À Fawns, par ce dimanche d’automne, on aurait pu voir Adam Verver ouvrir avec une certaine brusquerie la porte de la salle de billard – c’est-à-dire qu’on aurait pu le voir, s’il y avait eu un spectateur dans les parages. La justification de la poussée qu’il avait appliquée, et de la poussée également vigoureuse qu’il appliqua de nouveau pour s’enfermer – la raison de cette énergie était justement de pouvoir s’y trouver seul, même brièvement, seul avec les liasses de lettres, de journaux, et autre courrier non ouvert, sur lesquelles, pendant le breakfast et depuis lors, il n’avait pas eu l’occasion de jeter un coup d’œil. Cette vaste pièce nette et carrée était déserte, et ses grandes fenêtres lumineuses donnaient sur une perspective de terrasse et de jardin, de parc et de bois, sur les scintillements d’un lac artificiel, et les richesses d’un horizon chargé, collines bleu sombre, village autour de son clocher, ombres intenses des nuages, qui formaient, alors que tous les autres étaient à l’église, un ensemble propre à donner le sentiment d’avoir le monde pour soi seul. Ce monde, néanmoins, nous le partageons pour l’heure avec Mr Verver ; le fait même de sa lutte, comme il eût dit, pour la solitude, le fait de sa fuite silencieuse, presque sur la pointe des pieds, à travers des couloirs tortueux, l’investissent d’un intérêt qui pousse notre attention – vraiment tendre et presque compatissante – à nuancer son isolement enfin obtenu. Car on peut tout de suite signaler que cet homme aimable, en général, ne songeait à ses avantages personnels que lorsqu’il jugeait que d’autres avantages – les avantages d’autres personnes – avaient été correctement assurés. On peut également indiquer qu’il se figurait toujours les autres – telle était la loi de son tempérament – comme une troupe nombreuse ; et, bien que n’ayant conscience que d’un seul lien proche, d’une seule affection, d’un seul devoir profondément enraciné dans sa vie, il n’avait jamais passé plusieurs minutes de suite, sans se sentir entouré et impliqué ; il n’avait jamais complètement eu le soulagement de voir les sollicitations humaines multicolores, avec leurs teintes graduées, leurs cercles concentriques progressifs de besoins et d’importunités, s’estomper véritablement en cette blancheur impersonnelle à laquelle aspirait parfois son regard. Elles se voilaient, ces sollicitations : cela, il pouvait l’admettre. Mais il n’avait encore jamais connu un seul moment où elles auraient parfaitement disparu.
Ainsi s’était établie en lui une petite habitude – son secret intime, qu’il ne confiait pas même à Maggie, bien qu’il sentît qu’elle l’eût compris, comme elle comprenait, selon lui, toute chose –, ainsi donc s’était formée son innocente manie de faire de temps à autre croire qu’il était dénué de conscience, ou du moins que l’absence d’esprit, dans le domaine du devoir, régnait en lui pour une heure ; petit jeu auquel les rares personnes assez proches pour l’avoir vu s’y livrer, dont faisait par exemple partie Mrs Assingham, attachaient cette bizarrerie, et en fait ce charme affligeant, qu’on trouve à un adulte qui conserve un de ses jouets de petit garçon. Quand il s’accordait une « pause », il le faisait avec les yeux touchants et contrits d’un homme de quarante-sept ans surpris en train de manier une relique de son enfance – de recoller la tête d’un soldat de plomb, ou de tripoter la gâchette d’un fusil de bois. Il s’agissait essentiellement pour lui d’imiter la désinvolture – qu’il pratiquait en quelque sorte pour « se maintenir », et en s’amusant. Malgré ses pratiques, il restait insuffisamment entraîné, car ces intermèdes naïvement retors étaient, par la nature des choses, condamnés à la brièveté. Il s’était fatalement défini lui-même – c’était sa propre faute – comme un homme qu’on pouvait impunément venir interrompre. Or à cela justement tenait ce qu’il y avait de plus étonnant en lui : au fait qu’un homme aussi fréquemment interrompu ait pu « parvenir », comme on dit, et surtout parvenir si tôt dans la vie, là où il en était. Cela requérait un génie particulier ; il en était manifestement doté. Les étincelles d’un feu, les éclats d’une lumière, brillaient quelque part dans les imprécisions de son être intérieur, comme une lampe qui scintille devant un autel dans les sombres perspectives d’une église ; et l’espace de son cerveau, dans sa jeunesse et le début de sa maturité, alors que soufflait sur lui le vent rude des possibilités et des rivalités américaines, en était devenu un étrange atelier à faire fortune. Cette usine, mystérieuse et presque anonyme – dont les fenêtres, aux heures de plus intense activité, ne paraissaient jamais, aux yeux des curieux et des observateurs, sensiblement rougeoyer –, avait dû en fait, durant certaines années, être chauffée à blanc d’une manière inouïe et quasiment miraculeuse, selon un procédé de fabrication que le maître des forges, on le sentait bien, ne pouvait pas communiquer, même avec la meilleure volonté du monde.
La pulsation essentielle de cette flamme, l’action de cette température cérébrale, portées au plus haut point, et pourtant extraordinairement contenues – ces éléments étaient en eux-mêmes l’immensité du résultat ; ils ne faisaient qu’un avec la perfection de la machinerie, ils avaient constitué la sorte de puissance d’acquisition appliquée, et conduit au triomphe nécessaire de toutes les opérations engendrées. Une vague explication d’un phénomène naguère vivace doit en tout cas nous suffire pour le moment ; car ce n’est manifestement pas un éclaircissement du sujet, que de faire porter à la seule amabilité de notre ami tout le poids de la démonstration de son histoire financière. L’amabilité, en réalité, est une aide à la réussite ; on a même pu la considérer comme le principe des vastes accumulations ; mais le lien, pour l’esprit, est fatalement manquant, entre une preuve de continuité, si ce n’est de quelque chose de plus insolent, en pareil domaine, à une pareille échelle, et la disponibilité pour les distractions, dans tous les autres domaines. De la variété dans l’imagination – qu’est-ce que cela, sinon une chose fatale dans le monde des affaires, à moins d’être disciplinée au point de ne pas se distinguer de la monotonie ? Ainsi, Mr Verver, durant toute une jeune période, période ne comprenant, étonnamment, aucune année perdue, avait été impénétrablement monotone derrière un nuage chatoyant. Ce nuage était son enveloppe native – la molle souplesse, pour ainsi dire, de son tempérament et de son langage, qui n’étaient sans doute pas assez directement expressifs pour figurer d’amples mouvements, mais dont la qualité était indubitable pour des observateurs sensibles. Bref, afin d’avoir quelques moments de solitude, il était encore réduit à feindre le cynisme.
Cependant, sa véritable incapacité à maintenir cette feinte ne fut peut-être jamais aussi bien démontrée que par son acceptation, ce jour-là, de l’inévitable : son acceptation de l’arrivée, au bout d’un quart d’heure, de cet élément d’obligation dont il avait, durant tout ce temps, eu conscience de devoir tenir compte. Un quart d’heure d’égoïsme était d’habitude à peu près tout ce qu’il s’accordait, en toute circonstance. Mrs Rance ouvrit la porte, avec plus de précautions qu’il ne l’avait fait lui-même ; mais, d’un autre côté, comme pour se rattraper, elle entra, en le voyant à l’intérieur, plus brusquement que lui-même lorsqu’il n’y avait vu personne. Alors il prit fortement conscience qu’il avait, une semaine plus tôt, nettement établi un précédent. Il donna du moins cette excuse à l’intrusion de la dame : c’était le genre d’excuse qu’il trouvait toujours à quelqu’un. Le dimanche précédent, il avait eu envie de rester à la maison, et il s’était par là exposé à être pris sur le fait. Pour que cela fût possible, il avait suffi que Mrs Rance ait eu envie de faire de même : le tour fut très facilement joué. Il n’avait pas du tout compté qu’elle fût absente : cela, d’une certaine manière, eût été reconnaître que sa propre présence n’était guère convenable. Si les personnes sous son toit n’avaient pas le droit de ne pas aller à l’église, quel droit, en toute justice, avait-il lui-même ? Sa plus subtile manœuvre avait été de se rendre dans la salle de billard, au lieu de la bibliothèque, dans laquelle, tout naturellement, il avait été huit jours plus tôt surpris par son invitée, ou invitée de sa fille, ou invitée des demoiselles Lutch – il ne savait trop comment la définir. Son souvenir de la durée de la visite qu’elle lui avait faite alors lui fit craindre que la loi de la répétition des agissements ne s’appliquât déjà. Elle avait passé toute la matinée avec lui dans la bibliothèque, elle s’y était trouvée encore quand les autres étaient rentrés de l’église ; car elle avait tièdement accueilli sa proposition de faire un tour dehors avec lui. Elle avait eu l’air de considérer cela comme une espèce de subterfuge, presque comme une forme de déloyauté. Mais qu’avait-elle maintenant à l’esprit, que voulait-elle faire avec lui, au-delà de ce qu’elle avait déjà fait ? – lui, un hôte patient et scrupuleux, n’oubliant pas qu’elle était arrivée comme une sorte d’inconnue, sans avoir été expressément ni même précisément invitée, de sorte qu’il pouvait être d’autant plus soucieux de ne pas la blesser dans ses susceptibilités. Les demoiselles Lutch, sœurs venues du Middle West, étaient là en tant qu’amies d’anciennes amies de Maggie ; mais Mrs Rance n’était là, ou du moins n’avait d’abord paru être là, que comme amie des demoiselles Lutch.
La dame elle-même n’était pas du Middle West : elle insistait sur ce point ; elle était du New Jersey, de Rhode Island, d’un État plus petit et plus intime, Adam Verver ne parvenait pas à s’en souvenir, bien qu’elle insistât également là-dessus. Ce n’était pas dans son tempérament, nous pouvons dire cela pour lui, d’aller jusqu’à se demander si elle n’allait pas bientôt agréger à leur groupe une amie à elle ; et cela, en partie parce qu’elle lui avait en vérité donné l’impression plus de vouloir éloigner les demoiselles Lutch que d’agrandir leur cercle actuel ; et en partie, mais essentiellement, aussi, parce que ses rapports avec l’ironie en général étaient moins de la pratiquer lui-même, que de rendre facile aux autres d’en faire usage. La nature l’avait constitué de sorte à lui donner la capacité de séparer ses embarras de ses ressentiments ; mais certes, si la masse de ces derniers avait toujours été restreinte, sans doute était-ce une conséquence de la rareté des premiers. Son plus grand embarras, eût-il admis s’il l’avait analysé, tenait au fait qu’on considérât comme évident que, du moment qu’il avait de l’argent, il avait de la force. Elle faisait pression sur lui, et de tous côtés, assurément, cette attribution de pouvoir. Tout le monde avait besoin de ce pouvoir, tandis que son propre besoin pouvait sembler, au mieux, d’avoir assez d’astuce pour ne pas en faire profiter. Une réserve aussi simplement et sévèrement défensive risquait d’avoir pour effet, dans la plupart des cas, de jeter un doute sur ses intentions ; et donc, même si c’était compliqué d’être perpétuellement traité comme un recours sans limites, cet inconvénient n’était pas le plus grand dont aurait eu à se plaindre le brave homme. D’ailleurs, la plainte était un luxe, et il redoutait l’imputation de rapacité. L’autre imputation, celle, constante, d’être capable d’« accomplir », n’aurait pas eu de cause, s’il n’avait pas été, pour commencer, car telle était la question, très manifestement entouré de luxe. Ses lèvres pour ainsi dire étaient fermées : et, de plus, par un ressort qui dépendait de l’action même de ses yeux. Ses yeux lui montraient ce qu’il avait en effet accompli, lui montraient où il avait abouti : au sommet de sa montagne de difficultés, cette haute spirale abrupte dont il avait entrepris l’ascension tournoyante à l’âge de vingt ans, et dont le faîte, dominant les royaumes de la terre, était, si l’on veut, une plate-forme où ne pouvait tenir qu’une demi-douzaine d’autres que lui.
Ses yeux, en tout cas, voyaient maintenant s’approcher Mrs Rance, en s’abstenant aussitôt de déceler dans ceux de cette dame quelque grossière avidité, ou du moins quelque usage triomphant de l’impression sinistre que pouvait produire leur intensité. Ce qu’ils semblaient suprêmement exprimer, c’était de juger qu’il avait, en ne se rendant pas dans la bibliothèque, tenté de la fuir : or ce n’était en fait pas loin de ce dont il avait eu l’intention. Ce ne fut pas facile pour lui, malgré une longue pratique qu’on lui attribuait avec sympathie et avec drôlerie, de ne pas avoir honte ; la seule chose relativement facile eût été de glisser sur son propre comportement. La salle de billard, en cette heure particulière, n’était un endroit ni normal ni agréable pour que s’y retirât le principal occupant en titre d’une aussi grande maison ; et cela, même sans préjuger que sa visiteuse ne viendrait pas l’y chercher, comme il le craignait. Si elle l’accusait franchement de s’être défilé, il serait simplement anéanti ; mais au bout d’un instant il ne le craignit plus. N’allait-elle pas plutôt, comme pour mettre l’accent sur leur complicité, accepter et, d’une certaine manière, exploiter l’anomalie, la traiter sans doute comme romantique et peut-être même comme comique ? – montrer du moins qu’ils n’avaient pas besoin de s’en soucier, même si la vaste table, tendue de toile écrue, se déployait entre eux comme un désert de sable. Elle ne pouvait pas traverser le désert, mais elle pouvait joliment le contourner, et elle le fit ; par conséquent, pour que cela restât un obstacle entre eux, il aurait dû se livrer à un jeu enfantin, à une turbulence inconvenante, en se faisant joyeusement poursuivre. C’était un tour, il le savait bien, que les événements ne prendraient sûrement pas ; et il vit brièvement se dessiner le moment où elle lui proposerait carrément de frapper les boules. Ce danger, sentait-il, il saurait certainement l’affronter, d’une manière ou d’une autre. Alors pourquoi éprouvait-il le besoin de défenses, matérielles ou autres ? Comment se faisait-il qu’il lui vînt à l’esprit ce mot de danger ? Le profond danger, le seul dont l’idée même lui eût fait nettement froid dans le dos, aurait été qu’elle pût songer à l’épouser, et aborder avec lui ce redoutable sujet. Ici heureusement elle était impuissante, car il était apparemment bien prouvé contre elle qu’elle détenait un mari à l’existence indubitable.
Elle ne le détenait, il est vrai, qu’en Amérique, au Texas, dans le Nebraska, en Arizona, ou ailleurs – un ailleurs qui, dans le vieux manoir de Fawns du comté du Kent, ne semblait guère pouvoir figurer un endroit réel ; vu de si loin, c’était tellement perdu, tellement indistinct et illusoire, dans le grand désert alcalin du divorce à bon marché. Elle le tenait même en esclavage, le pauvre homme, elle le tenait en mépris, elle en gardait un souvenir si imparfait qu’il s’effaçait presque, mais elle le détenait néanmoins comme un être à l’existence indubitable : les demoiselles Lutch l’avaient vu en chair et en os, et s’étaient empressées de le faire savoir ; cependant, lorsqu’on les interrogeait séparément, leurs descriptions ne concordaient pas. Son mari, dans le pire des cas, si l’on en venait au pire, serait la difficulté de Mrs Rance, et par conséquent il pouvait faire office de solide rempart de protection pour quelqu’un d’autre. C’était une logique impeccable, mais qui rassurait Mr Verver moins qu’elle n’aurait dû. Il craignait non seulement le danger, il craignait l’idée du danger ; ou, en d’autres termes, il se craignait lui-même, d’une manière obsédante. C’était surtout comme symbole que Mrs Rance se dressait maintenant devant lui : symbole du suprême effort qu’il aurait à faire, sentait-il, tôt ou tard. Cet effort serait de dire non : il vivait dans la terreur de devoir le dire. On lui proposerait de l’épouser, à un moment donné : ce n’était qu’une question de temps ; et alors il aurait à faire une chose qui serait extrêmement désagréable. Il lui arrivait même de souhaiter ne pas être sûr de pouvoir la faire. Cependant, il se connaissait assez bien pour ne pas en douter : il savait très froidement, très lugubrement, de quelle manière, au moment crucial, il tracerait la limite. C’étaient le mariage de Maggie et le plus grand bonheur de Maggie – aussi heureuse qu’il l’eût supposée avant cela – qui avaient fait la différence ; il n’avait pas eu naguère à songer à des choses pareilles, lui semblait-il maintenant. Elles ne s’étaient pas présentées à lui, et c’était pratiquement comme si Maggie les avait retenues. Elle n’était que sa seule enfant : ce qu’elle était en fait à présent autant que jamais ; mais, par certains côtés, elle l’avait protégé comme si elle était plus que sa fille. Elle avait fait pour lui plus qu’il ne savait, bien qu’il en eût toujours su beaucoup, et avec bonheur. Si elle en faisait à présent plus que jamais pour lui, en compensation, disait-elle, du changement de vie qu’elle lui causait, il se trouvait quand même dans la situation d’en faire tout autant, cette situation étant simplement qu’ils avaient plus que jamais des choses à régler ensemble.
Il n’y en avait encore pas vraiment eu autant, dans toute cette démonstration, que depuis leur retour de vingt mois passés en Amérique, depuis leur réinstallation en Angleterre, tout expérimentale qu’elle était, et le sentiment consécutif, désormais bien établi en lui, d’une atmosphère domestique qui s’était dégagée et éclaircie, en produisant l’effet, pour leur vie commune, de plus vastes perspectives et de plus larges ouvertures. C’était comme si la présence de son gendre, avant même qu’il ne devînt son gendre, avait empli la scène et dessiné l’avenir, très fertilement, et très élégamment, tout compte fait, sans rien d’inconvenant ni d’insatisfaisant : le Prince étant devenu et étant resté, une fois qu’on en avait pris la mesure, le « sujet principal », le ciel s’était levé, l’horizon avait reculé, le premier plan même s’était agrandi, afin d’être en harmonie avec lui, et de tout accorder à son ample échelle. Certes, Adam Verver aurait pu d’abord avoir le sentiment que sa relation de toujours avec sa fille avait tout l’air d’un agréable jardin public, au cœur d’une vieille cité, dans lequel serait soudain tombé un édifice à la façade imposante, disons quelque grande église palladienne ; de sorte que l’ensemble du reste, l’espace libre devant le parvis, les passages extérieurs vers l’abside, les rues avoisinantes, la quantité de ciel visible, s’en étaient trouvés passagèrement compromis, mais d’une manière, à vrai dire, nullement déconcertante : c’est-à-dire pour l’œil critique ou du moins intelligent, étant donné le noble style du fronton et sa haute position dans sa catégorie. Le phénomène qui s’était alors produit, qu’on l’eût ou non considéré à l’origine comme calculable, n’avait naturellement pas été le miracle d’une nuit, mais s’était déroulé si graduellement, si tranquillement, si aisément, que, vu des grandeurs de Fawns, avec ses quatre-vingts pièces, disait-on, ses étendues de parc boisé, ses arpents de jardin, et son majestueux lac artificiel – même s’il pouvait paraître assez ridicule à un familier des « Grands Lacs » –, il ne présentait aucune jointure visible, ni aucune trace d’adaptation forcée. L’église palladienne était toujours là, mais la piazza avait gardé son allure : le soleil y pénétrait pleinement, l’air s’y promenait, non moins que le public ; les limites s’étaient écartées, la circulation était facile, le côté est était, à sa façon, aussi beau que le côté ouest, et il y avait, entre les deux, des portes d’entrée latérales, larges, monumentales, ornementales, dans leur propre style, comme il convenait à une grande église. Bref, par ce processus, le Prince, tout en demeurant un élément massif, avait cessé d’être pour son beau-père un bloc menaçant.
Mr Verver, peut-on de plus mentionner, ne s’était en aucun moment suffisamment inquiété pour avoir tenu un compte précis de ses raisons d’être tranquillisé ; néanmoins, il n’aurait pas été incapable, il n’aurait pas vraiment été gêné, de détailler à une personne de confiance l’historique de l’affaire. La personne de confiance, pour ces éclaircissements, il faut aussi le noter, n’avait pas fait défaut ; elle s’était présentée sous la forme de Fanny Assingham, qui en fait ne se prêtait pas pour la première fois à ses confidences, et qui en tout cas pourrait à présent de nouveau l’écouter, avec un plein intérêt, et la même garantie de garder le secret. Elle venait entièrement, cette grande tranquillisation, du fait primordial que le Prince, par chance, ne s’était pas montré anguleux. Adam Verver s’accrochait à cette qualification du mari de sa fille, ainsi qu’il le faisait souvent avec des mots, des formules, dans les domaines humains et sociaux, qu’il avait trouvés tout seul : c’était son habitude que de les employer constamment durant certaines périodes, comme si vraiment ils éclairaient pour lui le monde, ou le chemin qu’il s’y frayait, même s’ils couvraient moins de terrain pour quelques-uns de ses interlocuteurs. Il est vrai qu’avec Mrs Assingham, il ne se sentait jamais sûr du terrain franchi ; elle disputait si peu avec lui, elle acquiesçait si souvent, elle l’entourait de tant d’attention systématique, de tellement de tendresse préconçue, que c’était presque – ainsi qu’il le lui avait dit une fois avec agacement – comme si elle soignait un enfant malade. Il l’avait accusée de ne pas le considérer avec sérieux, et elle avait répondu – étant donné qu’il ne pouvait pas en être effrayé, venant d’elle – qu’elle le considérait avec vénération, avec adoration. Elle avait ri de nouveau, comme elle l’avait fait la première fois, quand il lui avait répété le qualificatif précis qu’il appliquait à l’heureuse issue de ses rapports avec le Prince – et cela d’un air d’autant plus étrange qu’elle n’en avait pas contesté la justesse. Bien sûr elle ne pouvait pas être aussi amoureuse de sa trouvaille qu’il ne l’était lui-même. Il l’était tellement, qu’il s’y complaisait, pour sa propre satisfaction ; il était en fait parfois tout près d’expliquer publiquement ce qu’auraient été les choses si des heurts, pour ainsi dire, s’étaient produits. Un jour, il s’adressa franchement au personnage concerné : il indiqua au Prince l’hommage particulier qu’il lui rendait, il lui expliqua même les dangers auxquels ils avaient ainsi échappé, dans leur remarquable relation. Oh, si le Prince avait été anguleux ! Qui pouvait dire ce qui se serait alors produit ? Adam Verver parlait – et ce fut aussi la manière dont il parla à Mrs Assingham – comme s’il maîtrisait tous les facteurs, sans exception, que recouvrait l’angulosité.
Pour lui, elle faisait, cette formule, clairement figure d’idée finale, de conception extrêmement nette. En l’employant, il voulait peut-être évoquer les coins aigus et les bords tranchants, tout le hérissement de pierre, toute la géométrie rigide et solennelle de sa vaste église palladienne. Et ainsi, il n’était insensible à aucun heureux aspect d’un contact qui, d’une manière charmante et presque confondante, existait en ce qu’il n’offrait pratiquement que des lignes souples et des surfaces courbes. « Vous êtes rond, mon garçon, avait-il dit. Vous êtes totalement, vous êtes diversement et inépuisablement rond, alors que vous auriez pu, selon tous les risques, être abominablement carré. Je ne suis pas sûr, en l’occurrence, avait-il ajouté, que vous ne soyez pas carré dans l’ensemble… abominablement ou non. L’abomination n’est pas en jeu, car vous êtes obstinément rond… c’est ce que je veux dire… dans le détail. C’est la sorte de chose en vous qu’on sent… ou du moins que je sens… avec la main. Disons que vous avez été formé à partir d’une quantité de petits losanges pyramidaux, comme cette merveilleuse façade du palais des Doges à Venise… ce qui est ravissant pour un édifice, mais détestable chez un homme, en particulier si l’on doit s’y frotter en une proche relation. Je les vois tous d’ici… chacun faisant saillie… tous ces diamants architecturaux capables d’écorcher les chairs tendres. On pourrait être prêt à être écorché par des diamants… sans doute la façon la plus propre d’être écorché si on doit l’être… mais alors on serait plus ou moins réduit en charpie. Cela étant, pour vivre avec, vous êtes un pur et parfait cristal. Je vous donne mon idée… je pense qu’il fallait que vous la sachiez… exactement comme elle m’est venue. » Le Prince avait reçu l’idée, à sa façon, car il était déjà bien accoutumé à recevoir ; et rien peut-être ne pouvait mieux confirmer la description faite par Mr Verver de la surface du jeune homme, que la façon dont y glissa cette pluie dorée. Elle n’y trouva aucun interstice, elle ne fut retenue par aucune concavité ; le plan lisse et uniforme ne trahit l’humidité qu’en acquérant sur le moment de plus riches tonalités. En d’autres termes, le Prince sourit sans gêne ; avec l’air, toutefois, d’acquiescer, par principe et par habitude, à plus qu’il ne comprenait. Il appréciait tout ce qui indiquait que les choses allaient bien, mais il se souciait moins des raisons pour lesquelles elles allaient bien.
Concernant les gens parmi lesquels, depuis son mariage, il vivait, les raisons que ceux-ci donnaient fréquemment – bien plus fréquemment qu’il n’avait jusqu’alors entendu donner des raisons – constituaient en somme ce par quoi il différait le plus d’eux ; et son beau-père et sa femme n’étaient après tout que les premiers de ceux parmi lesquels il vivait. Il n’était même encore jamais bien certain de l’impression qu’il leur faisait, sur tel ou tel sujet ; bien souvent, ils comprenaient notablement des choses qu’il n’avait pas voulu dire ; et non moins souvent, et non moins notablement, ils ne comprenaient pas ce qu’il avait voulu dire. Il s’était rabattu sur son explication générale : « Nous n’avons pas les mêmes valeurs » ; par quoi il entendait qu’ils ne pratiquaient pas les mêmes mesures de l’importance. Ses « courbes », apparemment, étaient importantes parce qu’elles avaient été inattendues, ou, plus encore, inimaginables ; mais lorsqu’on avait toujours, ainsi que dans son vieux monde banni, considéré les courbes, et en bien plus grande quantité, comme allant de soi, on n’était pas davantage surpris de la facilité qui en résultait dans les relations, qu’on ne l’était d’avoir pu monter à l’étage d’une maison qui avait un escalier. À cette occasion, en fait, il avait assez vite écarté le sujet de l’approbation de Mr Verver. La promptitude de sa réponse, pouvons-nous supposer, provenait pour une large part du déclenchement d’un souvenir particulier ; cela avait donné à sa réaction un tour plus aisé. « Oh, si je suis un cristal, je suis ravi qu’il soit parfait, car je crois que certains ont des fêlures et des défauts… auquel cas, on a dû les obtenir à très bon marché ! » Il s’était arrêté net, devant l’aggravation que cela aurait été pour sa plaisanterie d’ajouter qu’on ne l’avait certainement pas eu, lui, à bon marché ; et c’était sans doute un signe du bon goût régnant entre eux, que le fait que Mr Verver n’eût pas non plus de son côté saisi l’occasion d’insister. Cependant, ce qui nous concerne ici le plus, c’est le rapport de ce dernier avec cet aspect des choses, et le fait qu’il considérât avec plaisir l’absence d’aspérité du caractère d’Amerigo comme caractéristique d’un objet précieux. Les objets précieux caractéristiques, les grands tableaux anciens et autres œuvres d’art, les « pièces » exceptionnelles en or, en argent, en émail, majolique, ivoire, bronze, s’étaient depuis de nombreuses années tellement multipliés autour de lui, et, défiant ses capacités d’appréciation et d’acquisition, avaient tellement fait appel à toutes ses facultés d’esprit, que l’instinct du collectionneur et un appétit particulièrement aiguisé avaient nettement servi de base à son acceptation de la demande en mariage du Prince.
Au-delà et au-dessus du fait capital de l’impression produite sur Maggie elle-même, le candidat à la main de sa fille offrait en quelque sorte les grandes caractéristiques, et se montrait à lui avec les signes très authentiques, de ce qu’il avait appris à rechercher dans les objets de premier ordre. Adam Verver était maintenant informé ; il l’était complètement ; personne en Europe ni en Amérique, croyait-il intérieurement, n’était moins capable que lui de vulgaires erreurs dans les estimations. Il ne s’était jamais présenté comme infaillible : ce n’était pas dans ses façons. Mais, en dehors des affections naturelles, il n’avait pas éprouvé de joie plus profondément intime, que celle de découvrir, d’une manière très inattendue, qu’il possédait en lui l’esprit du connaisseur. Au cours de ses lectures, il avait été, comme beaucoup d’autres, frappé par le sonnet de Keats sur « le vaillant Cortez » devant le Pacifique ; mais peu de lecteurs sans doute avaient appliqué avec autant de dévotion la grandiose image du poète à une expérience personnelle. Cette image concordait bien avec l’idée que se faisait Mr Verver de la manière dont, à un moment donné, il avait lui-même contemplé son Pacifique ; à tel point que deux lectures de ces vers immortels lui avaient suffi pour les garder en mémoire. Son « pic du Darien » était l’heure soudaine qui avait transformé sa vie, l’heure où il s’était aperçu, avec un soupir intérieur semblable au sourd gémissement d’une passion naissante, qu’un monde s’offrait à lui, et qu’il pourrait le conquérir s’il le voulait. Cela avait été comme tourner une page du livre de la vie ; comme si une feuille longtemps inerte s’était déplacée à son contact, et, vivement maniée, avait remué l’air en lui envoyant au visage le souffle même des Îles Dorées. Piller les Îles Dorées était aussitôt devenu l’affaire de son avenir, et il y voyait une douceur – telle était la plus grande merveille – plus encore dans la pensée que dans l’acte. La pensée était celle de l’affinité du Génie, ou du moins du Goût, avec quelque chose en lui : avec cette faculté latente dont il avait ainsi presque violemment pris conscience, et qui lui donnait l’impression de transformer par un simple tour d’écrou tout son horizon intellectuel. Il était en quelque sorte l’égal des grands visionnaires, des instigateurs et des protecteurs de beauté ; et il ne se situait, après tout, pas tellement au-dessous des grands exécutants et des grands créateurs. Il n’avait jusqu’alors été rien de ce genre : trop décidément, trop terriblement, rien de ce genre. Mais maintenant il voyait pourquoi il ne l’avait pas été, pourquoi il avait failli, il avait échoué, au cœur même d’énormes réussites. Maintenant il distinguait dans sa carrière, lors d’une seule nuit splendide, l’immense signification qu’elle avait attendue.
Ce fut durant sa première visite en Europe, après la mort de sa femme, alors que sa fille avait dix ans, que la lumière, dans son esprit, se produisit ; et il avait même compris, à l’époque, pourquoi, en une occasion précédente, son année de voyage de lune de miel, cette lumière était restée complètement voilée. Il avait « acheté », alors, autant qu’il en avait été capable ; mais il avait acheté presque entièrement pour la frêle créature papillonnante à ses côtés, qui avait eu ses propres envies, résolument, mais toutes pour l’art, dont ils étaient tous deux émerveillés, de la rue de la Paix, pour les coûteux originaux des couturiers et des bijoutiers. Son papillonnement, celui d’une ombre pâle et déroutée, d’une fleur blanche coupée, agrémentée, presque ridiculement, telle qu’il se la rappelait maintenant, d’un énorme « nœud » de satin des boulevards – son papillonnement avait été surtout celui de rubans, de volants, de beaux tissus, preuve comique et pathétique, pour la mémoire, des affolements s’emparant d’un jeune couple confronté aux tentations. Il grimaçait nettement au souvenir de la curiosité et de l’insistance de sa pauvre jeune femme, certes sous ses encouragements, pour les courses et pour les achats. C’étaient des images fugitives, surgies d’une première aurore, lui inspirant pour elle une pitié rétrospective, en la plaçant dans un passé lointain : dans un éloignement tel qu’il n’aimait pas y sentir rejetées leurs tendres années communes. Un critique scrupuleux aurait reconnu que la mère de Maggie, très étrangement, avait mal appliqué son goût, plutôt qu’elle n’en avait manqué ; car elle l’avait exercé ardemment, inlassablement, en avait fait le prétexte d’innocents égarements, que l’âge de la sagesse devait enfin considérer avec indulgence, en ravalant tout gémissement récapitulatif. Et ils s’étaient tellement aimés l’un l’autre, qu’il en avait payé le prix très élevé, aux dépens de sa propre intelligence. Les futilités, les énormités, les niaiseries, les débauches de décoration, qu’elle lui avait fait trouver ravissantes, avant qu’il ne sentît ses yeux s’ouvrir ! Petit homme rêveur et méditatif, adonné aux plaisirs silencieux, aussi bien que susceptible de douleurs muettes, il se demandait parfois ce que serait devenue son intelligence, dans la sphère où il allait de plus en plus apprendre à l’exercer exclusivement, si l’influence de sa femme, par un curieux tour du destin, n’avait pas été si précocement interrompue. L’aurait-elle complètement entraîné, attaché comme il lui était, dans les steppes des pures erreurs ? L’aurait-elle empêché d’escalader le pic vertigineux ? Sinon, aurait-elle été capable de le suivre jusqu’à ce sommet, où il aurait pu lui désigner, comme Cortez l’avait fait avec ses compagnons, la révélation octroyée ? Aucun compagnon de Cortez n’avait probablement été une vraie dame : Mr Verver laissait à ce fait historique le soin d’orienter ses déductions.
Ce qui en tout cas ne lui échappait pas en permanence, c’était une vérité beaucoup moins déplaisante au sujet de ses années d’obscurité. Il s’agissait à nouveau de l’étrange tournure des choses : ces années d’obscurité avaient été nécessaires pour rendre possibles les années de clarté. Un sort plus avisé qu’il ne l’avait d’abord soupçonné l’avait durement contraint à des acquisitions d’un certain genre, comme préliminaire parfait à des acquisitions d’un autre genre, et ce préliminaire aurait été faible et défaillant, s’il y avait mis moins de bonne foi. Son aveuglement relatif avait contribué à sa bonne foi, laquelle ensuite avait rendu le sol propice à la floraison d’une idée supérieure. Il lui avait fallu aimer forger et suer, il lui avait fallu aimer polir et empiler ses armes. Il y avait du moins eu des choses qu’il lui avait fallu croire aimer, de même qu’il avait cru aimer pour eux-mêmes les calculs transcendants et les paris imaginatifs, la création de « valeurs » qui revenait à la destruction d’autres valeurs, et même la vulgarité blafarde d’être le premier à s’engager, ou à se dégager. Cela bien sûr avait été très loin d’être véritablement le cas, avec l’idée supérieure qui s’épanouissait durant tout ce temps, derrière toute chose, en étant profondément implantée dans ce riche et chaud terreau. Il était resté sans le savoir, il avait travaillé et progressé là où la plante germait, et sa situation elle-même, sa situation de fortune, aurait été une réalité brute et suffisante, si le premier tendre et vigoureux bourgeon n’avait jamais percé. Telle était, d’un côté, la laideur qui avait été épargnée à sa maturité ; et, d’un autre côté, telle était, selon tous les présages, la beauté qui pouvait encore couronner ses vieux jours. Il était sans doute plus heureux qu’il ne le méritait ; mais cela, c’était facile de l’être, du moment qu’on était heureux. Il avait opéré par des voies détournées, mais il était parvenu au but, et pouvait-il y avoir, de la part de quiconque, une manière plus directe que la sienne d’occuper dorénavant le terrain ? Ce n’était pas simplement, son projet, un reflet approuvé de la civilisation ; c’était la civilisation même, condensée, concrète, achevée, bâtie de ses mains comme une maison sur un rocher : une maison qui, par ses portes et ses fenêtres ouvertes sur des multitudes assoiffées et reconnaissantes, devait déverser les plus hautes connaissances, afin de féconder le pays. Dans cette bâtisse, conçue d’abord comme un cadeau à la population de sa ville adoptive et de son État natal, dont il était en position de mesurer le besoin urgent d’être délivrée des chaînes de la laideur – dans ce musée suprême, ce palais des arts qui devait se montrer aussi compact qu’un temple grec, ce réceptacle de trésors élus comme de véritables objets sacrés, son esprit désormais évoluait presque sans cesse, en rattrapant, comme il eût dit, le temps perdu, et en s’attardant sous le portique dans l’attente des rites définitifs.
Ceux-ci seraient les « cérémonies inaugurales », la consécration solennelle du lieu. Son imagination, il le sentait bien, courait plus vite que son jugement ; il y avait encore beaucoup à faire avant qu’il pût récolter les premiers fruits. Les fondations étaient jetées, les murs s’élevaient, les plans de l’édifice étaient entièrement établis ; mais une hâte grossière lui était interdite dans une entreprise si intimement liée aux plus hauts principes de la patience et de la piété ; il se renierait, s’il achevait sans y apporter au moins la touche majestueuse de la lenteur un monument voué à la religion qu’il souhaitait propager : la passion exemplaire pour la perfection à tout prix. Il était loin encore de savoir où il aboutirait, mais il était admirablement clair sur ce par quoi il ne commencerait pas. Il ne commencerait pas par une petite manifestation ; il commencerait par un grand spectacle, et il n’aurait guère pu indiquer, même s’il l’avait désiré, les limites qu’il se traçait. Il n’avait pas pris la peine de les indiquer à ses concitoyens, qui, dans sa région et aux alentours, étaient fournisseurs et consommateurs de feuilles humoristiques en gros caractères, quotidiennement « composées », imprimées, publiées, pliées et distribuées, pour railler sa volonté d’imiter l’escargot. Sous l’effet de ces moqueries, l’escargot était devenu à ses yeux la bête la plus aimable du monde, et son retour en Angleterre, dont nous sommes en ce moment témoins, n’avait pas été sans rapport avec son sentiment sur la question. C’était une façon pour lui de marquer ce qu’il aimait marquer : à savoir qu’il n’avait, en ce domaine, aucune instruction à recevoir de quiconque sur terre. Deux années de plus en Europe, pour reprendre contact avec les offres et les changements, pour sentir à nouveau de près les courants du marché, concordaient avec cette sagesse opiniâtre, cette nuance particulière de conviction éclairée, qu’il désirait observer. Cela ne semblait guère convenir à toute une famille de rester ainsi dans l’attente ; car maintenant, depuis la naissance de son petit-fils, ils étaient toute une famille. Par conséquent, il n’y avait plus qu’un seul sujet au monde, pensait-il, sur lequel la question des apparences compterait désormais vraiment pour lui. Il s’intéressait à ce qu’une œuvre d’art coûteuse pût « sembler » être de la main du maître à qui on l’attribuait, peut-être mensongèrement ; mais il avait en somme cessé de juger les autres sujets de la vie d’après les apparences.
Il considérait la vie en général un peu plus en amont ; et quand il ne la considérait pas réellement en collectionneur, il la considérait décidément en grand-père. Dans la catégorie des petits objets de prix, il n’avait jamais rien tenu d’aussi précieux que le Principino, le premier-né de sa fille, dont la désignation italienne l’amusait infiniment, et qu’il pouvait manipuler et câliner, et faire sauter en l’air, comme il ne pouvait pas le faire avec une pièce ancienne de pâte tendre*, à la rareté équivalente. Il pouvait s’emparer du petit enfant agrippé aux bras de sa nourrice, avec une fréquence qu’auraient sévèrement découragée les portes des grandes vitrines, s’il s’était agi de leur contenu. Il y avait d’ailleurs pour lui dans cette nouvelle relation quelque chose de clairement béatifique qui confirmait sans nul doute son sentiment qu’aucune de ses réponses silencieuses au dénigrement public, à la vulgarité locale, n’avait jamais été aussi légitimement directe que le simple fait de son attitude (réduisons la chose à cela, disait-il) durant ses semaines de détente à Fawns. Son attitude était tout ce dont il avait besoin alors, et il en jouissait sur le moment plus encore qu’il ne l’avait espéré ; il en jouissait en dépit de Mrs Rance et des demoiselles Lutch ; en dépit du petit tourment de soupçonner que Fanny Assingham lui réservait quelque chose qu’elle lui cachait ; en dépit de sa pleine conscience, débordant de la coupe comme un vin trop généreusement servi, d’être à présent, après avoir consenti au mariage de sa fille, et donc, d’une certaine manière, au changement consécutif, exactement plongé dans le consentement incarné, dans le mariage démontré, dans le changement enfin décidément accompli. Il pouvait se rappeler une conscience antérieure, la conscience de son propre mariage, qui n’était pas ancienne au point d’échapper aux vagues réflexions. Il s’était supposé, et surtout il avait supposé sa femme, aussi mariés qu’on pouvait l’être, et pourtant il se demandait si leur état avait mérité ce nom, ou si leur union avait revêtu la beauté, au degré auquel le couple désormais sous ses yeux avait porté l’affaire. En particulier depuis la naissance de leur petit à New York – grand apogée de leur récente période américaine, menée à une si parfaite issue –, l’heureux couple lui paraissait l’avoir menée plus haut, plus profond, plus loin ; à un niveau en tout cas où son imagination cessait de vouloir les suivre. Extraordinaire, indubitablement, était un aspect caractéristique de son étonnement muet : caractéristique surtout de sa modestie, en face de son sujet. Un doute étrange et obscur s’éveillait en lui après tant d’années ; il se demandait à présent si la mère de Maggie avait somme toute été capable du maximum ; du maximum de tendresse, voulait-il dire, ainsi que les termes lui venaient ; du maximum d’immersion dans le fait d’être mariés. Maggie pour sa part en était capable ; Maggie pour sa part, en cette saison, était exquisément, divinement, le maximum même ; telle était, avec une légère mais nette réserve due à la considération et au tact qu’elle lui inspirait, à un respect proche d’une sorte d’effroi envers la beauté et la sainteté de sa position, l’impression qu’il recevait quotidiennement d’elle. Elle était comme sa mère, oh oui : mais comme sa mère avec quelque chose de plus. Et ainsi, par ce curieux moyen, il fut pris d’une idée nouvelle, à savoir que quelque chose de supérieur à la mère de Maggie pût, à cette époque de sa vie, se révéler possible.
Il pouvait, presque à chaque moment de tranquillité, revivre son long cheminement vers ses intérêts actuels : cheminement qui avait entièrement dépendu de lui, avec le « culot » d’un jeune homme qui va solliciter un patron sans lettre de recommandation, ou noue connaissance, se fait même un véritable ami, en abordant un passant dans la rue. Son véritable ami, durant toute cette affaire, avait dû être son propre esprit, avec lequel personne ne l’avait mis en relation. Il avait frappé à la porte de cette demeure essentiellement privée, et son appel, en vérité, n’avait pas tout de suite reçu de réponse ; et donc, quand, après avoir attendu, et être revenu, il entra enfin, ce fut comme un inconnu embarrassé, triturant son chapeau, ou comme un voleur nocturne essayant son jeu de clefs. Il ne gagna confiance qu’avec le temps, mais, lorsqu’il eut enfin pris possession des lieux, ce fut pour ne plus jamais les quitter. Ce succès représentait à lui seul, il faut le reconnaître, son unique principe de fierté. La fierté du ressort originel, la fierté de son argent, aurait été la fierté de quelque chose qui était, en comparaison, venu aisément. La bonne raison de se réjouir était la difficulté surmontée, et ce qu’il y avait de difficile pour lui, du fait de sa modestie, avait été de croire en sa facilité. Tel était le problème qu’il avait affronté jusqu’à sa solution, cette solution qui maintenant contribuait plus que tout à raffermir son pas et à illuminer ses journées ; et quand il désirait « être bien », comme on disait à American City, il lui suffisait de considérer les étapes de son immense accomplissement. C’était à cela que tout revenait : au fait que cet accomplissement n’eût pas été celui de quelqu’un d’autre, passant faussement, reconnu ignoblement, pour le sien. Penser à quel point il aurait pu être servile revenait exactement à se respecter soi-même, et en réalité à admirer, autant qu’il le voulait, sa propre liberté. Le ressort le plus subtil qui pût réagir à son contact était toujours prêt à lui répondre : le souvenir de l’aube de sa liberté, se levant comme un soleil rose et argenté, durant un hiver partagé entre Florence, Rome et Naples, trois ans après la mort de sa femme. C’était en particulier le point du jour silencieux d’une révélation romaine qu’il pouvait d’habitude le mieux se rappeler : la façon, dans ces lieux suprêmes où les princes et les papes s’étaient trouvés avant lui, dont le pressentiment de ses propres facultés lui était monté à la tête. Il était un simple citoyen américain séjournant dans un hôtel où parfois vingt autres comme lui logeaient des jours de suite ; mais aucun de ces papes, aucun de ces princes, n’avait plus que lui, pensait-il, donné un sens profond à la fonction de Mécène. Il avait vraiment honte d’eux, s’il n’en avait pas peur, et, en somme, il ne s’était jamais autant hissé sur la pointe des pieds, qu’en jugeant, après avoir parcouru un ouvrage de Herman Grimm, comment Jules II et Léon X étaient « classés » par le traitement qu’ils avaient infligé à Michel-Ange : bien au-dessous du simple citoyen américain, du moins au cas où ce citoyen n’était pas trop simple pour être Adam Verver. Étant montés à la tête de notre ami, certains résultats de pareilles comparaisons auraient pu sans doute y être laissés. Mais sa liberté de vision, dont les comparaisons faisaient partie, pouvait-elle s’empêcher de s’accroître sans cesse ?
Elle en venait peut-être même un peu trop à tenir lieu pour lui de toute liberté – car par exemple elle l’occupait autant que toujours au moment précis où Mrs Rance conspirait contre lui, à Fawns, dans la salle de billard, le dimanche matin, en cette circonstance autour de laquelle nous avons sans doute trop largement tourné. Mrs Rance du moins contrôlait toute autre liberté pour le présent et le proche avenir : liberté de passer une heure à sa guise ; liberté de cesser un instant de penser qu’il ne commettrait pas une sottise au cas où le mariage lui serait proposé (non seulement par cette candidate, mais par toute autre), et que sa sagesse se manifesterait toutefois sous un aspect nécessairement désobligeant ; liberté en particulier de passer de ses lettres à ses journaux, et de s’isoler pour décider de nouveau, après son intervalle de repos, des attitudes à adopter, selon les vociférations de ce monstre aux multiples bouches dont son propre cas stimulait constamment l’exercice des poumons. Mrs Rance resta avec lui jusqu’au moment où les autres revinrent de l’église, et alors il s’aperçut encore plus clairement que sa mise à l’épreuve, si elle devait se produire, serait vraiment très déplaisante. Il eut essentiellement l’impression non tant qu’elle voulait s’imposer, mais qu’elle affirmait son avantage plus qu’elle ne le savait ; c’est-à-dire qu’elle incarnait, avec une sorte d’inconscience, ce désavantage personnel pour lui qui consistait dans le fait de ne pas avoir d’épouse pouvant servir d’objection à toute candidature. La candidature ou les avances que Mrs Rance lui semblait toute prête à exprimer n’étaient vraiment pas du genre à être affrontées tout seul. Et leur possibilité, lorsque son interlocutrice déclara, ou tout comme : « Je me retiens, voyez-vous, à cause de Mr Rance, et aussi parce que je suis fière et bien éduquée. Mais s’il n’y avait pas Mr Rance, ni mon éducation, ni ma fierté… ! » – leur possibilité, dis-je, se perdit en un grand bruissement confus, propre à occuper l’avenir : un bruissement de jupons, un froissement de pages de lettres parfumées, un murmure de voix qui, même distinctes les unes des autres, ne permettait guère de déterminer dans quelles régions sonores elles avaient appris à retentir. Les Assingham et les demoiselles Lutch avaient, à travers le parc, pris l’allée vers la petite église ancienne, « sur la propriété », que notre ami eût bien aimé pouvoir transporter telle quelle, avec sa délicate simplicité, dans une vitrine, jusqu’à une de ses salles d’exposition ; tandis que Maggie avait induit son mari, peu coutumier de telles pratiques, à effectuer avec elle, en voiture, un pèlerinage un peu plus long, vers le sanctuaire le plus proche, tout modeste qu’il était, de sa propre foi, qui avait été celle de sa mère, et que son père même avait toujours laissé négligemment passer pour la sienne : sérieuse souplesse qui avait aplani et facilité les circonstances, et sans laquelle le théâtre de son mariage n’aurait pas pu se dérouler.
Ce qui du moins semblait s’être produit, c’était que les groupes séparés, revenant au même moment, s’étaient retrouvés à l’extérieur, et puis avaient traversé ensemble une série de pièces vides, mais non sans but : ils s’étaient mis en quête des deux personnes qu’ils avaient laissées à la maison. Leur quête les conduisit à la porte de la salle de billard, et leur apparition, quand ils la poussèrent pour entrer, provoqua en Adam Verver, d’une façon extrêmement curieuse, une nouvelle et vive impression. Ce fut vraiment remarquable : cette impression s’épanouit aussitôt, comme une fleur très étrange qui se serait brusquement ouverte sous un souffle. Le souffle, en l’occurrence, fut avant tout l’expression du regard de sa fille ; regard où il vit qu’elle avait exactement saisi ce qui s’était passé durant son absence : le fait que Mrs Rance l’eût traqué dans cette pièce reculée, et l’esprit et la forme dans lesquels il avait très caractéristiquement accepté cette complication. Bref, c’était la marque indubitable d’une des inquiétudes de Maggie. Cette inquiétude, il est vrai, parut partagée, même si elle n’était pas communiquée ; car le visage de Fanny Assingham, du même coup, ne fut pas du tout impénétrable ; et une lueur bizarre, d’une couleur bien accordée, brilla nettement dans les quatre beaux yeux des demoiselles Lutch. Chacune de ces personnes (c’est-à-dire en excluant le Prince et le Colonel, qui n’y prêtèrent pas attention, et qui ne virent même pas ce que les autres voyaient) comprit quelque chose, ou du moins s’en fit une idée : idée concernant précisément ce que Mrs Rance allait faire, en gagnant ainsi du temps. La nuance particulière du regard des demoiselles Lutch aurait pu en fait indiquer une crainte énergiquement affirmée. Elle était drôle, en vérité, à bien y songer, la position des demoiselles Lutch : elles avaient elles-mêmes amené, elles avaient naïvement introduit, Mrs Rance, fortes du fait qu’elles avaient vu de leurs yeux Mr Rance ; et c’était maintenant comme si leur bouquet fleuri (car Mrs Rance était bien un bouquet fleuri !) n’avait servi qu’à y dissimuler un serpent venimeux. Mr Verver sentit nettement flotter dans l’air la supposition des demoiselles Lutch, dont l’intensité, vraiment, semblait impliquer aussi sa propre décence.
Ce ne fut néanmoins qu’une étincelle ; le véritable changement, comme je l’ai indiqué, fut ce qu’il distingua tacitement dans le regard de Maggie. Seule l’inquiétude de sa fille avait des profondeurs, et elles s’ouvrirent d’autant plus largement à lui, qu’elles étaient nouvelles. Quand donc, avant ce moment présent, sa fille avait-elle, dans leur passé commun, manifesté une crainte, même muette, pour sa vie personnelle ? Ils avaient eu des craintes ensemble, comme ils avaient eu des joies, mais toutes les craintes de Maggie s’étaient du moins portées sur ce qui les concernait tous deux. Ici, tout d’un coup, il était question de ce qui le concernait lui seul, et cette explosion silencieuse, pour ainsi dire, marquait une date. Elle avait son père à l’esprit, elle l’avait d’une certaine manière dans les mains : ce qui était autre chose que de l’avoir, comme elle l’avait toujours eu, simplement dans son cœur et dans sa vie, et trop profondément, en quelque sorte, pour s’en dissocier, pour s’en distinguer, pour s’opposer à lui, bref pour le considérer avec objectivité. Mais le temps finalement avait fait son œuvre ; leur relation était changée ; et à son tour il vit la différence qui se révélait à elle. Il en comprit l’importance ; et ce n’était pas une simple question d’une Mrs Rance de plus ou de moins. Pour Maggie également, leur visiteuse, vue jusqu’alors comme un inconvénient, était devenue tout d’un coup, et presque salutairement, un indice. Ils avaient, par leur mariage, le Prince et la Princesse, rendu vacant le cadre immédiat d’Adam Verver, son enceinte personnelle. Ils y avaient fait place à d’autres, et les autres s’en étaient aperçus. Lui-même, en l’occurrence, s’en aperçut durant ces instants où Maggie resta sans parler ; et en voyant ce qu’elle voyait en lui, il eut en retour le sentiment qu’elle voyait ce qu’il voyait en elle. Cela aurait été, sur le moment, son sentiment le plus intense, s’il n’avait pas, aussitôt après, vu encore plus de choses en Fanny Assingham. Elle ne pouvait rien lui cacher, avec le visage qu’elle faisait ; de son œil rapide, elle avait, pour couronner l’ensemble, vu ce que tous deux étaient en train de voir.
Qu’il y eût tant de communication muette en si peu de temps était sans doute étonnant, et nous pourrions avoir prématurément décelé dans cette scène un caractère critique qui prit plus longtemps pour s’affirmer. Mais l’heure de réunion tranquille dont jouirent dans l’après-midi le père et la fille ne fit vraiment guère autre chose que concerner les éléments offerts à chacun par les vibrations consécutives au retour d’église. Aucune allusion, aucune insistance, ne s’échangèrent entre eux ni avant, ni immédiatement après, le déjeuner ; sauf dans la mesure où le simple fait de ne pas se retrouver aussitôt ensemble était en soi un incident chargé de sens. Après le déjeuner, la Princesse passait d’habitude une heure ou deux avec son petit garçon, et plus particulièrement le dimanche, pour une de ces multiples raisons domestiques dont elle avait à tenir compte. Souvent, son père était déjà sur place, ou alors les y rejoignait peu de temps après. Il rendait visite à son petit-fils à toute heure de la journée, sans s’embarrasser de prétexte ni d’autorisation ; et puis il y avait les visites que lui faisait le petit, sans guère plus d’heure ni d’annonce, et les moments « chipés », comme il disait, dont il profitait dès que possible, bribes d’intimité cueillies la plupart du temps sur la terrasse, dans les jardins ou dans le parc, où le Principino, avec un attirail solennel de landau, d’ombrelle, de voiles de fine dentelle, et d’inébranlable compagnie féminine, prenait l’air. Dans ses appartements privés, qui, occupant dans la vaste demeure la plus grande partie d’une aile indépendante, n’étaient d’un accès guère plus facile que s’ils avaient abrité un héritier en titre dans un palais royal, dans cette nursery suprême, la conversation, aux heures coutumières, se portait sur le petit maître des lieux, ou s’échangeait avec lui, d’une façon tellement exclusive, que tous les autres propos et sujets avaient nettement fini par éviter de s’exposer à l’attention distraite et inopportune qui pouvait leur y être accordée. On les admettait tout au mieux s’ils avaient un rapport avec l’avenir de l’enfant, avec son passé, ou avec son vaste présent, car alors ils ne risquaient pas plus d’être négligés que d’être considérés pour leur propre intérêt. Rien sans doute plus que cette communion autour d’un berceau n’avait contribué à confirmer chez ses aînés ce sentiment d’une vie non seulement prolongée, mais plus profondément ancrée, plus largement associée, que nous avons signalé en Adam Verver. C’était une vieille histoire, et une idée courante, que ce lien nouveau que pouvait établir un magnifique bébé entre un mari et une femme, mais Maggie et son père avaient, avec toutes sortes d’ingéniosités, fait de cette précieuse créature un lien entre la maman et le grand-papa. Un spectateur de hasard, observant cette situation, aurait pu supposer que le Principino, par un fâcheux coup du destin, était tristement devenu orphelin de père, et que la place affective laissée ainsi vacante était occupée par l’homme le plus proche dans la famille.
Ainsi, ils n’avaient pas de raison, ces adorateurs conjoints, de parler de ce que le Prince devrait faire ou ne pas faire pour son fils, puisque tous les devoirs à cet égard étaient emplis en son absence. D’ailleurs, ce n’était pas du tout qu’on doutât de lui, car il se livrait ostensiblement à des caresses sur l’enfant, à la franche manière italienne, à des moments où il estimait ne pas empiéter sur le droit des autres : c’est-à-dire ostensiblement à l’intention de Maggie, qui avait, en somme, plus d’occasions de parler à son mari des débordements de son père, que de parler à son père des débordements de son mari. Sur ce point, Adam Verver n’avait pas à être rassuré. Il était sereinement certain de l’admiration analogue de son gendre : admiration, voulait-il dire, pour son petit-fils. Car, pour commencer, par quoi Amerigo avait-il été animé, sinon par l’instinct (à moins que ce ne fût la tradition) de faire un enfant tellement superbe et vigoureux, qu’on ne pouvait que l’admirer ? Cependant, ce qui contribuait le plus au jeu harmonieux de ces relations, c’était la façon dont le jeune homme semblait laisser à entendre que, tradition pour tradition, celle du grand-papa, selon toute estimation, n’y était pas pour rien. Une tradition, quelle qu’elle fût, qui s’était antérieurement épanouie en la Princesse elle-même… eh bien, la discrétion même du Prince sur cet apport était sa façon d’en tenir compte. Son attitude au sujet de son héritier n’était pas plus anguleuse que toutes celles qu’il adoptait par ailleurs ; et rien peut-être n’avait jusqu’alors donné à Mr Verver autant l’impression d’être pour son gendre un phénomène étrange et respectable, que cette liberté qui lui était accordée de s’approprier la nursery à sa guise. C’était comme si sa capacité particulière d’entrer dans le rôle du grand-papa n’était qu’un autre aspect à observer, une autre étrangeté à respecter. Cela rappelait toutefois ce grand-papa à un fait qu’il avait précédemment constaté : l’inaptitude du Prince à conclure en n’importe quel domaine qui le concernait. Les particularités de chaque situation devaient d’abord lui être démontrées ; à la suite de quoi, cependant, il les acceptait admirablement. Là, en somme, était l’essentiel ; il s’efforçait vraiment, le pauvre jeune homme, d’accepter, puisqu’il s’efforçait très constamment de comprendre. Et, pour tout dire, comment pouvait-on être sûr qu’un cheval, qui ne s’effrayait pas au passage d’un tracteur sur une route de campagne, ne serait pas effrayé par le passage d’une fanfare ? On pouvait l’avoir formé à croiser des tracteurs, sans qu’il fût formé à croiser des fanfares. Ainsi, peu à peu, de mois en mois, le Prince apprenait à quoi le père de sa femme avait été dressé ; et maintenant, c’était prouvé : il avait été dressé à une vision romantique des Principini. Qui aurait pensé cela ? Et où tout cela allait-il s’arrêter ? Le seul malaise sensible de Mr Verver venait d’une certaine peur de décevoir son gendre quant à son étrangeté. Il sentait que la preuve qu’il offrait, ainsi considérée, se trouvait trop du côté des réalités. Il ignorait (il était en train de l’apprendre, et c’était drôle pour lui) à combien de choses il avait été en effet formé. Si seulement le Prince pouvait un jour pointer quelque chose à quoi il n’avait pas été formé ! Cela ne troublerait pas, lui semblait-il, l’équanimité, mais pourrait ajouter à l’intérêt.
En tout cas, ce qui était clair à présent pour le père et la fille, c’était simplement de vouloir, sur le moment, être ensemble, et pour ainsi dire à tout prix ; et leur volonté commune les conduisit hors de la maison, dans un lieu écarté de celui où s’étaient réunis leurs amis, pour longer, hors de vue, et sans être suivis, une allée ombragée dans le « vieux » jardin, comme on l’appelait, vieux de l’ancienneté d’éléments conventionnels, grands caissons, ifs taillés, long mur de brique ayant viré au rose et au pourpre. Ils franchirent une porte du mur, porte surmontée d’une plaque avec une date, 1713, inscrite en chiffres romains ; puis ils s’avancèrent vers un petit portail d’un blanc net et intense au milieu de toute cette verdure, et le dépassèrent pour s’enfoncer dans une région où de grands arbres espacés leur assureraient le plus de tranquillité. Un banc avait été jadis placé sous un chêne majestueux qui couronnait un monticule ; la pente tout autour s’élevait ensuite de nouveau jusqu’à une distance suffisante pour enclore la solitude, en formant un horizon boisé ; l’été déversait encore ses bénédictions, et le soleil bas faisait des éclaboussures de lumière en passant dans les trouées de feuillage. Maggie, pour sortir, était descendue avec une ombrelle, qu’elle tenait ouverte au-dessus de sa charmante tête nue, donnant ainsi, avec le grand chapeau de paille que son père en cette saison portait toujours fort rejeté en arrière, une allure résolue à leur promenade. Ils connaissaient le banc ; il était « isolé » ; ils l’avaient déjà apprécié pour cela, et le mot leur plaisait. Puis, une fois qu’ils s’y furent installés ensemble, ils auraient pu sourire (s’ils n’avaient pas été d’humeur sérieuse, et si cette question n’avait pas vite cessé de les occuper) à l’idée que les autres se demandaient sans doute ce qu’ils étaient devenus.
Leur indifférence marquée, en l’occurrence, à l’égard de tout jugement sur leur désinvolture n’était-elle pas également une façon de reconnaître qu’ils s’inquiétaient, en général, des autres ? Chacun savait que l’autre était soucieux de ne pas « heurter » ; mais, justement, ils auraient pu alors se demander, et se demander en fait l’un à l’autre, si ce sentiment d’indifférence allait être le dernier mot de l’évolution de leur conscience. Il était certain en tout cas que la réunion autour d’un thé, à l’endroit approprié, sur la terrasse ouest, pouvait parfaitement comporter, en plus du couple Assingham, des demoiselles Lutch, et de Mrs Rance, quatre ou cinq autres personnes (dont la très jolie, et typiquement irlandaise, miss Maddock, vantée, annoncée et finalement accueillie), venues de deux maisons voisines, l’une étant la résidence secondaire de son propriétaire, qui s’y était établi par mesure d’économie, après avoir loué sa demeure ancestrale, en gardant l’œil sur elle et sur les profits qu’il en tirait. Il n’était pas moins certain non plus que pour une fois le groupe en question prendrait les choses comme elles se présentaient. D’ailleurs, on pouvait en ce cas faire entièrement confiance à Fanny Assingham pour veiller sur Mr Verver et sa fille : pour veiller à ce que leur réputation de politesse et d’hospitalité ne fût pas mise en péril ; et même pour justifier leur absence aux yeux d’Amerigo, et pour tranquilliser sa probable et pittoresque inquiétude d’Italien ; car Amerigo, ainsi que la Princesse le savait bien, était toujours commodément accessible aux explications de ses amis, aux cajoleries, aux assurances, et du reste peut-être en dépendait-il davantage depuis que s’était offerte à lui sa nouvelle vie (car c’était ainsi qu’il la qualifiait). Maggie ne cachait pas (elle en plaisantait même ouvertement) qu’elle était incapable d’expliquer les choses comme le faisait Mrs Assingham, et que, le Prince aimant les explications, les aimant presque comme s’il les collectionnait pour elles-mêmes, ainsi que des timbres ou des ex-libris, il fallait satisfaire son goût pour ce genre de luxe. Il semblait les réclamer, non pas encore pour en faire usage, mais pour l’ornement, pour l’amusement, un amusement innocent, de ceux qu’il préférait, et qui était très caractéristique de sa belle absence bénie, et légèrement indolente, de goûts plus dissipés, ou même seulement plus sophistiqués.
Quoi qu’il en fût, la chère femme en était venue à être franchement et gaiement reconnue (et en premier lieu par elle-même) comme emplissant, dans ce petit cercle intime, une fonction qui n’était pas toujours une sinécure. C’était presque comme si elle avait, avec son aimable Colonel mélancolique à ses talons, endossé une responsabilité ; comme si elle s’était engagée à rester pour ainsi dire à portée de voix, pour répondre à tous les appels provenant de la conversation, et provenant sans doute beaucoup de l’oisiveté. Sa position dans la maisonnée, comme elle disait, conduisait naturellement à une présence considérable de son brave couple : à des visites fréquemment répétées et librement prolongées, et non pas vraiment en guise de revendication. Elle était là pour calmer Amerigo : c’était ainsi que le Prince définissait son influence. Il aurait fallu seulement qu’il eût une tendance un peu plus visible à s’agiter, pour que cette définition fût complètement exacte. Fanny elle-même, en fait, limitait et minimisait sa fonction ; on n’avait pas besoin, affirmait-elle, de mater un agneau domestique attaché avec un ruban rose ; ce n’était pas un animal à dompter ; c’était, tout au plus, un animal à éduquer. Par conséquent, elle admettait être éducative, chose que Maggie avait fatalement conscience de ne pas être ; et donc, en vérité, cela revenait à dire que ce dont elle avait le plus la responsabilité, c’était tout simplement l’intelligence d’Amerigo. Cela laissait, Dieu le savait, toutes sortes d’autres responsabilités à Maggie, dans une situation où un tel flot de ruban rose, pour poursuivre notre image, était noué autour de l’animal. En tout cas, ce que cela signifiait à présent, c’était que Mrs Assingham devrait calmer le Prince, pendant que sa femme et son beau-père accomplissaient de leur côté leur frugal petit pique-nique : devrait le calmer sans doute non moins nécessairement au sujet du cercle qui l’entourait, qu’au sujet du couple qui était absent pratiquement pour la première fois. Maggie savait que le Prince, quand elle était avec lui, pouvait supporter presque toutes les bizarreries de ces gens étranges, les Anglais, qui l’ennuyaient, qui l’incommodaient, même, du fait qu’ils lui ressemblaient si peu ; car c’était dans ce genre de circonstances qu’une épouse pouvait être un solide soutien. Mais elle avait aussi nettement conscience de ne pas pouvoir encore se figurer comment il allait affronter un tel entourage en son absence. Comment allait-il bouger et agir, quel air surtout allait-il, ou pourrait-il, prendre (lui qui, avec son beau et noble visage, prenait des airs si magnifiques), s’il se trouvait seul en présence de certains de ses objets d’étonnement ? Il y avait des objets d’étonnement parmi leurs voisins ; mais Maggie avait sa façon toute personnelle, dont d’ailleurs il ne s’agaçait pas du tout, de les apprécier du fait même qu’elle les trouvait étranges. Il lui déclarait avec amusement que c’était en elle un caractère héréditaire, cet amour des chinoiseries* ; mais, ce soir-là, elle n’y attachait pas d’importance ; elle le laissait s’arranger comme il pouvait avec les Chinois.
En de telles circonstances, si jamais elles s’étaient produites plus souvent, Maggie se serait certainement souvenue de l’impression que lui avait faite un mot de Mrs Assingham, concernant justement ce goût d’Amerigo pour les explications, que nous venons d’évoquer en passant. Ce n’était pas que la Princesse pût dépendre d’une autre personne, même aussi intelligente que cette amie-là, pour voir en son mari quelque chose qu’elle ne saurait pas déceler sans aide ; mais, jusqu’alors, elle avait toujours été de nature à accepter, avec modestie et gratitude, toute description d’une réalité sensible, meilleure que celle qu’elle était capable de donner, avec ses petites limites, terriblement marquées, elle le savait, quand il s’agissait de nommer exactement les choses. En tout cas, elle vivait plus ou moins à la lueur d’un fait vivement éclairé par leur consolatrice commune : le fait que le Prince engrangeait, pour un usage futur, très mystérieux mais très subtil, toute la sagesse, toutes les réponses à ses questions, toutes les opinions et toutes les généralisations, qu’il avait recueillies ; il les mettait de côté, il les empaquetait, parce qu’il voulait bourrer jusqu’à la gueule son grand canon, en vue du jour où il déciderait de tirer. Il voulait d’abord maîtriser l’ensemble du sujet qui se déroulait devant lui ; après quoi, les innombrables éléments qu’il avait collectés trouveraient leur emploi. Il savait ce qu’il faisait : on pouvait enfin lui faire confiance pour lâcher sa canonnade et produire son effet. Et Mrs Assingham avait répété qu’il savait ce qu’il faisait. C’était sous cette forme heureuse que Maggie se sentait rassurée ; elle pouvait toujours garder à l’esprit qu’Amerigo savait ce qu’il faisait. Peut-être avait-il par moments un air vague, un air absent, un air même ennuyé ; cela se produisait quand, loin de Mr Verver, avec qui il lui était impossible de se montrer autre que respectueusement attentif, il laissait sa gaieté innée éclater en chansons, et même en exclamations fantasques, dépourvues de sens, exprimant soit un soulagement intime, soit une plainte extravagante. Il pouvait parfois discourir avec la plus franche lucidité sur le fait que la situation fût depuis un bon moment complètement réglée, pour ce qui était des biens qu’il avait laissés derrière lui, dans son pays : le principal objet de ses affections, la demeure romaine, le grand palais noir, le Palazzo Nero, comme il aimait l’appeler ; et aussi la villa dans les monts Sabins, que Maggie avait vue à l’époque de leurs fiançailles et qui lui avait fait tellement envie ; et enfin le Castello proprement dit, qu’il appelait toujours le « perchoir », et qui avait autrefois, elle le savait, fait magnifiquement figure, bleu au loin sur le piédestal de ses pentes abruptes, de siège et de symbole de la Principauté. Dans certaines humeurs, il pouvait se réjouir d’être en quelque sorte débarrassé de ces propriétés, non certes qu’elles fussent irrémédiablement aliénées, mais elles étaient encombrées de baux et de frais interminables, avec des locataires obstinés, et des impossibilités d’usage : sans compter les nuées d’hypothèques qui les avaient depuis longtemps enfouies sous des cendres de rage et de remords, linceul aussi épais que celui qui avait enseveli les cités antiques au pied du Vésuve, et qui faisait que toute entreprise de restauration des biens prendrait pratiquement une allure de longues fouilles archéologiques. Mais, dans un changement d’humeur, il pouvait aussi bien gémir sur ces éclatantes dépouilles de son paradis perdu ; et il se déclarait idiot de ne pas être capable d’accomplir les sacrifices (sacrifices reposant, si jamais ils se présentaient, sur Mr Verver) nécessaires pour les reconquérir.
En attendant, une des données les plus confortables entre le mari et la femme, une de ces certitudes aisées dont ils pouvaient rire ensemble, tenait au fait qu’elle ne l’aimait jamais autant, ou qu’elle ne le trouvait jamais aussi douloureusement beau, intelligent, irrésistible, tel qu’il lui était fatalement apparu la première fois, que lorsqu’elle voyait d’autres femmes passivement réduites devant lui à cette bouillie dont elle s’était dès lors trouvée, une fois pour toutes, constituée. Il n’y avait vraiment rien dont ils eussent plaisanté avec plus d’intimité et de familiarité, que l’heureux privilège, la liberté, la marge infinie qui leur étaient ainsi accordés : elle allant jusqu’à affirmer que, si jamais un jour il s’enivrait et la battait, le voir en compagnie de rivales détestées suffirait, en dépit de tout excès, à la faire revenir, pour le charme souverain du tableau, du spectacle en soi, et comme démonstration de l’aspect de lui propre à la toucher le plus profondément. Par conséquent, quoi de plus facile pour lui, que de continuer à la rendre amoureuse de lui ? Il admettait de tout son cœur, durant ces moments de gaieté, que sa position ne serait pas difficile, étant donné, homme rudimentaire comme il l’était sur cette délicate question (et pourquoi en aurait-il honte ?), qu’il ne connaissait qu’une attitude à prendre avec les belles. Il fallait qu’elles fussent belles : il était scrupuleux et exigeant sur ce point, son critère était élevé. Mais, quand c’était le cas, quelle relation avec elles était concevable, quelle relation était correcte, fondamentale, humaine, sinon celle d’un simple intérêt pour la beauté, la Princesse alors lui rétorquait que cet intérêt qu’il éprouvait n’était pas exactement « simple », que la simplicité, somme toute, n’était guère de mise en ce domaine, qui était au contraire caractérisé par une très riche variété de couleurs ; mais en tout cas la base de travail avait été établie, et toutes les demoiselles Maddock de l’existence étaient assurées d’avoir leur importance pour lui. À quel point elles en étaient commodément assurées, cela, Maggie en avait plus d’une fois dit un mot à son père, afin de le faire participer à la plaisanterie ; car cela correspondait bien à la tendresse de sa nature, que de ne pas oublier qu’elle pouvait à l’occasion le rendre heureux, en lui faisant des confidences intimes. C’était un de ses principes, emplie comme elle l’était de petits principes, de considérations, de précautions. Il y avait bien sûr des choses qu’elle ne pouvait pas lui dire, en termes clairs, sur Amerigo et sur elle, sur leur bonheur, et leur union, et leurs liens les plus profonds ; et il y avait des choses qu’elle n’avait pas besoin de lui dire ; mais il y avait aussi celles qui étaient à la fois vraies et amusantes, à la fois réelles et communicables, et celles-là, avec l’idée délicate et consciencieuse qu’elle se faisait de sa conduite de fille, elle pouvait en tirer profit à sa guise.
Un agréable silence, en l’occurrence, était tombé sur la plupart de ces sujets, tandis qu’elle s’attardait à l’écart avec son père ; il impliquait, ce calme, d’innombrables et complètes suppositions : car un repos aussi splendide et méthodique, tous les indices, déployés autour d’eux, d’une confiance solidement soutenue, aurait fait soupçonner en de personnes de moindre qualité l’insolence même des facilités. Cependant, ils n’étaient pas insolents : ils ne l’étaient vraiment pas, pouvait se dire notre couple. Ils n’étaient que bienheureusement, profondément, intimement modestes, ils n’avaient pas honte de reconnaître, avec compétence, quand les grandes choses étaient grandes, quand les bonnes choses étaient bonnes, quand les choses certaines étaient certaines ; et, par conséquent, ils ne se montraient pas inférieurs à leur fortune par timidité, ce qui aurait été aussi déplorable que de s’en montrer inférieur par impudence. Ils en étaient dignes ; et, tels que nous sommes en train de les analyser, chacun paraissait vouloir faire sentir à l’autre qu’ils l’étaient ; mais, finalement, ce qui s’exhalait le plus d’eux, dans l’air du soir, tandis que leurs regards se croisaient avec douceur, risquait bien d’être une sorte d’impuissance dans leur félicité. Leur bon droit, la justification de tout, quelque chose dont ils sentaient la pulsation, leur tenait compagnie ; mais ils risquaient bien de se demander, avec un peu de perplexité, quel autre usage ils pourraient faire de toute cette perfection. Il l’avait créée, soignée, établie ; ils l’avaient logée ici avec dignité et l’avaient couronnée de confort ; mais ce moment ne risquait-il pas de faire naître en eux (ou en nous, tandis que nous les observons avec leur sort devant eux) l’idée qu’être dans son droit ne répond pas toujours à toutes les contingences ? Sinon, pourquoi Maggie aurait-elle, au bout d’un moment, senti une parole de doute, expression de l’inquiétude qu’elle avait éprouvée quelques heures plus tôt, lui monter aux lèvres ? D’ailleurs, elle estimait évident que son compagnon devinait son doute, si bien que l’imprécision même de sa question suffit à tout dire. « En somme, que veut-on de vous ? » « On » signifiait pour la Princesse les forces rôdeuses dont Mrs Rance était le symbole, et son père, à l’aise, se contentant de lui sourire, ne prit pas la peine d’avoir l’air de ne pas savoir ce qu’elle voulait dire. Ce qu’elle voulait dire, après avoir ainsi parlé, put assez bien se révéler ; mais ce ne fut en fait, une fois qu’ils se furent expliqués, rien qui pût servir de base à de grandes manœuvres de réfutation. Les eaux de la conversation s’étendirent un peu, et bientôt Maggie avança une idée en disant : « Ce qui s’est vraiment passé, c’est que les proportions, pour nous, ont changé. » Sur le moment, il accueillit de la même façon cette déclaration quelque peu sibylline ; et il ne contredit pas Maggie davantage, lorsqu’elle ajouta que cela n’aurait guère eu d’importance, s’il n’avait pas été encore si terriblement jeune. Il n’eut un hoquet de protestation que lorsqu’elle continua en prétendant qu’elle aurait dû, en tant que fille, et en toute décence, attendre. Mais elle était déjà en train d’admettre qu’elle aurait eu alors à attendre longtemps : c’est-à-dire si elle avait dû attendre qu’il fût vieux. Cependant il y avait un moyen. « Puisque vous êtes un jeune homme irrésistible, il faut que nous regardions cela en face. C’est en quelque sorte ce que cette femme m’a fait sentir. Il y en aura d’autres. »
En parler ainsi parut enfin être un net soulagement pour lui : « Oui, il y en aura d’autres. Mais tu m’aideras. »
Elle hésita. « Vous voulez dire, à vous engager ?
– Oh, non ! À me tenir à l’écart. »
De nouveau Maggie se tut un instant, mais quand elle parla, ce fut avec une sorte de brusquerie. « Pourquoi vous tiendriez-vous toujours à l’écart ? »
Néanmoins, il ne broncha pas ; et cela, par habitude de considérer comme harmonieux tout, vraiment tout, ce qui venait d’elle. Mais, en l’occurrence, on pouvait lire sur son visage que résister n’était pas son comportement inné, ou en tout cas acquis. Son aspect semblait montrer qu’il devrait longtemps tenir bon, pour un homme si violemment assailli. C’est-à-dire que cet aspect ne parlait guère encore de souvenirs furtifs et de sensualité rudimentaire ; ce n’était qu’un petit individu maigre et légèrement décati, privé de la prérogative de l’allure physique. Ce n’était pas en raison de sa taille, ou de son poids, ou d’une vulgaire présence massive, qu’il pourrait dans l’avenir, pas plus qu’il ne l’avait fait dans le passé, insister, ou résister, ou s’imposer. Il y avait même en lui quelque chose qui faisait de son attitude en toute circonstance, qui faisait de son rapport avec les choses et avec les gens, une affaire de retrait, un manque clairement conscient d’affinité avec les feux de la rampe. Sa position était moins que tout celle du metteur en scène ou de l’auteur de la pièce ; il pouvait tout au mieux être le « soutien financier », surveillant son investissement depuis les coulisses, mais en avouant son ignorance des mystères de jeu théâtral. À peine plus grand que sa fille, il ne pouvait pas non plus se prévaloir d’une plus forte corpulence. Il avait perdu tôt dans la vie une grande part de sa chevelure dense et bouclée, dont le souvenir était évoqué par une petite barbe soignée, trop fine pour être qualifiée de « pleine », mais bien marquée sur les lèvres et sur le menton, comme pour composer les zones où elle était absente. Son visage net et incolore, doté seulement des traits indispensables, indiquait aussitôt, en guise de définition, qu’il était limpide, et, à cet égard, il ressemblait à une petite salle convenable, bien balayée, vide de meubles, mais tirant un avantage particulier, bien vite remarqué, de la clarté de deux grandes fenêtres sans rideaux. Il y avait dans les yeux d’Adam Verver quelque chose qui laissait entrer le matin et le soir en quantités inhabituelles, et qui donnait à ce modeste espace l’ajout extérieur d’une vue qui était « vaste », même quand elle se restreignait aux étoiles. D’un bleu profond et changeant, sans avoir le romantisme d’être grands, ces yeux avaient une beauté juvénile et presque étrange, avec une ambiguïté qui vous poussait à vous demander s’ils reflétaient l’idée de celui qui les possédait, ou bien la vôtre. Quel que fût votre sentiment, ils donnaient du cachet au voisinage, comme disent les agents immobiliers ; d’un côté ou d’un autre, on ne leur échappait jamais ; ils vous suivaient, que vous fussiez devant ou derrière eux, en décelant alors vous ne saviez guère quoi, une occasion, une association possible. Si d’autres caractéristiques, pour ne pas trop étendre la question, se mettaient en retrait, rien ne les masquait autant que le vêtement de notre ami, adopté une fois pour toutes avec une sorte de scrupule somptuaire. Tous les jours de l’année, quelle que fût la circonstance, il revêtait la même petite « jaquette » noire, à la mode de ses jeunes années ; il portait les mêmes pantalons d’aspect frais, à carreaux blancs et noirs, exigeant, ainsi qu’il l’estimait avec obstination, le juste accord d’une cravate de satin bleu à pois blancs ; et, sur son petit estomac creux, curieusement indifférent aux climats et aux saisons, un gilet de coutil blanc. « Tu aimerais vraiment, demandait-il à présent, que je me marie ? » Il disait cela comme si cette idée, venant de sa fille, était plausible ; et comme s’il était disposé à s’y conformer, au cas où Maggie l’exprimerait fermement.
Ferme, cependant, elle n’était pas encore prête à l’être, même si, à la réflexion, elle parut sentir avec force qu’il y avait à cet égard une vérité à dire. « Ce que je pense, c’est qu’il y a quelque chose qui était juste, et que j’ai faussé. C’était juste que vous ne vous mariiez pas, et que vous ne sembliez pas le vouloir. Il semblait également normal que la question ne se présente pas, continua-t-elle d’expliquer. C’est ce que j’ai faussé. La question se présente. Elle se présentera.
– Tu ne crois pas que je pourrai l’écarter ? » Le ton de Mr Verver était gai et pensif.
« Eh bien, avec mon installation, je vous ai donné tout l’ennui de devoir y songer. »
Il aima la tendresse de cette remarque, et, sa fille étant assise près de lui, il l’entoura de son bras. « J’ai comme le sentiment que tu ne t’es pas “installée” bien loin. Tu t’es installée à la porte voisine.
– Eh bien, moi, continua-t-elle, j’ai comme le sentiment de ne pas avoir été juste en vous laissant ainsi de côté. Si je vous ai imposé un changement, je dois penser à ce changement.
– Alors, qu’en penses-tu, ma chérie ? demanda-t-il avec indulgence.
– C’est justement ce que je ne sais pas encore. Mais je dois le découvrir. Nous devons y réfléchir ensemble… comme nous l’avons toujours fait. Ce que je veux dire, poursuivit-elle au bout d’un moment, c’est que j’ai l’impression de devoir au moins vous proposer une solution. J’aurais dû en trouver une pour vous.
– Une solution à quoi ?
– Eh bien, tout simplement à votre nostalgie de ce que vous avez perdu… sans que rien soit venu le remplacer.
– Mais qu’ai-je donc perdu ? »
Elle réfléchit une minute, comme si c’était difficile à dire, mais comme si elle en prenait de plus en plus conscience. « Eh bien, tout ce qui jusqu’à présent nous dispensait de réfléchir, et tout ce qui vous dispensait d’être vraiment, comme vous le diriez, sur le marché. C’était comme si vous ne pouviez pas être sur le marché, du moment que vous étiez marié avec moi. Ou plutôt comme si je tenais les gens à distance, innocemment, du fait que j’étais mariée avec vous. Maintenant que je suis mariée avec quelqu’un d’autre, vous n’êtes par conséquent marié avec personne. Et donc vous pouvez vous marier avec tout le monde, avec n’importe qui. N’importe qui peut se demander pourquoi vous ne l’épouseriez pas.
– N’est-ce pas une raison suffisante, répliqua-t-il avec douceur, pour que je n’en aie aucune envie ?
– C’est une raison suffisante, en effet. Mais pour que ce soit une raison suffisante, il faut que ce soit une peine excessive. Je veux dire une peine pour vous. Il faut que ce soit un combat excessif. Vous me demandez ce que vous avez perdu, insista Maggie. Ne pas avoir à prendre la peine, ne pas avoir à mener le combat… voilà ce que vous avez perdu. L’avantage, le bonheur d’être tel que vous étiez… parce que j’étais juste ce que j’étais… voilà ce qui vous manque.
– Donc, tu penses, déclara bientôt son père, que je ferais mieux de me marier, afin d’être tel que j’étais ? »
Le ton détaché qu’il avait adopté, comme pour amuser gentiment Maggie en se montrant d’une humeur accommodante, eut pour effet de la faire sortir de sa gravité avec un rire bref et léger. « Mon Dieu, je ne veux pas que vous vous imaginiez que, si vous faisiez cela, je ne le comprendrais pas. Je le comprendrais. Voilà tout », dit aimablement la Princesse.
Il tourna cela en plaisanterie. « Tu ne vas pas jusqu’à souhaiter que j’épouse quelqu’un qui ne me plaise pas ?
– Ah, papa, soupira-t-elle, vous savez jusqu’où je vais… jusqu’où je pourrais aller. Mais je souhaite seulement que vous soyez certain, au cas où quelqu’un vous plairait, de mon impression de vous y avoir poussé. Vous saurez toujours que je n’oublie pas que c’est ma faute.
– Tu veux dire, enchaîna-t-il avec son air songeur, que ce sera toi qui en supporteras les conséquences ? »
Maggie eut un instant de réflexion. « Je vous laisserai toutes les bonnes conséquences, mais je supporterai toutes les mauvaises.
– Ma foi, c’est généreux. » Il accentua son sentiment, en la rapprochant de lui, pour la serrer plus tendrement. « C’est à peu près tout ce que je peux espérer de toi. Si jamais tu m’as fait du tort, disons que nous serons quittes. Je te ferai savoir à temps si je prévois que tu dois prendre ta part. Mais, en attendant, dois-je comprendre, reprit-il bientôt, que, prête à m’aider dans ma capitulation, tu n’es pas prête, ou pas aussi prête, à m’aider dans ma résistance ? Dois-je être un martyr en règle, pour que tu interviennes ? »
Elle hésita devant cette façon de présenter la situation. « Mais si la chose vous plaît, ce ne sera pas une capitulation, n’est-ce pas ?
– Alors pourquoi parler de m’aider ? Je capitulerai seulement si la chose me plaît. Mais ce que je sens, c’est que je ne veux pas que la chose me plaise. C’est-à-dire, rectifia-t-il, sauf si je sens que ça me plaît davantage que prévu. Je ne veux pas être obligé de penser que ça me plaît, si en réalité ça ne me plaît pas. Il m’est arrivé d’y être obligé, concernant d’autres choses, avoua-t-il. Je ne veux pas, conclut-il, être contraint de me tromper.
– Ah, mais c’est épouvantable, répliqua-t-elle, que vous puissiez seulement craindre… ou même nerveusement imaginer… d’y être contraint. Mais après tout, qu’est-ce que cela montre, demanda-t-elle, sinon que vous éprouvez vraiment, intimement, un manque ? Qu’est-ce que cela montre, sinon que vous êtes véritablement prédisposé ?
– Soit, c’est peut-être vrai. » Il ne se défendait de rien. « Mais cela montre aussi, je pense, que les femmes charmantes, dans le genre de vie que nous menons maintenant, sont nombreuses et redoutables. »
Maggie considéra un instant cette déclaration ; sous couvert de quoi, cependant, elle passa vite du général au particulier. « Vous trouvez que Mrs Rance est charmante ?
– Ma foi, je la trouve redoutable. Cela revient au même, quand ces femmes jettent un sort. Je la crois prête à tout.
– Oh, alors, je vous aiderai contre elle… si c’est tout ce dont vous avez besoin, dit la Princesse avec résolution. C’est vraiment drôle que Mrs Rance soit ici, poursuivit-elle avant qu’il pût répondre. Mais si vous parlez de la vie que nous menons, je dois dire que, dans l’ensemble, elle est vraiment drôle. En réalité, précisa Maggie dans cette idée, j’estime que nous ne menons aucune vie du tout, par rapport aux autres. Je pense en tout cas que nous ne menons pas la moitié de la vie que nous pourrions. Et c’est ce que pense Amerigo, me semble-t-il. Et aussi, j’en suis sûre, Fanny Assingham. »
Mr Verver, par considération pour ces personnes, réfléchit un instant. « Quelle vie aimeraient-ils que nous menions ?
– Et ce n’est pas une question, j’imagine, sur laquelle ils ont le même sentiment. Elle pense, cette chère Fanny, que nous devrions être plus grandioses…
– Plus grandioses… ? fit-il vaguement écho. Et Amerigo aussi, dis-tu ?
– Ah oui, répondit-elle promptement, mais Amerigo s’en moque. Il ne se soucie pas, veux-je dire, de ce que nous faisons. C’est à nous, estime-t-il, de voir les choses exactement comme nous le voulons. Fanny trouve qu’il est magnifique, poursuivit Maggie. C’est-à-dire magnifique de prendre les choses comme elles sont, d’accepter les “limites sociales” de notre vie, de ne pas regretter ce que nous ne lui offrons pas.
– Alors, s’il ne le regrette pas, commenta Mr Verver, sa magnificence est facile.
– Elle est facile… c’est exactement ce que je pense. S’il regrettait certaines choses, et si malgré cela il se montrait toujours adorable, alors, sans aucun doute, il serait plus ou moins un héros incompris. Il pourrait être un héros… il le sera, si jamais c’est nécessaire. Mais ce sera à l’occasion de quelque chose de mieux que notre monotonie. Je sais bien en quoi il est magnifique », déclara la Princesse. Et elle en resta là un instant. Elle finit cependant comme elle avait commencé. « Nous ne sommes tout de même pas tenus de faire des sottises. Si Fanny estime que nous devrions être plus grandioses, c’est que nous pouvons l’être. Il n’y a rien pour nous en empêcher.
– Est-ce une stricte obligation morale ? demanda Adam Verver.
– Non… c’est pour l’amusement.
– L’amusement de qui ? De Fanny Assingham ?
– De tout le monde… mais j’admets que Fanny y aurait amplement sa part. » Elle s’interrompit ; elle eut l’air d’avoir en tête une idée de plus, que finalement elle exprima. « Pour votre amusement en particulier… puisque vous soulevez la question. » Elle insista même bravement. « En somme, je n’ai pas eu à réfléchir beaucoup, pour voir qu’on pouvait faire pour vous beaucoup plus que ce qu’on fait. »
Mr Verver poussa un étrange et vague grognement. « Ne penses-tu pas qu’on en fait beaucoup, lorsqu’on sort avec moi et qu’on me parle comme tu le fais ?
– Ah, nous faisons beaucoup trop souvent des choses de ce genre ! dit sa fille en lui souriant. C’est bien, c’est naturel… mais ce n’est pas grandiose. N’oublions pas que nous sommes libres comme l’air.
– Eh bien, voilà qui est grandiose, argua Mr Verver.
– Grandiose si nous agissons en conséquence. Ce n’est pas grandiose si nous n’en faisons rien. »
Elle continuait de sourire, et il adopta son sourire, mais en s’interrogeant un peu cette fois : en y voyant de plus en plus une intensité qui démentait la légèreté de ton. « Que veux-tu faire de moi ? » demanda-t-il. Et, comme elle ne répondait pas, il ajouta : « Tu as quelque chose en tête. » Il lui apparaissait maintenant que, depuis le début de leur sortie, elle gardait quelque chose en réserve, et qu’il en avait déjà eu plus d’une fois le soupçon, malgré son respect théorique pour le droit de sa fille d’avoir désormais des secrets et des mystères. Elle avait eu dès le début dans le regard quelque chose d’anxieux et de parfois absent qu’une arrière-pensée expliquerait parfaitement. Il en était à présent tout à fait sûr. « Tu caches quelque chose dans ta manche. »
Elle garda un silence qui donnait raison à son père. « Mon Dieu, quand je vous le dirai, vous comprendrez. C’est caché dans ma manche seulement dans le sens où c’est une lettre que j’ai reçue ce matin. Toute la journée, oui… je l’ai eue en tête. Je me suis demandé si c’était vraiment le bon moment, ou si c’était simplement correct, de vous demander si vous pourriez supporter maintenant une autre femme. »
Il se sentit légèrement soulagé ; mais les belles prévenances de Maggie rendaient sa question quelque peu inquiétante.
« Supporter une… ?
– Eh bien, accepter qu’elle vienne. »
Il ouvrit de grands yeux ; puis il se mit à rire. « Tout dépend de qui il s’agit.
– Ah… vous voyez bien ! Je me suis en tout cas demandé si vous n’alliez pas considérer cette personne particulière comme un souci de plus… demandé, veux-je dire, jusqu’où vous vous sentiriez obligé de pousser avec elle votre idée de l’amabilité. »
Entendant cela, il agita vivement son pied. « Et jusqu’où pousserait-elle sa propre idée de l’amabilité ?
– Mon Dieu, répliqua sa fille, vous savez bien jusqu’où, en général, Charlotte Stant pousse les choses.
– Charlotte ? Elle vient ?
– Elle m’écrit, pratiquement, qu’elle aimerait beaucoup venir, si nous avions la bonté de le lui demander. »
Mr Verver gardait un regard vide, mais plutôt comme s’il attendait des précisions. Puis, comme tout parut avoir été dit, il changea d’expression. Si c’était tout, c’était simple. « Alors pourquoi diable ne pas le lui demander ? »
Le visage de Maggie s’illumina de nouveau, mais avec un autre type de lumière. « N’est-ce pas un manque de tact ?
– De le lui demander ?
– De vous proposer de le faire.
– Que je le lui demande ? »
Il posa cette question comme sous l’effet d’un reste d’incertitude, mais elle produisit aussi son propre effet. Maggie hésita un instant ; puis, comme si elle comprenait tout d’un coup, elle enchaîna : « Ce serait merveilleux que vous le fassiez ! »
Cela n’avait clairement pas été sa première idée ; le hasard des paroles de son père l’avait suscitée. « Tu veux donc que je lui écrive moi-même ?
– Oui… ce serait gentil. Ce serait vraiment merveilleux de votre part. C’est-à-dire, bien sûr, ajouta Maggie, si vous pouvez le faire sincèrement. »
Il parut alors se demander pourquoi il ne le ferait pas sincèrement, et en quoi, dans cette affaire, la sincérité avait à intervenir. Cette vertu entre l’amie de sa fille et lui-même avait sûrement été considérée comme allant de soi. « Ma chère enfant, répliqua-t-il, je ne pense pas avoir peur de Charlotte.
– Ah, c’est justement ce que j’adore entendre de vous ! Du moment que vous n’avez pas peur… vraiment pas du tout… je vais l’inviter tout de suite.
– Mais où diable est-elle ? » Il parlait comme s’il n’avait pas songé à Charlotte, ou comme s’il n’avait pas entendu prononcer son nom, depuis très longtemps. En fait, il la revoyait soudain, avec amitié, presque avec amusement.
« Elle est en Bretagne, dans une petite station balnéaire, avec des gens que je ne connais pas. Elle est toujours avec des gens, la pauvre petite… elle s’y sent plus ou moins tenue… même quand, comme c’est parfois le cas, ce sont des gens qu’elles n’aiment pas énormément.
– Ma foi, je suppose qu’elle nous aime un peu, dit Adam Verver.
– Oui… heureusement, elle nous aime bien. Et si je ne craignais pas de vous gâcher la chose, ajouta Maggie, je vous dirais que vous n’êtes pas celui d’entre nous qu’elle aime le moins.
– Qu’est-ce que cela gâcherait pour moi ?
– Oh, mon Dieu, vous le savez. De quoi d’autre sommes-nous en train de parler ? Il vous en coûte tant d’être aimé ! C’est pourquoi j’ai hésité à vous parler de ma lettre. »
Il prit un air étonné, comme si le sujet le dépassait soudain. « Mais Charlotte… durant ses autres visites… ne m’a jamais rien coûté.
– Non, en effet… seulement sa “nourriture”, dit Maggie avec un sourire.
– Alors, ça m’est égal de la nourrir… s’il s’agit uniquement de cela. »
La Princesse, cependant, c’était clair, désirait se montrer parfaitement consciencieuse. « Il pourrait ne pas s’agir uniquement de cela. Si je trouve agréable de l’avoir ici, c’est parce qu’elle apportera un changement.
– Eh bien, où est le mal, si c’est un changement en mieux ?
– Ah… c’est bien vous ! » Et la Princesse exprima par son sourire un petit sentiment de triompher par sa sagesse. « Si vous reconnaissez qu’il y a un changement possible pour le mieux, nous n’avons donc pas entièrement raison, tels que nous sommes. Je veux dire, nous ne sommes pas… en famille… parfaitement satisfaits… nous ne nous amusons pas complètement. Nous voyons qu’il y a des moyens d’être plus grandioses.
– Mais est-ce que Charlotte Stant va nous rendre plus grandioses ? » demanda son père avec surprise.
Sur ce, Maggie, le regardant bien en face, eut une réaction remarquable. « Oui, je pense. Vraiment plus grandioses. »
Il réfléchit ; car s’il y avait là une incitation, il souhaitait d’autant plus y répondre. « Parce qu’elle est très belle ?
– Non, papa. » Et la Princesse prit un ton presque solennel. « Parce qu’elle est grandiose.
– Grandiose ?
– Grandiose par sa nature, par son caractère, par son esprit. Grandiose par sa vie.
– Vraiment ? s’étonna Mr Verver. Et qu’a-t-elle fait… dans la vie ?
– Eh bien, elle a été courageuse et brillante, dit Maggie. Cela peut ne pas paraître grand-chose, mais elle l’a été, brillante et courageuse, dans des situations qui auraient rendu difficile de l’être à bien des filles. Elle n’a personne au monde qui lui soit vraiment proche. Elle n’a que des relations qui profitent d’elle de toutes sortes de façons, et de lointains parents qui ont tellement peur qu’elle profite d’eux, qu’ils refusent la plupart du temps de la voir. »
Mr Verver fut frappé ; et, comme d’habitude, pour une certaine raison. « Si nous l’invitons ici pour qu’elle nous améliore, est-ce que nous n’allons pas nous aussi profiter d’elle ? »
Mais cela n’arrêta la Princesse qu’un instant. « Nous sommes de vieux, vieux amis… nous lui ferons du bien, nous aussi. Même dans le pire des cas… je parle pour moi… je l’admirerais toujours plus que je ne profiterais d’elle.
– Je vois. Cela fait toujours du bien. »
Maggie sembla considérer cette façon de voir la chose. « Certainement… et elle le sait. Elle sait, veux-je dire, que je pense qu’elle a un grand courage et une grande intelligence. Elle n’a pas peur… elle n’a peur de rien. Et pourtant, en toute circonstance, elle ne prend pas plus de liberté avec les autres, que si elle tremblait pour sa vie. En plus elle est intéressante… ce que ne sont pas du tout un tas d’autres gens avec un tas d’autres mérites. » Et ce subtil éclat de vérité s’élargit dans la vision de la Princesse. « Moi-même, bien entendu, je ne prends jamais de libertés, mais alors c’est toujours parce que je tremble pour ma vie. C’est dans ma nature. C’est la façon dont je vis.
– Ah, c’est vrai, mon amour ! murmura vaguement son père.
– Oui, je vis dans la terreur, insista-t-elle. Je suis un petit être affolé.
– Tu ne me persuaderas pas que tu n’es pas aussi bonne que Charlotte Stant, objecta toujours avec calme Adam Verver.
– Je suis peut-être aussi bonne, mais je ne suis pas aussi grandiose… et c’est ce dont nous sommes en train de parler. Elle a une imagination grandiose. Elle a, à tous égards, une attitude grandiose. Elle a par-dessus tout une conscience grandiose. » En cet instant, plus peut-être que jamais encore dans sa vie, Maggie s’adressait à son père avec une nuance d’absolu dans la voix. Jamais encore elle n’avait été aussi proche de lui dicter ce qu’il fallait croire dans ce qu’elle disait. « Elle n’a que quatre sous au monde… mais cela n’a rien à voir. Ou plutôt, se reprit-elle vite, cela a tout à voir. Car elle s’en moque. Je ne l’ai jamais vue faire autre chose que rire de sa pauvreté. Sa vie a été plus dure qu’on le pense. »
Ces remarques singulièrement concrètes de la part de sa fille frappèrent Mr Verver comme une véritable nouveauté. « Alors pourquoi ne m’as-tu pas parlé d’elle plus tôt ?
– Mais est-ce que nous n’avons pas toujours su…
– J’aurais en effet pensé, concéda-t-il, que nous avions déjà bien pris sa mesure.
– C’est juste… il y a longtemps que nous la considérons comme une chose acquise. Mais les choses changent avec le temps, et je sens que je vais, après cette interruption, l’aimer plus que jamais. J’ai davantage vécu, je suis plus âgée, et alors on est meilleur juge. Oui, je vais maintenant voir en Charlotte plus de choses que je n’en ai jamais vu, conclut la Princesse d’un ton vif et vibrant d’attente.
– Bon, je tâcherai d’en faire autant. C’était, se souvint alors Mr Verver, celle de tes amies que j’estimais être la meilleure pour toi. »
Cependant, Maggie était tellement lancée dans sa légitime liberté de jugement, qu’elle n’entendit guère son père. Elle était perdue dans le cas qu’elle démêlait, dans sa vision des diverses façons dont Charlotte s’était distinguée. « Par exemple, elle aurait aimé… je suis sûre qu’elle aurait extrêmement aimé… se marier. Or rien en général n’est plus ridicule, même quand cela a été pathétique, qu’une femme qui a essayé et qui n’a pas réussi. »
Mr Verver y prêta toute son attention. « Elle a essayé… ?
– Elle a rencontré des occasions où elle aurait aimé essayer.
– Et elle n’a pas réussi ?
– Eh bien, en Europe, il se présente plus d’occasions où échouent les filles pauvres, que d’occasions où elles réussissent. En particulier, précisa la Princesse d’un air toujours compétent, quand elles sont américaines. »
Son père lui répliqua, cette fois-ci, et avec bonne humeur, à tous égards : « Sauf que, veux-tu dire, dans le cas des Américaines, il y a plus d’occasions qui se présentent quand elles sont riches, que quand elles sont pauvres. »
Elle le regarda gaiement. « Peut-être… mais je ne vais pas me laisser étouffer dans mon propre cas. Cela devrait… si jamais j’étais en danger de me montrer stupide… me rendre d’autant plus gentille avec des gens comme Charlotte. Ce n’est pas difficile pour moi, expliqua-t-elle habilement, de ne pas être ridicule… sauf d’une tout autre façon. Je pourrais être aisément ridicule, je suppose, en me comportant comme si je pensais avoir fait une grande chose. Charlotte en tout cas n’a rien fait. Tout le monde peut voir cela, et voir aussi que c’est assez étrange. Et pourtant personne… à moins d’être affreusement présomptueux ou offensant… n’aimerait, ou n’oserait, la traiter, telle qu’elle est, autrement qu’on traite quelqu’un de tout à fait bien. Voilà ce que c’est que d’avoir en soi quelque chose qui emporte l’adhésion. »
Le silence de Mr Verver à cet instant montra que Maggie l’avait intéressé avec son histoire ; mais il montra peut-être encore plus nettement son intérêt quand il parla. « Et c’est en cela que Charlotte est grandiose, comme tu dis ?
– C’est une de ses manières de l’être, déclara la Princesse. Mais elle en a plusieurs. »
De nouveau son père réfléchit un peu. « Et qui donc a-t-elle essayé d’épouser ? »
Maggie elle aussi hésita, comme pour répondre avec plus d’effet ; mais finalement elle renonça, ou alors se heurta à un obstacle. « Je crains de ne pas le savoir.
– Alors comment sais-tu qu’elle a essayé ?
– Mais je ne le sais pas vraiment. » Puis, pour être une fois encore plus nuancée, elle ajouta d’un ton sérieux : « Je l’ai seulement deviné.
– Mais tu as dû le deviner à propos de quelqu’un en particulier. »
Elle hésita de nouveau. « Je ne pense pas vouloir mettre des noms, préciser les dates, écarter les voiles, même pour moi. Je sens qu’il y a eu, plus d’une fois, quelqu’un que je ne connais pas… que je n’ai pas besoin et que je n’ai pas envie de connaître. En tout cas, tout cela est terminé, et, au-delà de l’entière confiance que j’ai en elle, ce n’est nullement mon affaire. »
Mr Verver s’inclina, mais avec une réserve. « Je ne vois pas comment tu peux lui faire confiance sans connaître les faits.
– Ne puis-je pas lui faire confiance en général, en raison de sa dignité ? Sa dignité, veux-je dire, dans l’infortune.
– Tu dois d’abord prouver son infortune.
– Je peux le faire, dit Maggie. N’est-ce pas une infortune de gâcher sa vie… alors qu’on a tant de qualités ? Et de ne pas s’en plaindre, de paraître même ne pas s’en apercevoir ? »
Mr Verver sembla d’abord considérer que c’était un vaste problème ; puis, saisi d’une autre idée, il le laissa tomber. « Il ne faut pas qu’elle gâche sa vie. Nous, du moins, nous ne la lui gâcherons pas. »
Le visage de Maggie reprit une expression de gratitude. « Eh bien, cher monsieur, c’est tout ce que je souhaite. »
Cela aurait paru régler la question et mettre fin à leur conversation, si le père ne s’était pas bientôt montré prêt à revenir en arrière. « Combien de fois a-t-elle essayé, selon toi ? »
De nouveau, et comme si elle ne pouvait pas, comme si elle détestait, être affirmative sur ces sujets délicats, elle eut envie de nuancer. « Oh, je ne dis pas qu’elle ait absolument essayé ! »
Son père eut l’air déconcerté. « Mais si elle a absolument échoué, alors qu’a-t-elle fait pour cela ?
– Elle a souffert… voilà ce qu’elle a fait. » Et la Princesse précisa : « Elle a aimé… et elle a perdu. »
Mr Verver, cependant, continua de s’étonner. « Mais combien de fois ? »
Maggie hésita ; puis la chose s’éclaircit. « Une fois suffit… c’est-à-dire, suffit pour qu’on soit bon avec elle. »
Son père écouta sans objecter, tout en éprouvant, dans cette nouvelle lumière, le besoin d’une base sur laquelle appuyer fermement sa propre bonté. « Mais elle ne t’a rien confié ?
Il ouvrit de grands yeux. « Mais alors, les jeunes filles ne se confient pas entre elles ?
– Vous voulez dire que c’est ce qu’elles sont supposées faire ? » Elle le regarda, en rougissant un peu ; puis, après une autre hésitation : « Est-ce que les jeunes hommes se confient ? » demanda-t-elle.
Il poussa un rire bref. « Comment puis-je savoir, ma petite, ce que font les jeunes hommes ?
– Alors comment puis-je savoir, papa, ce que font les filles ordinaires ?
– Je vois… je vois », répondit-il vivement.
Mais ensuite elle parla comme si elle avait risqué d’être odieusement tranchante. « Ce qui se passe du moins, c’est que là où il y a beaucoup de fierté, il y a beaucoup de silence. Je ne sais pas, je l’admets, ce que je ferais si j’étais triste et seule… car quelle tristesse, à vrai dire, ai-je jamais eue dans ma vie ? Je ne sais même pas si je suis fière… il me semble que cette question ne s’est jamais présentée à moi.
– Oh, je pense que tu es fière, Mag, intervint gaiement son père. C’est-à-dire, je pense que tu es suffisamment fière.
– Eh bien, alors, j’espère que je suis suffisamment humble aussi. Je pourrais en tout cas, pour ce que j’en sais, être veule dans l’épreuve. Comment puis-je le dire ? Vous rendez-vous compte, papa, que je n’ai jamais subi la moindre épreuve ? »
Il posa sur elle un long regard tranquille. « Qui s’en rendrait compte mieux que moi ?
– Eh bien, vous vous en rendrez compte, quand j’en subirai une ! s’écria-t-elle en lançant un rire bref qui ressemblait, comme avec de bonnes raisons, à celui qu’avait eu son père un instant plus tôt. Je n’aurais en aucun cas laissé Charlotte me confier ce qui m’aurait paru épouvantable. Car les blessures et les hontes de ce genre sont épouvantables. C’est du moins ce que je suppose, ajouta-t-elle pour se reprendre. Car, au fond, qu’en sais-je, comme je l’ai dit ? Je ne veux pas savoir ! insista-t-elle avec véhémence. Il y a des choses qui sont sacrées… que ce soient des joies ou des peines. Mais on peut toujours être bon, pour plus de sûreté, conclut-elle. On sent quand c’est juste. »
Elle s’était levée sur ces derniers mots ; elle se tenait devant lui, avec, dans son aspect, quelque chose de particulier et d’évocateur à quoi, même après la longue habitude de leur vie commune, il était vivement réceptif, avec un sens aiguisé, année après année, par l’identification des types et des styles, par la comparaison des beaux objets entre eux, de leurs degrés de finition et de leurs genres de délicatesse – quelque chose évoquant quelque mince « antique » du Vatican ou des salles capitolines, tardif et raffiné, frappant une note rare, formant un maillon immortel, et mis en mouvement par l’injection miraculeuse d’un élan moderne, mais conservant, malgré une mobilité des pieds et une agitation des plis oubliées durant des siècles sur son piédestal, la noblesse et la perfection d’une statue : le regard absent et voilé, la coiffure lisse, élégante, indéfinissable, le pas timide et léger d’une créature égarée dans un siècle étranger, passant comme une image en relief autour d’un vase précieux et corrodé. Elle lui avait toujours ainsi donné, par moments, bien qu’étant vraiment sa fille dans ses pensées, la curieuse impression d’être un personnage stylisé, d’une grâce « générique », dont soudain il se sentait humainement coupé, en raison de cette vague analogie avec une figure mythologique, de cette tournure et de cette attitude de nymphe. C’était surtout, sentait-il lucidement, une vision de son propre esprit ; elle provenait de son goût pour les vases précieux presque autant que de son goût pour sa précieuse fille. Et ce qu’il y avait de plus caractéristique encore, c’est que cette vision opérait alors qu’il avait en même temps conscience que Maggie, avec tout son charme, passait pour être « collet monté » : ainsi, Mrs Rance avait paru enchantée de la qualifier de ce terme. Il se souvenait également d’avoir entendu déclarer avec familiarité qu’elle ressemblait à une nonne : à quoi elle avait répliqué qu’elle était ravie de l’apprendre, et qu’elle tâcherait sûrement de se conformer à la ressemblance. Mais il n’oubliait pas non plus qu’elle était indifférente aux décrets et aux foucades de la mode, formée comme elle l’était par sa longue fréquentation de la noblesse en art ; elle portait ses cheveux lisses et aplatis sur les tempes, à la façon de sa mère, qui n’avait rien eu de mythologique. Les nymphes et les nonnes étaient certes des catégories distinctes, mais Mr Verver ne se souciait pas de cohérence, s’il s’agissait de s’amuser. Il avait en tout cas si profondément coutume de jouer avec les images, qu’il pouvait recevoir des impressions visuelles tout en se livrant à des réflexions concrètes. Il s’y livrait pendant que Maggie était debout devant lui, et cela le conduisit à une autre question, qui à son tour en suscita de nouvelles. « Est-ce que tu considères qu’elle est dans l’état dont tu as parlé à l’instant ?
– L’état ?
– Eh bien, l’état d’avoir aimé si violemment qu’elle est, comme tu dis, au-delà de tout ? »
Maggie n’eut guère à réfléchir : sa réponse fut très prompte. « Oh, non ! Elle n’est au-delà de rien. Car elle n’a rien eu.
– Je vois. On doit avoir eu certaines choses, pour être au-delà. C’est une sorte de loi de la perspective. »
Maggie ne savait rien de cette sorte de loi, mais elle continua de préciser sa pensée. « Par exemple, elle n’est pas au-delà de tout soutien.
– Eh bien, alors, dit son père, elle aura tout le soutien que nous pourrons lui apporter. Je lui écrirai avec plaisir.
– Vous êtes un ange ! » s’écria-t-elle en posant sur lui un regard tendre et joyeux.
Aussi vrai que cela pût être, il y eut cependant quelque chose de plus, Adam Verver étant un ange animé de curiosité humaine. « Est-ce qu’elle t’a dit qu’elle m’aime beaucoup ?
– Bien sûr, elle me l’a dit… mais je ne vais pas vous aduler. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une de mes raisons pour l’avoir toujours beaucoup aimée, elle.
– Alors elle n’est pas vraiment au-delà de tout, déclara Mr Verver avec plus ou moins d’humour.
– Oh, ce n’est pas, Dieu merci, qu’elle soit amoureuse de vous ! Ce n’est pas, et je vous l’ai dit dès le début, le genre de chose que vous ayez à craindre. »
Il avait parlé gaiement, mais sa gaieté parut tomber devant cette assertion, comme si elle relançait son inquiétude, et qu’il fallût la rectifier. « Oh, ma chérie, j’ai toujours pensé à Charlotte comme à une petite fille.
– Ah, ce n’est pas une petite fille ! dit la Princesse.
– Très bien, je lui écrirai comme à une femme brillante.
– C’est exactement ce qu’elle est. »
Mr Verver s’était levé, et, avant de rebrousser chemin, ils restèrent un instant debout l’un en face de l’autre, en se regardant comme si vraiment ils avaient pris une décision. Ils étaient sortis pour être seuls ensemble, mais quelque chose d’autre s’était produit. Ce qui l’avait produit fut révélé par la réponse d’Adam Verver à la dernière affirmation de sa fille. « Eh bien, elle a une fameuse amie en toi, Princesse ! »
Maggie écouta sans réagir ; c’est trop évident pour qu’elle protestât. « Savez-vous à quoi je pense vraiment ? » demanda-t-elle enfin.
Il s’étonna, sous le regard de sa fille : regard plein de la satisfaction d’être libre maintenant de s’exprimer. Mais il montra bientôt qu’il n’était pas sot au point de ne pas vite saisir. « Ma foi, à lui trouver finalement toi-même un mari.
– Bien vu ! dit Maggie avec un sourire. Mais cela exigera quelques recherches, ajouta-t-elle.
– Alors laisse-moi chercher ici avec toi », déclara son père tandis qu’ils se remettaient en marche.
Mrs Assingham et le Colonel, ayant quitté Fawns avant la fin septembre, y revinrent un peu plus tard ; et puis, deux semaines après leur réapparition, ils interrompirent de nouveau leur visite ; mais, cette fois-ci, la question de leur retour resta suspendue à des conditions laissées floues, plutôt qu’importunément précisées. Les demoiselles Lutch et Mrs Rance cessèrent aussi, du fait de l’arrivée de Charlotte Stant, de séjourner, mais en exprimant, quant à un prompt renouvellement, des espoirs et des théories dont la vivacité éveilla, comme si l’air même y répondait, les échos du grand vestibule, avec ses dalles de pierre, ses lambris de chêne, et sa galerie, qui n’étaient pas les éléments les moins intéressants de la maison. Ce fut dans cet endroit admirable que Fanny Assingham, en une fin d’après-midi d’octobre, passa avec son hôte bienveillant quelques moments au bout desquels elle annonça son départ définitif, avec son mari, tout en éprouvant la tentation d’indiquer la morale de ces vaines réverbérations. La porte à deux battants était ouverte sur un tableau de soleil d’automne brumeux, heure dorée merveilleuse, immobile, en attente, dans l’atmosphère de laquelle Adam Verver rencontra sa fidèle amie, alors qu’elle descendait pour jeter de ses propres mains une liasse épaisse dans la boîte à lettres. Et bientôt ils sortirent ensemble pour se promener une demi-heure sur la terrasse, d’une manière dont ils devaient par la suite se souvenir comme de celle de personnes prenant congé à une croisée des chemins. Il allait, en y réfléchissant, faire remonter son impression à trois simples mots qu’elle s’était mise à prononcer à propos de Charlotte Stant. Charlotte avait tout bonnement « nettoyé la place » : tels furent ces trois mots, lancés en référence à cette paix dorée que l’octobre du Kent avait progressivement installée, ces journées « alcyoniennes », dont la pleine beauté s’était mise à briller pour eux dès l’arrivée de la jeune femme. Car ce fut durant ces journées que Mrs Rance et les demoiselles Lutch avaient paru se préparer au départ ; et ce fut avec ce changement que la situation fit le mieux sentir tout son avantage : avantage d’avoir loué une si vaste résidence, et de jouir de tous les plaisirs qu’un automne si radieux pouvait porter en son sein. Ce qui se passait, c’est qu’ils en tiraient la leçon ; et ce sur quoi Mrs Assingham avait insisté, c’était que sans Charlotte ils n’en auraient tiré qu’à moitié la leçon. La leçon n’aurait sûrement pas été complète, si Mrs Rance et les demoiselles Lutch étaient restées avec eux aussi longtemps que cela avait un moment semblé probable. La délicate apparition de Charlotte était ainsi devenue un agent discret et néanmoins décisif ; et les propos de Fanny Assingham, qu’elle développa quelque peu, résonnèrent en Adam Verver comme la révélation surprenante d’une force irrésistible. Il comprenait maintenant comment avait opéré cette cause supérieure, et il aimait à se rappeler le spectacle de la fuite des trois dames, auxquelles pourtant il n’avait souhaité, ni même imaginé souhaiter, aucun mal, et qu’il avait quand même hébergées pour toute une série de rudes journées. Elle avait été tellement tranquille et réservée à ce sujet, la merveilleuse Charlotte, qu’il n’avait pas saisi, sur le moment, ce qui se passait : c’est-à-dire, pas saisi qu’elle avait causé ce qui se passait.
« En la voyant arriver, elles sont parties en fumée », déclara Mrs Assingham ; et cette remarque le fit réfléchir alors même qu’ils se promenaient tous deux sur la terrasse. Depuis son tête-à-tête avec Maggie, cette longue conversation qui l’avait conduit à inviter lui-même Charlotte, il éprouvait une étrange petite envie, ainsi qu’il l’aurait dit, d’entendre des choses sur cette demoiselle, d’entendre en quelque sorte ce qu’on pouvait raconter sur elle : un peu comme si un peintre renommé en traçait le portrait, et qu’il regardât son image se définir peu à peu sous la multiplication des touches. Mrs Assingham lui parut en appliquer deux ou trois, des plus subtiles, lors de leur discussion sur leur jeune amie, devenue une personne bien différente de la petite compagne de jeu de Maggie : il pouvait même se rappeler avec précision quelques anciennes circonstances, où il avait laissé ensemble les deux fillettes, en leur recommandant simplement de ne pas faire trop de bruit et de ne pas trop manger de confiture. Son interlocutrice affirma ne pas avoir été dénuée d’un élan de pitié pour les trois fugitives, en constatant le prompt effet de Charlotte sur elles. « En fait, je me suis sentie intimement navrée pour elles ; mais j’ai pensé bon de garder mon impression pour moi, tant qu’elles étaient encore ici. Je ne voulais pas vous mettre sur la piste, ni Maggie, ni le Prince, ni vous, ni même Charlotte, peut-être, si aucun de vous tous n’avait remarqué la chose. Comme apparemment vous n’avez rien remarqué, vous me trouvez sans doute fantasque. Mais je ne suis pas fantasque ; j’ai tout saisi. J’ai vu la conscience dont je parle s’emparer de ces malheureuses ; et j’ai eu un peu l’impression de voir des invitées à la table des Borgia se regarder l’une l’autre après avoir été priées de vider leur coupe en l’honneur de leurs hôtes. Ma comparaison est assez fâcheuse, car je ne veux pas du tout dire que Charlotte ait délibérément versé du poison dans leur vin. Elle était elle-même leur poison, dans le sens où elle était mortellement incompatible avec ces dames. Mais elle ne le savait pas.
– Ah, elle ne le savait pas ? s’étonna Mr Verver avec intérêt.
– Eh bien, je pense qu’elle ne le savait pas. » Mrs Assingham devait admettre qu’elle n’avait pas interrogé sur ce point leur jeune amie. « Je ne prétends pas être certaine en toute circonstance de ce que sait Charlotte. Elle n’aime sûrement pas faire souffrir les gens, en général, même les femmes… comme c’est le cas de tant d’entre nous. Elle aime bien mieux les mettre à l’aise avec elle. C’est-à-dire qu’elle aime… comme toutes les personnes agréables… être aimée.
– Ah, elle aime être aimée ? insista son interlocuteur.
– En même temps, elle a sans aucun doute voulu nous aider… nous mettre, nous, à l’aise. C’est-à-dire qu’elle a voulu vous mettre à l’aise… et mettre à l’aise Maggie à votre sujet. Dans une certaine mesure, elle a conçu un plan… mais seulement après avoir constaté qu’elle pouvait agir efficacement… pas avant cela… je le crois vraiment. »
De nouveau, Mr Verver eut le sentiment de devoir relever ces remarques. « Ah, elle a voulu nous aider ?… elle a voulu m’aider ?
– Quoi, fit Mrs Assingham après un silence, cela vous surprendrait-il ? »
Il réfléchit un instant. « Oh, ça ne me surprend pas !
– Bien entendu, avec sa vivacité, elle a vu, dès son arrivée, où nous en étions tous. Elle n’a pas eu besoin de nous convoquer un par un la nuit dans sa chambre, ou de nous emmener un par un en promenade dans les champs, pour que nous lui racontions chacun notre petite histoire palpitante. D’ailleurs, elle a sans doute perdu patience.
– Avec les malheureuses ? demanda Mr Verver en attendant la suite.
– Eh bien, avec le fait que nous ne perdions pas patience… que vous ne perdiez pas patience, vous, en particulier. Je ne doute absolument pas, par exemple*, qu’elle vous trouve trop docile.
– Oh, elle me trouve trop docile ?
– Et, devant ce fait, elle s’est sentie appelée à opérer sur place. Tout ce qu’elle a eu à faire, somme toute, c’est être gentille avec vous.
– Avec… euh… moi ? » dit Adam Verver.
Son amie rit franchement de sa réaction, ainsi qu’il pouvait s’en souvenir maintenant. « Avec vous, et avec tout le monde. Il lui suffit d’être ce qu’elle est… et de l’être complètement. Si elle est charmante, comment peut-elle s’en empêcher ? C’est pour cette raison, et cette seule raison, qu’elle a agi… comme agissait le poison des Borgia. On a vu comment cela a agi sur ces malheureuses… ce point auquel une femme, avec ses manières personnelles, une femme autre, et tellement autre, qu’elles-mêmes, pouvait être charmante. On les a vues comprendre, échanger des regards, et puis on les a vues perdre courage et décider de déguerpir. Car ce dont elles se sont aperçues, c’est que c’était elle qui était authentique.
– Ah, c’est elle qui est authentique ? » Comme il ne s’en était pas jusqu’alors aperçu aussi parfaitement que Mrs Rance et les demoiselles Lutch, sa question eut légèrement l’air d’être une soumission. « Je vois, je vois. » Du moins pouvait-il maintenant l’admettre avec simplicité, mais non sans vouloir en même temps s’assurer de ce dont il s’agissait. « Et qu’entendez-vous précisément… euh… par authentique ? »
Elle ne parut qu’un instant trouver difficile de le dire. « Eh bien, exactement ce que ces femmes elles-mêmes auraient voulu être. Elle a eu pour effet de leur faire reconnaître qu’elles ne le seront jamais.
– Oh, bien sûr… jamais ! »
Après cette conversation, une idée non seulement resta plantée en eux, ou suspendue autour d’eux, mais se prolongea et s’approfondit : à savoir que la partie luxueuse de la vie personnelle d’Adam Verver se trouvait de nouveau meublée, d’un point de vue social, avec cette créature classée et estampillée comme « authentique » ; et c’était pour une raison semblable qu’il avait pu estimer sa vie garnie par le mariage de sa fille. La note d’authenticité, dans cette lumière ainsi projetée, continuait d’avoir pour lui le charme et l’importance qu’elle avait présentés à l’extrême lors de quelques-unes de ses grandes « trouvailles » ; plus que toute autre, elle le captivait et le satisfaisait. Rien peut-être, si nous avions le temps de l’examiner, ne nous paraîtrait plus bizarre que cette application d’une même échelle des valeurs à des biens aussi différents que, disons, de vieux tapis persans et de nouvelles acquisitions humaines ; et cela d’autant plus que cet homme aimable n’était pas sans avoir conscience de ses tendances économiques, comme goûteur de la vie. Il avait un unique petit verre pour tout ce qu’il portait à ses lèvres, et c’était comme s’il le gardait toujours en poche, tel un instrument de commerce, ce petit récipient taillé avec une finesse dont l’art était depuis longtemps perdu, et rangé dans un vieil écrin de maroquin ineffaçablement gravé à l’or des armoiries d’une dynastie destituée. Il s’en était servi pour goûter en quelque sorte Amerigo et le Bernardino Luini dont il avait appris l’existence au moment où il consentait à l’annonce des fiançailles de sa fille ; et il s’en servait à présent pour goûter Charlotte Stant et une extraordinaire série de carreaux de céramique orientale, dont il avait récemment eu vent, auxquels était attachée une légende provocante, et au sujet desquels il avait appris avec satisfaction qu’on pouvait obtenir des précisions auprès d’un certain Mr Gutermann-Seuss de Brighton. C’était une donnée esthétique ancrée au fond de lui, où elle pouvait brûler d’une flamme froide et régulière, se nourrissant presque entièrement du matériau qui se présentait sur le moment, et de l’idée (suivie d’acquisitions) de la beauté plastique, de l’objet visiblement parfait dans son genre ; et ainsi, malgré la propension générale du feu à s’étendre et à « dévorer », le reste de son mobilier spirituel, modeste, dépareillé, et conservé avec un soin inconscient, échappait à cet embrasement que produit si souvent l’entretien excessif de flammes d’autels profanes. En d’autres termes, Adam Verver avait retenu la leçon des sens, pour l’inscrire dans son carnet intime, sans avoir un seul jour déclenché un scandale du fait de ses pratiques économiques ; il était à cet égard assez semblable à ces célibataires fortunés, ou autres hommes de plaisir, qui parviennent à recevoir une compagnie compromettante de telle manière que la plus austère des concierges, régnant au bas des escaliers, ne se sente jamais obligée de faire des réprimandes.
Cette image a cependant une liberté que l’occasion sans doute n’exige guère, mais nous pouvons la retenir pour sa valeur sommaire et négative. Or des forces surgies de l’intérieur même de la situation firent qu’Adam Verver, avant même que se fussent écoulés les dix premiers jours de novembre, se trouva pratiquement seul à Fawns avec sa jeune amie ; Amerigo et Maggie ayant, avec une certaine brusquerie, sollicité son accord pour passer un mois à l’étranger, du moment que sa distraction était désormais non moins assurée que sa sécurité. Le Prince avait ressenti une envie extrêmement naturelle ; son existence, telle qu’elle était établie depuis un moment, était délicieusement ennuyeuse, et c’était en somme ce qu’il aimait le mieux ; mais une petite bouffée de mélancolie s’était emparée de lui, et Maggie avait répété à son père, avec une admiration infinie, les jolis termes dans lesquels Amerigo avait décrit ce sentiment, après l’avoir éprouvé un certain temps. Il avait parlé d’une « sérénade », d’une douce musique qui, en bas d’une fenêtre de la maison endormie, perturbait son repos la nuit. Elle était timide, elle était plaintive, mais elle l’empêchait de fermer les yeux, et quand finalement, s’avançant sur la pointe des pieds, il avait regardé dehors, il avait alors reconnu, dans cette figure obscure, gracieuse et drapée jouant de la mandoline, les yeux levés et suppliants, et la voix unique et irrésistible de l’Italie toujours prête à être aimée. Ainsi, tôt ou tard, on devait l’entendre ; c’était un fantôme errant et obsédant, celui d’une créature qui avait subi un tort, une ombre pathétique implorant d’être réconfortée. À cela, il n’y avait manifestement qu’une solution ; et c’étaient là bien des mots pour exprimer le simple fait qu’un Romain aussi véritable éprouvât le besoin de revoir Rome. Par conséquent, ne feraient-ils pas mieux d’y aller un peu ? Et Maggie exposa à son père un argument si absurdement adroit, qu’il le répéta avec amusement à Charlotte, à qui il avait désormais coutume de se confier : à savoir que c’était, à y bien songer, absolument la toute première faveur qu’Amerigo lui eût jamais demandée, à elle, Maggie. « Bien sûr elle ne compte pas le fait qu’il lui ait demandé sa main » : tel fut le commentaire indulgent de Mr Verver. Mais il s’aperçut que Charlotte, également touchée par la candeur de Maggie, s’accordait aisément avec lui sur la question. Même si le Prince avait demandé quelque chose à sa femme tous les jours de l’année, ce n’aurait quand même pas été une raison pour refuser à ce pauvre cher garçon, pris d’un bel élan de nostalgie, de rendre visite à son pays natal.
Ce que son beau-père conseilla franchement au couple raisonnable, vraiment trop raisonnable, ce fut de passer également, tant qu’ils y étaient, trois ou quatre semaines à Paris, la suggestion de Paris montant toujours aux lèvres de Mr Verver sous la pression de la sympathie. S’ils faisaient cela, sur leur chemin de retour, ou quand ils voudraient, Charlotte et lui-même les y rejoindraient pour un bref séjour ; mais pas du tout bien sûr, eut-il à cœur de préciser, parce qu’ils se seraient ennuyés en étant laissés seuls ensemble. Le sort de cette dernière proposition fut en fait de vaciller pour le moment sous l’assaut destructeur des critiques de Maggie ; ayant, dit-elle, à choisir entre être une fille dénaturée ou une mère dénaturée, elle préférait être la première, car elle se demandait ce que deviendrait le Principino, si tout le monde, sauf les domestiques, quittait la maison. Sa question avait eu un certain écho, mais elle s’était par la suite, comme tant de ses questions, retirée encore plus promptement qu’elle s’était présentée ; car la plus claire morale de l’affaire, avant que le couple ne prît le départ, fut que Mrs Noble et le docteur Brady monteraient personnellement la garde autour de l’auguste petit berceau. Si Maggie n’avait pas profondément cru à la valeur suprême de la nurse, dont l’ample expérience était en soi le plus moelleux des oreillers, et dont la vigilance était un majestueux baldaquin drapé par les épais rideaux de la pratique et de l’expérience, si elle n’avait pas pu se reposer sur cette confiance, elle aurait nettement envoyé son mari voyager sans elle. De la même manière, si le plus adorable (car c’était ainsi qu’elle le qualifiait) des petits médecins de campagne, du fait de la fréquence de ses visites, indifférentes aux intempéries, ne lui avait pas prouvé son esprit, en rendant irrésistible, durant des heures, en particulier les jours de pluie, sa conversation sur les origines et sur les aboutissements, sur les problèmes qu’il avait à résoudre avec ses cinq petits à la maison, elle n’aurait guère été rassurée par l’idée de la simple présence d’un grand-père et d’une brillante amie. Ces personnes, par conséquent, en l’absence passagère de l’autorité maternelle, pourraient exercer leur sens des responsabilités avec une certaine aisance, et surtout en s’aidant mutuellement. Dans la mesure où leur tâche serait lourde, ils pourraient se relayer ; et cela en fait, étant donné que Mrs Noble y était prépondérante, prendrait un aspect aussi divertissant que commode.
Mr Verver retrouvait sa jeune amie, à certaines heures régulières, dans la nursery de jour, exactement comme il y retrouvait régulièrement la tendre mère de l’enfant ; car il était clair que Charlotte estimait s’être également engagée envers Maggie, et qu’elle désirait ne jamais manquer les dernières nouvelles pour rédiger la lettre quotidienne qu’elle avait promis d’envoyer. Elle écrivait avec une scrupuleuse ponctualité, elle tenait son amie au courant, et l’effet, assez curieusement, en fut que le grand-père s’abstint d’écrire ; en partie parce que Charlotte « racontait tout ce qui le concernait », ainsi qu’elle le lui faisait savoir ; et en partie parce qu’il aimait sentir qu’il était ainsi généralement et systématiquement exempté et, en quelque sorte, « suppléé ». Il s’en remettait, pour ainsi dire, à cette charmante et intelligente jeune femme, qui, en devenant pour lui une ressource domestique, s’était pratiquement transformée à ses yeux en une nouvelle personne ; et il s’en remettait à elle dans sa propre maison, ce qui intensifiait son sentiment de la chose. Il se demandait alors avec intérêt où cette relation le mènerait, jusqu’où même elle pourrait le pousser ; et il vérifiait ainsi, dans d’agréables circonstances, la validité de ce que lui avait dernièrement déclaré Fanny Assingham, au sujet du changement que pouvait apporter une pareille jeune fille. Elle apportait vraiment un changement, à présent, dans leurs journées restreintes, et un très considérable, même s’il n’y avait plus personne à qui utilement la comparer : plus aucune Mrs Rance, plus aucune Kitty ni Dotty Lutch, en contraste avec qui, selon le diagnostic de Fanny, elle apparaissait comme authentique. Elle était authentique, décidément, en dehors des comparaisons, et Mr Verver finit par s’amuser de la quantité de raisonnements qu’il avait fallu à Mrs Assingham pour l’affirmer. Elle était directement et immédiatement authentique, authentique à une échelle agréablement réduite et intime, et jamais autant que dans les moments (que nous venons d’évoquer) où Mrs Noble leur faisait sentir à tous deux qu’en l’absence de la reine mère, elle, et elle seule, était régente du royaume et gouvernante de l’héritier. Traités au mieux, en l’occurrence, comme deux simples courtisans préposés aux caresses, employés pittoresques et héréditaires jouissant des petites entrées*, mais extérieurs au pouvoir, dont le siège était la nursery, ils n’avaient plus qu’à se retirer, avec une promptitude protocolaire, dans les régions du palais qui leur étaient laissées, pour y digérer leur insignifiance dorée, et se livrer, concernant la véritable dirigeante, à des moqueries telles que pouvaient en échanger, entre deux prises de tabac, des chambellans rococo se déplaçant parmi des chiens en faïence.
Chaque soir après dîner Charlotte Stant jouait pour lui ; assise au piano, et sans besoin de partition, elle parcourait ainsi ses « morceaux favoris » (et il avait beaucoup de favoris) avec une facilité qui ne flanchait jamais, ou qui ne flanchait que juste assez pour qu’il la relançât en y contribuant incidemment de sa voix. Elle pouvait jouer n’importe quoi, elle pouvait tout jouer, toujours déplorablement, prétendait-elle bien sûr, mais toujours, ainsi qu’il le jugeait selon ses vagues critères, vraiment comme si, mince, forte et souple, avec une passion exercée, elle jouait au tennis, ou valsait rythmiquement et interminablement. Adam Verver éprouvait pour la musique un amour qui, contrairement à ses autres amours, était empreint de flou ; mais, quand, sur son canapé plongé dans l’ombre, il fumait, fumait, comme il fumait toujours, dans le grand salon de Fawns comme partout ailleurs, les cigares de sa jeunesse, chargés de souvenirs – quand, dis-je, il écoutait ainsi le piano de Charlotte, où les portées étaient absentes, mais dont l’image était prenante entre les bougies allumées, tout ce flou se déployait autour de lui comme un tapis sans limites, une surface délicieusement douce sous le contact de son intérêt. C’était une manière de passer le temps qui remplaçait la conversation, et cependant, à la fin, au moment où ils se quittaient, l’air paraissait tout empli d’échos de paroles. Ils ne se quittaient pas facilement, dans la maison silencieuse, mais ils le faisaient sans gêne pourtant, à la lueur scintillante des bougeoirs dans les grands espaces sombres, et la plupart du temps tellement tard que le dernier domestique cérémonieux avait été envoyé se coucher.
Aussi tard qu’il fût en un soir particulier de la fin octobre, il y eut un mot décisif ou deux lâchés dans la mer encore mouvante d’autres échos : un mot ou deux qui parurent à notre ami, même sur le moment, et assez curieusement, plus sonores et plus ronds que toute musique précédente ; et puis il s’attarda, sous prétexte d’aller vérifier une fenêtre ouverte, après avoir pris congé de sa compagne dans le vestibule et avoir suivi des yeux la bougie qu’elle tenait pour monter l’escalier. Il avait pour sa part une autre envie que celle d’aller au lit ; il ramassa un chapeau, endossa une cape sans manches, alluma un cigare de plus, puis, franchissant une porte-fenêtre du salon, il sortit sur la terrasse, pour y passer une heure sous les vives étoiles d’automne. C’était là qu’il s’était promené dans le soleil d’après-midi avec Fanny Assingham, et le souvenir de cette heure différente, le souvenir de cette femme suggestive lui revinrent comme jamais encore, malgré toutes les autres sorties que nous avons évoquées. Il réfléchit, dans un ordre confus et presque agité, à beaucoup de choses ; c’était en partie leur pouvoir agitateur qui l’avait convaincu de ne pas aller aussitôt se coucher. Car il sentait qu’il ne pourrait vraiment pas dormir tant que quelque chose ne lui serait pas venu : une lueur, une idée, un simple mot juste peut-être, dont il avait éprouvé le besoin, mais qu’il avait jusqu’alors cherché en vain, en particulier ces deux derniers jours. « Pourrez-vous vraiment venir si nous partons tôt ? » Tel était pratiquement tout ce qu’il avait dit à la jeune fille au moment où elle s’apprêtait à monter dans sa chambre. « Et mon Dieu, pourquoi non, alors que je n’ai rien d’autre à faire, et que cela en plus me plairait énormément ? » Voilà, précisément, comment elle avait conclu leur petite explication. Il n’y avait en fait rien eu qu’on pût appeler une explication, même la plus petite ; mais il ne savait guère pourquoi aucune menace d’explication ne lui avait paru provenir du fait qu’elle se fût arrêtée au milieu de l’escalier, pour déclarer, en baissant les yeux sur lui, qu’elle lui promettait de se contenter, pour leur voyage, d’une éponge et d’une brosse à dents. Ainsi, tout en arpentant la terrasse, il était hanté par des pensées déjà familières, et par deux ou trois qui étaient nouvelles ; parmi les premières, une des plus nettes était liée à ce sentiment d’être traité avec considération qui était devenu pour lui, nous l’avons noté, un aspect mineur, s’il pouvait y en avoir de tels, mais à vrai dire consolant, de sa position de beau-père. Jusqu’alors, il avait cru que ce genre de respect était un baume dont Amerigo détenait le secret, comme par privilège héréditaire ; et donc il en vint à se demander si Charlotte, qui en disposait indubitablement, l’avait obtenu de l’amabilité du jeune homme. Quoi qu’il en fût, elle faisait usage, pour son hôte tacitement reconnaissant, des mêmes nuances de déférence et d’attention ; elle maîtrisait à un égal degré l’art subtil et élaboré de le placer haut sur l’échelle de l’importance. C’était une façon maladroite, même pour son propre esprit, d’exprimer les similitudes de l’effet agréable que chacun produisait sur lui, et ce qui le retenait surtout dans l’idée de cette heureuse concordance, c’était qu’elle lui paraissait vaguement les unir ou les associer dans le domaine de la tradition, de l’éducation, du tact, à quoi on pouvait appliquer d’autres noms aussi. Si un tel lien entre eux devait être imaginé, il se pouvait également qu’Amerigo eût « formé » ou dirigé un peu leur jeune amie, ou plutôt qu’elle eût simplement, en conséquence de cette perfection générale que Fanny Assingham lui reconnaissait, observé avec profit le système personnel exercé par le Prince, durant la courte période où elle avait pu le faire, avant le départ des voyageurs. Adam Verver avait des raisons de se demander pour qui exactement ils le prenaient, en le traitant ainsi de la même façon ; et dans quelles conventions nobles et répandues, où le titre charmant d’« homme important » ne devait être ni grossièrement attribué ni brutalement refusé, ils avaient puisé leurs règles spécifiques ; mais ici bien sûr la difficulté était qu’on ne pouvait jamais vraiment savoir : on ne pouvait pas savoir, sans être soi-même un personnage, un pape, un roi, un président, un pair, un général, ou simplement un magnifique auteur.
Devant une telle question, comme devant plusieurs autres qui se répétaient, il faisait une pause, appuyait ses bras au vieux parapet et se perdait dans une lointaine divagation. Il avait, sur tous ces sujets qui se présentaient en si grand nombre, des vues partagées, et c’était exactement ce qui le conduisait, dans son agitation, à chercher au fond de la vaste fraîcheur de la nuit une idée embusquée, au souffle de laquelle les incohérences s’harmoniseraient et, se déployant sous ses yeux, lui donneraient la sensation de flotter. La réflexion, plus profonde que toutes, à laquelle il ne cessait de revenir, d’une façon assez perturbante, c’était qu’en formant un nouveau nœud intime, d’une certaine manière il abandonnerait, ou du moins il reléguerait considérablement, sa fille. Il réduirait ainsi à une forme précise l’idée qu’il l’avait perdue, comme c’était certes inévitable, du fait qu’elle s’était mariée ; il réduirait à une forme précise l’idée qu’il avait ainsi subi un tort, ou au mieux une gêne, qui exigeait un contrepoids et méritait des amendements. Et il ferait cela d’autant plus (tel était le point essentiel) qu’il paraîtrait alors se ranger à l’impression et même à la conviction ressenties et bien suffisamment exprimées par Maggie en personne dans sa magnifique générosité : à savoir, pour le dire avec excès, qu’il avait souffert à cause d’elle. Si elle le disait avec excès, cet excès était cependant sincère, car il provenait (ce qu’elle déclarait aussi avec excès) de sa persistance à le considérer, à le sentir, à parler de lui, comme jeune. Par moments il s’était dit, en l’entendant ainsi exprimer ses scrupules sans du tout y être forcée, qu’on pouvait supposer que la nature particulière du préjudice qu’elle lui avait infligé tenait au fait qu’il avait encore devant lui des années et des années pour supporter cela en gémissant. Elle avait sacrifié un père, la perle des pères, pas plus âgé qu’elle : cela n’aurait pas eu autant d’importance, s’il avait été d’un âge paternel courant. Qu’il ne le fût pas, qu’il fût d’une façon si extraordinaire le contemporain et l’égal de sa fille, voilà ce qui ajoutait à l’acte de Maggie un long train de conséquences. Une lueur se fit enfin pour lui, résultant de sa crainte de souffler un froid sur cette luxuriance du jardin spirituel de sa fille. Comme à un détour du labyrinthe, il vit une issue, qui, sur le moment, s’ouvrit si largement qu’il retint sa respiration avec étonnement. Il devait par la suite se rappeler que la nuit d’automne lui parut s’éclairer sur un panorama où tout ce qui l’environnait, la grande terrasse où il se tenait, les autres terrasses, plus bas, avec leurs escaliers, les jardins, le parc, le lac, les bois alentour, se déployaient comme sous un étrange soleil de minuit. Tout, durant ces instants, lui faisait signe comme une vaste étendue de découverte, un monde qui avait l’air, ainsi éclairé, extraordinairement nouveau, où les objets familiers avaient pris une précision leur conférant un caractère immense et une taille vraiment démesurée, comme pour revendiquer d’une voix bruyante leur beauté, leur intérêt, leur importance, il ne savait guère quoi. Cette hallucination, si jamais il pouvait l’appeler ainsi, fut brève, mais elle dura assez longtemps pour le laisser ébahi. L’ébahissement admiratif se fondit cependant bientôt dans un autre étonnement : car la merveille de la chose, puisqu’il était question de merveille, tenait en vérité à l’étrange retard de sa vision. Il avait pendant tous ces derniers jours cherché à tâtons un objet qui se trouvait à ses pieds ; et son aveuglement venait du fait qu’il regardait stupidement plus loin. La chose était posée sur la pierre de sa cheminée, et elle levait maintenant le regard vers lui, en plein visage.
Une fois qu’il l’eut reconnue, tout devint cohérent. Le point exact vers lequel toute cette lumière convergeait lui révélait que son avenir de père devrait entièrement consister à faire en sorte que Maggie eût de moins en moins l’impression de l’avoir abandonné. Ce ne serait décemment pas humain, ce ne serait décemment pas tolérable, de ne pas lui faciliter cette sorte de soulagement ; et plus encore, ce serait inspirant, stimulant, exaltant ; l’idée en était claire pour lui ; elle s’accordait splendidement avec tout ce qui était par ailleurs possible ; elle se prêtait absolument au moyen matériel de la satisfaire. Ce moyen était de pacifier sa fille, et le moyen pour lui de pacifier sa fille était d’assurer son propre avenir, et par conséquent l’avenir de Maggie, en faisant un mariage, un aussi beau mariage, toutes proportions gardées, que celui qu’elle avait fait. En inhalant cette dose rafraîchissante, il saisit la signification de récentes agitations. Il avait senti que Charlotte pouvait contribuer ; mais il n’avait pas vu à quoi elle pouvait contribuer. Lorsque tout cela se fut suprêmement éclairci, lorsqu’il eut simplement bien compris que ce service rendu à sa fille était la bonne direction que devait prendre le loisir de sa jeune amie, les froides ténèbres se refermèrent sur lui ; mais la lumière s’était désormais établie dans son esprit. Ce n’était pas tant que le mot, d’un coup sec, avait levé l’énigme ; c’était surtout que l’énigme s’adaptait parfaitement au mot. Il aurait pu être ainsi en manque, sans disposer du remède. Oh, si Charlotte n’accédait pas à sa demande, le remède bien sûr n’agirait pas ; mais, étant donné que tout le reste était déjà en place, il fallait du moins l’essayer. Et ce serait un grand succès (conclut-il avec émoi) s’il se trouvait que le soulagement éprouvé par sa fille était somme toute procuré par son propre sentiment de bonheur. Vraiment, il ne savait pas quand dans sa vie il avait pu penser à des conditions aussi favorables. Y penser simplement pour lui aurait été, même en faisant la juste part des sentiments qui l’avaient récemment animé, eh bien, oui, impossible. Mais il y avait une grande différence dans le fait d’y penser pour Maggie.
Ce fut à Brighton surtout que cette différence se montra ; là, durant les trois merveilleuses journées qu’il y passa avec Charlotte, il découvrit plus largement, mais sans doute pas encore complètement, les mérites de son majestueux projet. Du reste, pour commencer, il ne fit que fixer sa vision, en la tenant bien en main, comme il l’avait si souvent fait pour examiner une fragile poterie ancienne ou placer dans la bonne lumière un tableau sous verre ; et alors, les autres arguments en sa faveur, arguments extérieurs, indépendants de ceux qu’il pouvait avancer, et qui par conséquent resteraient dans le vague tant qu’il ne « se déclarerait » pas, ces données, dis-je, dans l’air et sous le soleil du front de mer de Brighton, lui parurent se multiplier et prendre une sorte de matérialité tangible et attirante. Dans cette phase préliminaire, il se plut à sentir qu’il serait capable de « se déclarer », et qu’il le ferait ; car le mot en soi était romantique, il déclenchait en lui des souvenirs de récits et de pièces où de beaux et ardents jeunes hommes, en uniformes, collants, capes, grandes bottes, l’avaient toujours aux lèvres, durant leurs soliloques. Il eut dès le premier jour le sentiment qu’il franchirait sans doute le pas décisif avant la fin du lendemain, et cela le conduisit à proposer déjà à sa compagne de passer là davantage qu’une nuit ou deux. À son aise pour ce qui se présentait à lui, il avait en tout cas le net désir, et aussi la forte impression, de procéder pas à pas. Il avançait (car il en revenait toujours à cela), non pas dans le noir, mais dans une radieuse lumière du matin ; non pas dans la précipitation, la nervosité, la fébrilité, ces dangers sur le chemin de la passion proprement dite, mais avec toute la méthode d’un plan, un plan qui était peut-être une source de moins de joies que la passion, mais qui, en compensation, posséderait probablement la qualité essentielle, revêtirait même l’honnête dignité, d’avoir une plus vaste portée et de mieux pourvoir aux imprévus.
La saison était, selon le parler local, « en marche » ; les éléments étaient assemblés. Le grand hôtel peuplé, avec son vestibule ouvert à tous vents, pullulait de « types », comme ne cessait de le faire remarquer Charlotte ; il résonnait d’un vacarme où la musique fougueuse, violemment exotique et nostalgique, d’orchestres parés d’or et de brandebourgs, croates, dalmates, karpatiques, se distinguait en luttant contre une perpétuelle détonation de bouchons de champagne. Nos amis auraient pu en être fort déconcertés, s’ils ne s’en étaient pas trouvés bien plus agréablement surpris. Le noble isolement de Fawns leur avait légué (avait du moins légué à Mr Verver) un petit pécule de tolérance à dépenser dans la sphère publique haute en bruit et en couleur. Pour l’usage qu’il en faisait, et ainsi que l’avaient attesté Maggie comme Fanny Assingham, Fawns se trouvait hors du monde, tandis que ce dont il était à présent environné, où même la mer n’était qu’une vaste réserve mugissante pour les excursions et les aquariums, lui paraissait emplir le centre de sa conscience, à tel point que rien n’aurait pu plus complètement figurer cette pulsation de la vie que tout le monde chez lui avait fini par juger sage de ne plus laisser de côté. La pulsation de la vie était ce que Charlotte, à sa façon, avait récemment apporté à la maison ; et, par moments, son compagnon aurait pu penser lui être redevable de certaines initiations. Il l’avait « amenée », pour le dire sommairement, mais tout se présentait comme si c’était elle, avec sa plus grande gaieté, sa plus intense curiosité, sa plus vive sensibilité, sa plus subtile ironie, qui le promenait pour lui montrer la ville. Personne, vraiment, quand il y songeait, ne l’avait encore promené ainsi ; cela avait toujours été lui, depuis longtemps, qui promenait les autres, et en particulier Maggie. Ce fait devint vite pour lui l’élément décisif d’une expérience : il marquait sans aucun doute ce qu’on appelle avec gravité une époque de la vie ; un ordre agréable et nouveau, un état passif et flatteur qui deviendrait peut-être (et pourquoi pas ?) un des conforts de l’avenir.
Le deuxième jour (notre ami avait attendu jusque-là), Mr Gutermann-Seuss se prouva un jeune homme remarquablement cordial et passablement lustré, occupant une petite maison correcte dans un quartier éloigné du front de mer : on voyait aussitôt, à des signes évidents et frappants, qu’il y vivait au sein de sa famille. Nos visiteurs, du fait de cette promiscuité, se trouvèrent introduits dans un groupe nombreux de dames et de messieurs jeunes et vieux, d’enfants petits et grands, qui leur parurent pour la plupart guère moins habilités que leur hôte à les recevoir, et leur donnèrent d’abord l’impression d’une réunion d’anniversaire, d’une fête collectivement et religieusement célébrée ; mais bientôt toutes ces personnes prirent leurs positions de membres d’un paisible cercle familial, positions dont ils étaient, pour l’essentiel, directement redevables à Mr Gutermann-Seuss. Un coup d’œil rapide aurait simplement noté en lui un vif et brillant garçon de moins de trente étés, et d’une tenue impeccable dans tous les détails ; et pourtant ce fut au milieu de sa progéniture (onze en tout, avoua-t-il sans soupirer, onze petits visages au teint bistré, avec des yeux antiques génériques chevauchant des nez antiques génériques) qu’il accueillit le grand collectionneur américain, dont il espérait depuis si longtemps faire la connaissance, et dont la charmante compagne, cette belle jeune dame franche et familière, probablement Mrs Verver, remarquait le rejeton diplômé, remarquait les grosses tantes à boucles d’oreilles, les oncles désinvoltes, luisants et faubouriens, à l’accent et aux questions inconcevables, avec un comportement plus grossièrement assuré que celui du chef de firme ; bref, remarquait les lieux, remarquait les sommes d’amusement qui en émanaient, comme une personne habituée, selon une sagesse bien apprise de la vie, à trouver son compte à tout moment, dans presque toute « drôle d’impression ». Adam Verver sentit alors sur-le-champ que ce libre exercice de l’observation, cueillant les fréquentes drôleries avec une extraordinaire promptitude, apporterait dorénavant un véritable changement pour lui en de pareilles circonstances, lors de ses courses coutumières au trésor possible, de sa quête monomaniaque et assumée ; ce changement serait une forme de chasse probablement plus légère, et par conséquent sans doute plus turbulente et rafraîchissante. De tels présages pouvaient paraître clairs, en tout cas, tandis que Mr Gutermann-Seuss, avec une vive détermination dont il n’avait d’abord guère semblé susceptible, pria ses illustres invités de passer dans une autre pièce, au seuil de laquelle le reste de la tribu, vacillant unanimement, se retira de la scène. Les trésors qui s’y trouvaient, les céramiques au sujet desquelles on avait sollicité l’intérêt de Mr Verver, prouvèrent vite leurs titres à retenir son attention ; et pourtant, en quel point de son passé, d’aussi loin qu’il remontât, notre ami pouvait-il se souvenir d’avoir, dans des endroits semblables, pensé beaucoup moins aux marchandises habilement exposées, qu’à une présence tout autre, et hors de cause ? Les endroits de ce genre ne lui étaient pas étrangers quand ils prenaient la forme de petits salons bourgeois, assez lugubrement grisâtres et inquiétants à la lumière du Nord, dans des villes d’eaux, lieux de prédilection des charlatans, et même quand ils revêtaient un aspect un peu moins, ou alors peut-être un peu plus, trompeur. Il avait été partout, il avait rôdé et fouiné partout, allant, à l’occasion, jusqu’à risquer, croyait-il, sa vie, sa santé, et la fleur même de l’honneur ; mais où donc, alors que des objets précieux (extraits un à un de tiroirs triplement verrouillés mais souvent ordinaires, ou de douces sacoches de vieille soie orientale) étaient cérémonieusement étalés devant lui, avait-il, avant aujourd’hui, consciemment laissé, comme un rêveur, son esprit dériver ?
Il n’en laissait rien paraître : ah, cela, il le savait ! Mais deux sensations se produisaient à la fois en lui, et l’une d’entre elles, en douceur, souffrait un peu de cette confusion. Pour ce moment crucial, où il abattait ses cartes, Mr Gutermann-Seuss avait véritablement des manières rares ; il savait parfaitement ce qu’il ne fallait pas dire à un personnage tel que Mr Verver ; et l’importance particulière de cette absence de bavardage était exprimée par ses mouvements, ses passages répétés entre un meuble* d’acajou sans caractère et une table si vertueusement modeste qu’elle paraissait fière d’être couverte d’une nappe usée bordeaux et indigo, évocatrice de thés patriarcaux. Les carreaux damasquins, successivement, et, oh, si tendrement démaillotés et dévoilés, s’exposaient enfin dans leur pleine harmonie et leur vénérable splendeur ; mais, tandis qu’il les examinait, notre ami retint l’hommage de son jugement et de sa décision d’une manière qu’on pouvait estimer proche de la légèreté, venant d’un homme qui, en pareilles circonstances, s’était toujours livré sans honte au charme intrinsèque de ce qu’on appelle les tractations. Cet émail au bleu d’améthyste, infiniment ancien, immémorial, apparemment aussi peu fait que la joue d’un personnage royal pour qu’on respire dessus, et la qualité suprême de cet étalage bien rangé et assorti, avaient inévitablement tous leurs attraits pour lui ; mais sa réponse, peut-être pour la première fois de sa vie, ne fut que celle de son esprit rapide, aussi immédiate et parfaite, à sa façon, que la beauté perçue et admirée ; car toutes les fibres du reste de sa personne étaient tendues vers le pressentiment que, dans une heure ou deux, il se serait « déclaré ». Ainsi, le moment où il brûlerait ses vaisseaux le guettait de trop près pour qu’il pût s’emparer de l’occasion avec ses doigts habituellement fermes et sensibles : le guettait en quelque sorte dans la présence prédominante de Charlotte, dans le fait qu’elle fût précisément capable, comme l’était Mr Gutermann-Seuss, d’un mutisme heureux et opportun, avec toutefois, d’un bout à l’autre, une ample aisance faisant sentir que la critique ensuite éclaterait comme une joie promise à un amant par sa maîtresse, ou se déploierait comme un gros bouquet de mariage tenu patiemment en réserve. Il n’aurait certainement pas su expliquer autrement pourquoi il se trouvait penser avec bonheur à autre chose que le plaisir considérable de son acquisition et le montant également considérable de son chèque ; pas plus qu’il n’aurait su expliquer autrement pourquoi, une fois de retour dans la pièce où ils avaient été reçus, et de nouveau environnés de la tribu, il se sentit fondre dans ce cercle exultant devant la généreuse réponse de la jeune fille aux caresses collectives de tous ces yeux brillants, et sa cordiale acceptation d’une lourde tranche de gâteau et d’un verre de porto qui ajoutaient à leur transaction, ainsi qu’elle le déclara par la suite, une touche finale, rituelle et mystique d’antique judaïsme.
Elle prononça cette caractérisation sur leur chemin de retour, alors qu’ils marchaient côte à côte dans l’après-midi mourant, sous la brise marine, au milieu de la cohue, de la rumeur, de l’excitation du front de mer, avec ses vitrines éclairées qui posaient un sourire aguichant sur le masque de la nuit. Ils s’approchaient ainsi de plus en plus, sentait-il, du point où il brûlerait ses vaisseaux, et, en attendant, c’était pour lui vraiment comme si cet embrasement, à l’heure harmonieuse, allait impartir une grandeur rougeoyante à sa bonne foi. Et puis il y avait également là, en vérité, aussi extravagant que cela puisse paraître, une manifestation du genre de sensibilité qui jouait souvent en lui : il voyait un lien sentimental, une obligation de délicatesse, ou alors peut-être une concession à tout le contraire de cela, dans le fait d’avoir exposé Charlotte à la lumière blafarde, véritable lumière de la dureté en affaires, de la pièce où ils avaient été seuls avec le trésor et son gardien. Elle avait entendu énoncer le prix qu’il était capable de braver. Étant donné la relation d’intimité avec lui qu’elle avait déjà acceptée au-delà de toute rétractation possible, la vibration de l’air produite là-bas par ce montant considérable lui parut, du moment que sa compagne s’était aussi peu exclamée ou récriée que lui-même s’était excusé, ne lui laisser qu’une seule chose à faire. Un homme aux idées décentes n’exhibe pas ainsi son argent, en énorme quantité, sous le nez d’une jeune fille pauvre (une jeune fille dont la pauvreté, d’une certaine manière, était la base même de l’hospitalité qu’il lui accordait), sans y attacher, logiquement, un sentiment de responsabilité. Et cette logique resta valide, en dépit du fait que vingt minutes plus tard, après qu’il eut allumé sa torche, et qu’il l’eut appliquée avec un ou deux gestes insistants, ce qui pouvait en résulter ne fut pas immédiatement clair. Il s’était déclaré ; il l’avait fait alors qu’ils étaient tous deux assis sur un banc retiré qu’il avait remarqué lors d’une de leurs promenades et qu’il avait gardé à l’esprit en vue du quart d’heure qui venait de s’écouler ; c’était l’endroit précis où il avait délibérément conduit Charlotte, à la suite d’arrêts intenses et d’avancées plus intenses encore. Sous la grande falaise consolidée, là où la ville de stuc était très architecturalement perchée, avec, en face, la plage murmurante et la marée montante, et, dans le ciel, les étoiles qui s’avivaient, un sentiment de sécurité cependant régnait partout, établi par les lampadaires, les bancs, les chemins dallés, et, en haut, le proche voisinage d’une population rassasiée, prête à soulever de nouveau le couvercle des plats.
« Nous avons, me semble-t-il, passé ensemble des journées si magnifiques, que j’espère ne pas trop vous paraître choquant en vous demandant si vous pensez pouvoir avec satisfaction me considérer comme un mari. » Puis, avec l’air de se douter qu’elle n’allait pas, et qu’en fait elle ne pouvait pas, répondre avec précipitation, que ce fût oui ou non, il poursuivit un peu, ainsi qu’il avait estimé devoir le faire, en y réfléchissant à l’avance. Il avait posé la question dont il était impossible de se rétracter et qui représentait par là le sacrifice de ses vaisseaux ; et ce qu’il dit ensuite revint à redoubler la flamme afin de mieux s’assurer de la combustion. « Cela ne m’est pas venu tout d’un coup, et je me suis parfois demandé si vous ne le sentiez pas venir. Cela m’est venu au moment où nous avons quitté Fawns… cela a vraiment commencé quand nous sommes arrivés ici. » Il parlait lentement, dans le désir de donner à Charlotte le temps de réfléchir ; il l’incitait ainsi à le regarder fixement, et, ce faisant, elle semblait, à un degré remarquable, se sentir « bien » ; le résultat était considérable, et jusqu’à présent heureux. En tout cas, elle n’était pas choquée, éventualité qu’il n’avait considérée que par élégance et par humilité ; et il lui accorderait tout le temps qu’elle voudrait. « Ne croyez pas que j’oublie que je ne suis pas jeune.
– Oh, ce n’est pas vrai. C’est moi qui suis vieille. Vous êtes jeune, vous. » Voilà ce qu’elle répondit d’abord, et sur un ton laissant entendre qu’elle avait pris tout son temps. Ce n’était pas exactement approprié, mais c’était gentil, et c’était tout ce qu’il désirait. Et elle conserva, pour la suite, sa gentillesse, elle conserva sa voix nette et basse et son visage impassible. « Moi aussi je trouve que ces journées ont été parfaitement magnifiques. J’aurais été ingrate à leur égard, si je n’avais pas plus ou moins imaginé qu’elles nous conduiraient à cela. » Elle lui donna de la sorte l’impression d’avoir avancé d’un pas vers lui, et en même temps d’avoir gardé sa position. Mais sans doute cela signifiait-il seulement qu’elle était en train de réfléchir, sérieusement et raisonnablement, ainsi qu’il avait voulu l’y pousser. Si seulement elle réfléchissait assez, alors elle penserait probablement à l’exaucer. « Il me semble, continua-t-elle, que c’est à vous d’être sûr de votre fait.
– Ah, mais j’en suis sûr ! dit Adam Verver. Sur les questions importantes, je ne parle jamais sans être sûr. Donc, si vous-même pouvez envisager une telle union, vous n’avez absolument pas à vous inquiéter. »
Elle se tut de nouveau, et elle parut un moment envisager la chose, au milieu de la nuit, à la lueur des lampadaires, dans la douceur légèrement humide d’une brise du sud-ouest, en le regardant droit dans les yeux. « Je ne vais pas prétendre ne jamais avoir pensé que ce serait bon pour moi de me marier. Bon pour moi, veux-je dire, parce que je manque terriblement d’attaches. J’aimerais bien être un peu moins à la dérive. J’aimerais bien avoir un foyer. J’aimerais bien avoir une existence. J’aimerais bien avoir un motif pour faire telle chose plutôt que telle autre… un motif extérieur à moi seule. En fait, conclut-elle avec une sincérité révélatrice d’une sorte de douleur mais avec une lucidité révélatrice d’une sorte d’humour, en fait, voyez-vous, je veux être mariée. C’est à cause… eh bien, c’est à cause de la condition.
– De la condition ? s’étonna-t-il d’un air vague.
– À cause de l’état, veux-je dire. Je n’aime pas mon propre état. “Mademoiselle”, parmi nous, est vraiment épouvantable… sauf pour une vendeuse. Je ne veux pas être une horrible vieille fille anglaise.
– Oh, vous voulez qu’on s’occupe de vous. Très bien, alors, je le ferai.
– Je dirai qu’il y a beaucoup de cela. Seulement, je ne vois pas pourquoi, pour ce dont je parle, dit-elle en souriant, pour simplement échapper à mon état, j’aurais besoin d’en faire autant.
– Autant que m’épouser moi, en particulier ? »
Le sourire de Charlotte reflétait sa véritable franchise. « Je pourrais obtenir ce que je veux pour moins que cela.
– Vous pensez que c’est beaucoup pour vous ?
– Oui, répondit-elle enfin, je pense que c’est beaucoup en faire. »
Alors, bien qu’elle fût tellement aimable et si parfaite avec lui, et qu’il eût l’impression d’avoir bien avancé, quelque chose tout d’un coup lui sembla faillir et il ne sut plus vraiment où ils en étaient. Il sentit surgir en lui l’évidence de leur disparité, malgré la bonté et la subtilité qu’elle mettait à l’ignorer. Il aurait pu être son père. « Oui, en effet… c’est mon désavantage. Je ne suis pas le partenaire naturel, je suis très loin d’être le pendant idéal, de votre jeunesse et de votre beauté. Mon travers est que vous m’avez toujours fatalement vu dans une tout autre lumière. »
Elle secoua la tête, lentement, d’une façon qui donnait un air doux à son contredit : lui donnait un air presque triste, en fait, d’avoir à être si absolu. Et, avant même qu’elle ne lui eût répliqué, il crut vaguement déceler en elle une objection en comparaison de laquelle celle qu’il venait d’exprimer était légère, et qui par conséquent devait être étrangement lourde. « Vous ne me comprenez pas. Il s’agit de tout ce que cela signifie pour vous… c’est à cela que je pense. »
Oh, dès lors, la chose s’éclaircit pour lui ! « Alors vous n’avez pas besoin de penser. Je sais suffisamment ce que cela signifie pour moi. »
Mais elle secoua de nouveau la tête. « Je doute que vous le sachiez. Je doute que vous puissiez le savoir.
– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?… alors que je vous ai tellement eue sous les yeux ? Que je sois vieux présente du moins cet avantage… que je vous ai bien connue, et il y a bien longtemps.
– Vous croyez m’avoir connue ? » demanda Charlotte Stant.
Il réfléchit, devant le ton qu’elle avait pris, en l’accompagnant d’un regard susceptible de le faire hésiter. Cependant, son but était fixé, son acte était accompli, ses vaisseaux, laissés derrière lui, grillaient et craquaient indéniablement en projetant vers l’avenir un beau rayon rose ; et c’était pour lui une impulsion plus puissante que toute parole dissuasive qu’elle aurait pu prononcer. Et puis tout en elle lui paraissait illuminé par le rayon rose. Il n’était pas enragé, mais, en tant qu’homme à l’esprit solide, il n’était pas non plus timoré. « N’est-ce pas justement… à supposer que j’accepte votre doute… la plus forte des raisons possibles pour que j’apprenne à vous connaître ? »
Elle continuait de le regarder en face, comme par franchise, mais en même temps, à sa curieuse façon, comme par charité. « Comment pouvez-vous dire si, en ce cas, vous le ferez ? » C’était ambigu, et elle montra qu’elle s’en apercevait. « Je veux dire, quand il s’agit d’apprendre, on apprend parfois trop tard.
– Ce dont il s’agit, je pense, répliqua-t-il assez promptement, c’est que vous me plaisez d’autant plus quand vous dites des choses pareilles. Vous pourriez tenir compte, ajouta-t-il, du fait que vous me plaisez.
– J’en tiens pleinement compte. Mais êtes-vous sûr d’avoir épuisé toutes les autres possibilités ? »
Cela en vérité lui fit ouvrir de grands yeux. « Quelles autres possibilités ?
– Eh bien, vous avez plus de possibilités d’être aimable que quiconque de ma connaissance.
– Alors, disons simplement que je les mets toutes à votre service. » De nouveau elle le regarda longuement, comme pour qu’on ne pût pas prétendre qu’elle ne lui avait pas laissé du temps, ou qu’elle lui avait dérobé ne fût-ce qu’une miette de son aspect. Du moins s’exposait-elle pleinement. Elle se présentait ainsi comme étrangement consciencieuse, et il ne sut guère d’abord de quelle façon il devait prendre cela : mais, somme toute, oui, avec admiration. « Vous êtes très, très respectable.
– C’est justement ce que je veux être. Je ne vois pas, ajouta-t-elle, pourquoi vous n’êtes pas bien, pourquoi vous n’êtes pas heureux, tel que vous êtes. Je ne peux pas ne pas me demander, je ne peux pas ne pas vous demander, poursuivit-elle, si vous êtes vraiment aussi libre que votre générosité universelle vous conduit à le supposer. Ne devrions-nous pas, dit-elle, penser un peu aux autres ? Ne devrais-je pas du moins, par loyauté… ou en tout cas par délicatesse… penser à Maggie ? » Et puis, avec une intense douceur, comme pour ne pas trop paraître lui enseigner son devoir, elle expliqua : « Elle est tout pour vous… elle l’a toujours été. Êtes-vous vraiment certain qu’il y ait place dans votre vie… ?
– Pour une autre fille ?… C’est ce que vous voulez dire ? » Elle ne s’était pas interrompue longtemps, mais il avait aussitôt enchaîné.
Il ne l’avait toutefois pas déconcertée. « Pour une autre jeune femme… d’un âge très proche, et qui a toujours eu avec elle une relation que notre mariage changerait beaucoup. Pour une compagne semblable, dit Charlotte Stant.
– Un homme ne peut-il donc être rien d’autre qu’un père durant toute sa vie ? » demanda-t-il avec une sorte de violence. Cependant il continua avant qu’elle ne pût répondre. « Vous parlez de changements, mais ils se sont déjà produits… ainsi que Maggie le sait mieux que quiconque. Elle sent celui qu’elle a apporté en se mariant… apporté pour moi, veux-je dire. Cette idée la hante constamment… ne la laisse pas en repos. Par conséquent, l’apaiser sur ce point, expliqua-t-il, est ce que j’essaie de faire avec vous. Je ne peux pas le faire seul, mais je peux le faire avec votre aide. Vous pouvez vraiment la rassurer sur moi, conclut-il.
– Sur vous ? fit-elle d’un air songeur. Mais comment puis-je la rassurer sur elle ?
– Oh, si elle est rassurée sur moi, le reste ira de soi. L’affaire, déclara-t-il, est entre vos mains. Vous lui ôterez définitivement de l’esprit l’idée que je pense qu’elle m’a abandonné. »
Le visage de Charlotte montra qu’il avait certainement éveillé de l’intérêt en elle, mais elle fut d’autant plus respectable, ainsi qu’il venait de la qualifier, de désirer néanmoins savoir comment il avait été conduit à cette conviction. « Si vous avez été attiré par quelqu’un de mon “genre”, cela ne prouve-t-il pas que vous vous êtes en effet senti abandonné ?
– Mon Dieu, je suis prêt à le concéder, si je peux prouver en même temps que je me sens consolé.
– Mais vous l’êtes-vous vraiment senti ? » demanda-t-elle.
Il réfléchit. « Senti consolé ?
– Senti abandonné.
– Non… pas du tout. Mais si c’est l’idée de Maggie… ! » Bref, si c’était l’idée de sa fille, c’était suffisant. Ce motif cependant dut lui paraître un peu mince, car il lui apporta aussitôt une rectification. « C’est-à-dire, si c’est mon idée. Il se trouve, voyez-vous, que mon idée me plaît.
– Oh, elle est magnifique, elle est merveilleuse ! Mais ne se peut-il pas qu’elle ne soit pas tout à fait suffisante pour m’épouser ? demanda Charlotte.
– Et pourquoi donc, ma chère petite ? N’est-ce pas d’ordinaire pour une idée qu’un homme se marie ? »
Charlotte, pensive, parut considérer que c’était une vaste question, ou du moins une sorte d’extension de celle qui les concernait directement. « Est-ce que cela ne dépend pas beaucoup de ce qu’on entend par là ? » Elle suggérait ainsi que, sur le mariage, les idées, comme il disait, pouvaient être différentes. Mais, sans plus attendre, elle exprima une autre question. « N’avez-vous pas l’air de me déclarer que je peux accepter votre offre pour le bien de Maggie ? À tout prendre, argua-t-elle, je ne vois pas clairement en quoi cela la rassurerait, ni même en quoi elle en aurait besoin.
– Vous ne tenez aucun compte du fait qu’elle ait été prête à nous quitter ? »
Ah, Charlotte, au contraire, en tenait largement compte ! « Elle était prête à nous quitter parce qu’elle devait le faire. Du moment que le Prince le voulait, elle ne pouvait que partir avec lui.
– En effet… et donc, si vous êtes d’accord, elle pourra dans l’avenir partir avec lui autant qu’elle le voudra. »
Charlotte parut un instant examiner ce privilège, dans l’intérêt de Maggie. Il en résulta un acquiescement limité. « Vous avez sûrement manœuvré !
– Bien entendu j’ai manœuvré… c’est exactement ce que j’ai fait. Rien depuis longtemps ne l’a rendue aussi heureuse que de vous savoir à Fawns avec moi.
– Il fallait donc que je sois avec vous pour sa sécurité ? dit Charlotte.
– En effet, sa sécurité se trouve là, martela Adam Verver. Si vous en doutez, il suffit que vous le lui demandiez.
– Que je le lui demande ? s’étonna la jeune fille.
– Absolument… mot pour mot. Dites-lui que vous ne me croyez pas. »
Elle réfléchit de nouveau. « Vous voulez que je lui écrive cela ?
– Tout à fait. Immédiatement. Demain.
– Oh je ne pense pas pouvoir l’écrire, dit Charlotte Stant. Quand j’écris à Maggie, précisa-t-elle d’un air amusé par la différence de sujet, c’est à propos de l’appétit du Principino et des visites du docteur Brady.
– Très bien alors… vous le lui direz en face. Nous irons les retrouver à Paris. »
Sur ce, Charlotte se leva d’un mouvement qui équivalait à un petit cri. Cependant, son sentiment muet s’estompa une fois qu’elle fut debout, les yeux fixés sur lui. Il resta assis, comme si cela pouvait aider sa prière à monter vers elle. Mais bientôt un nouveau sentiment la saisit, et elle le lui exprima en le couvrant d’un regard aimable. « Eh bien, je pense en effet que je vous “plais” !
– Merci, dit Adam Verver. Donc, vous le lui direz en face ? »
Une fois de plus elle hésita. « Nous irons les retrouver, dites-vous ?
– Dès que nous pourrons rentrer à Fawns. Et nous attendrons, si nécessaire, leur arrivée.
– Nous les attendrons… euh… à Fawns ?
– Nous les attendrons à Paris. Ce sera charmant en soi.
– Vous m’emmenez dans des lieux agréables, dit-elle pensivement. Vous me proposez de belles choses.
– Il ne dépend que de vous de les rendre belles et agréables. Vous avez rendu Brighton…
– Allons ! protesta-t-elle d’un ton presque tendre. Avec ce que je suis en train de faire ?
– Vous êtes en train de me promettre ce que je désire. N’êtes-vous pas en train de me promettre, insista-t-il en se levant, n’êtes-vous pas en train de me promettre de respecter ce que dira Maggie ? »
Oh, elle voulut être sûre de ce qu’elle promettait ! « Ce qu’elle-même me demandera, dites-vous ? »
Il sentit alors, comme par contagion, la nécessité d’en être lui-même certain. Mais qu’était-il, en somme, sinon certain ? « Elle vous parlera. Elle vous parlera pour moi. »
Cela enfin parut la satisfaire. « Très bien. Ne pourrions-nous pas attendre qu’elle ait parlé avant d’en discuter de nouveau ? »
Il manifesta, les mains plongées dans les poches et les épaules éloquemment haussées, un certain dépit. Néanmoins, sa courtoisie lui revint vite, et sa patience fut une fois de plus exemplaire. « Bien entendu, je vous laisse du temps. D’autant plus, dit-il avec un sourire, que c’est du temps que je passerai avec vous. Le fait que nous restions ensemble vous aidera peut-être à voir. À voir, veux-je dire, combien j’ai besoin de vous.
– Je vois déjà, répliqua Charlotte, combien vous vous en êtes vous-même persuadé. » Mais elle dut se répéter. « Malheureusement, cela ne suffit pas.
– Eh bien, alors, vous verrez combien vous pouvez donner raison à Maggie.
– Donner raison ? » reprit-elle comme si cette formule allait loin. Puis : « Oh, oh ! » murmura-t-elle d’un air entendu, au moment où ils s’en allèrent tous deux.
Il lui avait proposé d’aller une semaine plus tard à Paris pour y attendre Maggie et le Prince ; cependant, une fois sur place, cette période d’attente ne mit guère leur patience à l’épreuve. Il avait écrit à sa fille, non pas de Brighton, mais aussitôt après leur retour à Fawns, où ils ne passèrent que quarante-huit heures, avant de se remettre en route ; et la réponse de Maggie fut un télégramme de Rome, qu’il reçut au bout de quatre jours, à midi, et qu’il montra à Charlotte, laquelle à ce moment-là était assise dans la cour de leur hôtel, où ils devaient se retrouver avant de sortir déjeuner. Sa lettre, à Fawns (une lettre de plusieurs pages, lucidement, délibérément, et en fait presque triomphalement conçue pour annoncer la nouvelle), s’était trouvée, quand il s’y était mis, et à sa vive surprise, ne pas être un document aussi simple à rédiger qu’il l’avait supposé, même en ayant bien conscience de son poids de signification : mais cela sans doute pour des raisons provenant justement de la force de cette conscience, et conférant à son message la difficulté même de leur exigence. Le principal résultat, pour le moment, de sa conversation avec sa jeune amie avait été un changement dans son attitude avec elle, ainsi qu’un changement tout aussi sensible de l’attitude de Charlotte avec lui ; et cela malgré le fait qu’il n’eût pas renouvelé sa tentative de se confier à elle, au point même de ne rien lui dire de la missive envoyée à Rome. La délicatesse, une délicatesse plus magnifique encore, toute la délicatesse qu’elle pouvait désirer, régnait entre eux ; car la moindre des choses, dans leur accord actuel, était de ne pas davantage ennuyer Charlotte, tant que Maggie ne lui aurait pas ôté ses doutes.
À Paris, néanmoins (Paris qui était Brighton avec cent fois plus de pouvoir suggestif), ce fut justement à cause de cette délicatesse qu’apparurent entre sa compagne et lui la tension, l’hésitation, ce qu’il aurait peut-être consenti à nommer la particularité provisoire, de leur situation. Ces éléments agirent à leur façon particulière, imposant et impliquant, sous un seul titre, nombre d’abstentions et de précautions, une vingtaine de rappels et d’anxiétés – choses qu’il n’aurait véritablement guère su comment exprimer ; et pourtant elles provoquaient à chaque étape une acceptation de leur réalité. Il se tenait sur la réserve avec Charlotte, jusqu’à ce qu’une autre personne vînt à la rescousse ; mais, étant donné ce qui s’était déjà passé, ils se trouvaient engagés dans quelque chose qu’aucune autre personne n’avait le pouvoir d’amoindrir ou de renforcer. Dans ces conditions, et c’était ce qu’il y avait d’étrange, il fallait davantage songer aux convenances : ces convenances qu’il avait tellement aimé négliger, avant l’épisode du rivage de Brighton. L’explication, supposait-il, ou aurait-il imaginé s’il avait été moins nerveux, était sans doute que Paris présentait à sa manière des attraits plus intenses et des balises plus rigides ; si jamais vous alliez « loin », la ville vous tendait des pièges hérissés de pointes, tels qu’on avait pu en voir, enfouis sous les fleurs, afin de vous pousser à aller plus loin encore. Il y avait d’étranges apparences dans l’air, et, avant même de vous en rendre compte, vous vous y conformiez indubitablement. Ainsi, souhaitant ne se conformer à aucune autre apparence que celle d’un gentleman pratiquant avec une parfaite correction tous les jeux auxquels la vie pouvait l’appeler, Adam Verver se montra quelque peu incohérent en se réjouissant de recevoir le message de Maggie. Annoncer, depuis Fawns, la nouvelle à sa fille avait fait mordre la plume à diverses parties de son être : sa pudeur, son inquiétude pour l’effet sur elle d’un saut si brusque, bien qu’elle s’y fût préparée ; mais il était plutôt impatient de voir finir son attente, et de précipiter les choses du fait de l’arrivée imminente du couple. Il y avait après tout une sorte d’offense pour un homme de son âge à se trouver sous condition d’agrément, comme on dit dans les boutiques. Maggie était sûrement aussi éloignée que Charlotte de vouloir cela pour lui, et Charlotte aussi éloignée que Maggie de traiter à la légère sa véritable valeur. Si elle le faisait languir, c’était seulement, la pauvre petite, par générosité et par rigueur de conscience.
Ces concessions de son esprit étaient néanmoins cohérentes avec sa grande joie à l’idée du terme de son épreuve ; car c’en serait fini pour lui de sembler admettre que les questions et les doutes avaient lieu d’être. Plus il réfléchissait intimement à la situation, plus il se convainquait qu’il n’y avait que de la laideur à s’interroger et à douter. Ce qu’il aurait pu mieux supporter, croyait-il maintenant, c’était que Charlotte lui dît simplement qu’elle ne l’aimait pas assez. Cela lui aurait déplu, mais il l’aurait compris et il aurait su tristement se soumettre. Or elle l’aimait assez : il n’avait rien vu qui contredît cela ; et donc il s’impatientait pour elle autant que pour lui-même. Elle le regarda intensément quand il lui tendit son télégramme, et ce regard, où il crut déceler une vague crainte, le convainquit sans doute comme jamais qu’il lui plaisait nettement, en tant qu’homme, pour ainsi dire. Il fit cela en silence ; les mots inscrits parlaient suffisamment pour lui, et le firent encore mieux quand Charlotte, s’étant levée à son approche, les prononça à voix basse. « Partons ce soir pour vous apporter toute notre affection et joie et sympathie. » Voilà ce qu’ils étaient, ces mots, et que voulait-elle de plus ? Cependant, elle ne lui dit pas qu’ils étaient suffisants, en lui rendant la petite feuille dépliée ; mais il pensa aussitôt que ce silence n’était sans doute pas sans rapport avec le fait qu’elle fût soudain devenue visiblement pâle. Or, dans cette pâleur, ses yeux extraordinairement beaux, tels que désormais il supposait les avoir toujours jugés, brillaient vers lui d’un feu d’autant plus sombre ; et, avec cela, elle eut de nouveau l’air, par franchise explicite et par volonté de l’affronter, de s’assujettir à toute idée, même gratuite, qu’il pouvait se former, tout à son aise, de l’effet qu’il produisait sur elle. Dès qu’il vit comment l’émotion la rendait muette, il se sentit profondément touché, car cela prouvait qu’elle avait été magnifiquement pleine d’espoir, bien qu’elle ne l’eût guère exprimé. Ils restèrent ainsi un instant durant lequel il comprit que oui, sûrement, elle l’aimait assez : l’aimait assez pour qu’il en rougît de plaisir, vieux comme il était prêt à se considérer. Ce plaisir par conséquent le fit parler le premier : « Commencez-vous enfin à être satisfaite ? »
Elle avait encore, oh encore un peu, à réfléchir. « Nous les avons bousculés, voyez-vous. Pourquoi un départ aussi précipité ?
– Parce qu’ils veulent nous féliciter. Ils veulent, dit Adam Verver, voir notre bonheur. »
Elle s’interrogea de nouveau, et cette fois-ci aussi visiblement que possible pour lui. « Tant que cela ?
– Vous trouvez que c’est trop ? »
Elle continua manifestement de réfléchir. « Ils ne devaient pas prendre le départ avant une semaine.
– Eh bien, et alors ? Notre situation ne vaut-elle pas la peine d’un petit sacrifice ? Nous nous rendrons à Rome avec eux dès que vous le voudrez. »
Cela parut la faire hésiter, ainsi qu’il l’avait déjà vue hésiter, d’un air assez insondable, chaque fois qu’il avait parlé de ce qu’ils devraient faire ensemble en certaines circonstances. « Il vaut la peine, ce petit sacrifice, pour qui ? Pour nous, naturellement… oui, dit-elle. Nous voulons les voir… pour nos propres raisons. C’est-à-dire que vous le voulez, précisa-t-elle avec un vague sourire.
– Mais vous aussi, ma chérie ! déclara-t-il bravement.
– En effet… moi aussi, admit-elle bientôt avec une sorte de bonne volonté. Cependant, pour nous, quelque chose en dépend.
– Et comment ! Mais est-ce que rien n’en dépend pour eux ?
– Qu’est-ce qui peut en dépendre… du moment qu’ils ne veulent apparemment pas nous tuer dans l’œuf ? Je pourrais les imaginer se précipitant pour nous faire obstacle. Mais une approbation même enthousiaste peut sans doute attendre juste un tout petit peu. Une telle hâte, je l’avoue, me déconcerte grandement, poursuivit-elle. Vous pouvez me trouver ingrate et soupçonneuse, ajouta-t-elle, mais le Prince en tout cas ne peut pas avoir envie de rentrer si vite. Il avait tellement envie de partir ! »
Mr Verver réfléchit. « Eh bien, n’est-il pas parti ?
– Oui, juste assez longtemps pour voir combien cela lui plaisait. Et puis, dit Charlotte, il n’est peut-être pas capable d’adopter sur notre situation les idées roses que vous imputez à Maggie. Il peut ne pas du tout avoir considéré comme évident que vous donniez à sa femme une belle-mère turbulente. »
Sur ce, Adam Verver prit un air grave. « Je crains alors qu’il ne doive simplement accepter de nous tout ce que sa femme acceptera… et qu’il ne doive l’accepter pour la simple raison qu’elle l’accepte… s’il ne peut pas imaginer de meilleure raison. Il devra s’en satisfaire », conclut-il.
Au ton qu’il adopta, elle le regarda un instant en face ; puis elle dit brusquement : « Montrez-moi cela de nouveau. » Lui ayant repris pour le relire le télégramme qu’elle lui avait rendu plié et qu’il avait gardé en main, elle lui demanda : « Peut-être est-ce pour eux une façon comme une autre de gagner du temps ? »
Encore une fois il la fixa des yeux ; mais aussitôt, avec ce haussement d’épaules et cette plongée des mains dans les poches qu’elle avait déjà si souvent provoqués en lui dans des moments de perplexité, il se détourna vivement et s’éloigna d’elle sans un mot. Il regarda autour de lui d’un mouvement un peu désespéré ; et il traversa la cour de l’hôtel : sous la voûte d’une verrière, préservée des spectacles grossiers et des bruits gênants, chauffée, dorée, drapée, et presque emmitouflée, avec des plantes exotiques dans des caissons, des dames exotiques dans des sièges, avec cet accent, cette présence exotiques partout en suspens, comme avec des ailes repliées ou s’agitant faiblement, dans cette atmosphère parisienne inexorablement enveloppante, cette cour faisait songer à une chambre professionnelle de vastes dimensions, une salle d’attente médicale, chirurgicale, « dentaire », décor pour un mélange d’espoir et d’angoisse, destinée, pour une clientèle de barbares, aux nécessaires extractions ou amputations des excroissances de barbarismes superflus. Il alla jusqu’à la porte cochère, consulta une fois de plus son optimisme habituel, renforcé ici d’une certaine manière par l’air même qu’il respirait, puis il revint vers Charlotte en souriant. « Il vous paraît donc incroyable que, quand un homme est encore aussi amoureux que l’est Amerigo, son élan le plus naturel soit de ressentir ce que sa femme ressent, de croire ce qu’elle croit, de vouloir ce qu’elle veut ?… c’est-à-dire en l’absence d’entraves particulières qui l’en empêcheraient. »
Un ton pareil produisit son effet ; elle admit sans retard cette possibilité naturelle. « Non… rien ne me paraît incroyable de la part de gens immensément amoureux.
– Eh bien, Amerigo n’est-il pas immensément amoureux ? »
Elle chercha le mot juste pour sa propre appréciation ; mais, après une brève hésitation, elle adopta le terme de Mr Verver. « Immensément.
– Ah, vous voyez bien ! »
Cependant, elle eut un autre sourire : elle ne voyait pas tout à fait bien encore. « Ce n’est pas entièrement suffisant.
– Mais que faut-il de plus ?
– Que sa femme le convainque réellement qu’elle est réellement convaincue. » Sur ce, Charlotte se montra encore plus lucide et logique. « La réalité de la conviction du Prince dépend en pareil cas de la réalité de la conviction de Maggie. En l’occurrence, poursuivit-elle, il peut s’être contenté de penser qu’elle veut surtout abonder en votre sens, quoi que vous fassiez. Il peut ne pas avoir oublié qu’il ne l’a jamais vue agir autrement.
– Eh bien, quel genre d’avertissement y aura-t-il décelé ? demanda Adam Verver. À quelle catastrophe lui aura semblé conduire cette attitude de Maggie ?
– Justement à celle-ci ! » Et Charlotte lui parut se dresser devant lui avec plus de vigueur et de clarté que jamais.
– À notre petite question ? » Elle avait en fait une allure qui ne pouvait qu’inciter son ami à lui répliquer avec une douceur étonnée. « Ne ferions-nous pas mieux d’attendre un peu avant d’appeler cela une catastrophe ? »
Elle attendit en effet pour lui répondre, mais moins longtemps que ce qu’il voulait dire. Et quand après son moment d’hésitation elle parla enfin, ce fut également avec une certaine douceur. « Pourquoi aimeriez-vous attendre, cher ami ? » Elle resta suspendue entre eux, cette demande, et ils échangèrent alors un regard où chacun eut l’air d’épier en l’autre les signes d’une franche ironie. Ces signes en fait furent tellement visibles dans le visage de Mr Verver, que Charlotte, comme si elle avait un peu honte de les avoir si nettement provoqués, et aussi comme pour exprimer enfin, sous la pression, quelque chose qu’elle avait tu durant tout ce temps, avança tout d’un coup une raison pure et simple. « Vous ne l’avez pas remarqué de votre côté, mais je ne peux vraiment pas m’empêcher de remarquer que Maggie… en dépit de ce que vous supposez… de ce que nous supposons, si vous voulez… ne télégraphie sa joie qu’à vous seul. Elle n’en déverse aucune sur moi. »
C’était un argument ; et, un instant interdit, son compagnon en tint compte. Mais il avait comme toujours sa présence d’esprit, pour ne rien dire de son aimable humour. « Quoi, vous vous plaignez justement de la chose la plus délicieusement concluante ! Elle nous traite déjà comme une seule personne. »
Cette fois-ci la jeune fille, malgré sa logique et sa lucidité, fut manifestement frappée par la façon dont il disait les choses. Elle le regarda en face, avec tout son désir de lui plaire, et ce qu’elle dit ensuite le démontra clairement et simplement. « Je vous aime beaucoup, vous savez. »
Cela pouvait-il faire autre chose que de stimuler l’humour d’Adam Verver ? « Je vois ce qui vous tourmente. Vous ne serez pas tranquille tant que vous n’aurez pas reçu un signe du Prince. Je pense, ajouta l’heureux homme, que je vais aller lui télégraphier en secret que vous aimeriez, réponse payée, recevoir quelques mots pour vous-même. »
Elle en parut encouragée à sourire de plus belle. « Vous voulez dire, réponse payée pour lui… ou pour moi ?
– Oh, je paierai avec plaisir toute réponse de votre part… autant de mots que vous voudrez. » Et il insista, pour conserver le dessus. « Et je n’exigerai pas de voir votre message. »
Elle était visiblement prête à le prendre à la lettre. « Exigerez-vous de voir celui du Prince ?
– Pas du tout. Vous pourrez également garder cela pour vous. »
Cependant, en l’entendant parler comme s’il était vraiment question qu’il transmît un pareil souhait, elle parut estimer, ne fût-ce que par bon goût, que la plaisanterie était allée suffisamment loin. « Laissons cela. À moins qu’il ne se manifeste de lui-même… ! Mais pourquoi en aurait-il l’idée ?
– Je pense en effet que l’idée ne lui en viendrait pas naturellement, renchérit Mr Verver. Il ne sait pas, lui, que vous avez l’esprit morbide. »
Elle s’étonna, mais elle acquiesça. « Oui… il ne l’a pas encore découvert. Peut-être l’apprendra-t-il, mais il ne le sait pas encore. Et en attendant je suis prête à lui laisser le bénéfice du doute. » Le problème aurait pu ainsi sembler se résoudre à ses yeux, si elle n’avait pas eu aussitôt un de ses regains d’inquiétude. « Maggie toutefois sait que j’ai l’esprit morbide. Elle n’a pas le bénéfice du doute.
– Ma foi, je sens que vous aurez bientôt un signe d’elle », déclara Adam Verver avec enfin un peu de lassitude. Il lui était même nettement apparu, devant tant de persévérance, que l’omission de sa fille était en effet surprenante. Or Maggie n’avait jamais de sa vie eu tort plus de trois minutes.
« Oh, je ne prétends pas du tout y avoir droit », rectifia bientôt Charlotte d’une manière assez curieuse. Et cette observation incita son ami à s’engager davantage.
« Eh bien, soit… j’aimerais moi-même qu’elle le fasse. »
Alors, comme touchée par cette habitude qu’il avait, plus ou moins contre sa propre opinion, de se rallier essentiellement à elle, Charlotte montra qu’elle aussi pouvait toujours, et non moins gentiment, faire un pas vers lui. « Si j’en parle, c’est seulement comme de l’absence d’une grâce… cette grâce que Maggie met dans tout ce qu’elle fait. Ce n’est pas une grâce qui m’est due, insista-t-elle, mais, puisque vous pensez que nous pouvons encore nous y attendre, elle en aura la forme. Ce sera magnifique.
– Eh bien, sortons déjeuner. » Mr Verver avait consulté sa montre. « Ce sera arrivé quand nous serons de retour.
– Si ce n’est pas arrivé… » Charlotte sourit en cherchant des yeux un boa de plumes qu’elle avait posé quelque part en descendant de sa chambre. « Si ce n’est pas arrivé, ce sera son seul petit défaut. »
Il aperçut le boa sur le bras du siège qu’elle avait quitté pour l’accueillir ; il le ramassa, s’en caressa le visage pour en apprécier la délicieuse douceur (c’était un merveilleux article de Paris, acheté la veille sur sa propre incitation), et le garda ainsi un instant avant de le tendre. « Me promettez-vous que cela vous apaisera ? »
Elle fixa des yeux, en réfléchissant, son admirable cadeau. « Je vous le promets.
– Vraiment pour toujours ?
– Vraiment pour toujours.
– N’oubliez pas, continua-t-il pour justifier son exigence, n’oubliez pas qu’en vous télégraphiant elle parlera naturellement aussi au nom de son mari, bien plus encore qu’elle ne l’a fait en me télégraphiant. »
Un mot seulement fit regimber Charlotte. « “Naturellement”… ?
– Eh bien, notre mariage, voyez-vous, le met à votre égard… ou vous met à son égard… dans une relation nouvelle, tandis que cela ne change pas sa relation avec moi. Par conséquent, il a plus à en dire à vous qu’à moi.
– À en dire sur le fait que je devienne sa belle-mère par alliance… ou quelque chose de ce genre ? » Elle prit alors un air un rien songeur. « Oui, un monsieur, sur ce point, peut aisément avoir des choses à dire à une jeune femme.
– Ma foi, Amerigo peut toujours être, selon les cas, aussi drôle ou aussi sérieux qu’on veut. Et quel que soit le message qu’il vous envoie, il sera tout l’un ou tout l’autre. » Puis, comme la jeune fille, lui adressant un de ses regards étranges, profonds et tendrement critiques, ne relevait pas cette remarque, il se sentit poussé, par une sorte de vague anxiété, à y ajouter une question. « Ne trouvez-vous pas qu’il est charmant ?
– Oh, charmant ! répondit Charlotte Stant. S’il ne l’était pas, je n’y attacherais pas d’importance.
– Ni moi ! convint pleinement son ami.
– Ah, mais vous n’y attachez pas d’importance ! Vous n’y êtes pas obligé. Vous n’y êtes pas obligé, veux-je dire, comme moi. C’est de la pure sottise que de s’inquiéter, que de se soucier, même, de la moindre chose sans y être absolument forcé. Si j’étais vous, continua-t-elle, si je possédais dans la vie, pour mon bonheur et mon pouvoir et ma paix, ne serait-ce qu’une petite fraction de ce que vous possédez, il en faudrait beaucoup pour m’inspirer du souci. Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait alors me troubler l’esprit en menaçant ma chance.
– Je vous comprends bien, dit Mr Verver. Mais cela ne dépend-il pas de ce qu’on appelle sa chance ? C’est justement de ma chance que je suis en train de parler. Je serai aussi sublimement chanceux que vous voudrez quand vous m’aurez donné raison. C’est seulement quand on a raison qu’on possède vraiment les choses dont vous parlez. Ce ne sont pas ces choses qui rendent chanceux, expliqua-t-il. C’est quelque chose d’autre, que je désire, et qui fait de ces choses-là une chance. Si vous m’accordez ce que je demande, vous verrez. »
Elle avait pris son boa, pour l’enrouler autour de son cou, et ses yeux, alors qu’elle tardait encore un peu, s’étaient détournés de lui, attirés par un autre objet d’intérêt, bien que la cour, en cette heure de départ pour le déjeuner, fût si bien désertée qu’ils auraient pu s’y sentir libres, s’ils en avaient eu envie, de parler bruyamment. Elle était prête à s’en aller, mais elle avait remarqué un jeune piéton en uniforme, visiblement un émissaire des Postes et Télégraphes*, qui s’était dirigé, depuis la rue, vers le fief de la concierge, pour y présenter une missive extraite de la petite sacoche suspendue à son épaule. La gardienne, l’accueillant sur le seuil, remarqua l’attention que lui portait Charlotte de l’autre côté de la cour ; et donc, la minute suivante, elle se précipita vers nos amis, en faisant voler les rubans de son bonnet, et en arborant un sourire annonciateur aussi éclatant que son ample tablier blanc. Elle brandissait un télégramme, et elle le tendit en faisant une distinction : « Cette fois-ci pour madame* ! » Puis, l’ayant remis à Charlotte, elle se retira tout aussi gaiement. La jeune fille ne l’ouvrit pas tout de suite. Elle avait de nouveau tourné les yeux vers son compagnon, qui aussitôt s’était triomphalement écrié : « Ah, vous voyez bien ! »
Elle déchira l’enveloppe en silence ; puis, durant une minute, elle en examina le contenu sans réagir, comme si elle réfléchissait en même temps aux propos que venait de lui tenir son interlocuteur. Il la regarda sans la questionner, et enfin elle leva les yeux. « Je vous accorderai ce que vous demandez », dit-elle simplement.
Elle avait une expression étrange : mais depuis quand une femme n’avait-elle pas le droit de paraître étrange, en un moment de suprême reddition ? Il écouta cela avec un long regard et un silence reconnaissant ; ils n’échangèrent aucune parole durant quelques instants. Leur entente se scellait : Adam Verver sentait déjà que Charlotte Stant lui avait donné raison. Mais il se sentait également en face du fait que Maggie avait donné raison à Charlotte ; et par conséquent, encore une fois, où en aurait-il été sans Maggie ? Elle les rapprochait, elle les unissait, comme en faisant claquer un ressort précieux ; alors, à cette idée, ses yeux s’embuèrent, et l’expression de Charlotte, devant lui, fut rendue encore plus étrange par cette buée de gratitude, au travers de laquelle néanmoins il sourit. « Ce que mon enfant fait pour moi… ! »
Ce fut encore à travers cette même buée qu’il vit, ou plutôt qu’il entendit, Charlotte répliquer. Elle tenait le télégramme grand ouvert, mais elle avait les yeux entièrement fixés sur son ami. « Ce n’est pas de Maggie. C’est du Prince.
– Ah bon ! s’écria-t-il joyeusement. Alors c’est mieux que tout.
– C’est suffisant.
– Merci de le penser ! » À quoi il ajouta : « C’est suffisant pour notre question, mais ce n’est pas tout à fait suffisant, n’est-ce pas, pour notre déjeuner… Déjeunons* ! »
Malgré cette prière, elle ne bougea pas, le message toujours ouvert entre eux. « Vous ne voulez pas le lire ? »
Il réfléchit. « Non, si vous êtes satisfaite. Je n’en ai pas besoin. »
Mais elle lui donna, comme par acquit de conscience, une occasion de plus. « Vous pouvez, si vous voulez. »
Il hésita de nouveau, mais par amabilité, et non par curiosité. « Est-ce qu’il est drôle ? »
Finalement, elle baissa les yeux vers le document, en laissant échapper de ses lèvres un petit : « Non… je dirais qu’il est grave.
– Ah, alors, je ne veux pas le voir !
– Très grave, dit Charlotte Stant.
– Eh bien, que vous avais-je donc dit du Prince ? » demanda-t-il d’un ton réjoui, alors qu’ils se mettaient en route. À cette question, la réponse de la jeune fille, avant qu’elle ne lui prît le bras, fut de froisser le papier pour l’enfoncer dans la poche de sa jaquette.