Linc fut le premier client à franchir la porte lorsque Hannah ouvrit le restaurant, le samedi matin. Il alla s’installer sur le tabouret tournant au bout du comptoir.
— Café et un truc rapide, commanda-t-il après qu’elle l’eut salué et lui eut présenté le menu. Le Bureau m’envoie un petit avion qui va se poser dans une demi-heure sur la route qui passe devant le moulin des Troyer. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Je vais à Detroit pour me renseigner et interroger personnellement les dirigeants de la Collister Company. Notre bureau sur place a déjà fait quelques recherches. Michael Collister est le président de la société, et Steve, son fils, en est le directeur financier. Ils ont déjà été mêlés à quelques projets un peu louches, du genre racheter des biens immobiliers hypothéqués. J’espère que mon enquête sur eux et leur interrogatoire ne va pas faire capoter la rénovation du moulin auquel Seth tient tant. Il lui faudra de quoi s’occuper, après votre départ.
Elle faillit protester, mais il faudrait bien qu’elle parte, au moins pour passer l’audition que Linc lui avait promise. Après avoir avalé un café avec un toast de pain complet nappé de beurre de cacahuète, il se leva et posa de l’argent sur le comptoir.
— Pour une fois, je suis heureux de savoir que Seth viendra vous chercher, dit-il. Je l’ai croisé tout à l’heure sur la route, et il me l’a dit. Je serai de retour demain en fin de matinée.
— Je suis certaine que vous allez bientôt obtenir des réponses. J’ai une intuition, à propos de ces hommes.
Linc sourit, ce qui la surprit. Elle ne l’avait encore jamais vu sourire.
— Votre confiance compte beaucoup pour moi, surtout dans une affaire aussi compliquée. Ensuite, nous nous occuperons de cette audition, je vous le promets. Entre autres choses.
— Comme les frères Meyer et même Elaine Carson ?
— Comme nous, lâcha-t-il avant de partir très vite.
Lorsque le courrier arriva, Hannah découvrit deux belles cartes postales — une pour elle et une pour Ray-Lynn, envoyées par Sarah de Paris ! Les deux cartes représentaient des œuvres de Monet, des nénuphars et un lac avec un pont. Elle parcourut les deux cartes : ils étaient très heureux ; Paris était une ville magnifique ; les gens, là-bas, mangeaient des escargots ; ils ne ressemblaient pas du tout aux Amish ; ils comptaient aller admirer d’autres peintures ; certaines danseuses et chanteuses se produisaient pratiquement nues ; elle était follement amoureuse.
Le courage de son amie, qui avait suivi son cœur, lui parut de bon augure, un signe certain que la journée serait bonne. Elle soupira et déposa la carte de Ray-Lynn sur son bureau, glissant la sienne dans une des poches de son tablier. Elle espérait rendre rapidement visite à son amie pour lui apporter les cartes, lui parler de Sarah et du restaurant. Elle lui rappellerait sa bataille pour gagner le cœur du shérif Freeman. Elle ne doutait pas un instant de pouvoir aider Ray-Lynn. Ce jour-là, elle se sentait pleine d’espoir.
* * *
La deuxième fois que Ray-Lynn reprit conscience, elle s’affola de se retrouver dans une chambre d’hôpital. Une infirmière vint vérifier le goutte-à-goutte accroché à un de ses bras, l’autre étant plâtré jusqu’à l’épaule.
— Pourquoi suis-je ici… Et où suis-je ? demanda-t-elle.
— Vous avez eu un accident de voiture, madame Logan. Votre véhicule est tombé dans un ravin après avoir dérapé sur la route. Vous êtes à l’hôpital de Wooster. Vous avez un bras et une épaule cassés, ainsi qu’une sérieuse commotion cérébrale. A part une petite perte de mémoire à court terme, vous vous en tirez plutôt bien.
Elle se sentait fatiguée, très engourdie, mais un peu rassurée par ce que l’infirmière lui avait appris. Wooster était la plus grande ville de la région, l’hôpital le plus proche. Et elle se souvenait. Elle venait d’acheter un restaurant à Homestead. Mais elle ne se rappelait rien de l’accident. Et pourquoi la route était-elle glissante en été ? Il avait peut-être plu. Et que signifiait cette perte de sa mémoire récente ?
— Détendez-vous, lui conseilla l’infirmière. Je vais appeler le médecin. Nous sommes très heureux que vous vous soyez réveillée. Je préviendrai le shérif, également. Il s’était absenté un moment, mais je crois qu’il n’est pas loin.
Ray-Lynn luttait pour se souvenir. Oh oui, l’homme qui était assis près de son lit… Attendait-il pour l’interroger sur les circonstances de l’accident ? Mais dans son souvenir, il tenait sa main et il avait des larmes aux yeux.
— Attendez ! cria-t-elle alors que l’infirmière s’apprêtait à quitter la chambre. S’il vous plaît… Est-ce que j’ai… Quelqu’un a-t-il été blessé ? Pourquoi le shérif veut-il me voir ?
L’infirmière revint sur ses pas, ouvrit la bouche, puis la referma avant de retrouver sa voix.
— Il m’a dit de vous dire qu’il était un ami. Vous n’êtes pas coupable de quoi que ce soit, ni en état d’arrestation, ne vous inquiétez pas. Je reviens tout de suite avec le Dr Blackstone.
Pourquoi ne se souvenait-elle pas du shérif ? Le cœur de Ray-Lynn battit soudain plus vite. Si, il y avait quelque chose… Quelque chose qui concernait le shérif. Des pans de sa mémoire lui échappaient… Sa tête ressemblait à un puzzle dont elle aurait perdu des pièces… Vous n’êtes pas coupable… Dans ce cas, que voulait le shérif ? Elle songea soudain pour la première fois qu’elle allait devoir embaucher des filles amish pour son restaurant, si elle réussissait à trouver quelqu’un qui était prêt à s’associer avec elle, maintenant que Charles n’était plus là.
Les larmes voilèrent ses yeux, et coulèrent sur ses joues avant d’aller se perdre dans ses cheveux, tandis qu’elle fixait le plafond blanc criblé de petits trous. Le médecin entra et se pencha sur elle pour prendre sa main. Elle se rappelait son nom, Dr Blackstone, avant même de l’avoir lu sur sa poche. C’était donc que sa mémoire fonctionnait bien. Alors pourquoi était-elle incapable de se rappeler le nom de ce shérif ? S’il était un ami, il devait compter pour elle.
* * *
Dans l’après-midi de cette deuxième journée au restaurant, Seth s’arrêta pour déjeuner. Tout se passait plutôt bien, pour l’instant. Il expliqua à Hannah qu’il retournerait ensuite à la scierie, où Abe Mast l’aidait à chiffrer les travaux et à choisir le bois pour la restauration du moulin. Les investisseurs de Detroit tenaient à ce qu’il signe un contrat le jour où il leur remettrait son devis. Les artisans amish détestaient signer quelque document que ce soit émanant d’avocats, mais il voulait ce travail. Il lui apprit également que deux policiers de Wooster étaient passés prendre des planches pour bloquer les accès à la maison d’Arrowroot afin de la protéger contre les vandales et les voleurs, vu le nombre de ses ennemis. Comme Linc au petit déjeuner, Seth mangea vite.
— Je passerai te prendre à 19 heures, et chaque jour ensuite, pour le reste de nos vies, si tu restes travailler au restaurant…, promit-il avant de repartir très vite.
Si pressé qu’il fût, le dernier regard qu’il lui avait adressé promettait bien plus que de petits baisers. Ce qui la fit prendre la décision de dire à Linc que, s’il y avait des conditions derrière sa proposition de lui décrocher une audition, elle se débrouillerait toute seule. Comme elle aurait aimé, pourtant, tenter une nouvelle fois sa chance ! Si Dieu lui ouvrait la porte, elle la franchirait sans hésiter. Et si Seth l’aimait, il comprendrait et accepterait qu’elle veuille à la fois une vie avec lui dans leur communauté, et un métier de chanteuse dans le monde. Ce monde qui avait apporté le mal dans la Home Valley, mais aussi le bien. La formule « Et séparez-vous1 », à laquelle sa communauté se raccrochait, était si difficile à respecter…
* * *
En fin d’après-midi, Ella entra, les bras chargés de sachets de lavande et de savons pour réapprovisionner le petit présentoir que Ray-Lynn avait installé près de la porte du restaurant.
— Tout va bien ? demanda-t-elle à Hannah, en disposant ses produits.
— Un peu mieux aujourd’hui. Hier, trois femmes s’en sont prises à moi, et pas à cause de la nourriture ou du service. Oh ! au fait, j’ai vu une enveloppe à ton nom sous la caisse…
Elle la récupéra et la tendit à Ella.
— Et voici l’argent d’un touriste qui vient juste d’acheter des produits, ajouta-t-elle en fouillant dans une de ses poches.
— Super. Merci. Il paraît que cet hiver sera particulièrement rude pour les plants à repiquer. Je vais donc devoir bien protéger ma lavande. Cet argent me servira à acheter de nouveaux plants, si besoin est. Je vais maintenant à l’auberge, pour réapprovisionner le stock.
— Je m’en veux terriblement d’avoir laissé tomber Amanda aussi vite, confia Hannah. Elle et Harlan se sont montrés si gentils avec moi…
— Je suis certaine qu’elle comprend qu’on avait vraiment besoin de toi ici — non pas que faire la poussière et le ménage ne soit pas important… et tellement amusant ! fit-elle remarquer avec un petit rire.
Hannah la rattrapa par le poignet avant qu’elle ne fasse demi-tour.
— Ella, une des personnes qui s’en sont prises à moi, hier, était Lily Freeman. Elle voulait m’aider au restaurant, probablement dans l’intention de prendre les commandes, mais j’ai refusé par respect pour Ray-Lynn. Elle a essayé de me faire croire que le shérif voulait qu’elle travaille ici, mais il m’a affirmé que c’était faux. Comme elle travaillait dans un restaurant à Las Vegas, je suis sûre qu’elle aurait pu m’être utile. Au cas où tu tomberais sur elle chez Amanda, je voulais juste te prévenir qu’elle risquait d’être en colère contre moi, comme elle l’est contre Ray-Lynn. Je pense que Ray-Lynn se fait du souci pour rien à propos de Lily, mais je peux comprendre sa crainte qu’elle n’ait l’intention de reconquérir le shérif.
— Crois-tu qu’elle soit en colère au point de la pousser hors de la route ? demanda Ella, les yeux écarquillés. Je pourrais examiner le pare-chocs de Lily, si sa voiture est garée devant l’auberge, et vérifier s’il y a des traces.
— Je n’ai pas dit ça pour que tu te mettes en danger. D’ailleurs, d’après Linc, les traces appartiennent à une camionnette ou un camion.
Elle soupira.
— Je commence à lui ressembler. Il ne cesse de me répéter de rester en dehors de l’enquête et de me montrer prudente.
Une fois Ella partie, Hannah apporta les menus à quatre nouveaux clients. Au passage, l’odeur de la lavande l’apaisa. Linc obtiendrait des réponses à Detroit, elle n’en doutait pas. La fusillade du cimetière était sûrement l’œuvre d’un étranger. Au moins, Ray-Lynn avait survécu à l’accident, même si sa mémoire, son passé immédiat et peut-être son amour pour le shérif Freeman s’étaient volatilisés.
* * *
Une heure plus tard, Ella était de retour, feignant d’arranger ses produits à la lavande, tout en adressant à Hannah des signes qui voulaient probablement dire qu’elle avait quelque chose à lui révéler. Le restaurant était plein, mais Hannah chargea Leah de l’accueil et doubla le nombre de tables d’Amy. Si celle-ci se plaignait — ce qu’elle ne fit pas, se contentant de la foudroyer du regard —, ce serait une bonne excuse pour la remplacer.
— Ça ne m’étonnerait pas qu’Amy Zook nous espionne, Seth et moi, pour le compte de sa sœur Susan, chuchota Hannah à Ella pendant qu’elles fonçaient vers le bureau.
— En parlant d’espionnage, voilà ce que j’ai appris. Amanda a parfaitement compris que tu aies quitté ton travail pour venir remplacer Ray-Lynn, mais j’ai entendu Lily au téléphone. Elle était tellement en colère qu’elle parlait très fort, comme si elle était prête à exploser.
— Parce que je n’ai pas voulu qu’elle travaille ici ?
— Non. Elle cherchait à convaincre quelqu’un qu’elle n’avait aucune intention de reconquérir Jack — c’est ainsi qu’elle a appelé le shérif.
— Elle ne pouvait pas parler à Ray-Lynn.
— Aucune chance. La personne à laquelle elle parlait se trouve dans un endroit où il faisait trente degrés aujourd’hui. J’ai entendu ça en écoutant à la porte de sa chambre.
— Il s’agissait peut-être d’un ami à Las Vegas. Je mettrai Linc au courant dès son retour, même si je sais maintenant qu’il qualifiera ça de ouï-dire. Et maintenant, elle m’en veut d’avoir pris le parti de Ray-Lynn et d’avoir le poste qu’elle visait.
— Tout ça ne me plaît pas du tout. D’autant qu’elle est très amie avec Elaine Carson et que cette femme préfère les armes aux êtres humains. Elle tire sûrement très bien, même de nuit, et même sur des cibles mouvantes dans un cimetière. Et si elle avait posé la carabine qu’elle a utilisée et un mot chez Arrowroot, après l’avoir attiré dehors sous un faux prétexte ?
— Pour lui faire quoi ? Le tuer de sang-froid ? Je ne crois pas. Elle admire sa façon de défendre ses droits d’Américain. J’aurais dû demander à Linc qui avait quitté le relais de routiers et quand, cette nuit-là… Quelqu’un qui aurait pu apercevoir Ray-Lynn sur la route ou sur le parking et la suivre. Il a interrogé les clients. Comme je l’ai dit, d’après lui, le véhicule qui a poussé Ray-Lynn était une camionnette ou un camion, à cause des grosses traces de pneus.
— Pas comme ceux de la voiture de Lily…
— … mais comme ceux de la camionnette d’Elaine, conclurent-elles dans un bel ensemble.
— Eh bien, si Lily ou Elaine passent par ici, tu devrais aussitôt appeler Linc.
— Il n’est même pas dans le coin aujourd’hui, mais personne ne va me tirer dessus ou me faire du mal dans un restaurant plein de monde. Et Seth viendra me chercher pour me raccompagner à la maison.
— A la maison ? C’est ainsi que tu la considères de nouveau ? Allons-nous de nouveau tous former une famille ? Toi et moi… Sarah aussi, bien sûr… Nous avons toujours été comme des sœurs, alors si tu restais et faisais ta vie…
— Je dois retourner en salle. Merci de m’avoir répété ce que tu as entendu. Tu veux manger quelque chose avant de partir ?
— Non, il vaut mieux que je rentre. J’ai promis à Mamm de surveiller Marlena. Elle a besoin d’une mère, Hannah, tout comme Seth a besoin d’une épouse. Je prie, quoi qu’il ait pu se passer entre vous, pour que ce soit toi.
* * *
Hannah ferma un peu plus tôt, pour être certaine que tous les clients auraient fini de manger à l’arrivée de Seth. Il ne faisait pas encore nuit, aussi renvoya-t-elle Leah chez elle peu après le départ des autres serveuses et des cuisinières. Si Ray-Lynn ne revenait pas rapidement, elle prendrait Leah comme adjointe. Elle était heureuse d’avoir une nouvelle amie.
Elle surveillait le restaurant, l’oreille tendue dans l’espoir d’entendre le buggy de Seth, mais il était encore tôt. A la place, elle entendit le ronronnement d’un moteur et un coup sur la porte de derrière.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle avant d’ouvrir.
— Harlan. J’ai apporté la viande de la semaine. Désolé de ne pas avoir pu passer plus tôt !
Elle déverrouilla la porte. Les mains gantées pour porter la viande, il la salua et entra, portant un énorme jambon sur l’épaule. Elle se précipita devant lui dans la cuisine, allumant au passage les lumières, et ouvrit une des portes en acier inoxydable du congélateur. L’air glacé l’enveloppa, la frigorifiant.
— Le jambon est tranché en section de deux kilos. Il vous faudra en décongeler quatre par jour, expliqua-t-il, très professionnel.
Elle faillit lui demander comment il allait et s’il s’était réconcilié avec sa sœur et sa femme, mais elle se retint.
— Si vous me tenez les portes, je n’en aurai pas pour longtemps. Je reviens avec la viande de bœuf et les saucisses.
Il fit plusieurs voyages, transportant deux cartons à chaque voyage. L’homme était plus fort qu’il n’en avait l’air. Il grognait en empilant ses chargements dans le congélateur, le haut des cartons fermé avec du ruban adhésif noir, tourné vers l’avant avec l’indication du contenu bien visible.
— Des quartiers de bœuf, maintenant — déjà découpés. Ne vous inquiétez pas pour la place qui reste.
Quand il sortit le dernier paquet de son camion, elle constata que le restaurant devait être son dernier arrêt. Elle aperçut plusieurs chariots à l’intérieur du véhicule et des cordes, ainsi qu’un gros rouleau de ruban adhésif, le même que celui qui fermait les cartons.
Devait-elle lui demander s’il avait vu Ray-Lynn au relais de routiers, ou cette question allait-elle lui rappeler qu’il buvait ? Il avait l’air sobre, aujourd’hui, et sérieux dans son travail.
— Voilà, dit-il en posant son dernier chargement dans le congélateur dont Hannah referma la porte.
Se retrouver seul avec elle semblait le rendre nerveux.
— Merci, Harlan. J’ai vu que Ray-Lynn vous payait le 15 et le dernier jour du mois. Je prendrai soin de faire la même chose.
En retournant vers l’entrée, elle sentit qu’il avait envie de lui parler, mais il garda le silence. Parvenu à la porte, il sortit dans le crépuscule gris et regarda de chaque côté, tirant ses gants en cuir sur ses poignets. Après lui avoir souhaité une bonne soirée, Hannah fit demi-tour pour rentrer.
Soudain, une main gantée se posa sur sa bouche, l’autre passant autour d’elle pour bloquer ses bras le long de son corps.
D’un mouvement rapide et puissant, Harlan la souleva et la fit glisser sur le ventre à l’arrière de son camion, sa main toujours sur sa bouche. Le métal était aussi glacé que l’air. Choquée, mais pas vaincue, Hannah essaya de lui donner un coup de pied et de crier, mais il colla un morceau d’adhésif sur sa bouche, puis attacha ses poignets dans son dos avec une corde. Refusant de se soumettre, elle ne cessait de gigoter, sa jupe remontée jusqu’aux genoux, les clés de Ray-Lynn cliquetant dans la poche de son tablier. Finalement, il attacha ses chevilles, l’immobilisant complètement. Piégée, ligotée, elle cessa de se débattre. Ses membres et sa bouche maîtrisés, son cerveau prit la relève. Seth n’allait pas tarder. Il allait s’étonner de son absence, se mettre à sa recherche. Mais même si quelqu’un avait aperçu le camion, quelle importance ? Linc n’était pas là… Elle avait renvoyé Leah chez elle… Où était le shérif ?
« Calme-toi, respire calmement et prie », s’exhorta-t-elle.
Ce n’était qu’un mauvais rêve. Elle allait se réveiller. Pas le frère d’Amanda ! Il s’était toujours montré si gentil, si serviable… La disparition de John Arrowroot… La sienne, maintenant… Seth, viens vite ! Viens tout de suite ! Si seulement quelqu’un passait dans l’allée… Quelqu’un !
Harlan l’enroula dans une couverture qu’elle n’avait pas remarquée. Elle lui en fut presque reconnaissante. Son bonnet et sa cape étaient restés dans le restaurant. Mais elle éprouvait des difficultés pour respirer sous la couverture, avec ce ruban adhésif sur sa bouche. Respire… Respire…
— J’ai reçu l’ordre de faire le ménage, murmura-t-il, le souffle court, comme s’il essayait de s’en convaincre. Je me contente de faire ce pour quoi on me paye. Ne te défends pas parce que ça ne t’aidera pas. Accepte ton sort. Vous, les Amish, êtes bons pour ça. Comme l’Indien.
Il monta à l’arrière du camion, qui pencha sous son poids, pour la tirer vers le fond, la calant derrière un des grands chariots froids. Le camion s’affaissa et remonta quand il ressortit, claquant les portes et rabattant le loquet. Le bruit résonna comme un glas dans le cœur d’Hannah. Malgré l’épaisseur de la couverture qui assourdissait les bruits, elle devina qu’il fermait la porte du restaurant avant de remonter dans son camion et de claquer sa portière.
Avait-il poussé Ray-Lynn dans le ravin ? Allait-il la jeter du haut d’une falaise ? Et il avait parlé de « l’Indien ». John Arrowroot, à n’en pas douter. Mais qui pouvait l’avoir payé pour « faire le ménage » ?
Le camion réfrigéré vibra quand Harlan mit le contact et roula doucement en direction de Main Street, Hannah cachée dans ses entrailles glacées.
1. 1. La Bible — Corinthiens 2.6.17.