est tombée dans le ravin à cet endroit ! Ella Lantz et Hannah ont découvert l’épave.
Seth se raidit et regarda Linc, renonçant à prétendre qu’il n’avait rien entendu.
— Bien reçu, répondit Linc. Est-elle indemne ?
— Je l’ignore. Hannah est descendue pour vérifier pendant qu’Ella partait chercher du secours. L’ambulance est en route. J’y suis presque.
— Nous arrivons ! dit Linc en raccrochant. Vous avez entendu ?
— Ya. Prenez à gauche au prochain croisement. C’est un raccourci.
— J’ai cru qu’il allait m’annoncer qu’ils avaient retrouvé Arrowroot. Jack est amoureux de Ray-Lynn, vous savez.
— Oui, je suis au courant, répondit Seth en s’accrochant, tandis que Linc abordait un peu trop vite un virage serré.
Malgré le verglas qui les ralentissait, c’était une route directe.
— De nouveau, Hannah se trouve au cœur des événements, fit remarquer Linc, exprimant tout haut les craintes de Seth. Et vous l’aimez.
— Depuis toujours, bien que j’aie tout fichu en l’air.
— Vous devriez la laisser partir, la laisser tenter sa chance en tant que chanteuse. Si elle fait un bide, elle reviendra… peut-être.
— Vous devriez la laisser tranquille, répliqua Seth.
— Ce n’est pas ça. En tout cas, pas ici.
— Si vous l’emmenez de nouveau dans le monde, vous croyez que vous pourrez la garder pour de bon ? Ce serait mauvais pour elle. Tournez à droite. Nous y sommes presque.
Linc prit le virage sur les chapeaux de roues, mais ralentit en apercevant la voiture du shérif garée sur le bord de la route, vide, mais gyrophares allumés. Seth était descendu avant même que Linc ait coupé le moteur. Une corde tendue, accrochée à l’arrière du véhicule, disparaissait au bord du ravin. Comme Linc le rejoignait, il se pencha pour regarder. Le shérif se trouvait à mi-pente. Seth ne signala pas leur présence, de peur de le surprendre en criant. Soudain, il sursauta, et Linc jura entre ses dents quand ils découvrirent en même temps Hannah tout en bas, en équilibre sur une pierre et penchée sur la camionnette renversée.
* * *
Comme le shérif progressait trop lentement à son goût, Hannah décida d’ouvrir la porte arrière qui, à sa grande surprise, n’était pas fermée à clé. Peut-être le choc de l’accident l’avait-il débloquée. Elle l’ouvrit prudemment en se calant pour résister à son poids. Ray-Lynn gisait affalée contre la porte, son corps tordu dans un angle bizarre, une jambe et un bras levés. Elle était très pâle et inerte, mais Hannah ne vit pas de sang. Même si elle n’avait pas bougé, ni repris conscience, Hannah eut l’impression — juste l’impression — qu’elle respirait encore. Difficile à dire, avec ce manteau épais qu’elle portait. Son pied nu semblait un peu incongru, avec ses ongles peints en rouge.
Hannah tourna la tête vers le shérif qui arrivait en bas de la pente, descendant presque en rappel le long de la corde.
— Elle est là ? demanda-t-il encore à près de six mètres.
— Oui… mais inconsciente, je crois. Elle ne bouge pas et ne revient pas à elle.
Il arrêta sa descente juste au-dessus de la camionnette en calant son pied contre un arbrisseau qui pencha, lui faisant presque perdre l’équilibre. Mais il parvint à se rétablir et reporta son poids sur le côté.
— Les secours arrivent ! cria-t-il.
Sa voix tremblait.
La situation était différente, mais des images traversèrent aussitôt l’esprit d’Hannah. Des images du cimetière, de Kevin mort, de l’arrivée du shérif, de sa peur… Mais Seth était là, alors. Aujourd’hui… Etait-ce sa voix qu’elle entendait ? Etait-il là de nouveau ?
Elle se rappela comment Seth avait touché le cou de Kevin pour vérifier s’il respirait encore. Elle tendit le bras et glissa sa main sous le manteau de Ray-Lynn, à l’intérieur de son col roulé. Sa peau était glacée, mais pas rigide. Oui ! Un petit pouls, irrégulier.
— Elle est vivante, vivante, mais blessée ! cria-t-elle au shérif.
— Dieu merci ! Vous êtes sûre ?
— Oui. Oui, j’ai senti son pouls !
— Je n’avais pas remarqué, d’en haut, que la camionnette était bloquée contre un arbre. Je vais devoir la contourner. Tenez, prenez ça, dit-il lui tendant un talkie-walkie. Appuyez sur le bouton vert et décrivez aux ambulanciers l’état de Ray-Lynn et ce que vous voyez.
Elle s’exécuta, surprise que les ambulanciers soient déjà en ligne. Elle expliqua à son interlocuteur comment Ray-Lynn était positionnée et les battements irréguliers de son pouls. Qu’il n’y avait pas de sang, mais qu’elle ne se réveillait pas et… et cela lui remit à la mémoire son appel au 911, la nuit de la fusillade. Un cauchemar. Un cauchemar qui la poursuivait et dont elle ne pouvait s’échapper.
Mais quand Linc et Seth descendirent à leur tour en rappel, suivant le chemin qu’elle avait choisi, alors même qu’elle entendait le son strident des sirènes qui approchaient, son horreur passée devint celle du présent. Le shérif hurlait des ordres. La voix de M. Troyer appelait, en haut du ravin, demandant ce qu’il pouvait faire pour aider. Linc regardait le véhicule sans le toucher, conseillant au shérif de ne pas le toucher non plus, ni de déplacer Ray-Lynn. Finalement, un ambulancier descendit à son tour, suivi d’une civière accrochée à des cordes qui s’accrochait ici ou là et rebondissait contre les arbres. Et Hannah se retrouva toute tremblante dans les bras de Seth qui la serrait fort contre lui. Ils se tenaient un peu à l’écart, adossés contre un arbre aussi gros que celui qui avait arrêté la voiture de Ray-Lynn.
« Et me voilà dans les bras de l’homme à qui j’ai demandé de rester à distance, et qui avait promis de ne plus s’approcher de moi », songea Hannah. Il avait fallu ce terrible accident pour les rapprocher de nouveau. Devait-elle y voir un message de l’au-delà ? Pour l’instant, seule comptait Ray-Lynn et son sauvetage.
Quel bonheur qu’elle soit toujours vivante… Quel espoir ! Pourtant, l’expression sur les visages des deux ambulanciers et le teint livide du shérif étaient éloquents. Même si elle n’avait guère confiance en M. Troyer, Hannah n’eut pas d’autre choix que de les laisser, lui et ses deux fils, les tirer l’un après l’autre, après que Ray-Lynn eut été attachée sur la civière et remontée. Aussi molle que la poupée de chiffon qu’elle avait offerte à la petite Marlena, aussi blanche qu’une boule de coton, Ray-Lynn, d’habitude si fringante, ne semblait déjà plus de ce monde.
* * *
Sur la route, les ambulanciers luttaient pour « stabiliser la victime », comme Hannah put les entendre dire. Calée entre Seth et Ella dans le buggy où ils essayaient de se réchauffer, Hannah tremblait de plus en plus.
— Je vais bien. Je ne suis pas en état de choc, répétait-elle à Seth qui frottait ses mains gelées.
Apparemment, elle avait perdu ses gants pendant la descente. Elle vit soudain que l’ambulance se préparait à partir.
— Ray-Lynn n’a pas de famille, à l’exception de quelques cousins dans le Sud, dit-elle. Je devrais peut-être demander l’autorisation de l’accompagner.
— Je crois que le shérif va s’occuper d’elle, fit remarquer Seth. Si… Quand elle reprendra conscience, nous demanderons à quelques femmes d’aller s’asseoir près d’elle dans la chambre. A ce moment-là, tu pourras y aller, toi aussi.
Le shérif s’approcha du buggy.
— Dieu merci, vous l’avez trouvée, Hannah et Ella. Je ne pourrai jamais assez vous remercier. Je l’accompagne à l’hôpital de Wooster. Hannah, elle m’a dit pas plus tard qu’hier qu’elle espérait t’embaucher pour l’aider au restaurant. Rends-moi service, va le fermer pour aujourd’hui. Emporte une clé et retournes-y demain pour voir si tu peux leur donner un coup de main. Mme Stutzman comprendra — si l’évêque est d’accord.
— Je prends mes décisions moi-même.
Elle sentit que cette déclaration d’indépendance vis-à-vis de son père surprenait Ella et Seth.
— Je le ferai pour Ray-Lynn. Elle s’est toujours montrée une bonne amie pour Sarah et moi.
Le shérif faillit ajouter quelque chose, mais il s’étrangla et, faisant demi-tour, il courut jusqu’à sa voiture de patrouille où il dit quelque chose à Linc avant de démarrer pour suivre l’ambulance. Les deux véhicules avaient actionné leurs gyrophares, qui illuminaient la lumière pâle du début d’après-midi, poudrée de neige.
Linc s’approcha du buggy.
— Je vais rester ici pour inspecter les lieux, annonça-t-il. Des policiers arrivent, ainsi qu’un camion de dépannage. Bien que les premiers arrivés aient détérioré le site de l’accident, on dirait qu’il y a deux traces de voitures, en plus de celles de la mienne, de celle du shérif, des roues de votre buggy et de celui des Troyer. Je commence à être d’accord avec lui. Cela fait un peu trop de coïncidences… Alors soyez prudents.
— Vous pensez que quelqu’un l’aurait délibérément poussée ? demanda Hannah. Et que ça pourrait avoir un rapport avec la fusillade du cimetière ?
— Pas de preuve décisive. Désolé : jargon du FBI.
— En d’autres termes, la preuve est dans le gâteau, dit Ella, au grand étonnement d’Hannah. Ça, c’est le jargon des gens Simples.
Prenant soudain conscience que Seth tenait toujours ses mains dans les siennes, elle les dégagea et les croisa sur ses genoux. Ella et elle partageaient la couverture du buggy, mais elle continuait à trembler.
— Ray-Lynn va s’en sortir ? demanda-t-elle. Qu’ont dit les ambulanciers ?
— Elle est dans le coma pour le moment. L’insistance du shérif à organiser des recherches n’a rien donné pour Arrowroot, mais a au moins permis de retrouver Ray-Lynn.
— Les chemins de Dieu sont impénétrables, déclara Ella.
Linc hocha la tête sans la regarder, ses yeux fixés sur Hannah.
— Nous cherchons toujours Arrowroot, reprit-il. J’ignore comment, mais il pourrait être lié à tout ça. Hannah, quand j’aurai fini ici, je veux enregistrer votre déposition — puisque vous avez été la première sur les lieux.
— Je rentrerai chez mes parents quand j’aurai fermé le restaurant. Mais si vous ne trouvez pas de preuves qu’Arrowroot se trouvait dans sa voiture, cela signifie que quelqu’un d’autre l’a attirée ici pendant la nuit et l’a poussée hors de la route.
— Il vaut mieux ne pas tirer de conclusions hâtives, mais je vois ce que vous voulez dire. Et pas question de vous mêler de l’enquête, vous avez compris, Hannah ?
— Oui.
— Même chose pour vous, Seth.
— Alors, retrouvez vite les coupables, agent Armstrong.
Ce dernier faillit ajouter quelque chose, mais, comme si la réflexion de Seth l’avait vaincu, il fit demi-tour et s’éloigna, sortant son téléphone et tapant un numéro.
— Il t’enregistrait peut-être avec son appareil, chuchota Ella. Pour avoir la preuve qu’il vous avait prévenus tous les deux de rester en dehors de cette histoire, conseil que j’aimerais bien que vous suiviez. Ce qu’il a dit m’a fait peur.
Tous ces événements terrifiaient Hannah et, alors qu’ils prenaient le chemin de la ville, elle adressa une prière silencieuse au ciel pour la guérison de Ray-Lynn et pour sa propre protection. Pourtant, serrée entre Ella et Seth, elle se sentit étrangement plus en sécurité qu’elle ne l’avait été depuis son retour.