Livre Quatre


I

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs jours que la Princesse se mit à accepter l’idée d’avoir fait, un peu, quelque chose qu’elle ne faisait pas toujours, ou plus exactement l’idée d’avoir écouté une voix intérieure qui parlait un nouveau langage. Pourtant, ces retards instinctifs dans la réflexion résultaient, nettement, de perceptions et d’identifications déjà actives ; du sentiment avant tout d’avoir, en une heure précise, par un simple contact de sa main, apporté un changement dans une situation qu’elle avait longtemps considérée comme pratiquement immuable. Cette situation occupait depuis des mois et des mois le centre même du jardin de sa vie, mais elle s’y dressait comme une étrange et haute tour d’ivoire, ou peut-être plutôt comme quelque merveilleuse mais bizarre pagode, construction plaquée de dure et brillante porcelaine, colorée, façonnée, et ornée sur les auvents de clochettes d’argent qui tintaient délicieusement quand des bourrasques les secouaient. Elle avait évolué tout autour : c’était ce qu’elle ressentait. Elle avait mené son existence dans l’espace qui lui était laissé pour circuler, espace qui semblait tantôt ample, tantôt étroit : elle levait tout le temps les yeux vers ce bel édifice qui s’étendait si largement et s’érigeait si haut, mais elle n’avait jamais découvert où elle aurait pu y entrer si elle l’avait souhaité. Elle ne l’avait pas encore souhaité : tel était le curieux de l’affaire. Et ce qui était sans doute également curieux, c’était que, même si ses yeux semblaient distinguer des endroits qui devaient, à l’intérieur, et en particulier en hauteur, servir d’ouvertures et de points d’observation, aucune porte ne paraissait y donner accès, au niveau de son confortable jardin. La grande façade décorée restait obstinément impénétrable et insondable. À présent toutefois, dans son esprit pensif, c’était simplement comme si elle avait cessé de scruter le monument et de tourner autour, très vaguement et très vainement cessé de se questionner : elle s’était surprise à nettement s’arrêter, puis à s’attarder, et finalement à s’approcher comme jamais. Cependant, ce bâtiment, qui la tenait à distance, aurait pu être une mosquée mahométane, avec quoi aucun vil infidèle ne pouvait prendre de libertés ; on s’imaginait alors être obligé d’enlever ses chaussures pour y pénétrer, au risque même de sa vie, si l’on y était dénoncé comme un intrus. Maggie n’en était sûrement pas arrivée à se figurer qu’elle risquait de payer de sa vie un quelconque de ses actes ; néanmoins, c’était comme si elle avait frappé un ou deux petits coups pour sonder les précieux carreaux de porcelaine. Bref, elle avait tapé à la porte : mais elle n’aurait guère su dire si c’était pour pouvoir entrer, ou pour autre chose ; elle avait appliqué sa main sur une surface lisse et froide, et elle attendait de voir ce qui se produirait. Quelque chose se produisit, au bout d’un moment : un bruit, à l’intérieur, parut répondre à son geste, un bruit laissant suffisamment entendre qu’on avait remarqué sa venue.

Si cette image, cependant, peut représenter la conscience que notre jeune femme avait d’un récent changement dans sa vie, changement ne datant que de quelques jours, il faut par ailleurs remarquer qu’elle cherchait et trouvait à la fois, dans ce que j’ai appelé sa circulation, une sorte d’échappatoire au sentiment d’avoir peut-être à répondre de ses actes. La pagode dans son jardin florissant figurait l’accord (quel autre mot employer ?) selon lequel, très étonnamment, elle avait pu se marier sans rompre avec son passé, comme elle se plaisait à le dire. Elle s’était livrée à son mari sans l’ombre d’une réserve ni d’une condition, et en même temps elle n’avait pas sacrifié d’un pouce ses relations avec son père. Elle avait éprouvé le grand bonheur de voir les deux hommes s’entendre magnifiquement entre eux, et rien ne lui avait paru être plus réussi dans son mariage que le fait d’avoir fourni un nouvel ami au plus âgé, au plus solitaire, des deux. Et ce qui avait ensuite renforcé cet aspect de totale réussite, c’était que le mariage de son père n’avait pas davantage exigé de sacrifice que ne l’avait exigé son propre mariage. Que Mr Verver eût franchi ce pas décisif avec la même liberté n’avait nullement impliqué l’éloignement de sa fille. Celle-ci n’avait jamais un seul instant douté, aussi loin qu’on remontât, de leur remarquable capacité de se séparer tout en restant ensemble ; cette capacité avait en fait dès le début, et de manière égale pour chacun des deux, constamment inspiré et soutenu leur détermination. Il y avait quantité de choses singulières dont ils n’étaient pas entichés : les élans de brio, d’audace, d’originalité, qui du moins n’étaient pas du tout dans leur style personnel ; mais ils aimaient à penser qu’ils s’étaient consacrés à cette forme d’existence inhabituelle et élargie que bien des familles, bien des couples, et plus encore des paires de couples, n’auraient guère trouvée praticable. Cette pensée leur avait été nettement dictée par les réactions enthousiastes, et l’envie très explicite, de beaucoup de leurs amis, lesquels leur avait déclaré à maintes reprises que pour vivre en de pareils termes, ils devaient, selon toute apparence, être des gens d’une très profonde amabilité, l’éloge incluant bien sûr aussi Amerigo et Charlotte. Ils avaient éprouvé du plaisir (comment aurait-il pu en être autrement ?) à se voir attribuer cette sorte de charme ; c’est-à-dire, plus précisément, que Maggie et son père en avaient éprouvé du plaisir, tous deux étant d’une nature tellement éloignée de toute prétention, qu’ils n’auraient guère été sûrs de leur triomphe s’ils n’en avaient vu l’agréable reflet dans ces louanges. Ce fut ainsi que leur félicité s’épanouit ; ce fut ainsi que la tour d’ivoire, visible et admirable sans doute de chaque point du champ social, s’érigea étape par étape. Or la répugnance que ressentait maintenant Maggie à se demander ouvertement pourquoi elle avait cessé de se sentir rassurée en la contemplant – cette répugnance représentait une faille dans la cohésion idéale dont dépendait presque à tout moment son confort moral. Mais, pour rester cohérente, elle avait toujours été capable de couper plus ou moins avec ses termes de départ.

Évoluant pour la première fois de sa vie comme dans l’ombre grandissante d’une fausse position, elle se disait qu’elle aurait dû ou bien ne pas cesser d’avoir raison, c’est-à-dire d’avoir confiance, ou bien reconnaître qu’elle avait tort ; mais elle essayait de s’en dégager comme un épagneul au pelage soyeux qui s’extrait d’une mare et secoue l’eau de ses oreilles. Elle secouait la tête vraiment de cette manière tout en marchant, et elle avait une ressource qui était interdite à l’épagneul, à moins du rude équivalent d’un aboiement générique : celle de fredonner avec ardeur, comme pour se persuader que rien ne s’était passé. Elle n’était pas, à proprement parler, tombée dans l’eau ; elle n’avait pas eu d’accident, elle n’était pas mouillée ; telle était du moins sa conviction, jusqu’au moment où elle se mit à se demander un peu si, en s’exposant ou non, elle n’avait pas attrapé froid. Elle ne se souvenait en tout cas d’aucune période où elle se fût sentie aussi agitée, et certainement aucune impliquant également, ce qui était un autre aspect singulier, la nécessité de dissimuler l’agitation. La naissance d’une nouvelle ardeur se mit à occuper vivement ses pensées en raison justement de l’ingéniosité requise pour dérober aux regards l’ardeur engendrée. Cette ingéniosité était un exercice intime et captivant, que je comparerais, si je puis multiplier ainsi mes métaphores, à la frayeur d’une jeune mère s’accrochant à son enfant illégitime. L’idée qui s’était emparée d’elle paraîtrait, selon notre nouvelle analogie, être la preuve de son moment d’égarement, mais en même temps ce n’était qu’un indice de plus d’une relation qui, pour elle, comptait plus que tout au monde. Elle avait vécu assez longtemps pour savoir que toute passion profondément enracinée comporte des peines comme des joies, et que les douleurs et les anxiétés nous en donnent plus intensément conscience.

Elle n’avait jamais douté de la force du sentiment qui la liait à son mari ; mais, en ayant découvert presque tout d’un coup que ce sentiment s’était mis à vibrer avec une violence qui avait quelque chose d’éprouvant, elle se montrait, somme toute, à bien y songer, semblable à des milliers de femmes qui, chaque jour, se livrent à tous les privilèges de la passion. Pourquoi diable ne l’aurait-elle pas fait, de plein droit, si, à la réflexion, elle ne voyait aucune bonne raison contraire à cela ? La meilleure raison contraire aurait été le risque de conséquences désagréables, ou d’inconvénients, pour d’autres : en particulier pour ceux qui ne l’avaient jamais incommodée par l’égoïsme de leurs propres passions. Mais, lorsque ce risque était dûment écarté, aller au bout de soi-même ne signifiait rien de plus qu’employer pleinement ses propres facultés et jouer correctement son propre rôle. La Princesse s’était rendu compte, d’abord obscurément, puis peu à peu plus nettement, que ses facultés depuis longtemps n’avaient pas été globalement employées ; un exemple en aurait pu être la danse, qu’elle adorait naguère, et dont les pas étaient devenus de vagues souvenirs, faute de continuer d’aller au bal. Elle irait de nouveau au bal : tel semblait, librement, et même crûment, être le remède. Elle extrairait des profondes armoires où elle les avait enfouis les divers ornements voués aux grandes occasions, et dont elle n’avait pas une mince réserve, se plaisait-elle à penser. Il nous serait facile de l’imaginer dans cette occupation : fouinant, en des moments libres et des heures tranquilles, par des visites furtives et à la lueur vacillante des bougies, dans ses riches collections, pour voir ses joyaux briller de nouveau, un peu timidement, mais très indubitablement. Cela en fait peut passer pour le tableau même de son exaltation à demi étouffée, et du divertissement qu’elle trouvait, avec une certaine réussite, en attribuant son malaise, autant que possible, à l’action de ses propres besoins.

Il faut cependant ajouter qu’elle aurait été bien en peine, et certainement au début, d’établir à quelle catégorie, celle de la maîtrise de soi ou celle de la franche expression, appartenait le pas qu’elle avait franchi quand son mari était revenu de Matcham avec sa belle-mère. Car cela avait été un pas franchi, nettement, de la part de Maggie, cette décision de faire aussitôt quelque chose qui paraîtrait inhabituel à Amerigo, même si elle ne s’était départie de ses habitudes qu’en faisant simplement en sorte qu’il ne la trouvât pas, comme il aurait pu s’y attendre, à Eaton Square. Il aurait donc, chose sans doute assez étrange pour lui, à rentrer à la maison pour y trouver sa femme, et avoir ainsi l’impression qu’elle l’y attendait ostensiblement, ou du moins impatiemment et indépendamment. C’étaient de petites diversions et de discrètes manœuvres, mais Maggie les accomplissait, comme nous l’avons noté, avec un infini sentiment de détermination. Qu’elle attendît près de l’âtre conjugal le retour de son mari aurait pu superficiellement se présenter comme l’acte le plus naturel du monde, et le seul, par-dessus le marché, sur lequel il aurait dû clairement compter. Cela relevait, en la circonstance, des attitudes courantes, et pourtant, dans l’imagination rêveuse de Maggie, cela semblait n’être que la réalisation de tout ce qu’elle avait projeté. Elle avait mis ses propres idées à l’épreuve, et l’épreuve avait montré son tranchant ; c’était ce qu’elle avait en face d’elle : elle ne jouait plus avec des outils oiseux et émoussés, avec des armes qui ne coupaient pas. Dix fois par jour passait devant son regard l’éclat d’une lame nue, et c’était à ces moments-là qu’elle fermait le plus les yeux, qu’elle éprouvait le plus le besoin de se leurrer par le mouvement et par le bruit. Elle s’était tout simplement rendue, par un certain mercredi, à Portland Place au lieu de rester à Eaton Square, et il n’y avait au premier abord aucune raison (se répétait-elle intimement) pour qu’elle vît le manteau de l’histoire envelopper d’un geste décisif un acte aussi ordinaire. Or c’était ce qui avait quand même eu lieu ; en une heure seulement, il lui était entré dans l’esprit que rien de ce qu’elle avait fait jusqu’alors n’avait autant compté pour elle, d’une manière qui restait encore à établir : peut-être même pas ce qu’elle avait fait en acceptant, dans leur période dorée à Rome, la proposition de mariage d’Amerigo. Et pourtant, dans sa petite posture recroquevillée, celle d’une tigresse timide, elle n’avait eu aucune intention imprudemment définitive, aucune volonté maladroitement radicale ; et donc elle accabla ensuite sa propre attitude, la traita de grotesque et d’odieuse, la tourna en ridicule, réduisant autant que possible la portée* de ce qui avait suivi. Elle avait simplement voulu s’approcher de plus près : plus près de quelque chose, en fait, qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne voulait pas, même pour elle seule, définir ; et le degré de la proximité ainsi atteinte n’avait pas été mesurable d’avance. Toutes ses diversions et ses occultations consécutives, quoi qu’elle fît, ne l’empêchèrent pas de revivre chacune des minutes choisies (car elle put les choisir, et elle put les fixer) de la nouveauté qu’elle avait apportée dans leur relation en imposant à son mari la première surprise qu’elle lui eût jamais causée. Cela avait été une piètre chose, mais une chose entièrement à elle, et tout cet épisode était accroché dans son souvenir comme un grand tableau sur le mur de sa vie quotidienne, pour qu’elle en fît ce qu’elle voulait.

C’était rétrospectivement comme une succession de moments qui s’offraient encore au regard ; un peu à la manière de divers actes représentés sur scène, et joués de sorte à avoir laissé une grande impression sur l’occupante d’une loge. Plusieurs de ces moments étaient plus saillants que d’autres, et ceux qu’elle pouvait se remémorer le mieux, et en quelque sorte palper comme les perles fines d’un collier, avaient appartenu plus particulièrement au laps de temps précédant le dîner, dîner qui avait été très tardif, vers neuf heures, ce soir-là, en raison même du retard de l’irruption d’Amerigo. Il y avait eu beaucoup d’aspects dans cette expérience, mais l’impression qu’elle en gardait pouvait continuer à y faire de nettes distinctions. Or en face des épisodes consécutifs, bien plus tard, la flamme de sa mémoire, faut-il dire, prenait une lueur floue, semblable à celle d’un cierge dans une chapelle latérale chargée de fumées d’encens. Le grand moment, en tout cas, pour une reprise de conscience, était sans doute le premier : cet étrange petit silence minuté qu’elle avait aussitôt senti comme dépassant complètement ses intentions, mais qu’elle était incapable de rompre… durant combien de temps, au juste ? Saurait-elle jamais vraiment durant combien de temps ? Elle était dans le petit salon, où elle « se tenait » toujours, et elle s’était, par calcul, habillée pour le dîner, dès qu’elle était rentrée : étonnant était le nombre de choses qu’elle avait calculées en vue de ce petit incident, de l’importance duquel elle se faisait une idée très précise. Il arriverait tard, il arriverait très tard ; c’était la seule certitude qui parût la fixer dans les yeux. Il y avait bien sûr la possibilité que, se rendant directement à Eaton Square avec Charlotte, Amerigo préférât y rester même en ayant appris que sa femme n’y était plus. Elle ne lui avait laissé aucun message dans cette prévision ; cela aussi faisait partie des petites nuances de sa détermination, même au risque de prolonger l’absence de son mari. Il pouvait supposer qu’elle avait déjà dîné ; il pouvait rester, avec tout ce qu’il avait à raconter, par simple courtoisie à l’égard de Mr Verver. Elle l’avait vu exagérer bien plus encore ce genre d’amabilités, souvent même au point de sacrifier la possibilité de s’habiller pour la soirée.

Si elle-même maintenant avait évité un tel sacrifice, si elle s’était, durant le temps à sa disposition, rendue infiniment fraîche et résolument élégante, cela avait probablement accentué, dans sa longue attente, cette tension d’esprit qu’elle devait par la suite traduire en sentiment de s’être recroquevillée. Toute seule, elle fit de son mieux, et très intensément, pour ne pas en avoir l’air ; elle n’y pouvait rien, si elle était incapable de lire son pâle roman (ah, ça, par exemple*, c’était au-dessus de ses forces !) ; mais elle pouvait du moins s’asseoir près de la lampe avec ce livre ouvert, s’y asseoir dans sa robe la plus récente, portée pour la première fois, et débordant, tout autour d’elle, d’une manière rigide et majestueuse ; peut-être même un peu trop rigide et majestueuse pour une robe d’intérieur et d’intimité, mais toutefois douée, pour la circonstance, d’un mérite intrinsèque et incontestable, osait-elle espérer. Elle avait regardé la pendule à plusieurs reprises, mais elle s’était refusé la faiblesse d’arpenter la pièce, bien qu’elle sût que faire cela, sur le parquet ciré, avec le bruissement du « drapé », lui eût donné la sensation d’être encore plus splendidement chamarrée. Mais la difficulté était que cela lui eût aussi donné plus nettement l’impression d’être nerveuse, ce qui était exactement ce qu’elle se proposait de proscrire. Son anxiété s’estompait seulement quand ses yeux et ses pensées s’attardaient complaisamment sur le devant de sa robe, qui était une sorte de refuge, un leurre, surtout quand, le fixant longuement, elle pouvait alors se demander si Charlotte en serait enfin vraiment satisfaite. Elle avait toujours été, quant à ses tenues, assez craintive et incertaine ; durant l’année passée, surtout, elle avait vécu à la lueur du jugement plutôt insondable que Charlotte pouvait porter sur elles. Les tenues de Charlotte elle-même étaient tout simplement les plus charmantes et les plus intéressantes qu’eût jamais portées une femme ; il y avait une sorte de justice poétique dans le fait qu’elle pût enfin, dans ce domaine particulier, grâce à ses moyens, grâce à sa prépondérance, librement exercer son génie. Mais, sous ce rapport, Maggie se serait définie comme constamment et intimement « déchirée » : entre, d’une part, l’impossibilité de copier sa compagne, et, d’autre part, l’impossibilité de la sonder, personnellement, jusqu’au fond. Oui, c’était une des choses qu’elle emporterait dans sa tombe sans les avoir comprises : quelle était, tout compte fait, l’idée que se faisait vraiment Charlotte de l’allure de sa belle-fille, à la suite de tentatives supposées ingénieuses. Elle avait toujours été adorable au sujet des audaces vestimentaires de sa parente : elle leur avait toujours trouvé les meilleures qualités. Mais avait fréquemment flotté dans l’esprit de Maggie le soupçon que c’étaient là des gentillesses, et non pas des jugements ; que c’étaient les expressions d’une franchise non pas absolue, mais relative. La vérité ne serait-elle pas que Charlotte, avec un parfait sens critique, y aurait renoncé comme à un cas désespéré, désespéré selon les critères sérieux ? Et n’aurait-elle pas inventé pour sa belle-fille un critère différent et inférieur, suivant lequel elle pouvait patiemment se montrer complice et réconfortante ? En d’autres termes, n’avait-elle pas accepté avec un secret accablement, et peut-être une secrète exaspération, que Maggie fût ridicule ? Et donc, la meilleure chose possible à faire était de se demander une bonne fois pour toutes si l’on ne pouvait pas donner à Charlotte la surprise d’une tenue un peu moins éloignée que d’habitude du style véritable. C’était une question de ce genre que Maggie, tandis que les absents tardaient, se posait à propos de l’aspect qu’elle s’efforçait de présenter ; mais avec pour résultat récurrent de se perdre dans l’air épais qui s’était mis de plus en plus à entourer, pour notre jeune femme, l’accumulation d’éléments sans réponse. Elle était là, cette accumulation ; c’était comme une salle emplie d’objets confus, jamais encore « assortis », devant laquelle, depuis quelque temps, elle passait et repassait, le long du corridor de sa vie. Elle passait, quand elle le pouvait, sans ouvrir la porte ; puis, à l’occasion, elle tournait la clef, pour y ajouter de nouveaux objets. C’était ainsi qu’elle s’en débarrassait. Ils contribuaient au reste de la confusion ; c’était comme si, par une sorte d’instinct ou d’affinité, ils avaient aussitôt leur place dans le tas. Bref, ils savaient où aller ; et quand à présent, par un acte mental, elle ouvrait de nouveau la porte, elle avait pratiquement un sentiment d’ordre et de méthode. Ce qu’elle ne saurait jamais sur les pensées de Charlotte, c’était cela qu’elle entassait à l’écart. Cela s’y trouverait en bonne compagnie ; et elle se disait qu’elle pourrait enfin rester là suffisamment longtemps pour voir la chose rester dans son coin. Cette idée d’ailleurs aurait pu sans doute continuer de la captiver, si son attention n’avait pas été distraite : cette idée d’une masse de choses vaines, adéquates et inadéquates, qui attendaient d’autres ajouts. Car soudain elle se retourna avec un vague sursaut ; ce qui avait causé sa réaction était le brusque effacement de la scène intérieure devant la scène extérieure. Une tout autre porte venait de s’ouvrir ; son mari était là.

Cet instant présenta toute l’étrangeté qu’elle put lui attribuer par la suite ; ce fut essentiellement ce qui provoqua le virage abrupt de sa vie ; Amerigo était revenu, il l’avait suivie en quittant l’autre maison, dans une incertitude visible : cela était inscrit sur le visage qu’il lui montra dès son entrée. Ce n’y fut inscrit que durant quelques secondes, pour apparemment vite disparaître, après qu’ils se furent mis à parler ; mais durant ces secondes ce fut inscrit en gros caractères, et, bien qu’elle ne sût pas vraiment ce qu’elle avait attendu de lui, elle sentit qu’elle ne s’était pas attendue à la plus petite ombre d’embarras. Ce qui avait causé cet embarras (elle appelait cela de l’embarras, afin d’être sûre d’avoir envisagé le pire), ce qui avait causé cet air particulier en lui, c’était qu’il désirait manifestement voir dans quel état il la trouverait. Pourquoi tout de suite ? Ce doute, plus tard, ne cessa de la hanter ; et, sur le moment, il s’était balancé en elle comme si c’était la clef de tout. S’en apercevant, Maggie avait eu le sentiment écrasant d’être importante, d’être immédiatement frappante pour son mari, et d’exercer ainsi une sorte de violence qui dépassait ses intentions. Elle ne s’abstenait cependant pas de penser qu’il aurait aisément pu la rendre pitoyable et ridicule, du moins pour un instant. En fait, elle avait durant dix secondes craint une pareille tournure : l’incertitude sur le visage d’Amerigo s’étant répandue en une incertitude dans l’atmosphère même. Trois mots d’impatience prononcés un peu fort, un étonnement comme « Que diable êtes-vous en train de faire ? Qu’avez-vous donc en tête ? », une sortie de ce genre, l’auraient aussitôt mise à bas, et cela d’autant plus que Dieu savait si elle n’avait eu aucune intention d’être altière. C’était une telle vétille, cette petite façon qu’elle avait eue de rompre avec ses habitudes, ou en tout cas avec les attentes naturelles de son mari, que toute ombre de surprise, avant même qu’on pût en désapprouver l’expression, avait déjà eu l’effet d’une complication. Le fait qu’elle fût seule à la maison pour le recevoir, au lieu d’être ailleurs au milieu d’autres personnes, avait provoqué en lui un changement qu’elle ne parvenait pas à mesurer ; et elle allait ensuite se dire que l’air décontenancé qu’il lui montra avant même de voir devait, à bien y songer, avoir une signification, avoir, pourrions-nous préciser, une valeur historique, au-delà de l’importance, en général, des expressions fugitives. Elle n’avait eu bien entendu sur le moment aucune notion claire de ce qu’il pouvait désirer voir ; pour une notion claire, pour ne rien dire d’un cœur battant, il suffisait déjà que son mari la vît en effet dans son salon à l’heure où il était parfaitement convenable qu’elle y fût.

Il ne l’avait défiée en aucune façon, c’était vrai, et après ces instants durant lesquels elle croyait maintenant qu’il avait acquis l’impression de quelque chose d’inhabituellement ostensible et calculé dans la tenue et l’attitude qu’elle avait adoptées, il s’était avancé vers elle en souriant, et puis enfin, sans hésitation, il l’avait prise dans ses bras. L’hésitation s’était produite au début, et Maggie s’apercevait à présent qu’il l’avait surmontée sans son aide. Elle ne lui avait apporté aucune aide ; car, d’une part, elle ne pouvait pas parler en raison justement de cette hésitation, d’autre part, elle ne pouvait pas expliquer pourquoi elle était agitée, d’autant plus qu’il ne le lui demandait pas. Elle en avait tout le temps eu conscience, jusqu’à la pointe des orteils ; elle en avait eu plus vivement encore conscience en présence de son mari, et si jamais il avait posé la moindre question, cela aurait déclenché en elle le ressort de l’intrépidité. C’était bien étrange, que la chose la plus naturelle à dire à son mari pût avoir une allure d’intrépidité ; mais elle se rendait compte que toute allure de sa part retomberait plus ou moins sur son père, dont la vie maintenant était si tranquille, sur les bases acceptées dans ce but, que le moindre changement dans la conscience qu’il en avait, même dans le sens possible d’un éclairement, ferait vaciller le précieux équilibre. C’était ce qu’elle avait au fond de l’esprit : que leur équilibre était tout, qu’il était précaire, en réalité, et qu’il suffisait d’un cheveu pour faire pencher la balance. C’était cette stabilité, ou en tout cas la peur consciente qu’elle éprouvait à ce sujet, qui lui avait serré la gorge ; et la même peur se lisait des deux côtés dans le regard qu’ils avaient échangé en silence, Amerigo et elle. L’heureux équilibre qui exigeait cette quantité de précautions semblait avouer de lui-même sa fragilité ; mais que le mari de Maggie eût également ses propres habitudes d’anxiété, et ses prudences coutumières, ne faisait que les rapprocher d’autant plus. Par conséquent, au nom de l’équilibre, et au nom de la joie qu’elle éprouvait à partager sur ce point exactement le même sentiment que lui, il eût été fort beau qu’elle pût parler, si elle s’était autorisée à laisser échapper la vérité au sujet de son comportement : au sujet de ce pauvre petit comportement qui pour l’instant se limitait très étroitement à un cas d’excentricité.

« Pourquoi, pourquoi ai-je tellement tenu ce soir à ce que nous ne dînions pas tous ensemble ? Eh bien, parce que durant toute la journée j’ai tellement voulu être seule avec toi que finalement je n’ai pas supporté l’idée de ce dîner et que je n’ai vu aucune bonne raison de m’y forcer. Cela m’est venu… aussi drôle que cela puisse d’abord paraître, avec toutes les choses que nous avons si magnifiquement pris l’habitude d’accepter l’un de l’autre. Ces derniers jours, tu as eu l’air… je ne sais quoi… plus absent que jamais, trop absent pour que nous puissions continuer simplement comme cela. Tout se passe très bien, et je vois parfaitement combien c’est merveilleux, à tous égards. Mais arrive un jour où quelque chose craque, où la coupe pleine, remplie jusqu’au bord, se met à déborder. C’est ce qui est arrivé à mon besoin de toi… la coupe, toute la journée, a été trop pleine pour que je me promène avec. Et donc me voici, la faisant gicler sur toi… en ayant pour raison ce qui est la raison même de ma vie. Après tout, je n’ai guère à expliquer que je suis aussi amoureuse de toi qu’à la première heure… sauf qu’il y a certaines heures… que je reconnais quand elles se présentent, car elles me font presque peur… qui me montrent que je suis plus amoureuse encore. Elles arrivent d’elles-mêmes, ces heures… et, ah, il y en a eu ! Après tout, après tout… ! » Des paroles comme celles-ci ne furent pas prononcées, et pourtant ce fut comme si l’inexprimé s’était étouffé dans son propre tremblotement. Car l’expression se serait écrasée sous son propre poids, si Amerigo l’avait laissée aller jusque-là. Cependant, sans besoin de ces extrêmes, au bout d’un moment il avait saisi ce qu’il avait besoin de saisir : que sa femme témoignait qu’elle l’adorait, qu’elle le désirait, et qu’il lui manquait. « Après tout, après tout », puisqu’elle le concevait ainsi, elle avait raison. C’était ce qu’il avait à répondre ; que, du moment où, comme on l’a dit, il « voyait », il devait traiter cela comme la chose la plus pertinente possible. Il la serra fort, et longtemps, comme gage de leur union physique : c’était évidemment un moyen de répondre. Avec un vague et profond murmure, il frotta tendrement sa joue contre cette partie du visage qu’elle lui présentait en appuyant l’autre contre sa poitrine. C’était non moins évidemment un moyen de plus de lui répondre, et, bref, il disposait de suffisamment de moyens improvisés pour manifester cette aisance et cette bonne humeur qu’elle allait par la suite se remémorer comme la preuve d’un tact infini. Cette sensation sans doute fut en partie nécessaire parce que la question du tact avait peut-être paru se poser, au bout d’un quart d’heure durant lequel il avait parlé abondamment et elle l’avait interrogé cordialement. Il lui avait raconté sa journée, l’heureuse idée de sa randonnée avec Charlotte, leur recherche d’une cathédrale, et comment tout cela s’était révélé plus long qu’ils ne l’avaient prévu. La morale en tout cas était qu’il se sentait vraiment fatigué, qu’il avait besoin d’un bain et de se changer, et que par conséquent elle devait l’excuser d’aller faire cela aussi tôt que possible. Elle allait ensuite se souvenir de quelque chose qui s’était alors passé entre eux : le regard qu’il lui avait lancé, durant un instant, depuis la porte, avant de sortir, et la réaction qu’il avait eue quand elle lui avait demandé, d’une voix d’abord hésitante puis résolue, si elle ne pouvait pas l’aider en montant avec lui. Il avait peut-être aussi hésité un peu, mais il avait décliné son offre, et elle allait conserver, dis-je, le souvenir du sourire avec lequel il lui avait fait remarquer qu’à ce train-là ils ne dîneraient pas avant dix heures et qu’il irait plus vite tout seul. Elle allait donc se rappeler ces choses, qui jouèrent dans sa mémoire comme des lumières sur la totalité de ses impressions, si bien que les expériences consécutives n’en brouillèrent pas la netteté. Une de ces expériences consécutives, la première, fut la longueur considérable que prit, dans sa conscience ultérieure et plus analytique, cette deuxième attente de la réapparition de son mari. Si elle était montée avec lui, elle aurait certainement, avec la meilleure volonté du monde, risqué de le gêner, car presque toujours il valait mieux être seul quand on voulait se presser. Cependant il lui semblait qu’elle n’aurait guère pu le retarder de tout ce temps qu’il était en train de mettre, mais il faut préciser qu’il n’y avait désormais plus de pure et simple impatience dans l’état d’esprit de cette petite personne extrêmement raisonneuse. Quelque chose s’était produit, rapidement, à la vue de son séduisant mari, et avec la disparition de la peur de l’avoir ennuyé en l’obligeant à venir. Le recul de la frayeur, dans le cœur de Maggie, revenait d’abord à une nette émergence de la tendresse, et il y avait longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé quelque chose d’aussi tendre que la qualité particulière soudain conférée par son émotion actuelle au sentiment de possession.

II

Donc Amerigo était de nouveau loin d’elle, tandis qu’elle restait assise là, ou qu’elle arpentait la pièce vide : car, avec le changement apporté par la présence de son mari dans la maison, elle avait cessé de s’empêcher de bouger ; l’heure était quand même emplie de l’effet de cette présence, et surtout de l’effet, étrange dans une intimité si bien établie, d’une vision en quelque sorte nouvelle de l’aspect physique du Prince. Cela faisait cinq jours seulement qu’elle ne l’avait pas vu, et pourtant il lui était apparu comme s’il revenait d’un lointain pays, d’un long voyage, de toute une série de fatigues et de dangers. Cette inextinguible variété de l’attrait qu’il exerçait sur elle, que signifie-t-elle donc, sinon, pour le dire sommairement, qu’elle avait eu la bonne fortune d’épouser un être absolument éblouissant ? C’était une bien vieille histoire : mais elle en voyait la vérité scintiller comme la beauté d’un tableau de famille, du portrait patiné de quelque ancêtre, qu’elle aurait redécouvert avec surprise après un long oubli. L’être éblouissant était en haut et elle était en bas, et puis il y avait tout ce qu’avait exigé, en choix et en décision, sa propre brillante démonstration, et tout le soin constant qu’impliquait le maintien de l’équilibre ; néanmoins elle ne s’était jamais sentie aussi intensément mariée, elle n’avait jamais eu aussi misérablement conscience que son sort était entre les mains de son mari. Il pouvait faire ce qu’il voulait avec elle ; or, la réalité, c’était qu’il le faisait effectivement. « Ce qu’il voulait », ce qu’il voulait vraiment : seul cet élément, peut-être, échappait aux paroles familières et aux discussions, dans la vive lumière de cette harmonie. Il suffisait qu’elle reconnût que, quoi qu’il pût désirer, il l’obtiendrait toujours complètement. Elle reconnaissait maintenant sans conteste, avec une totale soumission, qu’il avait obtenu d’elle, par guère plus qu’une simple allusion, un parfait élan de tendresse. S’il était revenu fatigué, fatigué de sa longue journée, c’était bel et bien à cause d’un service qu’il leur avait rendu, à elle et à son père. Tous deux étaient restés paisiblement à la maison, avec le Principino entre eux, les complications de la vie jugulées, les ennuis éliminés, le vaste confort du foyer préservé, du fait que les autres étaient sur le terrain et bravaient les intempéries. Amerigo ne se plaignait jamais, pas plus que ne le faisait, en l’occurrence, Charlotte. Mais, ce soir-là, Maggie eut comme jamais le sentiment de voir que leur activité de représentation mondaine, ainsi qu’ils la concevaient et l’exerçaient consciencieusement, au-delà même de ses propres conceptions, exigeait d’eux d’être constamment sous le harnais. Elle se souvint alors d’un jugement de Fanny Assingham, qui lui avait déclaré qu’ils ne vivaient pas du tout, son père et elle, qu’ils ne savaient que faire, ni ce qu’on pouvait faire pour eux ; et cela ranima en elle un écho de la longue conversation qu’elle avait eue avec lui, un jour de septembre, à Fawns, quand elle lui avait rapporté cette sentence de Fanny.

Cette circonstance avait sans doute compté pour eux (elle s’était déjà souvent fait cette réflexion) comme le premier pas vers une existence plus intelligemment organisée. Cela avait été une heure à partir de laquelle la chaîne des causes et des conséquences pouvait être précisément retracée : bien des choses, avec, en tête de liste, le mariage de son père, lui avaient paru découler de la visite de Charlotte à Fawns, et cet événement lui-même avait découlé de la mémorable conversation. Mais ce qui peut-être apparaissait le plus dans l’ordre de ces enchaînements, c’était que Charlotte avait eu tout l’air d’être « recrutée », comme disent les domestiques quand on fait appel à un extra, parce qu’ils s’étaient ainsi laissés persuader que si leur coche familial cahotait et s’embourbait, la faute en revenait à un manque de roue complémentaire. N’en ayant que trois, pourrait-on dire, il lui en fallait une autre ; et qu’avait donc fait Charlotte depuis le début, sinon se mettre aussitôt à fonctionner, très joliment et très souplement, comme une quatrième roue ? Rien n’avait été immédiatement plus manifeste que la plus grande facilité de mouvement du véhicule ; et Maggie, pour aller au bout de cette image, sentait maintenant à quel point toute pression avait été suprêmement allégée pour elle-même. Dans la mesure où elle était elle-même une des roues, désormais elle n’avait plus qu’à rester en place ; puisque l’équilibre était assuré, elle ne supportait aucune charge excessive, et ce n’était pas trop d’admettre qu’elle n’avait guère à tourner. Elle s’arrêta longuement devant le feu, en paraissant y chercher des yeux un reflet de sa vision, et avoir même conscience de la tournure fantasque et absurde qu’elle prenait. Elle paraissait regarder passer le coche familial, et remarquer que, d’une certaine manière, Amerigo et Charlotte le tiraient, tandis que son père et elle-même ne le poussaient guère. Ils étaient assis tous deux à l’intérieur, berçant le Principino, le soulevant vers les vitres pour qu’il vît et qu’on le vît, tout à fait comme un enfant royal ; si bien que l’effort était entièrement supporté par les autres. Cette image la retint de nouveau, et de nouveau elle s’immobilisa devant le feu ; et puis, à la façon de quelqu’un qui a une brusque illumination, elle changea vivement de position. Dans le tableau qu’elle contemplait, elle s’était enfin vue elle-même sautant soudain du coche. Elle regarda la personne qui agissait ainsi comme si c’était quelqu’un d’autre, en attendant avec impatience de voir ce qui allait suivre. Cette personne avait pris une décision, sous l’effet manifeste et la poussée plus violente d’une envie longtemps accumulée. Seulement, comment cette décision allait-elle s’appliquer ? Plus précisément, qu’allait donc faire le personnage du tableau ? Debout au centre de la pièce, elle regarda autour d’elle, poussée par la force de cette question, comme si là exactement se trouvait le champ de l’action envisagée. Puis, comme la porte se rouvrit, elle reconnut, quelle que fût cette action, la forme en tout cas d’une première possibilité. Son mari avait reparu ; il se tenait devant elle, presque rayonnant, très rassurant. Habillé, enduit et parfumé, prêt avant tout pour son dîner, il lui signifiait en souriant la fin de leur attente. C’était comme si toute possibilité avait dépendu de son allure ; et Maggie voyait maintenant qu’elle était parfaite. Il y avait encore en lui quelque chose d’hésitant, mais qui s’estompa plus vite que lors de sa première entrée. Il lui tendait déjà les bras.

Ensuite, durant des heures et des heures, ce fut en quelque sorte comme si elle avait été soulevée, comme si elle flottait, emportée par un flux tiède et puissant dans lequel, hors de vue, les écueils étaient engloutis. Cette sensation provenait d’un regain de confiance, et du fait de savoir, croyait-elle, ce qu’elle allait faire. Durant tout le lendemain et la journée suivante, elle eut comme la certitude de le savoir. Elle avait un projet, et elle s’en réjouissait : il était indiqué par la lueur qui, jaillissant soudain dans sa rêverie inquiète, avait marqué le paroxysme de cette veillée. Cette lueur s’était présentée sous forme de question : « Et si je les avais laissés à eux-mêmes, n’est-ce pas ? Et si j’avais accepté trop passivement la bizarre tournure de notre vie ? » Il devait y avoir un comportement individuel, selon lequel elle pourrait agir différemment à l’égard d’Amerigo et de Charlotte : une attitude indépendante de leurs propres attitudes. Dès que cette possibilité lui était apparue, elle fut touchée, elle fut charmée, par sa simplicité, simplicité avantageuse dont elle avait été longtemps stupide de ne pas s’aviser ; et, en attendant, cette simplicité semblait être démontrée par le succès qu’elle s’était déjà mise à obtenir. Elle n’avait eu qu’à faire un pas pour se voir promptement suivie. La conscience d’avoir été suivie par son mari était la vague qui la soulevait et la soutenait. Il l’avait « rejointe » : c’était ainsi qu’elle se le disait. Il l’avait rejointe, en se montrant à elle tout prêt pour le dîner, avec une générosité et une gaieté dont elle conservait l’effet dans son cœur, comme preuve qu’ils avaient échappé tous deux à quelque chose de guère précis, mais de clairement beaucoup moins bien. À ce moment déjà, en fait, son projet s’était mis à opérer ; quand son mari avait brillamment reparu, elle était en train de cueillir son projet au milieu de son inquiétude : de le cueillir au milieu du jardin de ses songes, comme si c’était une fleur épanouie qu’elle pouvait offrir aussi à Amerigo. Eh bien, c’était la fleur de la participation, et elle la lui avait alors tendue en tant que telle, en mettant tout de suite à exécution l’idée, trop inutilement et trop absurdement écartée, de partager avec lui toute expérience, tout plaisir, tout intérêt ; et, en l’occurrence, de partager aussi tout cela avec Charlotte.

Elle s’était durant le dîner attachée à tous les détails de la récente aventure des deux compagnons, montrant sans réserve à son mari qu’elle désirait tout savoir, et faisant en particulier de Charlotte, du jugement de Charlotte sur Matcham, de l’allure et du succès de Charlotte là-bas, de l’effet qu’elle y avait durablement produit, des robes inimitables qu’elle avait portées, de la grâce qu’elle avait intelligemment déployée, de l’utilité mondaine, enfin, qu’elle avait brillamment manifestée, le sujet d’infinies questions. Les questions de Maggie étaient très sympathiques, en plus, à l’égard de cette heureuse idée d’aller voir une cathédrale, dont elle se réjouissait tellement pour eux, et sur les plaisantes conséquences de laquelle, comme le bœuf froid, avec pain et fromage, la bizarre odeur de moisi et les nappes malpropres, à l’auberge, Amerigo s’étendait avec bonne humeur. Plus d’une fois il lui lança un regard par-dessus la table, comme s’il était touché par l’humilité de cet accueil offert à ces impressions de seconde main, à ces amusements éprouvés, à ces grandes libertés prises, par d’autres, et comme s’il y décelait quelque chose de décidément charmant ; à la fin, alors qu’ils étaient seuls, avant qu’elle n’eût sonné pour qu’on desservît, il avait de nouveau exprimé son pardon pour la sorte de petite irrégularité à laquelle elle s’était risquée. Ils s’étaient levés ensemble pour monter à l’étage ; il avait parlé en dernier lieu de certaines personnes, et en tout dernier lieu de lady Castledean et de Mr Blint ; après quoi, elle était revenue à la question du « style » de la cathédrale de Gloucester. Cela lui attira, alors qu’il faisait le tour de la table pour la rejoindre, un nouveau regard aimable et entendu de son mari, un de ces regards, visiblement séduits mais en même temps manifestement déconcertés, par lesquels il avait déjà montré ce qu’il pensait de cette charmante curiosité. Ce fut, durant un instant, comme s’il s’apprêtait à dire : « Tu n’as pas besoin de faire si fortement semblant, ma chérie, tu n’as pas besoin de te sentir obligée de paraître si intéressée ! » Il eut l’air, devant elle, d’avoir au bord des lèvres de telles paroles de connivence facile et de réconfort intime. Alors, elle aurait une réponse toute prête : à savoir qu’elle ne faisait pas du tout semblant. Et, tandis qu’il lui prenait la main, elle le regarda avec, dans les yeux, le maintien, et la réelle persistance, de son lumineux petit projet. Elle voulait qu’il comprît qu’elle allait désormais être de nouveau avec lui, avec eux, comme elle ne l’avait probablement plus été depuis les « curieux » changements (on pouvait vraiment les qualifier ainsi) où chacun, pour le bien sans doute des autres, avait trop aisément et trop obligeamment glissé. Ils avaient trop estimé évident que leur vie ensemble requérait, comme on disait à Londres, une « tournure » spéciale, ce qui était fort bien, tant que cette tournure n’était prise que pour le monde extérieur, et n’était pas plus contraignante pour eux-mêmes que le joli modelé d’un pudding glacé, ou autre plat de ce genre, dans lequel, pour se servir, on n’hésitait pas à plonger une cuiller. Elle se serait autorisée à lui déclarer tout cela, s’il l’y avait encouragée ; elle voulait qu’il comprît que son plan incluait aussi Charlotte ; et donc, si seulement il avait exprimé l’approbation qu’elle avait l’impression de lire sur ses lèvres, l’approbation de la brave petite idée qu’elle concevait pour eux tous, elle se serait montrée nettement loquace, jusqu’à une sorte d’éloquence.

Ce qui se produisit, cependant, ce fut que, tout en attendant, elle eut le sentiment d’assister à un processus se déroulant en lui plus profondément, en somme, que ne semblait l’exiger l’occasion : processus consistant à réfléchir, à soupeser, à décider, à écarter. Il avait senti qu’elle était là avec une idée, qu’elle était là, en fait, justement en raison de cette idée ; mais, assez étrangement, c’était cette sensation qui l’avait retenu de parler. Elle, de son côté, le devina plus ou moins, en le voyant la regarder plus intensément qu’il ne l’avait encore fait ; et si elle ne s’en assura pas en lui demandant ouvertement ce qu’il supposait qu’elle pensait, il ne s’en fallut que d’un cheveu. Ce cheveu, pourrait-on dire, fut la façon dont il lui tenait les mains en se penchant tendrement vers elle, comme pour voir et pour comprendre davantage, ou peut-être pour se livrer davantage ; elle n’aurait su le dire. En cela eut pour effet de la mettre tout simplement, ainsi qu’elle l’eût elle-même avoué, en son pouvoir. Elle renonça, laissa son idée de côté, laissa tout de côté ; et la seule chose dont elle eût conscience fut qu’il la prit de nouveau dans ses bras. Ce fut seulement par la suite qu’elle fit la part des choses, et sentit que cet acte pour lui opérait au lieu des paroles qu’il n’avait pas prononcées : opérait selon lui probablement mieux que n’importe quelle parole, et toujours mieux que n’importe quoi à n’importe quel moment. Alors elle s’avisa que sa propre docilité, inévitable, fatale, avait paru approuver en lui cette façon d’affirmer qu’un comportement de ce genre pouvait vraiment tout prévenir et tout écarter, et d’affirmer aussi qu’elle avait avant tout été animée par l’envie légitime de le provoquer. Cela faisait la troisième fois depuis son retour qu’il l’avait, pour toute réponse, serrée contre lui ; et maintenant, il la tenait par la taille, pour sortir de la pièce, pour longer le couloir, pour monter lentement vers les chambres de l’étage. Il avait eu raison, superlativement raison, en comptant sur l’effet de sa tendresse et sur la sensibilité de sa femme ; mais alors même que Maggie sentait que cet instant balayait tous les autres, elle éprouvait une sorte de terreur devant la faiblesse que cela créait en elle. Elle avait encore la ressource de penser qu’elle pouvait nettement réagir, qu’elle ne devait pas être faible en face de cette faiblesse, qu’elle devait d’autant plus se montrer forte. Durant de nombreuses heures, néanmoins, elle resta faible, s’il s’agissait bien de faiblesse ; car en fait elle s’accrocha à la théorie de son succès, puisque après tout son appel inquiet avait indubitablement reçu une réponse.

Elle recouvra assez vite, en somme, le sentiment d’avoir encore Charlotte à considérer : Charlotte qui, si jamais elle répondait aux appels, y répondrait en tout cas d’une manière assez différente. De cette différence inévitable, et d’autres types de réponses possibles, Maggie prit la mesure en approchant Charlotte le lendemain de son retour de Matcham, et en manifestant un désir égal de l’entendre raconter son aventure. Elle voulait apprendre toute l’histoire de sa belle-mère, de même qu’elle avait voulu l’apprendre de son mari ; et, se rendant dans ce seul but à Eaton Square, ostensiblement sans le Prince, elle ne cessa de ramener Charlotte sur le sujet, soit en présence de son père, soit dans des moments de tête-à-tête. Avec Mr Verver, instinctivement, Maggie estimait qu’il était autant qu’elle intéressé par les détails du séjour à Matcham ; c’est-à-dire en tenant compte de tout ce que Charlotte avait pu déjà avoir l’occasion de lui raconter depuis la veille au soir. Dans le désir d’exécuter son idée, elle les avait rejoints en fin de matinée, dans la salle du petit déjeuner, où ils prenaient leur repas de la mi-journée ; et déplorant, devant son père, d’avoir manqué une part du récit à cause de son retard, elle exprima l’espoir de pouvoir picorer une ou deux anecdotes restantes. Charlotte était habillée pour sortir, et son mari, apparemment, s’était fermement préparé à ne pas le faire ; elle avait quitté la table pour s’asseoir près du feu avec deux ou trois journaux du matin, et le résidu du deuxième et du troisième courrier sur un guéridon à côté de lui : une masse plus excessive encore, remarqua d’un coup d’œil Maggie, de circulaires, de catalogues, de réclames, d’annonces de ventes, d’enveloppes étrangères avec des écritures étrangères qui étaient aussi immédiatement reconnaissables que des vêtements étrangers. Charlotte, à la fenêtre, les yeux fixés sur la petite rue longeant le square, avait l’air d’attendre la venue de sa visiteuse, avant de se retirer ; et dans la lumière étrange et irisée, semblable à celle d’une peinture, où s’établissait l’impression de Maggie, les objets prenaient des nuances qu’ils n’avaient encore jamais pleinement montrées. C’était l’effet de sa sensibilité accrue ; elle se sentait de nouveau en présence d’un problème, avec le besoin d’une solution qu’elle devait très activement chercher : ce sentiment, récemment apparu en elle, avait su, la veille au soir, accepter un étouffement passager, mais il avait repris son souffle, après qu’elle eut traversé en marchant la moitié de la ville, car elle était venue de Portland Place à pied.

Il exhala ce souffle en un soupir faible et inaudible ; ce fut le tribut de Maggie, encore debout avant de parler, aux réalités surgissant dans la brume dorée qui se dispersait déjà. Les conditions réelles s’étaient un moment effacées devant la brume dorée : elles s’étaient considérablement estompées. Mais elles étaient de nouveau là, précises, et, durant le quart d’heure suivant, ce fut comme si elle pouvait les compter une à une sur ses doigts. Distincte pour elle, par-dessus tout, était la preuve renouvelée des larges acceptations de son père, qu’elle avait longtemps estimées être de la même nature que les siennes, mais qui offraient maintenant la nette complication de l’obliger à les traiter séparément. Jusqu’alors elles ne lui avaient pas vraiment paru extraordinaires, au point qu’elle avait pu les confondre avec les siennes. Or elle se faisait maintenant une nouvelle idée de ses propres acceptations ; mais elle se rendit aussitôt compte qu’elle ne pouvait manifester vraiment aucune idée nouvelle sans attirer quelque peu l’attention de son père, sans provoquer sa surprise et modifier par conséquent la situation où ils étaient tous deux plongés. Une image concrète le lui rappela et l’en avertit ; le visage de Charlotte, se tournant aussitôt vers elle, lui parut chercher dans son propre visage le reflet de cet avertissement. Elle n’en avait pas moins ponctuellement embrassé sa belle-mère ; puis elle s’était approchée de son père par-derrière, s’était penchée sur lui, l’avait effleuré de la joue : petites gentillesses signifiant une relève de la garde, ainsi que Charlotte qualifiait fréquemment, mais toujours joyeusement, ce rituel de mutation. Maggie faisait ainsi figure de sentinelle de relais, et l’usage et la coutume s’opéraient avec tant de souplesse que sa camarade, après l’échange du mot de passe, aurait très bien pu s’en aller sans bavardage inopportun et contraire, en toute rigueur, au règlement. Ce ne fut cependant pas ce qui eut lieu ; car, comme surmontant sa crainte de briser d’un seul coup le charme régnant, notre jeune femme, malgré le risque, fut prompte à égrener les notes qu’elle avait intimement répétées. Si elle les avait répétées la veille, à dîner, avec Amerigo, elle n’en savait que mieux comment se mettre à les jouer pour Mr Verver ; et, en l’occurrence, elle y fut extrêmement aidée par la possibilité de déclarer que le Prince avait plus aiguisé qu’apaisé sa curiosité. Franchement, gaiement, elle était venue demander : demander ce que les deux amis, dans leur randonnée singulièrement prolongée, avaient accompli. Elle avait obtenu de son mari, reconnut-elle, tout ce qu’elle pouvait, mais les maris n’étaient pas les personnes idéales pour répondre aux questions de ce genre. Il n’avait fait que la rendre plus curieuse, et elle était venue tôt pour manquer aussi peu que possible le récit de Charlotte.

« Les épouses, papa, dit-elle, sont toujours de bien meilleures raconteuses. Mais je reconnais, ajouta-t-elle pour Charlotte, que les pères ne valent pas beaucoup mieux que les maris. Il ne me dit jamais plus d’un dixième de ce que tu lui racontes, poursuivit-elle en souriant. Donc j’espère que tu ne lui as pas déjà tout raconté, car dans ce cas je n’en saurai probablement jamais la meilleure partie. » Maggie continua : elle continua, et elle se laissa aller ; elle avait l’impression d’être une actrice qui aurait appris un rôle, qui l’aurait répété, mais qui soudain, sur scène, devant les feux de la rampe, se serait mise à improviser, à prononcer des répliques absentes du texte. C’était cette sensation d’être sur scène, devant la rampe, qui la soutenait, qui la soulevait ; de même que c’était justement la sensation d’agir qui impliquait logiquement l’idée de planches : d’agir très nettement pour la première fois de sa vie, ou plutôt, en comptant l’après-midi précédent, pour la deuxième fois. Les planches restèrent ainsi sensibles sous ses pieds pendant trois ou quatre jours, et durant tout ce temps elle eut l’inspiration de très remarquablement et très héroïquement improviser. La préparation, les répétitions, n’étaient pas allées bien loin ; son rôle se déployait, et elle inventait de minute en minute que dire et que faire. Elle avait une seule règle artistique : rester dans certaines limites et ne pas perdre la tête ; elle pouvait sûrement voir pendant une semaine jusqu’où cela la mènerait. Dans sa ferveur, elle se disait que c’était parfaitement simple : apporter un changement, touche par touche, sans laisser aucun de ses trois partenaires, et moins que tous son père, ne fût-ce que soupçonner qu’elle y avait mis la main. Si jamais ils le soupçonnaient, ils voudraient en savoir la raison ; or la vérité humiliante était qu’elle n’avait aucune raison prête : c’est-à-dire aucune qu’elle aurait pu qualifier de raisonnable. Elle estimait, instinctivement, splendidement, n’avoir obéi, toute sa vie, aux côtés de son père et suivant son exemple, qu’à des raisons raisonnables ; et ce dont elle aurait vraiment le plus honte serait de lui avancer, en ce domaine, un piètre faux-semblant. À moins d’être clairement justifiée de plaider la jalousie, elle ne serait pas décemment justifiée de plaider l’insatisfaction. Ce deuxième argument découlerait nécessairement du premier ; sans l’implication du premier, le deuxième devrait tomber à plat. Ainsi se présentait étonnamment l’affaire pour elle ; il y avait une carte qu’elle pouvait jouer, mais il y en avait une seule, et l’abattre serait mettre fin au jeu. Elle avait le sentiment d’être installée à une petite table verte entre de grands chandeliers d’argent et des jetons soigneusement disposés, et d’y être la partenaire et comparse de son père ; et ce qui lui revenait constamment à l’esprit, c’était que poser une question, élever un doute, faire la moindre réflexion sur le jeu des autres, reviendrait à rompre le charme. Elle était tenue d’appeler cela le charme, puisque son partenaire s’y trouvait constamment engagé, perpétuellement assis, plaisamment occupé. Dire quoi que ce fût reviendrait enfin à devoir dire pourquoi elle était jalouse ; et, pendant ses heures de solitude, elle ne pouvait que considérer longtemps et fixement, avec des yeux embués, cette impossibilité.

Au bout d’une semaine, cette semaine qui avait commencé tout particulièrement avec son moment matinal passé à Eaton Square entre son père et sa belle-mère, sa conscience d’être magnifiquement traitée était en vérité redevenue plus grande que sa conscience de toute autre chose ; et puis je dois préciser qu’elle était enfin en train de se demander assez étrangement quelle autre sorte de conscience aurait pu être aussi écrasante. Charlotte avait répondu à sa tentative en proposant de la voir davantage, et cela, elle le savait bien, aurait dû marquer cette tentative du sceau du succès ; et donc, si ce succès en soi semblait être un bienfait moins considérable que l’image qu’elle s’en était faite, il présentait par là une certaine analogie avec le sentiment que lui avaient laissé les tendres démonstrations d’Amerigo. Elle en avait gardé, en l’occurrence, plus d’un sentiment ; et si j’ai décrit les impressions qu’elle avait éprouvées en envahissant insidieusement le terrain, je dois nettement évoquer le fait qu’elle ait alors perçu une vive incertitude en Charlotte. Elle avait sans doute montré, elle ne pouvait pas ne pas montrer, qu’elle venait avec une certaine idée ; exactement comme elle avait montré à son mari, la veille au soir, qu’elle l’attendait dans un certain sentiment. Cette analogie entre les deux situations devait nourrir en elle le souvenir d’une parenté d’expression dans les deux visages ; et à cet égard, tout ce qu’elle pouvait se dire sur le moment, c’était qu’elle les avait touchés de la même façon, ou en tout cas qu’elle avait touché en chacun d’eux une même sensibilité admirablement couverte. Faire simplement cette comparaison signifiait pour Maggie y revenir souvent, la ruminer, en extraire les moindres résidus d’intérêt : bref, en jouer nerveusement, vaguement, incessamment, comme elle aurait joué avec un médaillon comportant sur chaque face un petit portrait chéri, et suspendu à son cou par une chaînette en or fine et solide, qu’aucun effort ne pourrait casser. Les miniatures étaient dos à dos, mais elle se les figurait à jamais face à face ; et, quand elle les regardait l’une après l’une, elle voyait passer dans les yeux de Charlotte l’éclat du « Que veut-elle donc ? » qu’elle avait vu, l’instant précédent, traverser les yeux du Prince. Et puis elle revoyait l’autre lueur, cette lueur qui avait rougeoyé à Portland Place comme à Eaton Square, dès qu’elle avait démontré qu’elle ne voulait aucun mal : c’est-à-dire qu’elle ne voulait pas plus grand mal à Charlotte que d’accepter sa proposition de sortir ensemble plus souvent. Elle avait objectivement assisté à ce phénomène comme à un quelconque changement domestique, l’accrochage d’un nouveau tableau, par exemple, ou l’essayage par le Principino de sa première petite paire de pantalons.

Elle y assista donc durant toute la semaine, tant Mrs Verver se montra systématiquement charmante en l’accueillant. Charlotte n’avait eu besoin que d’un signe, et ce signe n’était en somme rien d’autre que celui que Maggie l’avait vue capter durant leur échange feutré mais ineffaçable dans la salle du petit déjeuner. De plus, en dépit de son silence, elle l’avait capté, non pas avec résignation, mais sans réserves ni objections ; elle l’avait capté avec avidité, avec gratitude, avec une grâce et une gentillesse qui supplantaient toutes les explications. La rapidité de cette approbation aurait pu paraître fournir une interprétation particulière : à savoir que la Princesse était nettement classée comme une personne changeante, et que c’était par conséquent le moindre des tacts que d’accepter ses caprices comme une règle. Le caprice actuel exigeait, jusqu’à nouvel ordre, que l’arrivée d’une de ces dames quelque part annonçât infailliblement l’arrivée de l’autre ; et cette période fut brillamment marquée, en toute circonstance, par le vif désir de Mrs Verver de savoir ce qu’on attendait d’elle, d’attendre les instructions, dans le but, si possible, de les améliorer. Les deux jeunes femmes, pendant tout cet épisode, redevinrent pour beaucoup les camarades d’autrefois, de l’époque des visites prolongées de Charlotte à Maggie généreuse et admirative, époque où la discrétion innée de cette dernière au sujet de sa fortune établissait entre elles une égalité de conditions. Les anciens éléments se ravivaient, la fréquence, l’intimité, les conversations ardentes, les compliments, les tendresses, les confidences ; le charme précieux, pour chacune, de penser contribuer au bonheur de l’autre ; cette fois-ci accentué (accentué ou modifié, qui saurait le dire ?) par une nouvelle dose de diplomatie, presque d’anxiété, particulièrement sensible en Charlotte ; une forte dose de précaution dans la réponse aux appels, pour bien s’assurer que la Princesse était d’accord ou satisfaite : précaution qui avait l’air d’une tentative de rétablir, avec plus de raffinement, une inégalité dans les rapports. Bref, Charlotte se livrait parfois à de jolis excès de courtoisie, à des effacements en présence des autres, à de soudains petits formalismes, suggérant qu’elle se faisait un devoir de « ne pas perdre de vue » la différence de situation. Maggie en était frappée surtout dans leurs moments tranquilles, quand elles avaient elles seules à prendre en considération ; quand sa compagne, alors, insistait pour ne pas passer la première, pour ne pas s’asseoir avant elle, pour ne pas parler avant d’y être apparemment invitée. Charlotte n’avait jamais la familiarité d’oublier que Maggie, en plus d’être importante, était sensible ; et cela drapait leurs rapports d’une sorte de tissu solennel et argenté, qui se déployait sur elles comme un dais officiel, rappelant que si la dame d’honneur était la favorite en titre, bien établie dans sa position, une petite reine, même cordiale, restait une petite reine, et pouvait s’en souvenir à la moindre alerte.

Mais un des effets de ces succès fébriles était le sentiment constant que dans une autre direction aussi les choses étaient rendues faciles. L’empressement de Charlotte à la satisfaire intervenait en un certain sens d’une manière légèrement importune : Maggie s’y voyait absorbée au moment où son mari lui montrait que, pour avoir toute sa tête, comme on disait, lui aussi n’avait eu besoin que d’un bon tuyau, comme on disait aussi. Elle l’avait entendu parler de bons tuyaux quand il s’amusait à employer de l’argot local, en raison de ses remarquables capacités d’assimilation, capacités dignes de meilleures causes et de plus hautes aspirations ; et il avait accepté d’elle le bon tuyau nécessaire d’une manière telle qu’elle avait, dans le premier feu de son soulagement, cru en obtenir un long répit. Puis, presque immédiatement, et quoique superficiellement, il s’était produit un réajustement de relations dans lequel, en pratique, elle fut une fois de plus un peu sacrifiée. « Je dois tout faire sans laisser papa voir ce que je fais… du moins tant que ce n’est pas terminé ! » s’était-elle dit. Mais elle ne sut guère, les jours suivants, comment faire pour aveugler ou pour leurrer ce participant de sa vie. Ce qui en vérité s’était assez promptement passé, reconnut-elle bientôt, c’était que si sa belle-mère s’était magnifiquement emparée d’elle, et si elle avait ainsi été pratiquement arrachée à la compagnie de son mari, cela d’un autre côté avait entraîné une présence très agréable pour elle à Eaton Square. Quand elle y revenait avec Charlotte, après avoir gaiement démontré au monde dans lequel elles étaient supposées vivre qu’il n’y avait pas la moindre raison pour que leur complicité ne fût pas publique et applaudie ; en ces moments-là, elle trouvait régulièrement, auprès de son père, son mari venu tranquillement accomplir, en leur absence, cette part d’activité familiale qui équivalait aux excursions que Charlotte faisait avec elle. C’était sous cette impression particulière que tout en Maggie fondait et s’effondrait le plus : c’est-à-dire tout ce qui relevait de sa volonté de mettre en cause la perfection de leur situation commune. Cette autre tournure des événements les séparait de nouveau, c’était vrai, les partageait en paires et en groupes, comme si la nécessité d’un équilibre global entre eux tous était ce qui pouvait s’imposer le plus, comme si Amerigo lui-même, au fond, y pensait et y veillait tout le temps. Mais, à cet effet, il faisait en sorte que son père ne pâtît pas de son absence, et il n’aurait su rendre à aucun des deux un plus excellent service. Bref, il agissait suivant un signal, le signal qu’il avait su déceler en remarquant une ombre au changement dans le comportement de sa femme ; son instinct pour les relations, le plus subtil concevable, l’avait aussitôt conduit à s’adapter à ce changement, à jouer en quelque sorte selon ces nouvelles règles. Voilà ce que c’était, sentit-elle une fois encore, que d’avoir épousé un homme qui était supérieurement un gentleman ; et donc, bien qu’elle voulût se garder de traduire toutes ces délicatesses en discussions sommaires, il lui arrivait souvent, à Portland Place, de déclarer : « Si je ne vous aimais pas pour vous-même, vous savez, je vous aimerais pour lui. » Il la regardait alors comme Charlotte, à Eaton Square, la regardait quand elle attirait son attention sur la bienveillance de Mr Verver : à travers un vague sourire songeur qui avait l’air de considérer ces effusions, tout inoffensives qu’elles étaient, comme une tendance à l’extravagance dont il fallait s’accommoder. « Mais ma pauvre petite, aurait pu en l’occurrence se mettre à répliquer Charlotte, c’est ainsi que sont les gens bien, partout… donc, pourquoi en serait-on surpris ? Nous sommes tous très bien les uns envers les autres… et pourquoi ne le serions-nous pas ? Si nous ne l’avions pas été, nous ne serions pas allés loin… et je considère en fait que nous sommes allés très loin. Pourquoi t’énerves-tu comme si tu n’étais pas parfaitement adorable toi aussi, capable des choses les plus gentilles ?… comme si tu n’avais pas grandi dans une atmosphère propice, cette atmosphère de belles et bonnes choses que j’ai aussitôt reconnue, dès que je me suis rapprochée de toi, et que vous m’avez bienheureusement permis tous deux de faire désormais miennes. » Et Mrs Verver aurait pu être sur le point d’avancer un autre argument, un argument très agréablement naturel de la part d’une épouse reconnaissante et irréprochable. « Il n’est pas du tout étonnant, puis-je aussi te rappeler, que ton mari ne trouve rien de pire à faire, quand l’occasion le permet, que de passer du temps avec le mien. Il se trouve, mon chou, que j’apprécie mon mari… il se trouve que je comprends parfaitement qu’on cultive sa relation et qu’on jouisse de sa compagnie. »

D’heureuses déclarations comme celles-là, provoquées en Charlotte, avaient flotté dans l’air, à Eaton Square, mais nous savons que flottait aussi dans l’air, pour Maggie, comme autre émanation de sa belle-mère, une différence diffuse dont le principe même était de s’abstenir de répliquer et d’objecter. Elle eut de nouveau cette impression, ainsi qu’elle l’avait en certaines heures ; et cela peut nous intéresser pour la raison qu’elle en fut finalement poussée à se plonger dans des réflexions dont une lumière jaillit comme une grande fleur épanouie en une nuit. Dès que cette lumière se fut un peu répandue, elle créa par endroits une surprenante clarté, au point que notre jeune femme se demanda soudain pourquoi il avait pu y avoir durant trois jours la moindre obscurité. Son parfait succès, décidément, était semblable à une rive étrangère où elle aurait débarqué en silence, et où elle se serait trouvée brusquement à frémir à la pensée que le bateau ait pu l’abandonner en reprenant le large. Le mot pour cela, le mot qui traduisait la lumière, c’était qu’ils la traitaient, qu’ils agissaient avec elle, et, en l’occurrence, avec son père, selon un plan qui était l’exacte contrepartie du sien. C’était, non pas d’elle qu’ils prenaient leur signal, mais l’un de l’autre ; et cela, particulièrement, l’empêchait de dormir. Ils le faisaient avec une profonde connivence, dans une inspiration conjointe ; et, dès qu’elle se mit à y songer, cette idée éclaira pour elle de façon saisissante toutes leurs similitudes de comportement, de ton, d’expression. Ils avaient une conception de sa situation, et des formes que pouvait prendre la conscience qu’elle en avait : une conception suscitée par le changement d’attitude qu’ils avaient su très subtilement déceler en elle à leur retour de Matcham. Ils avaient dû lire dans cette petite différence à peine réprimée un commentaire muet sur… ils ne savaient quoi. Et le sentiment qu’ils n’avaient pas manqué, sur ce point, d’avoir aussitôt d’importantes discussions entre eux couronnait maintenant les pensées de la Princesse comme une voûte à la courbure audacieuse. Ce sentiment nouveau en elle était saturé, nous l’avons vu, d’étranges indications, mais des questions sans réponses y entraient et en sortaient tout autant : la question, par exemple, de démêler pourquoi leur prompte connivence aurait été importante. Ah ! Quand elle se ressaisit peu à peu, sa méthode devint vivace : c’était comme si elle ramassait des petits diamants scintillants au milieu des balayures de sa maison nettoyée. Elle se penchait, dans sa recherche, sur son seau à poussière ; elle examinait jusqu’au moindre grain les rebuts de ses idées d’innocence. Alors, la vision rejetée d’Amerigo, l’autre soir, en arrêt à la porte du salottino, tandis que, assise, elle avait les yeux fixés sur lui ; alors, ce souvenir minuscule et immense révéla toute sa force. Or, à propos de porte, elle avait ensuite, elle s’en apercevait maintenant, mis dehors cette vision ; elle n’avait délibérément gardé dedans, nous l’avons compris, à l’intérieur sa propre conscience, que le fait qu’il fût revenu et qu’il se fût montré pleinement présent. Ces impressions, en somme, avaient témoigné en elle à la place de toutes les autres ; la chaude vague déferlante avait aussitôt submergé la rive. Puis elle avait vécu durant des heures incalculables au cœur de ces remous étourdissants et suffocants, pratiquement dans des profondeurs sous-marines où toute chose lui apparaissait à travers des murailles de nacre et d’émeraude ; mais elle avait fait émerger sa tête, pour reprendre sa respiration, quand elle s’était retrouvée, le lendemain, à Eaton Square, face à face avec Charlotte. Pendant ce temps, c’était manifeste, la première impression, l’impression majeure, était restée de l’autre côté de la porte verrouillée, à la manière d’un domestique qui espionne ; un témoin prêt, au moment voulu, à s’autoriser du plus léger prétexte pour rentrer. Et il avait paru voir ce prétexte dans le fait qu’elle se livrât à de nécessaires comparaisons : comparaison entre les éléments visiblement communs dans les attitudes que prenaient maintenant à son égard son mari et sa belle-mère. En tout cas, avec ou sans témoin, elle était poussée par cette comparaison à sentir que quantité d’intentions sérieuses animaient, et animaient très harmonieusement, les deux amis ; et ce fut dans le minuit incertain de ces approximations qu’elle discerna la promesse d’une aurore.

C’était leur plan calculé pour ne pas la blesser, pour se comporter noblement avec elle ; chacun avait eu une manière convaincante d’y entraîner l’autre, et, de ce point de vue, cela prouvait qu’elle était devenue pour eux un sujet d’étude intime. Vite, vite, après une certaine alerte, ardemment et anxieusement, avant de risquer, sans le savoir, de la blesser, ils s’étaient fait signe d’une maison à l’autre, avec leur ingénieuse idée, cette idée dont avait durant tous ces derniers jours profité sa propre idée. Ils l’avaient enfermée dans leur projet ; et c’était pourquoi elle avait l’impression d’avoir une voûte puissante au-dessus de sa tête ; et donc elle était installée dans la chambre massive de son impuissance comme dans un bain de bienveillance soigneusement préparé pour elle, au-delà de la surface duquel elle parvenait tout juste à voir en tendant le cou. Les bains de bienveillance étaient fort bien, mais en fait, à moins d’être une sorte d’invalide, un déséquilibré nerveux ou un enfant perdu, d’habitude on ne s’y trouvait pas plongé à ce point, sauf si on l’avait demandé. Or ce n’était pas du tout ce qu’elle avait demandé. Elle avait agité ses petites ailes pour manifester son désir d’envol, et non pour réclamer une cage plus dorée ou une ration supplémentaire de morceaux de sucre. Surtout, elle ne s’était pas plainte, ne fût-ce que par un tremblement de voix ; donc, quelle blessure particulière avait-elle paru craindre de recevoir ? Quelle blessure avait-elle reçue, dont elle leur aurait dit seulement un mot ? Si elle avait gémi, si elle s’était lamentée, ils auraient pu avoir une raison. Mais elle voulait bien être pendue (elle avait des mots vigoureux en se parlant à elle-même) si elle avait été du début à la fin autre chose que douce et conciliante. Par conséquent, tout cela n’était qu’un processus répondant à leurs propres exigences, une méthode obéissant clairement à une politique de précaution. Ils l’avaient plongée dans le bain ; et, pour être cohérents avec eux-mêmes, c’est-à-dire l’un envers l’autre, ils devaient l’y maintenir. De la sorte, elle n’allait pas intervenir dans leur politique, qui était établie, qui était arrangée. Ses pensées sur ce point parvinrent à une grande intensité, avec certes des pauses et des timidités, mais pour toujours rebondir ensuite plus légèrement et plus loin. Elle avait ainsi beaucoup avancé en ayant découvert que son mari et sa belle-mère avaient un intérêt direct à empêcher sa liberté de mouvement. Politique ou non, c’étaient eux qui se trouvaient arrangés. Elle devait être maintenue en place, afin qu’ils ne fussent pas dérangés. Tout s’accordait remarquablement, à partir du moment où elle pouvait leur donner un motif ; car, aussi étrange que cela pût lui paraître désormais, elle ne les avait jamais jusqu’alors imaginés soutenus par un idéal distinct du sien. Bien sûr, ils s’étaient arrangés : tous les quatre arrangés ; mais qu’avait donc été la base de leur vie, sinon de s’arranger tous ensemble ? Ah ! Amerigo et Charlotte s’arrangeaient ensemble, mais elle, pour limiter l’affaire à son cas, se trouvait rangée à part. Elle se vit engloutie dans tout cela, d’un engloutissement très différent de celui provoqué dix jours plus tôt par la vague déferlante ; et comme son père semblait ne pas répondre à la main tâtonnante qu’elle tendait faiblement, sous ce premier choc d’une explication complète, pour se raccrocher, elle se sentait extrêmement seule.

III

Il avait été depuis longtemps, c’est-à-dire depuis la période de Noël, question que le père et la fille fissent ensemble « quelque chose de joli » ; et l’on y était revenu à l’occasion, on avait chéri l’idée, on l’avait réalisée en théorie, mais sans lui permettre encore de mettre les pieds sur terre. Le plus que cette idée eût fait, c’était de tenter quelques pas sur le tapis du salon, avec beaucoup d’attention de part et d’autre, beaucoup d’accompagnement et de soutien, beaucoup de prévention de chute ou de trébuchement. Du même coup, leurs conjoints respectifs avaient constamment assisté à l’exploit, avaient suivi l’expérience avec sympathie et avec gaieté, et n’avaient jamais autant applaudi, Maggie s’en rendait compte maintenant, que lorsque ce projet enfantin lançait ses petites jambes plus vigoureusement : les lançait en direction du monde, par-dessus la Manche et la moitié de l’Europe, les lançait par-dessus les Pyrénées et criait innocemment victoire sur quelque splendide nom espagnol. Elle se demandait à présent s’ils avaient vraiment cru n’avoir manqué, pour une pareille aventure, que d’un moment opportun ; si chacun avait estimé envisageable, sauf sous la forme d’un jouet à brandir l’un pour l’autre, de prendre le large, sans épouse ni mari, pour revoir « avant de mourir » les tableaux de Madrid, et aussi pour ne plus paresseusement tarder à examiner les prix, proposés à titre privé, de trois ou quatre raretés de première eau, précisément décrites et abondamment photographiées, attendant patiemment leur arrivée discrète en des lieux qui n’avaient été divulgués à personne d’autre. Cette vision caressée durant les journées hivernales d’Eaton Square s’était fixée sur trois ou quatre semaines de printemps pour la totalité de l’aventure, trois ou quatre semaines qui relevaient, après tout, de l’esprit même de leur vie courante, telle que leur vie courante avait persisté ; pleine de moments communs, de matinées, d’après-midi, de soirées, de promenades à pied et en voiture, de « coups d’œil » sur de vieux bâtiments croisés au hasard ; pleine aussi en particulier de cette aisance sociale achetée, de ce sentiment de confort et de dignité de leur foyer, qui avait essentiellement la perfection des choses pour lesquelles on avait payé, mais qui en somme « revenaient » à si bon marché, qu’elles auraient pu paraître ne coûter (coûter au père et la fille) rien du tout. Il incombait à Maggie de se demander maintenant si elle avait été sincère au sujet de leur départ : de se demander si elle s’en serait tenue à leur projet même au cas où rien ne s’était produit.

Son idée de l’impossibilité présente de s’y tenir peut nous donner la mesure de son sentiment que tout s’était produit. Un changement avait eu lieu dans sa relation avec chacun de ses compagnons, et elle s’en trouvait incitée à se dire qu’agir comme elle l’eût fait avant cela reviendrait à se comporter avec la plus vive hypocrisie envers Amerigo et envers Charlotte. En cette période, elle voyait qu’un voyage à l’étranger avec son père aurait été, plus que toute autre chose, une expression d’infinie confiance à l’égard de leurs conjoints, et que c’était en fait cette idée sublime qui donnait du charme à leur projet. Jour après jour elle retardait le moment de « parler », comme elle se le disait intimement et globalement : c’est-à-dire de parler à son père ; et d’autant plus qu’elle s’attendait étrangement à ce qu’il rompît lui-même le silence. Elle lui donnait le temps ; elle lui donna, durant plusieurs jours, la matinée, le midi, la soirée, et ainsi de suite ; et même elle conclut que s’il tardait plus longtemps, ce serait la preuve décisive que lui aussi s’inquiétait. Dans ce cas, ils auraient l’un à l’autre réussi à se jeter de la poudre aux yeux ; et cela serait revenu à dire qu’ils détournaient leurs visages l’un de l’autre, pour la raison que la brume argentée qui les protégeait se serait mise à s’estomper. Finalement, à la fin du mois d’avril, elle décida que s’ils ne disaient rien durant une autre période de vingt-quatre heures, elle devrait considérer que cela montrait qu’ils étaient, selon son vocabulaire intime, perdus ; car il ne pouvait guère y avoir de sincérité à prétendre désirer partir pour l’Espagne à l’approche d’un été qui promettait déjà d’être chaud. Une telle proposition sur les lèvres d’Adam Verver, un tel excès d’optimisme, serait sa façon d’être cohérent : car ne pas vouloir vraiment voyager, ou ne vouloir voyager, tout au plus, que jusqu’à Fawns, cela, de sa part, signifierait qu’il était au fond insatisfait. En tout cas, ce qu’il voulait, ou ce qu’il ne voulait pas, fut révélé par les circonstances juste à temps pour donner du vent frais à Maggie. Elle avait dîné, avec son mari, à Eaton Square, à l’occasion de l’hospitalité offerte par Mr et Mrs Verver à lord et lady Castledean. Notre groupe songeait depuis plusieurs jours à la convenance d’une telle manifestation, la question restant seulement de savoir laquelle des deux maisons en serait d’abord le terrain. Cette question avait été vite réglée, comme toute question liée d’une manière ou d’une autre à Charlotte et Amerigo : l’initiative incombait évidemment à Mrs Verver, qui s’était rendue à Matcham tandis que Maggie était restée chez elle ; et la soirée à Eaton Square pouvait passer pour un remerciement d’autant plus personnel que le dîner avait été conçu pour être « intime ». Six autres invités seulement, en plus de l’hôte et de l’hôtesse de Matcham, formaient l’assemblée, et chacun d’eux présentait pour Maggie l’intérêt d’avoir été présent aux fêtes de Pâques dans cette maison chimérique. Leur expérience commune d’un séjour qui avait visiblement laissé un charme ineffaçable, cet air de souvenir extasié qui était moins réprimé en eux qu’en Amerigo et en Charlotte, les unissait dans une mystérieuse camaraderie contre laquelle l’imagination de la jeune femme se brisait comme une petite vague impuissante.

Non qu’elle regrettât de ne pas avoir participé à ces plaisirs évoqués, et de ne pas détenir leurs secrets ; car elle ne se souciait pas de leurs secrets ; elle ne pouvait à présent ne s’intéresser absolument à aucun autre secret que le sien. Ce qui se passait, c’était simplement qu’elle se rendait compte, tout d’un coup, de ce que requérait encore son propre secret, et de l’aliment que pouvaient d’une certaine manière lui fournir ces gens ; et donc elle éprouvait le soudain désir de les utiliser, jusqu’à braver, même, à nettement défier, à exploiter directement, et sans doute à savourer, la curiosité perceptible avec laquelle ils la considéraient. Quand elle eut senti battre l’aile de cette curiosité – la sensation, irrésistible, de contribuer à leurs étranges idées autant qu’ils contribuaient aux siennes –, il n’y eut aucune limite à son projet de ne pas les laisser lui échapper. Elle s’avança de nouveau, ce soir-là, après s’être lancée ; elle s’avança résolument comme elle s’était sentie avancer, trois semaines plus tôt, le matin où la vision de son père et de sa belle-mère l’attendant ensemble dans la salle du petit déjeuner avait été si déterminante. Dans cette nouvelle circonstance, ce fut lady Castledean qui se révéla déterminante, qui alluma l’éclairage, ou fit monter la chaleur, en agissant sur les nerfs ; lady Castledean, que bizarrement elle savait ne pas aimer, en dépit de tous les efforts déployés, des plus gros diamants sur les cheveux les plus jaunes, des plus longs faux cils sur les yeux les plus joliment maquillés, des dentelles les plus anciennes sur le velours le plus violet, des manières les plus correctes sur les suppositions les plus incorrectes. La supposition de cette dame était qu’elle gardait tout avantage à tout moment de sa vie ; cela la rendait superbement douce, et presque généreuse ; donc, elle ne distinguait pas, parmi les autres éléments décoratifs de leurs troncs et de leurs ailes, les petits yeux saillants des infimes insectes sociaux, souvent doués de tels organes. Maggie, à Londres et dans le monde en général, avait aimé tellement de personnes, qu’elle estimait bon de craindre, et même d’aller jusqu’à éprouver, une poussée de fièvre, du fait d’avoir ainsi à reconnaître, en pareil cas, une lacune dans la série. Ce qui se passait, c’était seulement qu’une femme intelligente et charmante s’interrogeait sur elle : c’est-à-dire, s’interrogeait sur elle en tant qu’épouse d’Amerigo, et s’interrogeait en outre avec une intention de gentillesse et la spontanéité d’une sorte de surprise.

Ce point de vue – celui-là – était ce qu’elle décelait dans la façon libre dont l’observait l’ensemble des huit invités ; il y avait en Amerigo quelque chose qui avait besoin d’être expliqué ; et on se la passait de main en main, d’un geste tendre et expert, comme une poupée tout habillée, délicatement mais fermement tenue par sa petite taille rembourrée, comme pour la faire parler. Elle parlerait peut-être, si l’on appuyait sur son ventre ; on pouvait s’attendre à ce qu’elle prononçât, d’une voix imitant étonnamment la nature : « Oh oui, je suis tout le temps ici. Je suis également, à ma manière, une petite réalité solide, et j’ai à l’origine coûté beaucoup d’argent… c’est-à-dire que j’en ai coûté à mon père, pour mes robes, et que j’ai causé à mon mari, pour ma formation, une quantité de peine qui ne peut guère se compter en argent. » Eh bien, elle leur répondrait quelque chose de ce genre ; et elle traduisit son sentiment en action, après le dîner, au moment où l’on se quittait, en les invitant informellement, presque violemment, à dîner chez elle, à Portland Place, tous autant qu’ils étaient, si cela ne les ennuyait pas de refaire la même tablée, qui était la tablée qu’elle souhaitait. Oh, elle s’avançait, elle s’avançait : elle le sentait de nouveau ; c’était vraiment comme si elle avait éternué dix fois de suite, ou avait brusquement entonné une chanson comique. Il y avait des failles dans le procédé, de même qu’il y aurait des obstacles dans la réalisation ; elle ne voyait pas encore parfaitement ce qu’ils feraient pour elle, ni comment elle pourrait les manier ; mais elle dansait sur place, au-delà des convenances, à la pensée d’avoir du moins déclenché quelque chose : elle appréciait décidément d’être le point de convergence d’une suite d’interrogations. Après tout, ce n’était pas tant leurs interrogations qui importaient : celles de ces six invités coincés, dont il lui paraissait clairement qu’elle pourrait en venir à les mener comme un troupeau de moutons ; la saveur la plus intense, la conscience la plus nette, tenait à l’impression d’avoir détourné, d’avoir comme on dit captivé, l’attention de Charlotte et d’Amerigo, sans pourtant leur adresser un seul regard, ni à l’un ni à l’autre. Elle les avait englobés avec les six autres, dans la mesure où ils étaient concernés ; ils avaient été, durant plusieurs minutes, arrachés à leur fonction, bref, surpris et impressionnés, ils avaient abandonné leur poste. « Ils sont paralysés ! Ils sont paralysés ! » se disait-elle intimement ; tant sa propre conception s’appuyait sur l’idée qu’ils perdaient soudain contenance.

Son emprise sur les apparences était ainsi hors de proportion avec sa compréhension des causes ; mais il lui venait parfois à l’esprit que, si seulement elle pouvait bien saisir les apparences réelles, si elle pouvait les fixer à leur place exacte, alors les causes embusquées derrière elles, rendues incertaines pour les yeux par leurs oscillations et leurs ondulations, ne pourraient peut-être pas s’empêcher de se démasquer. Non bien sûr que le Prince et Mrs Verver s’étonnassent de la voir faire une politesse à leurs amis ; ils s’étonnaient plutôt qu’elle eût justement manqué à la politesse : qu’elle se fût écartée de la délicatesse usuelle d’une invitation conditionnelle autorisant une réponse vague, et permettant même aux gens en question de refuser s’ils le souhaitaient. Et le profit de son geste, l’effet de ce qu’elle était prête à laisser passer pour de la violence, tenait justement au fait que c’étaient ces gens en question, des gens par qui elle semblait être assez intimidée jusqu’alors, et à qui soudain elle s’adressait haut et fort. Plus tard, pouvons-nous préciser, après qu’elle eut franchi cette étape de son pas fébrile mais résolu, elle n’attacha plus d’importance à ce qu’étaient ou non ces gens ; mais, en attendant, le sentiment qu’elle s’était formé d’eux ce soir-là lui avait rendu le service de rompre la glace là où la couche était la plus épaisse. Encore plus étonnamment, le service avait été peut-être le même pour son père ; car aussitôt, dès que les invités furent partis, il fit exactement ce qu’elle attendait et qu’elle désespérait d’obtenir de lui ; et il le fit, comme il faisait toute chose, avec une simplicité propre à rendre vaine toute intention de le sonder plus profondément, de le pousser plus en avant, de chercher, selon une formule qu’il employait fréquemment, « derrière » ce qui était dit. Il déclara directement, bravement et superbement hors de propos, sauf en évoquant ce qu’ils perdraient à rompre le charme de l’instant : « Je pense que nous n’irons pas là-bas, finalement, n’est-ce pas, Mag ?… juste au moment où tout devient si agréable ici. » Ce fut tout, avec rien qui n’y eût conduit ; mais tout fut réglé pour elle d’un seul coup, et non moins réglé, plus encore même, pour Amerigo et pour Charlotte, sur qui, ainsi qu’elle le sentit intimement, en ayant presque le souffle coupé, l’effet fut immédiat et prodigieux. Tout maintenant concordait si bien pour elle, qu’elle pouvait mesurer cet effet prodigieux tout en conservant sa politique de ne pas accorder de regard au couple. Il y eut alors cinq minutes étonnantes, durant lesquelles, à ses yeux qui ne les regardaient pas, ils devinrent tous deux, de part et d’autre, plus intenses que jamais, plus grands que nature, plus pénétrants que la pensée, plus forts que tout danger ou toute sécurité. Bref, il y eut ainsi un laps de temps, véritablement vertigineux pour elle, durant lequel elle ne tint pas plus compte d’eux que s’ils étaient absents de la pièce.

Elle ne les avait jamais, jamais, traités de cette façon : pas même un moment plus tôt, quand elle avait exercé son art sur la bande de Matcham ; son comportement présent exprimait une exclusion plus violente, et l’atmosphère était lourde de leur silence pendant qu’elle s’adressait à son père comme si elle n’avait rien d’autre que lui à prendre en considération. Il lui avait donné le ton, soudainement, en faisant allusion à l’agrément d’une occasion comme ce dîner réussi : un agrément suborneur propre à les convaincre de renoncer à partir. Donc, ils avaient tout l’air de parler en égoïstes, en comptant de cette manière sur des renouvellements de cette expérience. Maggie accomplissait ainsi un acte d’énergie sans précédent, en se plongeant dans ce dialogue avec son père, comme pour répondre exactement à la façon dont il gardait les yeux tournés vers elle ; et, tout en parlant, en souriant, en inaugurant son système, elle se demandait : « Que veut-il dire par là ? C’est la question : que veut-il dire ? » En même temps, elle épiait en lui tous les signes rendus familiers par les récentes anxiétés, et elle évaluait la stupeur qui frappait les autres. Elle les sentait pétrifiés, et par la suite elle se rendit compte qu’elle n’avait pas su mesurer la durée de leur silence, mais il s’était élongé, jusqu’à ce que dans des circonstances plus ordinaires on l’eût appelé de la gêne, comme si elle avait elle-même tiré sur la corde. Dix minutes plus tard, cependant, dans la voiture du retour, vers laquelle son mari, pour couper court, s’était dirigé dès qu’on l’avait annoncée, dix minutes plus tard, notre jeune femme allait tirer sur la corde au point presque de la rompre. Le Prince, avant d’aller vers la porte, lui avait permis bien moins que d’habitude de s’attarder en bavardages pour clore la soirée ; et elle vit dans cette impatience une volonté de rectifier l’étrange effet qu’avait pu avoir sur elle le fait que ni lui ni Charlotte n’eussent aussitôt applaudi à la question soulevée, ou plutôt réglée, devant eux. Il avait eu le temps de supposer qu’elle avait éprouvé une pareille impression, et, en la poussant presque dans la voiture, il paraissait estimer devoir agir sur de nouvelles bases. Il devait être vraiment tourmenté par la sorte d’ambiguïté qu’elle avait montrée ; mais il avait déjà trouvé quelque chose à aplanir et à corriger, et elle avait de son côté une fine idée de ce dont il s’agirait. Elle y était donc préparée, et à vrai dire, en prenant place dans le brougham, elle était également stupéfaite d’être ainsi prête. Cela ne lui laissait guère de temps ; elle se déclara tout de suite.

« J’étais certaine que c’était ce que dirait papa si je le laissais faire. Je l’ai laissé faire, et tu vois la conséquence. Désormais il déteste bouger… il aime trop être avec nous. Mais si tu vois la conséquence… (elle se sentait magnifiquement lancée)… peut-être ne vois-tu pas la cause. La cause, mon chéri, est trop adorable. »

Son mari, assis à côté d’elle, ne dit rien durant une minute ou deux ; elle le devinait en train de réfléchir, d’attendre, de délibérer ; et ce fut avant même de parler qu’il se mit, comme elle le prévoyait, à agir résolument. Il l’entoura de son bras, la serra contre lui ; il se livra à la démonstration, la ferme emprise d’un seul bras, la longue étreinte de toute sa personne, que des circonstances semblables avaient si souvent suggérées et prescrites. Elle avait dit ce qu’elle avait pensé et voulu dire, et, ainsi tenue, ainsi délicieusement sollicitée, elle sentit comme jamais que, quoi qu’il fît maintenant, elle ne devrait pas s’en considérer irresponsable. Oui, elle était soumise à son étreinte, et elle savait ce que c’était ; mais elle était en même temps dans l’étreinte de sa propre conscience d’être responsable, et la chose extraordinaire fut que, de ces deux étreintes, la deuxième allait bientôt devenir la plus puissante. Cependant, il prenait son temps, mais il finit d’une certaine manière par lui répondre. « La cause de la décision de ton père de ne pas partir ?

– Oui, et de ma volonté de le laisser prendre cette décision tranquillement… je veux dire, sans que j’insiste. » Elle retomba dans le silence, serrée contre lui, avec le sentiment de résister considérablement. Ce sentiment était assez étrange pour elle, et complètement nouveau : le sentiment d’avoir acquis, par une aide miraculeuse, un avantage qu’elle pouvait absolument, là, dans le brougham, pendant qu’ils roulaient, soit conserver soit abandonner. C’était étrange, indiciblement étrange : elle voyait très nettement que si elle y renonçait maintenant, elle devrait d’une certaine manière renoncer à tout pour toujours. Et ce que signifiait l’étreinte de son mari, ainsi qu’elle le sentait dans ses os même, c’était qu’elle devrait y renoncer : c’était exactement dans ce but qu’il avait eu recours à son infaillible magie. Il savait quand et comment y recourir : il pouvait à l’occasion, comme elle l’avait récemment plus que jamais appris, être un amant magnifique ; et c’était justement un aspect en lui qu’elle n’avait jamais cessé de considérer comme princier, un aspect de sa vaste et splendide aisance, de son génie pour le charme, pour l’expression, pour les relations, pour la vie. Elle n’aurait eu qu’à appuyer la tête sur son épaule d’un petit mouvement, pour qu’il sentît clairement qu’elle ne résistait pas. À ce mouvement, en chemin, tous les élans de sa conscience l’incitaient : c’est-à-dire, tous les élans, sauf un seul, l’élan de son profond besoin de savoir où elle en était vraiment. Par conséquent, au moment d’exprimer le reste de son idée, elle conserva tous ses esprits, avec l’intention de les conserver encore ; mais en même temps elle regardait par la vitre de la voiture, avec des yeux où montaient des larmes de douleur, sans doute invisibles, heureusement, dans l’obscurité. Elle faisait un effort qui la blessait horriblement, et comme elle ne pouvait pas sangloter, son regard se noyait en silence. Néanmoins, en suivant de ses yeux noyés le square qui filait devant elle, et le panorama grisâtre de la nuit londonienne, elle accomplit l’exploit de ne pas perdre de vue ce qu’elle voulait ; et ses lèvres l’aidèrent et la protégèrent en parvenant à prononcer des paroles joyeuses. « C’est pour ne pas te laisser seul, mon chéri… pour éviter cela, il renoncerait à n’importe quoi. De même qu’il irait n’importe où, je pense, vois-tu, si tu y allais avec lui. Je veux dire, toi et lui seuls ensemble », continua Maggie les yeux tournés vers la vitre.

À ceci, Amerigo prit encore un moment pour répondre. « Ah, le cher vieux ! Tu aimerais que je lui propose quelque chose… ?

– Eh bien, si tu penses pouvoir le supporter.

– Et vous laisser seules, Charlotte et toi ? demanda le Prince.

– Pourquoi pas ? » Maggie aussi avait attendu un instant, mais quand elle parla, ce fut résolument. « Pourquoi Charlotte ne serait-elle pas justement une de mes raisons ?… le fait que je n’aime pas la laisser. Elle a toujours été tellement bonne, tellement parfaite, avec moi. Mais elle n’a jamais été aussi merveilleuse que ces temps derniers. Nous nous sommes en quelque sorte rapprochées… en pensant pour le moment presque uniquement l’une à l’autre… tout à fait comme autrefois. » Et elle paracheva, car elle sentait la nécessité d’un parachèvement. « C’est comme si nous nous étions manqué l’une à l’autre, comme si nous avions été un peu séparées… tout en avançant côte à côte. Mais les bons moments, si seulement on sait les attendre, reviennent d’eux-mêmes, s’empressa-t-elle d’ajouter. D’ailleurs tu t’en es toi-même aperçu, puisque tu t’es occupé de papa… en sentant tout, de ta magnifique façon, chaque changement, chaque air qui souffle… sans avoir besoin qu’on te le dise, qu’on te pousse… en te montrant simplement délicieux à vivre, avec ton habitude de gentillesse, et ta délicatesse instinctive. Mais bien sûr tu as parfaitement vu que nous étions profondément sensibles, lui et moi, à ton attitude… à ce que tu faisais pour qu’il ne soit pas trop seul et pour que moi, de mon côté, je ne paraisse pas… comment dire… le négliger. Pour cela, je ne pourrais jamais assez te bénir, poursuivit-elle. De tout ce que tu as fait de bon pour moi, tu n’as jamais rien fait de meilleur. » Elle continua d’expliquer, comme pour le simple plaisir d’expliquer, tout en sachant qu’il devait reconnaître dans cet exposé de ses attentions un simple aspect de ses manières aisées. « Que tu aies toi-même amené l’enfant, et que chaque fois tu l’aies toi-même repris… rien au monde, rien de ce que tu aurais pu inventer, n’aurait su davantage ravir papa. Et puis, tu sais combien il t’a toujours apprécié, et combien tu lui as toujours gentiment montré que tu l’appréciais. Mais, ces dernières semaines, c’est comme si tu avais tenu à le lui rappeler… juste pour lui être agréable. Et donc voilà, c’est ton travail, conclut-elle. Tu as produit ton effet… et maintenant il ne veut plus, même pour un mois ou deux, être là où tu n’es pas. Il ne veut ni te fatiguer ni t’ennuyer… cela, je pense, et tu le sais, il ne l’a jamais fait. Et si seulement tu m’en laisses le temps, je recommencerai à veiller, comme toujours, à ce qu’il n’ait pas à compter sur toi. Mais il ne peut pas supporter que tu sois hors de vue. »

Elle avait poursuivi, elle avait abondé, elle avait débordé ; et tout cela vraiment sans difficulté ; car c’était, en chaque mot, grâce à une longue évolution du sentiment, ce dont elle s’était emplie à ras bord. Elle brossait le tableau, l’imposait à son mari, l’accrochait devant lui ; elle lui rappela avec bonheur comment, un beau jour, incité par le Principino, il était allé jusqu’à proposer à Eaton Square une visite au Zoo, et comment, sous le coup de cette agréable inspiration, il y avait aussi emmené ses compagnons, le vieux et le petit, le petit ayant insisté pour montrer à grand-papa, un grand-papa nerveux et plutôt craintif, des lions et des tigres plus ou moins en liberté. Touche par touche, elle lâcha ainsi, sans qu’il répondît, des vérités sur la bonne nature et les bonnes manières du Prince ; et c’était justement cet exposé élogieux qui rendait étrange, même pour elle, le fait qu’elle ne parvînt pas à lui céder. Il aurait suffi du plus banal acte d’abandon, d’une vibration des nerfs, d’un simple mouvement des muscles ; et la question de cet acte prit de l’importance entre eux justement parce qu’elle ne faisait sensiblement rien, rien d’autre que parler sur le ton même qui aurait dû normalement la faire fondre de tendresse. De plus en plus, et chaque minute écoulée le lui enseignait, elle comprenait qu’il pouvait avec un peu de pertinence la faire cesser de le surveiller ; cette pertinence, à mille lieues de leur attitude actuelle si bizarre et si vaine, aurait consisté en ce qu’il lui déclarât soudain, intuitivement, avec douceur et la plus heureuse des incohérences : « Pars avec moi quelque part, toi… et alors nous n’aurons besoin de parler de rien ni de personne, ni même d’y penser » – quelques paroles de ce genre auraient répondu à Maggie, et l’auraient complètement vaincue. Mais c’étaient les seules qui pussent le faire. Elle les attendait, et il y eut un instant suprême où, d’après tout ce qu’elle le sentait être contre elle, elle crut qu’il les avait au fond du cœur et au bord des lèvres ; seulement, il ne les prononçait pas, et, comme son silence la faisait encore attendre, elle en vint à le surveiller plus intensément. Cela en retour lui fit voir que lui aussi la surveillait et attendait, et à quel point il avait espéré une chose dont il sentait maintenant qu’elle ne se produirait pas. Oui, cette chose ne se produirait pas s’il ne répondait pas comme il fallait, s’il prononçait des paroles fausses au lieu de paroles justes. Si seulement il pouvait prononcer des paroles justes, tout se produirait : il ne tenait qu’à un cheveu, qu’à un mot, que tout pût se cristalliser pour reconstruire leur bonheur. Durant cinquante secondes, elle sentit cette possibilité s’embraser, mais pour se refroidir aussitôt ; ce refroidissement lui fit éprouver la glace de la réalité, et, pressée contre le cœur, respirant contre la joue, de son mari, elle reprit la mince rigueur de sa propre attitude, une rigueur dépassant celle qui lui était naturelle. Ils tombèrent enfin dans un silence qui avait presque la grossièreté d’un rejet mutuel : un silence qui persista en raison même de l’effort qu’il faisait pour traiter toutes les douces choses qu’elle lui avait dites, tous ces éloges du rôle qu’il avait récemment joué, comme une manière de se montrer amoureuse. Ah, ce n’était pas la manière de Maggie, Dieu le savait ! Elle pouvait se montrer amoureuse, s’il en était question, bien mieux que cela ! Sur ce, elle s’avisa bientôt de dire, en accord avec ce qu’elle avait déjà déclaré : « Sauf bien sûr que, s’il s’agissait de partir quelque part, il le ferait volontiers, et joyeusement, avec toi. Je crois vraiment qu’il aimerait t’avoir un moment pour lui seul.

– Tu veux dire qu’il songe à le proposer ? fit le Prince au bout d’un instant.

– Oh non… il ne demande jamais rien, comme tu as dû souvent t’en apercevoir. Mais je pense qu’il partirait “comme une flèche”, ainsi que tu dirais, si tu le suggérais. »

Elle avait l’air, elle le savait, de poser une condition, et, tout en parlant, elle s’était demandé si cela n’allait pas le conduire à retirer son bras. Il ne le fit pas ; et elle sentit que tout d’un coup il réfléchissait plus intensément, qu’il réfléchissait avec une concentration qui l’empêchait de faire autre chose en même temps. Et bientôt il donna comme une preuve de cette concentration. Il prit un tournant qui s’éloignait de cette impression apparente ; il fit un saut qui s’écartait de leur essai de gravité et qui révélait son besoin de gravité. Alors elle vit en quoi il était gêné : l’avertissement qu’elle lui avait lancé, et qu’elle avait lancé à Charlotte, était en somme venu trop brusquement. Une fois encore elle comprit qu’elle les avait mis en face d’une réorganisation, et qu’ils devaient se réorganiser ; pour le faire à leur guise, ils avaient besoin d’une nouvelle plage d’indépendance, plus ou moins longue. Pour l’instant, Amerigo n’en faisait pas à sa guise, et c’était comme si Maggie observait ses efforts sans se dissimuler. « Que pense faire ton père cette année avec Fawns ? Est-ce qu’il s’y rendra à la Pentecôte, pour y rester ? »

Maggie fit mine de réfléchir. « Il fera vraiment, j’imagine, comme il a déjà si souvent fait de tant de façons. Il fera ce qui semblera être le plus agréable pour toi. Et puis bien sûr il y a toujours Charlotte à considérer. Seulement, le fait qu’ils aillent tôt à Fawns, si jamais ils le font, dit-elle, ne nous oblige pas du tout à en faire autant, toi et moi.

– Ah, cela ne nous oblige pas du tout à en faire autant ? reprit Amerigo.

– Nous pouvons faire ce qui nous plaît. Nous n’avons pas besoin de nous soucier de ce qu’ils font, puisque par chance ils sont parfaitement heureux ensemble.

– Oh, répliqua le Prince, ton père n’est jamais aussi heureux que lorsque tu es près de lui pour être contente qu’il le soit.

– Eh bien, je suis peut-être contente qu’il le soit, dit Maggie, mais je n’en suis pas la cause.

– Tu es la cause de la plus grande partie de tout ce qu’il y a de bon entre nous », déclara son mari. Mais elle accueillit cet hommage par un silence, et bientôt il poursuivit : « Si Mrs Verver a, comme tu dis, du temps à rattraper avec toi, elle ne pourra… ou tu ne pourras… guère le faire, si nous prenons du champ, toi et moi.

– Je vois ce que tu veux dire », fit Maggie d’un air songeur.

Il la laissa y penser un instant ; puis il demanda : « Dois-je comme ça, tout d’un coup, proposer un voyage à ton père ? »

Maggie détourna les yeux, mais elle exprima vite le fruit de ses réflexions : « L’avantage serait que Charlotte resterait avec moi… beaucoup plus avec moi, veux-je dire. Et ainsi, en décidant de ne pas partir à ce moment-là, je n’aurais pas l’air d’être ingrate ou inattentive, de ne pas répondre, bref, de vouloir me débarrasser d’elle. Au contraire, je répondrais très clairement… en étant seule ici avec elle durant un mois.

– Et tu aimerais être seule ici avec elle durant un mois ?

– Je pourrais parfaitement m’y faire. Ou nous pourrions même aller ensemble à Fawns, dit-elle gaiement.

– Tu pourrais donc être ravie sans moi ?

– Oui, mon cher petit… si pendant ce temps tu peux être ravi avec papa. Cela me soutiendra. Je pourrais m’installer à Eaton Square avec Charlotte, continua-t-elle. Ou, mieux encore, elle pourrait venir à Portland Place.

– Oh, oh ! fit le Prince d’un ton vague et amusé.

– Je sentirais, vois-tu, poursuivit-elle, que deux d’entre nous exercent la même sorte de gentillesse. »

Amerigo réfléchit. « Deux d’entre nous ? Charlotte et moi ? »

De nouveau Maggie se tut un instant. « Toi et moi, chéri.

– Je vois, je vois, se reprit-il promptement. Et quelle raison donnerai-je… donnerai-je, veux-je dire, à ton père ?

– Pour lui proposer de partir ? Eh bien, la plus simple… si tu peux le faire en toute conscience. Le désir, dit Maggie, de lui être agréable. C’est tout. »

Quelque chose dans cette réponse laissa une fois encore son mari songeur. « En toute conscience ? Pourquoi ne le ferais-je pas en toute conscience ? D’après ce que tu affirmes toi-même, expliqua-t-il, il n’en serait pas du tout surpris. Il doit avoir bien assez l’impression que, même dans le pire des cas, je suis la dernière personne au monde qui désire faire quoi que ce soit qui puisse le blesser. »

Ah ! la voilà donc de nouveau, pour Maggie, cette idée : l’idée déjà suggérée du besoin en lui de ne faire aucun mal ! Pourquoi tant de précautions, se demanda-t-elle encore, alors que son père, pour le moins, s’était plaint aussi peu qu’elle-même ? Alors qu’ils se montraient l’un et l’autre parfaitement tranquilles, quoi donc, dans leur situation, avait dicté à Amerigo l’attitude de les épargner ? De nouveau elle la considéra intérieurement, cette attitude, elle la décela, nette et concrète, dans d’autres attitudes, elle l’étendit directement de son mari à Charlotte. Par conséquent, plongée dans ses pensées, elle répéta, avant même d’en avoir conscience, les derniers mots du Prince : « Tu es la dernière personne au monde qui désire faire quoi que ce soit qui puisse le blesser. »

Elle se rendit compte, après avoir parlé, du ton qu’elle avait pris, elle s’en rendit d’autant mieux compte qu’Amerigo, durant un moment, fixa ses yeux sur elle, de côté, de très près, de trop près pour qu’elle les vît. Il la regardait parce qu’il était frappé, il la regardait intensément, et pourtant sa réponse fut assez calme. « Eh bien, n’est-ce pas justement ce dont nous parlions… à savoir que je t’ai donné le sentiment de vraiment me soucier de son bien-être et de son plaisir ? Il pourrait montrer qu’il s’en est aperçu, continua le Prince, en me proposant, lui, une excursion.

– Et tu irais avec lui ? » demanda aussitôt Maggie.

Il n’hésita qu’un instant. « Per Dio ! »

Elle aussi eut une hésitation, mais elle y mit fin, puisque la gaieté était dans l’air, par un radieux sourire. « Tu peux dire cela sans risque, puisque c’est justement une proposition dont il ne prendra pas l’initiative. »

Par la suite, elle n’aurait su expliquer, elle aurait même été en peine de se rappeler, de quelle manière le terme de leur trajet avait pu coïncider avec un brusque changement dans leur comportement, comme si cette simultanéité avait été ouvertement convenue entre eux. Elle s’en aperçut au ton sur lequel il répéta après elle : « Sans risque ?

– Sans risque de te sentir finalement embarqué trop longtemps avec lui. Il est du genre à penser que tu pourrais facilement avoir cette impression. Par conséquent, conclut Maggie, cela ne viendra pas de lui. Papa est trop modeste. »

Sur ce, ils se regardèrent fixement, de chaque coin du brougham. « Oh, votre modestie, entre vous… ! » Néanmoins, il garda son sourire. « Donc, si je n’insiste pas…

– Nous continuerons simplement comme nous sommes.

– Ma foi, nous continuons délicieusement », répliqua-t-il, mais sans du tout l’effet que cela aurait eu si leur transaction muette, celle d’une tentative de capture et d’une évasion réussie, n’avait pas eu lieu. Cependant, comme Maggie ne fit rien pour le contredire, il eut le loisir d’avancer bientôt une nouvelle idée. « Je me demande si cela pourra marcher. Je veux dire, de m’interposer.

– De t’interposer ?

– Entre ton père et sa femme. Mais il y aurait un moyen, dit-il. Nous pourrions demander à Charlotte de lui poser la question. » Puis, comme c’était maintenant au tour de Maggie de s’interroger, il insista : « Nous pourrions suggérer à Charlotte de suggérer à ton père de me permettre de l’emmener en voyage.

– Oh ! fit Maggie.

– Alors, s’il lui demande pourquoi je suis si soudainement intervenu, elle pourra lui en donner la raison. »

Ils s’étaient arrêtés, et le valet de pied, qui était descendu, allait sonner à la porte de la maison. « Que tu trouves que ce serait très agréable ?

– Que je trouve que ce serait très agréable. Le fait que nous l’ayons persuadée, elle, sera convaincant.

– Je vois », répondit Maggie tandis que le valet revenait pour les aider à sortir. « Je vois », répéta-t-elle ; mais elle se sentait un peu déconcertée. En vérité, ce qu’elle voyait tout d’un coup, c’était que sa belle-mère pouvait présenter les choses de sorte à la faire paraître intéressée à cette proposition ; et cela la ramena à son besoin d’empêcher son père de la croire intéressée à quoi que ce fût. Elle descendit alors de la voiture avec un léger sentiment de défaite ; son mari était sorti avant elle pour lui ouvrir le passage, et il l’attendait au bord de la petite terrasse, haute d’une marche, qui menait à leur porte d’entrée, de part et d’autre de laquelle un domestique était posté. Une sensation de vie terriblement ordonnée et tracée s’empara d’elle, et elle distingua dans le visage d’Amerigo, dans ce regard qui soutenait le sien à la sombre lueur des réverbères, une sorte de rappel conscient de cette réalité. Il venait, un instant plus tôt, de lui répondre très nettement, et elle avait l’impression de n’avoir plus rien à répliquer. C’était presque comme si, ayant calculé d’avoir le dernier mot, elle le voyait le remporter. C’était presque comme si, de la façon la plus étrange du monde, il lui faisait payer d’un petit pincement, d’un malaise nouveau, le fait qu’elle se fût dérobée à lui durant leur trajet.

IV

Le malaise nouveau de Maggie pouvait avoir eu le temps de se dissiper, étant donné que, durant plusieurs jours à la suite, non seulement elle ne vit rien qui pût l’alimenter, mais elle eut même, d’une tout autre manière, l’impression d’une augmentation des symptômes de ce changement qu’elle s’était mis en tête d’opérer. Au bout d’une semaine, elle reconnut que, si elle avait été en quelque sorte attrapée, son père ne l’avait pas moins été, avec pour conséquence que leurs conjoints respectifs se serraient contre eux, et que tous quatre se mettaient à mener comme jamais une vie grégaire, et pour cette raison presque comique, dans la mesure où elle prenait une allure légère. C’était peut-être un hasard ou une simple coïncidence : ce fut du moins ce qu’elle se dit d’abord. Mais surgirent alors une douzaine d’occasions qui confirmèrent cette apparence globale, des prétextes agréables, oh, sûrement agréables, agréables comme Amerigo en particulier savait les rendre, pour des entreprises communes, pour des aventures partagées, pour des preuves toujours amusantes qu’ils désiraient ensemble faire exactement la même chose au même moment et de la même façon. Tout cela était drôle, jusqu’à un certain point, à la lueur du fait que le père et la fille, pendant longtemps, n’avaient exprimé que très peu de désirs précis ; pourtant, il eût été assez naturel qu’Amerigo et Charlotte, un petit peu fatigués de leur compagnie mutuelle, trouvassent du divertissement, non pas en se limitant aux exigences modestes de leurs conjoints, mais en les entraînant dans le mouvement constant de leurs propres envies. « Nous sommes dans le mouvement », s’était intérieurement dit Maggie après le dîner à Eaton Square avec lady Castledean. « Nous y sommes soudain embarqués, comme si nous avions été ramassés durant notre sommeil, pour être expédiés comme deux colis étiquetés fourrés dans un wagon. Et puisque je voulais y aller, j’y vais sûrement, aurait-elle pu ajouter. J’y vais sans histoires… ils s’occupent de tout pour nous. C’est merveilleux, cette façon dont ils comprennent tout, et dont tout réussit parfaitement ! » Car tel était ce qu’elle avait le plus immédiatement à reconnaître ; cela semblait aussi facile pour eux de former un quatuor, que cela leur avait longtemps paru être facile de former deux couples : l’ultime solution paraissant ainsi absurdement retardée. Le seul point susceptible, jour après jour, d’entamer cette réussite tenait, pourrait-on dire, au fait qu’elle eût irrésistiblement envie d’accrocher son père chaque fois que leur mouvement d’ensemble faisait une embardée. Alors, il ne faut pas le nier, il la regardait dans les yeux ; et donc ils faisaient violence, comme en opposition avec les deux autres, à l’esprit même d’une union, ou du moins à la réussite même de ce changement qu’elle avait entrepris de provoquer.

Le maximum du changement fut sans doute atteint le jour où la bande de Matcham dîna à Portland Place ; vraiment le jour, peut-être, du maximum de gloire mondaine pour Maggie, dans le sens où la soirée se présentait comme la sienne, très particulièrement la sienne, tout le monde s’y engageant avec exubérance, et conspirant proprement pour en faire d’elle l’héroïne. C’était comme si son père lui-même, toujours plus entreprenant comme invité que comme hôte, avait également trempé dans la conspiration ; et cette impression n’était certainement pas affaiblie par la présence des Assingham, de nouveau happés, après une sorte d’accalmie, par le sillage de tout le reste du mouvement, et donnant à notre jeune femme, du moins pour ce qui était de Fanny, le sentiment d’être spécialement encouragée et applaudie. Fanny, qui n’avait pas assisté au précédent dîner, selon un souhait éprouvé et exprimé par Charlotte, offrait à table un splendide spectacle, dans une robe neuve de couleur orange, ornée de multiples turquoises, avec une confiance en soi aussi éloignée que possible, supposa son hôtesse, de l’impression qu’elle avait eue à Matcham d’y être dépréciée. Maggie ne dédaignait pas d’avoir ainsi l’occasion de rétablir un équilibre : cela avait l’air de faire partie d’une rectification générale. Elle aimait ainsi sentir qu’à l’étage supérieur de Portland Place, un lieu exempt de toutes sortes de bases pour les juridictions jalouses, son amie pouvait s’estimer « valoir » quiconque, et pouvait en fait par moments sembler prendre l’initiative des éloges et des hommages, dans la mesure où la soirée avait pour but d’intensifier l’éclat de la petite Princesse. Elle avait la sensation que Mrs Assingham lui faisait constamment des signaux en ce sens ; et en vérité ce fut beaucoup parce qu’elle les accepta intelligemment et très gracieusement, que la petite Princesse en Maggie se révéla et se déploya. Elle n’aurait su précisément dire comment cela s’était produit, mais pour la première fois de sa carrière elle se sentait à la hauteur de l’idée que se faisaient le public et le peuple d’une Princesse, et qui lui était imposée de tous côtés ; et en même temps elle s’étonnait de l’étrange concours de circonstances qui avait pu la conduire à considérer que cette idée populaire était incarnée par de prétendus grands personnages comme les Castledean et leurs semblables. Fanny Assingham, en tout cas, aurait pu faire figure d’assistante dans un cirque, veillant aux tours de piste d’un animal luisant sur le dos duquel une demoiselle en jupe courte étoilée exécute de brillantes cabrioles. Il ne s’agissait de rien d’autre, sans doute : Maggie avait oublié, avait négligé, avait décliné d’être la petite Princesse au niveau qui lui était loisible. Mais maintenant qu’une main collective s’était tendue vers elle avec empressement, afin qu’elle pût bondir dans la lumière, ainsi que se l’imaginait son esprit pudique, en exhibant des bas roses sous un petit jupon blanc, elle prenait conscience, avec un haussement de sourcils, de l’erreur qu’elle avait faite. Elle avait invité pour les heures tardives, après le dîner, un nouveau contingent, la liste complète de ses supposées connaissances londoniennes, ce qui était bien dans la manière d’une petite Princesse à qui les mœurs princières étaient naturelles. C’était ce qu’elle était en train d’apprendre : jouer avec naturel son personnage désigné, attendu, imposé ; et, bien qu’il y eût des considérations latentes qui interféraient quelque peu avec cette leçon, elle faisait preuve ce soir-là d’une infinie pratique, avec jamais autant de succès que lorsqu’elle la dirigeait, assez spirituellement, sur lady Castledean, qui en fut finalement réduite à un état de passivité sans précédent. S’apercevant de ce remarquable résultat, Mrs Assingham en rougit proprement de joie réceptive ; de temps en temps elle lançait à sa jeune amie des regards étincelants et fébriles ; c’était vraiment comme si cette jeune amie, d’une façon merveilleusement subtile, était devenue pour elle-même un recours, et prenait une splendide et divine revanche. L’intensité singulière de ce phénomène reconnu tenait d’une certaine manière au fait que Maggie, selon un raisonnement et un procédé que nous n’allons pas reconsidérer ici, exerçait en même temps sa pratique sur Amerigo et sur Charlotte, avec pour seul inconvénient, pour hantise et pour constante entrave, la conscience de l’exercer par suite peut-être encore plus sur son père.

Ce dernier danger, en fait, présenta ensuite la plupart du temps des heures d’étrange agrément : des heures où son souci de précautions s’atténuait, et où elle se sentait de nouveau en communion avec lui plus qu’avec quiconque. Il était impossible que ne circulât pas entre eux le sentiment que quelque chose de singulier avait lieu, d’autant qu’elle ne cessait de se le répéter ; si bien que la douceur de ce partage était en somme exactement aussi perceptible que la crainte d’un péril, et elle pouvait se figurer que le couple qu’elle constituait avec lui était, avec des lèvres closes, mais des échanges de regards tendres comme jamais, à la recherche d’une liberté, d’une fiction, d’un exploit distingué, qui leur permettrait alors de parler sans risque. Le moment devait venir, et il vint finalement avec un effet aussi perçant que celui d’une sonnerie électrique, où elle décela la moins salutaire des conséquences dans l’agitation qu’elle avait créée. Une manière trompeuse de décrire leur cas aurait été de dire que, après avoir longtemps formé une famille délicieusement et continûment heureuse, ils avaient encore eu une nouvelle félicité à découvrir ; une félicité pour laquelle son père et elle-même conservaient, par bonheur, un frais et plaisant appétit. Cette allure plus vive de leurs relations d’ensemble éveillait parfois en lui ce besoin de se raccrocher que nous avons déjà évoqué ; c’était comme s’il déclarait à sa fille, à défaut de l’avoir entendue parler la première : « Tout est remarquablement agréable, n’est-ce pas ? Mais enfin, où en sommes-nous ? En l’air, dans un ballon, à tourbillonner dans l’espace ? Ou bien dans les profondeurs de la terre, dans les galeries scintillantes d’une mine d’or ? » L’équilibre, ce précieux état, durait en dépit de la réorganisation ; il y avait eu une nouvelle distribution des différents poids, mais la stabilité persistait et triomphait ; et c’était justement la raison pour laquelle Maggie, en face de son compagnon d’aventure, se voyait empêchée de le mettre à l’épreuve. S’ils étaient en équilibre, ils étaient en équilibre : elle devait s’en tenir là. Cela lui ôtait tout prétexte pour sonder ce qu’il pensait, même par une méthode voilée.

Ainsi, par moments, elle se sentait suprêmement liée à lui par la rigueur de leur loi, et quand soudain elle se disait que la constante volonté de son père de l’épargner était peut-être ce qui opérait le plus en lui : le fait même qu’ils parussent n’avoir rien de vraiment « intime » à discuter le nimbait pour elle d’une sorte de douceur dont n’était pas couronné son désir pour son mari. Elle fut impuissante, cependant, elle ne fut que plus totalement interdite, quand éclata l’éclair interruptif, alors qu’elle aurait été toute prête à lui déclarer : « Oui, selon toute apparence, c’est la meilleure époque que nous ayons connue. Mais ne voyez-vous pas quand même à quel point ils doivent y travailler ensemble, et à quel point ma réussite… le fait que j’aie réussi à donner de nouvelles bases à notre belle harmonie… revient à être avant tout leur réussite ?… leur habileté, leur amabilité, leur capacité de tenir bon, bref leur complète maîtrise de notre vie ? » Car, comment aurait-elle pu dire tout cela, sans devoir en dire beaucoup plus ?… sans dire : « Ils feront tout au monde qui puisse nous convenir, sauf une seule chose : nous prescrire une ligne qui les séparerait l’un de l’autre. » Comment pouvait-elle s’imaginer murmurer cela, même faiblement, sans le pousser à prononcer les paroles qui justement la feraient défaillir ? « Les séparer, ma chérie ? Tu veux qu’ils se séparent ? Tu veux donc que nous aussi… toi et moi ? Car, comment une séparation peut-elle avoir lieu sans l’autre ? » Telle était la question qu’elle s’était figuré l’entendre poser, avec en plus tout son train redouté de demandes corollaires. Leur propre séparation, celle du père et de la fille, était bien sûr parfaitement concevable, mais seulement en se fondant sur la plus brutale des raisons. Or, la plus brutale, vraiment la plus brutale, aurait été qu’ils ne pussent pas plus longtemps, pour ainsi dire, se permettre, l’un et l’autre, lui de laisser sa femme, elle de laisser son mari, les « mener » ainsi en rangs serrés. Mais accepter cette vision de leur situation comme une cause déterminante, agir en conséquence et procéder à une séparation, ne serait-ce pas inciter les sombres spectres d’un passé étouffé à montrer leurs pâles visages inapaisés, et à brandir leurs mains rebelles et accusatrices, de l’autre côté du gouffre aggravé ?

Quoi qu’il en fût, elle devait entre-temps avoir l’occasion de se dire qu’une traîtrise plus profonde serait peut-être embusquée dans les assurances et les conciliations. Elle allait de nouveau se sentir seule, seule comme elle s’était sentie à l’issue des fortes tensions avec son mari durant leur retour du dîner avec les Castledean à Eaton Square. La soirée en question l’avait laissée plus gravement inquiète, et puis une accalmie s’était produite : l’inquiétude, après tout, restait encore à confirmer. Enfin arriva un moment inévitable, où elle saisit avec un frisson ce qu’elle avait craint, et pourquoi ; il avait pris, ce moment, un mois pour arriver, mais le voir arriver revenait à en comprendre complètement la signification, car il lui montra nettement ce qu’Amerigo avait voulu dire en suggérant qu’ils pourraient faire appel à Charlotte pour raffermir leur harmonie et leur prospérité. À présent, plus elle pensait au ton qu’il avait employé en évoquant ce recours pour eux, plus cela lui paraissait avoir été l’effet d’une volonté habile et consciente de négocier avec elle. Il avait été sur le moment conscient de bien des choses : et même largement conscient d’éprouver le désir et donc le besoin de voir ce qu’elle ferait dans un cas précis. Ce cas précis (tel qu’elle pouvait se le figurer) serait qu’elle se trouvât jusqu’à un certain point menacée, aussi horrible que ce fût d’imputer à son mari une intention représentée par un mot pareil. Comment se faisait-il que cette idée de demander à sa belle-mère d’intervenir, pour ainsi dire, dans une question qui semblait jusqu’alors ne concerner qu’eux seuls, comment se faisait-il que cette proposition si facile et si naturelle lui ait paru chargée d’un esprit de menace ? Il y avait là pour elle une bizarrerie en désaccord avec ses principes, et comme l’accident d’une imagination qui s’était probablement égarée. C’était sans doute, cette menace, ce qu’elle avait appris à attendre, les semaines passant, avec un semblant exact, ou plutôt exagéré, de sérénité retrouvée. Il n’y avait pas eu de suite immédiate à la suggestion équivoque du Prince, et cela permettait la patience ; néanmoins, elle dut après quelques jours admettre que le pain qu’elle avait jeté à la face des eaux lui était revenu, et que sa première inquiétude se trouvait ainsi justifiée. La conséquence en fut un nouveau pincement de douleur au souvenir de l’ingéniosité qu’il avait déployée. Se montrer ingénieux avec elle : qu’est-ce que cela pouvait, qu’est-ce que cela devait, signifier, alors qu’elle ne l’avait jamais, en aucun cas, même pour un sou, mis dans la position de faire pour elle des dépenses de précautions, de doutes, de craintes, ni d’avoir en aucune façon à calculer avec elle ? Son ingéniosité avait tenu au simple fait de présenter leur utilisation de Charlotte comme si elle leur était commune à tous égards, et son triomphe en l’occurrence était justement provenu de cette simplicité. Maggie ne pouvait pas, et il le savait, dire ce qui était vrai : « Oh, tu utilises Charlotte, et je l’utilise, si tu veux, oui. Mais nous l’utilisons séparément et très différemment… pas du tout de la même façon ni au même degré. Il n’y a personne que nous utilisions vraiment ensemble, à part nous-mêmes, ne vois-tu pas ? Je veux dire par là que, quand nos intérêts sont les mêmes, je peux magnifiquement et délicieusement te servir en tout, et tu peux aussi magnifiquement et délicieusement me servir. La seule personne dont ait besoin chacun de nous deux, c’est l’autre. Alors pourquoi, en pareil cas, faire appel à Charlotte, comme si cela allait de soi ? »

Elle ne pouvait pas le défier ainsi, parce que cela aurait été d’une certaine manière (et là elle se trouvait paralysée) donner la note. Cette note serait transcrite aussitôt en jalousie aux oreilles d’Amerigo, et, de réverbération en répercussion, elle atteindrait celles de son père sous la forme exacte d’un cri transperçant le silence d’un sommeil paisible. Depuis plusieurs jours, il avait été presque aussi difficile pour elle de trouver vingt minutes tranquilles avec son père, que cela avait été facile précédemment. En fait il y avait eu naguère (à une époque paraissant déjà très étrangement lointaine), un aspect inéluctable à ses longs moments passés avec lui, une sorte de beauté domestiquée dans la prévisibilité de tout autour d’eux. Mais à présent Charlotte était presque toujours là quand Amerigo amenait Maggie à Eaton Square, or Amerigo ne cessait de l’y entraîner ; et Amerigo était presque toujours là quand Charlotte amenait Adam Verver à Portland Place, or Charlotte ne cessait de l’y entraîner. Les brefs hasards, les minutes dérobées, qui avaient laissé Maggie et son père en tête à tête, ne leur avaient jusqu’alors guère semblé être des possibilités d’échanges, étant donné que l’ample rythme de leur relation de toute une vie s’opposait à tout traitement rapide des choses profondes. Ils n’avaient jamais profité du moindre quart d’heure pour parler des fondamentaux ; ils évoluaient lentement dans un vaste espace silencieux ; il leur était beaucoup plus aisé de rester muets ensemble, à tout moment, superbement, que de s’exprimer à la hâte. En vérité, cette économie de paroles paraissait être justement devenue la mesure de l’intensité de leur communication ; on aurait pu penser qu’ils s’adressaient l’un à l’autre quand ils parlaient avec leurs compagnons, mais ces derniers n’étaient assurément jamais éclairés d’une façon plus directe sur l’état actuel de leur rapport. Telles furent quelques-unes des raisons pour lesquelles Maggie soupçonna que les fondamentaux, comme je les ai appelés, étaient en train, par un nouveau mouvement, de monter à la surface : elle le soupçonna un matin, fin mai, quand son père se présenta seul à Portland Place. Il avait un prétexte, dont elle avait pleinement conscience : le Principino, deux jours plus tôt, avait montré des symptômes, heureusement non persistants, de fièvre grippale, et, dans l’intervalle, il avait notoirement dû garder la chambre. C’était un motif, un solide motif, pour venir aux nouvelles ; mais ce n’était pas un motif, se dit-elle aussitôt, pour qu’il fît sa visite d’une manière si inhabituelle, vu l’organisation récente de leur vie, en se dispensant de la compagnie de sa femme. Or il se trouvait que Maggie, de son côté, était pour l’heure exemptée de celle de son mari, et l’on verra tout de suite que cette heure avait une qualité singulière, quand j’aurai noté que la Princesse se rappela qu’elle s’était, au moment où le Prince était venu la prévenir qu’il sortait, curieusement demandé si leurs sposi respectifs n’allaient pas franchement se retrouver, et qu’elle avait en fait curieusement espéré qu’ils y fussent provisoirement disposés. Étrange était son besoin par instants de penser qu’ils n’attachaient pas d’importance excessive à leur rejet d’une pratique courante qui, seulement quelques semaines plus tôt, était consacrée par une parfaite correction. Les rejets n’étaient sûrement pas dans l’air : aucun d’eux n’en était venu là ; d’ailleurs, elle-même, en cette minute précise, ne démentait-elle pas directement les rejets, par son propre comportement ? Quand elle avouerait redouter d’être seule avec son père, redouter ce qu’il pourrait dans ce cas lui déclarer (ah, avec un effort douloureux dont elle était d’avance horrifiée !), alors il serait suffisamment temps pour Amerigo et Charlotte d’avouer ne pas aimer paraître se retrouver.

Elle avait ce matin-là étonnamment conscience à la fois de craindre que son père lui posât une question précise, et de pouvoir faire en sorte qu’il cessât de s’en inquiéter et d’y attribuer de la gravité : oui, elle saurait même le déconcerter par le calme apparent avec lequel elle y répondrait. La journée, douce et radieuse, portait le souffle de l’été, ce qui les conduisit à parler d’abord de Fawns, de l’attrait que devait alors présenter Fawns ; cet attrait bien sûr s’adressait à un couple autant qu’à l’autre, et, en l’évoquant ainsi avec son père, Maggie sentit son sourire trompeur devenir presque convulsif. C’était bien cela, et il y avait en vérité une sorte de soulagement à l’admettre : elle était déjà en train de tromper son père, par nécessité absolue, comme elle ne l’avait jamais, jamais fait de sa vie ; et elle le faisait jusqu’à l’extrême limite de ce qu’elle avait prévu. Cette nécessité, dans la pénombre scintillante du grand salon, où, ayant pour des raisons à lui refusé de s’asseoir, il reproduisait les pas même d’Amerigo, Maggie la sentait s’imposer à elle avec toute la force du charme de toujours : renouvelant ici le franc plaisir d’être ensemble, la banalité de leur tendresse, surface plane propre aux usages familiers, et comme jalonnée par la longue succession des canapés tapissés et délicatement fanés où l’un et l’autre, durant des pauses démesurées, ils avaient assis côte à côte leurs principes de satisfaction. Elle sut dès cet instant, elle sut par avance, et ainsi que rien d’autre ne pourrait mieux le lui apprendre, qu’elle ne devrait jamais interrompre pour la moindre seconde sa grande entreprise de prouver que rien ne la tourmentait. Elle vit d’un seul coup tout ce qu’elle pouvait dire ou faire à la lueur de cette entreprise, elle la relia à toutes sortes de sujets éloignés, et eut par exemple l’impression d’agir en ce sens quand elle proposa qu’ils sortissent, pour profiter de leur liberté et jouir du beau temps, faire un tour tout au bout de Portland Place, dans Regent’s Park, où le Principino, magnifiquement rétabli, venait de se rendre, sous haute surveillance : toutes ces considérations étaient défensives pour Maggie ; tout cela, dans son esprit, servait à assurer une continuité.

À l’étage, où elle était montée pour mettre une tenue de sortie, la pensée qu’il l’attendait en bas, dans la maison vide, provoqua, brièvement mais nettement, une de ses brusques ruptures de confiance : car souvent un vain élan d’imagination la paralysait pendant une minute devant son miroir ; en d’autres termes, elle y voyait soudain le changement précis qu’avait apporté le mariage de son père. Ce changement semblait alors être la perte, plus que tout, de leur ancienne liberté, du temps où, pour être ensemble, ils n’avaient jamais à tenir compte de rien ni de personne d’autre qu’eux-mêmes. Cela n’avait pas été son propre mariage qui l’avait produit ; son mariage ne leur avait jamais fait penser qu’ils devaient agir diplomatiquement, qu’ils devaient calculer avec la présence de quelqu’un d’autre : non pas même avec celle de son mari. Elle se lamentait tant que durait cette vaine imagination : « Pourquoi s’est-il marié ? Ah, pourquoi l’a-t-il fait ? » Et puis, plus que jamais, elle se disait que rien n’aurait su être plus beau que la façon dont Amerigo ne s’était pas immiscé entre eux, avant que Charlotte n’entrât bien plus intimement dans leur existence. Ce qu’elle devait à son mari de ce point de vue s’élevait de nouveau devant elle comme une colonne de chiffres, ou mettons, si l’on veut, comme un château de cartes : c’était l’acte étonnant de son père qui avait fait écrouler le château, ou qui avait faussé l’addition. Et enfin, aussitôt après sa question, « Pourquoi, pourquoi l’a-t-il fait ? », déferlait implacablement la vague confondante et écrasante de la réponse qu’elle lui trouvait. « Il l’a fait pour moi, il l’a fait pour moi, gémissait-elle. Il l’a fait justement pour que notre liberté… en voulant dire par là, ce père bien-aimé, simplement et seulement la mienne… s’augmente au lieu de se réduire. Il l’a fait, divinement, pour me libérer autant que possible du souci de ce qu’il allait devenir. » En haut, même dans sa hâte, elle trouva le temps, ainsi qu’elle avait déjà souvent trouvé le temps, de laisser les questionnements impliqués par ces réflexions éclater jusqu’à lui faire comme d’habitude cligner des yeux : la question en particulier de savoir si elle pourrait trouver une solution en agissant, elle-même, dans le sens de ce qu’il avait voulu faire, en forçant son « souci » à se réduire vraiment autant qu’il l’avait souhaité. Alors elle sentit tout le poids de leur situation lui retomber sur les épaules, et fut indubitablement confrontée à la source originelle de sa hantise. Tout venait du fait qu’elle ait été incapable de ne pas s’inquiéter : de ne pas s’inquiéter de ce qu’il allait devenir ; d’avoir été incapable de le laisser, sans anxiété, suivre son chemin, prendre ses risques, mener sa vie. Elle avait fait de l’anxiété sa stupide petite idole ; et absolument maintenant, tandis qu’elle plantait une longue épingle un peu de travers (elle avait, presque avec colère, dit à sa femme de chambre, nouvelle employée qu’elle s’était récemment mise à trouver épouvantable, qu’elle n’avait pas besoin d’elle), elle essayait de cerner la possibilité d’une entente entre eux, qui permettrait à son père de s’émanciper.

Très proche en fait paraissait-elle, cette possibilité ! Et Maggie en avait pris conscience le temps d’être prête : toute la vibration, toute l’émotion du présent épisode tenant précisément à la douceur même de leur retour aux conditions d’une époque plus simple, à l’étrange ressemblance entre l’atmosphère du moment et celle d’innombrables autres moments qui étaient suffisamment lointains. Elle avait été rapide à se préparer, en dépit du flux montant qui parfois lui coupait la respiration ; mais une pause de plus lui était encore ouverte, une pause en haut des escaliers, avant de descendre rejoindre son père, et durant laquelle elle se demanda s’il n’était pas pensable, d’un point de vue parfaitement pratique, de le sacrifier. Elle ne réfléchit pas en détail à ce que le sacrifier voulait dire : elle n’en avait pas besoin. Elle sentait très nettement, dans cet instant d’agitation, qu’il était en train de l’attendre, qu’elle le trouverait arpentant le salon dans l’air tiède et parfumé auquel contribuaient les fleurs abondantes et les fenêtres ouvertes ; se déplaçant vaguement et lentement, paraissant très mince, très jeune et superficiellement manipulable, ayant presque autant l’air d’être son fils que son père, pour le dire un peu librement ; avec l’aspect, surtout, de se trouver peut-être prêt à lui dire lui-même cela, en autant de mots : « Sacrifie-moi, ma petite chérie ; sacrifie-moi, sacrifie-moi ! » Si elle le voulait, si elle insistait, elle pourrait en vérité l’entendre lui bêler cela, d’un ton conscient et conciliant, comme un agneau précieux, immaculé et exceptionnellement intelligent. L’effet concret sur Maggie de cette image intense fut cependant qu’elle la rejeta, et se remit à descendre ; et après avoir rejoint son père, après l’avoir entraîné, elle se rendit compte pleinement, et avec douleur, que si elle ne pouvait rien faire maintenant, c’était justement parce qu’il était lucide dans ses intentions ; de nouveau elle sentit cela en lui adressant un sourire hypocrite, en enfilant de beaux gants frais, en s’interrompant d’abord pour lui arranger sa cravate en un tour légèrement plus élégant, et puis, conformément à leurs usages de franchise et de légèreté, en lui effleurant la joue du bout de son nez, comme pour compenser sa propre folie dissimulée. Dès l’instant où elle pourrait le déclarer coupable d’avoir des intentions, toute issue serait fermée, et elle serait obligée de redoubler d’hypocrisie. La seule façon de le sacrifier serait de le faire sans qu’il pût en imaginer les raisons. Elle lui arrangeait sa cravate, elle l’embrassait, elle lançait des remarques légères, elle lui prenait le bras, non pour être conduite, mais pour le conduire, elle le pressait contre elle du même mouvement intime qu’elle avait, petite fille, pour bien marquer qu’elle était inséparable de sa poupée : elle fit tous ces gestes de sorte à ce qu’il ne parvînt pas à imaginer dans quel but elle les accomplissait.

V

Il n’y eut rien d’abord, à aucun degré, pour lui montrer que son effort échouait, jusqu’à ce qu’ils fussent bien entrés dans le parc, car alors son père lui parut curieusement esquiver toute recherche sérieuse du Principino. La façon dont ils s’arrêtèrent un moment au soleil en fut le signe ; il choisit de s’installer avec elle sur la première paire de chaises qu’ils croisèrent un peu à l’écart, et, quand ils s’y furent assis, il resta silencieux comme si elle pouvait, maintenant qu’ils étaient seuls, dire enfin quelque chose de plus précis. Elle en sentit d’autant plus nettement à quel point la précision, dans presque toute direction, lui était complètement interdite : comment en faire usage serait, à tous égards, comme détacher la laisse d’un chien impatient de suivre une piste. Elle bondirait, la précision, comme bondirait le chien ; elle filerait en flairant à terre la trace de la vérité (car la Princesse se croyait en relation avec la vérité !) – cette vérité qu’elle ne devait surtout pas indiquer, même indirectement. Telle en tout cas était la manière dont sa prudence passionnée jouait sur les possibilités de danger, en décelant des indices et des symptômes dans tout ce qu’elle regardait, mais en s’obligeant à ne pas grimacer alors même qu’elle les reconnaissait. Il y eut des moments, entre eux, sur leurs chaises, où il avait l’air de remarquer qu’elle était sur ses gardes, et de réfléchir à quelque chose de nouveau qui la ferait trébucher. Il y eut des silences durant lesquels, avec son affection aussi douce et constante que les rayons de soleil, elle avait l’air, comme à une table de jeu d’argent, de le défier de lui imposer la moindre petite complication de conscience. Par la suite, elle fut nettement fière d’avoir tenu bon, et avec grand style ; une heure plus tard, quand ils eurent rebroussé chemin pour trouver Amerigo et Charlotte les attendant à la maison, elle fut en mesure de se dire qu’elle avait vraiment accompli son projet ; même en s’appliquant une fois de plus à la tâche difficile de faire en sorte qu’aucune minute de ce moment partagé ne fût inférieure au critère fixé par cet autre moment d’un passé chéri, qui restait suspendu derrière eux comme un tableau encadré dans un musée, et marqué comme le niveau des marées hautes de leur ancienne félicité : cette soirée d’été dans le parc de Fawns, où, côte à côte sous les arbres juste comme maintenant, ils avaient laissé leur heureuse confiance les bercer de ses tonalités les plus dorées. Il y avait eu à présent pour elle un risque de piège dans la question même d’aller de nouveau y résider ; par conséquent, elle ne fut pas la première à l’aborder, bien qu’elle eût l’impression qu’il attendait de voir ce qu’elle allait faire. Elle se disait en secret : « Pourrons-nous de nouveau, sous cette forme, nous y installer ? Puis-je, pour ma part, m’y engager… affronter toute cette continuation plus intense, cette amplification indéfinie, impossible, qu’impliqueraient, telles que nous les avons établies et acceptées, nos conditions à la campagne ? » Elle s’était proprement perdue dans ce doute intime : ce fut du moins ce dont elle se souvint ensuite. Mais elle se souvint aussi que son père, avec toutefois un souci perceptible de ne pas paraître insistant, avait brisé la glace absolument comme il l’avait fait à Eaton Square après le banquet pour les Castledean.

Son esprit avait fait une longue excursion, s’étant avancé loin dans la vision de ce qu’un été à Fawns, avec Amerigo et Charlotte se dessinant encore plus nettement sur ce ciel plus lumineux, mettrait en relief. En attendant, son père ne faisait-il pas seulement semblant d’en parler, de même, en quelque sorte, qu’elle faisait semblant d’écouter ? En tout cas, il s’en tira finalement en passant par la transition que ne pouvait manquer de lui inspirer cette attente ; et l’excursion intime de Maggie fut alors interrompue par le sentiment qu’il s’était mis à imiter (oh, comme jamais encore !) leurs anciennes tonalités dorées. Il l’avait enfin assimilée, cette question de savoir si sa fille trouverait très bien, mais vraiment très bien, qu’il quittât sous quelque prétexte l’Angleterre avec le Prince pour plusieurs semaines. Et ce fut ainsi qu’elle comprit qu’Amerigo n’avait pas réellement retiré sa « menace » : elle en constatait l’effet. Ah ! cet effet occupa tout le reste de leur promenade, les hanta jusqu’à leur retour à la maison, en plus de leur rendre finalement impossible de feindre de ne pas se souvenir que rejoindre le petit avait été leur but d’origine. Maggie conserva plus tard l’impression qu’ils s’étaient, au bout de cinq minutes, lancés dans sa recherche comme dans un refuge ; et ils s’étaient ensuite réjouis que la présence irrésistible et turbulente de l’enfant, vite retrouvée et appréciée, en compagnie de sa gouvernante, personne réclamant de la considération, eût couvert tout sentiment de gêne. Car au total il s’agissait de cela : le cher homme avait parlé à sa fille pour la mettre à l’épreuve, de même que Charlotte lui avait parlé, à lui, dans la même belle idée. La Princesse s’en aperçut aussitôt, et s’en empara fermement ; elle les avait entendus tous deux, son père et son amie, discuter de cette étrange situation. « Le Prince me dit que Maggie envisage que vous fassiez avec lui un voyage à l’étranger, et, comme il aime faire tout ce qu’elle veut, il m’a suggéré de vous en parler comme d’un projet très susceptible d’obtenir votre consentement. Donc, je vous en parle, vous le voyez, étant moi-même toujours soucieuse, comme vous savez, de répondre aux souhaits de Maggie. Je parle, mais sans vraiment comprendre cette fois-ci ce qu’elle a en tête. Pourquoi, en ce moment précis, désire-t-elle tout d’un coup vous expédier ensemble, et rester ici seule avec moi ? Le compliment est entièrement pour moi, je l’admets, et vous devez décider comme bon vous semble. Le Prince, évidemment, est tout prêt à jouer son rôle… mais vous devrez en discuter ouvertement avec lui. C’est-à-dire, vous devrez en discuter ouvertement avec elle. » Ce fut quelque chose de ce genre que Maggie entendit dans son oreille intime : et c’était ce que son père, après avoir attendu qu’elle fît directement appel à lui, l’invitait maintenant à régler. Eh bien, put-elle ensuite se dire jusqu’à la fin de la journée, ce fut ce qu’ils firent, assis sur leurs chaises de louage : ce qu’ils firent, pour autant qu’il leur était désormais possible de discuter ouvertement de quoi que ce fût. La mesure de cette possibilité fut du moins donnée par le fait que chacun lutta jusqu’au bout pour masquer, pour déguiser, toute véritable anxiété. Avec son sourire trompeur, ne déviant pas d’une miette, en soutenant le regard de son père avec autant de douceur qu’il soutenait le sien, elle avait avoué son envie de les voir tous deux, son père et son mari, bien accueillir l’idée d’une escapade, les ayant vus si longtemps tous deux rester terriblement casaniers. Elle avait presque tordu son chapeau en évoquant cette occasion, pour deux jeunes hommes ardents, s’arrachant au confinement, et s’élançant bras dessus bras dessous, de trouver de l’agrément sous des formes qui, du moins sur le moment, leur paraîtraient nouvelles. Durant cinquante secondes, les yeux pleins de tendresse et de fausseté, fixés sur ceux de son père, elle s’était sentie horriblement vulgaire, mais sans y attacher d’importance, en estimant avoir de la chance, si elle pouvait s’en sortir en n’étant rien de pire qu’horriblement vulgaire. « Et j’ai pensé qu’Amerigo aimerait mieux cela, avait-elle déclaré, plutôt que de voyager seul.

– Tu veux dire qu’il ne s’en ira pas à moins que je ne l’emmène ? »

Ici elle avait réfléchi, et jamais de sa vie elle n’avait réfléchi aussi promptement et aussi intensément. Si vraiment elle le disait de cette façon, son mari, mis au défi, risquerait de démentir ; et son père alors s’étonnerait, et lui demanderait peut-être franchement pourquoi elle exerçait une telle pression. Elle ne pouvait bien sûr pas se permettre d’être un seul instant soupçonnée d’exercer une pression ; et par conséquent elle fut obligée de donner pour seule réponse : « N’est-ce pas justement ce dont vous devrez discuter ouvertement avec lui ?

– Naturellement… s’il me le propose. Mais il ne l’a pas encore fait. »

Ah, une fois encore, comme elle se sentit faussement sourire ! « Peut-être est-il trop timide…

– Parce que, d’un autre côté, tu es sûre qu’il désire ma compagnie ?

– Je crois qu’il a pensé que ça vous plairait.

– Oh oui, sûrement… ! » Mais, sur ce, il détourna les yeux, et elle attendit, en retenant son souffle, qu’il lui demandât si elle souhaitait qu’il posât directement la question au Prince, et si elle serait grandement déçue qu’il s’en abstînt. Ce qui la « fixa », ainsi qu’elle allait se le dire, ce fut qu’il ne fit ni l’un ni l’autre, en évitant ainsi clairement le risque qu’il aurait encouru en la sondant. D’un autre côté, pour atténuer cette apparence d’esquive, et comme pour emplir le gouffre de songerie provoqué par son abstention, il fournit bientôt lui-même une raison à Maggie : il lui épargna l’effort de demander s’il jugeait que Charlotte n’était pas d’accord. Il prit tout sur lui : ce fut ce qui la « fixa ». Et elle n’eut à attendre qu’un tout petit peu plus pour sentir jusqu’où il prenait les choses sur lui. L’argument qu’il avança fut de n’avoir aucune envie de mettre autant d’espace et de temps entre sa femme et lui. Il n’était pas malheureux avec elle, loin de là ; pas au point de pouvoir manifester un besoin d’éloignement. Et, comme pour insister, derrière le bouclier paternel de ses lunettes, il rendit son sourire à Maggie, qui ne l’oublia pas. Par conséquent, à moins que ce ne fût pour le Prince lui-même… !

« Oh, je ne pense pas que ce puisse être pour Amerigo lui-même. Amerigo et moi, avait dit Maggie, nous nous accordons parfaitement.

– Eh bien, alors, nous y sommes.

– Soit, avait-elle acquiescé avec une sublime platitude. Nous y sommes.

– Charlotte et moi aussi, avait gaiement poursuivi son père, nous nous accordons parfaitement. » Sur ce, il avait paru vouloir gagner un peu de temps. « Pour l’exprimer simplement, avait-il ajouté d’un ton calme et content. Pour l’exprimer simplement. » Il avait dit cela comme s’il pouvait aisément bien mieux l’exprimer, mais comme si l’humour d’un euphémisme satisfait suffisait amplement pour l’occasion. Il était donc entré, consciemment ou inconsciemment, dans le jeu de Charlotte ; et cela eut pour effet de rendre triplement oppressante pour Maggie la conviction que Charlotte avait un plan. La femme de son père avait fait ce qu’elle voulait ; et c’était aussi ce qu’Amerigo avait voulu qu’elle fît. Elle avait empêché que l’épreuve conçue par Maggie devînt possible, et elle avait imposé à sa place une épreuve de son cru. C’était exactement comme si elle avait su que sa belle-fille craindrait d’être contrainte d’expliquer, sous l’effet du moindre interrogatoire, pourquoi un changement était désirable ; et, encore plus prodigieusement, c’était pour notre jeune femme elle-même comme si son père avait été capable de faire des calculs correspondants, de juger important de ne pas être poussé à lui demander de dire ce qui la préoccupait. Sinon, avec une telle occasion, pourquoi ne l’avait-il pas demandé ? Il s’en était abstenu par calcul : voilà pourquoi, voilà pourquoi. Il était terrifié par la réplique qu’il aurait risqué de provoquer : « Et vous, mon cher papa, si on en vient à cela, qu’est-ce qui vous préoccupe ? » Une minute plus tard, il ajouta à sa dernière remarque une touche ou deux destinées à conjurer un peu plus le spectre de l’anomalie, avec une intensité propre vraiment à rendre Maggie muette devant la question. « Il semble y avoir une sorte de charme, n’est-ce pas, dans notre vie… et c’est comme s’il s’était récemment renouvelé, ranimé et ravivé. Une sorte de prospérité égoïste et mauvaise, peut-être, comme si nous avions tout raflé, tout remisé, jusqu’au dernier joli objet, pour la dernière vitrine du dernier coin de ma vieille collection. C’est le seul inconvénient… cela nous a peut-être rendus paresseux, un rien languides… étendus comme des dieux entre eux, insoucieux de l’humanité.

– Vous considérez que nous sommes languides ? » Elle avait sauté sur cette forme de réplique par goût pour son aimable légèreté. « Vous considérez que nous sommes insoucieux de l’humanité… vivant comme nous le faisons au milieu de la plus grande foule du monde, à toujours courir, poursuivis par les uns et poursuivant les autres ? »

Cela en fait le fit réfléchir un peu plus longtemps qu’elle n’en avait eu l’intention ; mais il en émergea, comme elle eût dit, avec un sourire. « Eh bien, je ne sais pas. Nous n’en tirons rien d’autre que de l’amusement, n’est-ce pas ?

– En effet, s’empressa-t-elle d’ajouter. Nous n’en tirons sûrement rien d’autre que de l’amusement.

– Nous faisons tout cela si magnifiquement, déclara-t-il.

– Nous faisons tout cela si magnifiquement. » Elle ne le nia pas un instant. « Je vois ce que vous voulez dire.

– Eh bien, continua-t-il, je veux dire aussi que nous n’avons sans doute pas assez le sens de la difficulté.

– Assez ? Assez pour quoi ?

– Assez pour ne pas être égoïste.

– Je ne pense pas que vous soyez égoïste », avait-elle répliqué. Et elle avait réussi à ne pas avoir de tremblement de voix.

« Je ne parle pas pour moi en particulier… ni pour toi ou pour Charlotte ou pour Amerigo. Mais nous sommes égoïstes dans l’ensemble… nous bougeons comme une masse d’égoïsme. Tu vois que nous recherchons toujours la même chose, poursuivit-il. Et cela nous maintient, cela nous lie, ensemble. Nous nous recherchons entre nous, expliqua-t-il. Et, chaque fois, nous nous recherchons uniquement pour nous. C’est ce que j’appelle l’heureux attrait. Mais c’est un peu aussi… probablement… l’immoralité.

– L’immoralité ? reprit-elle d’un air plaisant.

– Eh bien, nous sommes terriblement moraux pour nous-mêmes… c’est-à-dire les uns envers les autres. Et je ne vais pas prétendre savoir exactement aux dépens de qui en particulier toi et moi, par exemple, sommes heureux. Mais il y a, dirais-je, quelque chose d’inquiétant… et sans doute de bizarre… dans notre conscience de tant de confort et de privilèges. À moins, précisa-t-il, que ce ne soit une idée extravagante qui me vienne à moi seul. En tout cas, je ne dis rien d’autre que cela… il y a là quelque chose de “lénifiant”… comme si nous étions étendus sur des divans, avec les cheveux nattés, à fumer de l’opium, en ayant des visions. “Levons-nous donc, et agissons !”… n’est-ce pas ce que dit Longfellow ? Cette semonce semble parfois retentir… comme une descente de police, dans notre fumerie d’opium… pour nous secouer. Mais la beauté de la chose, c’est qu’en même temps nous agissons ; c’est-à-dire que nous agissons, en somme, pour ce que nous avons entrepris. Nous y travaillons, à notre vie, à notre chance, quel que soit le nom qu’on y applique, telle que nous l’avons envisagée, que nous l’avons conçue, dès le début. Nous y avons travaillé, et que peut-on faire de plus ? C’est beaucoup pour moi, conclut-il, d’avoir rendu heureuse Charlotte… de l’avoir si parfaitement contentée. Toi, depuis bien longtemps, tu étais une chose acquise… je veux dire, le fait que tout aille bien pour toi. Donc, cela ne me gêne pas de te dire que mon grand souci, dès lors, a inévitablement été de m’assurer une réussite semblable, également à ton propre avantage, avec Charlotte. Si nous avons travaillé à notre vie, à notre idée, vraiment, comme j’ai dit… si en tout cas je puis déclarer ici que j’y ai apporté ma contribution… le fait que nous ayons assuré tant d’aisance à Charlotte n’en est pas, pourrait-on dire, la moindre des raisons. Voilà qui a été lénifiant, à tous égards… qui s’est enroulé comme de grands cercles bleutés de fumées d’opium, ou d’autres. Ne vois-tu pas quelle faillite cela aurait été pour nous si Charlotte ne s’était pas rangée comme elle l’a fait ? » Et il avait achevé en exprimant quelque chose à quoi Maggie n’avait peut-être pas songé. « Toi, ma chérie, en ce cas, je crois vraiment, tu aurais été la première à en avoir horreur.

– En avoir horreur ?

– Avoir horreur que nous n’y ayons pas réussi, avec toutes nos grandes intentions. Et je pense que j’en aurais eu horreur encore plus pour toi que pour moi.

– Ce n’est peut-être pas inconcevable, étant donné que c’est pour moi, après tout, que vous l’avez fait. »

Il hésita, mais juste un moment. « Je ne t’ai jamais rien dit de pareil.

– Eh bien, Charlotte elle-même me l’a dit assez vite.

– Mais je ne le lui ai jamais dit, à elle, rétorqua son père.

– En êtes-vous certain ? demanda-t-elle alors.

– Ma foi, j’aime à penser que j’étais complètement épris d’elle, que j’avais raison de l’être, et que j’avais de la chance de pouvoir me fonder sur cela. Je lui ai dit tout le bien que je pensais d’elle.

– Cela faisait justement partie du bien que vous en pensiez, répliqua Maggie. Je veux dire, sa magnifique capacité de comprendre en faisait justement partie.

– Oui… elle comprend tout.

– Tout… et en particulier vos raisons. Le fait qu’elle me l’ait dit… voilà qui m’a montré à quel point elle avait compris. »

Ils étaient de nouveau face à face, et elle vit qu’elle l’avait fait rougir ; c’était comme s’il décelait dans les yeux de sa fille l’image concrète, la scène incarnée, de l’échange qu’elle avait eu avec Charlotte, dont en réalité il entendait parler pour la première fois, et à propos de laquelle il eût été naturel qu’il la questionnât davantage. Le fait qu’il s’en abstînt dénotait précisément la complication de ses craintes. « Ce qu’elle aime, dit-il finalement, c’est la façon dont la chose a réussi.

– Votre mariage ?

– Oui… toute mon idée. La façon dont j’ai été justifié. C’est la joie que je lui donne. Si pour elle aussi cela avait échoué… ! » Il s’interrompit ; cela ne valait même pas la peine d’en parler. « Alors tu penses que tu pourrais maintenant risquer Fawns ?

– Risquer ?

– Oui, moralement… du point de vue dont j’ai parlé… celui de notre enfoncement dans la paresse. D’une certaine manière, notre égoïsme, là-bas, semble être à son comble. »

Maggie le divertit en ne répondant pas. Elle se contenta de demander : « Est-ce que Charlotte y est vraiment prête ?

– Oh, si toi et moi et Amerigo y sommes prêts… Chaque fois qu’on coince Charlotte, expliqua-t-il plus à son aise, on découvre qu’elle veut seulement savoir ce que nous voulons. Et c’est pour cela que nous l’avons adoptée.

– C’est pour cela que nous l’avons adoptée… exactement ! » Et puis, pour un instant, même au prix d’une certaine étrangeté dans leur effort plus ou moins réussi d’aisance, ils abandonnèrent le sujet : l’abandonnèrent jusqu’à ce que Maggie déclarât qu’il était tout de même étonnant que sa belle-mère voulût, avant la fin de la saison, échanger tant de compagnie contre tant de relative solitude.

« Ah, avait-il alors répondu, c’est parce que son idée, je pense, cette fois, est que nous recevions plus de gens, plus que nous ne l’avons encore fait, à la campagne. As-tu oublié que c’est pour cela, à l’origine, que nous l’avons adoptée ?

– Oh, en effet… pour qu’elle nous apporte de la vie. » Maggie avait fait mine de s’en souvenir, et la lueur de leur ancienne franchise, brillant au loin dans le passé, avait paru si étrangement révéler certaines choses, que, sous l’effet de cette vision, elle s’était soudain levée. « Eh bien, avec “de la vie”, Fawns fera sûrement l’affaire. » Il était resté assis tandis qu’elle regardait au-dessus de lui ; la vision qu’elle se formait s’était mise à pulluler. C’était la vibration d’une des embardées du train mystique dans lequel, avec son père, elle avançait ; mais cette fois-ci elle eut à retrouver son équilibre avant de le fixer dans les yeux. Elle avait en fait pris la pleine mesure de la différence entre le fait d’aller à Fawns parce que chacun d’eux savait maintenant que les autres le voulaient, et le fait d’associer, pour un voyage, son mari et son père, dont personne ne savait ce qu’ils voulaient, l’un comme l’autre. « Plus de gens » à Fawns serait effectivement une clef suffisante pour l’activité de son mari et de sa belle-mère ; il n’était vraiment pas douteux que son père et elle accepteraient tout défilé de visiteurs. Personne désormais ne pouvait essayer d’épouser Adam Verver. Ce qu’il venait de dire était un plaidoyer direct pour un tel défilé, et qu’était ce plaidoyer, sinon une soumission à Charlotte ? De sa chaise, il avait remarqué le regard de sa fille, mais il s’était ensuite levé, et ce fut alors qu’ils se rappelèrent être sortis à la recherche du garçon. Une fois accomplies leurs retrouvailles avec le Principino, et avec sa gouvernante, tous quatre avaient pris le chemin du retour d’un pas plus lent et dans un esprit encore plus vague ; mais cet esprit vague permit à Maggie de revenir un instant au plus vaste sujet. « Si donc, comme vous l’avez dit, nous aurons des gens à la campagne, savez-vous à qui je penserais d’abord ? Vous serez peut-être amusé, mais ce serait aux Castledean.

– Je vois. Mais pourquoi serais-je amusé ?

– Eh bien, parce que cela m’amuse moi-même. Je ne pense pas aimer lady Castledean… et pourtant j’aime la voir… ce qui, comme dirait Amerigo, est “louche”.

– Mais tu ne trouves pas qu’elle est très belle ? demanda son père.

– Oui, mais il ne s’agit pas de cela.

– Alors de quoi s’agit-il ?

– Du simple fait qu’elle puisse être là… être là juste pour nous. C’est comme si elle pouvait avoir une valeur… comme si l’on pouvait obtenir quelque chose d’elle. Je ne sais pas du tout quoi, et en attendant elle m’agace assez. Je ne sais même pas pourquoi, je l’admets… mais si nous la voyons assez souvent, je le découvrirai peut-être.

– Cela a-t-il beaucoup d’importance ? » avait demandé son père tandis qu’ils marchaient côte à côte.

Elle avait hésité. « Vous voulez dire parce qu’elle vous plaît plutôt ? »

Lui aussi avait fait une pause ; et puis il avait acquiescé à l’idée. « Oui, je suppose qu’elle me plaît plutôt. »

Elle considéra cela comme le premier cas, à son souvenir, où ils n’eussent pas eu la même impression d’une même personne. Cela donc revenait à dire qu’il faisait semblant ; mais elle s’était suffisamment avancée, et pour accentuer son apparence de légèreté, elle déclara ensuite qu’elle souhaiterait tout aussi immédiatement à Fawns, bien qu’ils fussent loin d’être une nouveauté, la présence des Assingham. C’était présenter les choses sur une base qui n’exigeait pas d’explications ; mais en même temps, elle sentait extraordinairement à quel point, une fois à la campagne avec les autres, elle aurait besoin d’avoir, comme on dit, la bonne Fanny dans les parages. C’était la chose la plus étrange du monde, mais c’était comme si Mrs Assingham, d’une certaine manière, pouvait atténuer l’intensité de sa conscience de Charlotte. C’était comme si l’une compensait l’autre ; et comme si cela relevait encore de son idée d’un équilibre. Ce serait comme mettre cette amie sur la balance pour faire contrepoids : sur le même plateau que son père et elle-même. Amerigo et Charlotte seraient sur l’autre plateau, et il leur faudrait bien être trois pour les contrebalancer. Tandis que cette vague idée lui occupait l’esprit, elle reçut de son père, avec un air de brusquerie, une contribution lumineuse. « Ah, parfait ! Faisons venir les Assingham !

– Il faudrait les faire venir, avait-elle répondu, comme nous l’avons déjà si souvent fait. Pour un bon long séjour de la vieille façon et selon les anciens termes… comme des “pensionnaires réguliers”, ainsi que dit Fanny. C’est-à-dire s’ils viennent en effet.

– Comme des pensionnaires réguliers selon les anciens termes… c’est aussi ce que j’aimerais. Mais je suppose qu’ils viendront », avait ajouté son interlocuteur d’un ton où elle avait décelé toutes sortes d’intentions. La principale intention était de laisser entendre qu’il avait autant qu’elle besoin des anciens termes, en tant qu’ils étaient différents des nouveaux. Et ainsi, que faisait-il d’autre que de pratiquement avouer que quelque chose s’était produit, et que Mrs Assingham, intéressée dans la situation qu’elle avait contribué à créer, devait pour cette raison même se trouver impliquée dans son inévitable développement ? Cela revenait à suggérer, sans y prendre garde, qu’il serait reconnaissant d’avoir quelqu’un vers qui se tourner. Bref, si elle avait secrètement souhaité le sonder, il s’était maintenant en quelque sorte démasqué, et si jamais elle avait eu besoin de quelque chose de plus pour être fixée, ce qu’elle venait d’obtenir de lui était bien suffisant. Il s’était emparé de son petit-fils tout en marchant, il lui tenait la main et la balançait, sans être gêné, car il ne l’était jamais, par les questions perçantes dont l’enfant était hérissé comme un petit porc-épic dodu ; et donc, en chemin, Maggie s’était une fois de plus intimement demandé si l’équilibre ne serait pas plus réel, et surtout n’exigerait pas des calculs moins étranges, dans le cas où il serait écrit que Charlotte donnerait à son père un Principino à lui. Elle lui prit l’autre bras ; mais cette fois-ci, ce fut pour le ramener doucement, vainement, vers ce à quoi ils avaient voulu échapper durant l’heure précédente ; de même qu’il y ramenait sciemment l’enfant, et de même que la grande miss Bogle, représentant les devoirs domestiques, à sa gauche, l’y ramenait complaisamment, elle, Maggie. Les devoirs domestiques, une fois en vue la maison de Portland Place, se dévoilèrent vivement à eux, même de loin. Amerigo et Charlotte étaient entrés ; c’est-à-dire qu’Amerigo était entré, mais que Charlotte était plutôt sortie, car tous deux étaient perchés sur le balcon, lui nu-tête, elle dévêtue de sa jaquette, ou de sa mante, mais couronnée, en accord avec la douceur du jour, d’un fier et brillant chapeau, que Maggie « repéra » aussitôt comme neuf, comme incomparablement original, et comme porté, dans un souci caractéristique de généreuse harmonie, pour la première fois ; tout cela, manifestement, afin de guetter le retour des absents, et de les prendre en charge aussi ponctuellement que possible. Ils étaient gais, ils s’amusaient, dans l’agréable matin ; ils se penchaient à la rambarde, ils lançaient des signes de bienvenue, ils illuminaient la grande façade sombre de la maison avec une expression qui brisait la monotonie, et qui aurait presque pu choquer la décence, de Portland Place. Le groupe sur le trottoir levait les yeux comme vers les créneaux d’un rempart peuplé ; même miss Bogle, qui dressait sa tête plus haut que jamais, avait l’air un peu ébahie, à cette distance, comme au pied d’êtres vraiment supérieurs. Il n’avait guère pu y avoir autant de bouches bées depuis la veille de Noël, lorsque de petits miséreux abandonnés avaient pitoyablement chanté afin de recevoir des sous, et qu’Amerigo, insatiable de coutumes anglaises, était sorti en s’écriant « Santissima Vergine ! », pour s’émerveiller des dépositaires de cette tradition, et acheter leur silence. L’ébahissement personnel de Maggie, une fois de plus, concernait inévitablement la façon dont le couple allait opérer.

VI

Durant des semaines, elle ne s’était pas vraiment retrouvée en présence de Mrs Assingham, après avoir vu cette dame dans l’après-midi de son retour des fêtes de Pâques à Matcham ; mais cette interruption fut rectifiée dès que la date de la migration vers Fawns – celle de la fermeture plus ou moins simultanée des deux maisons – commença d’être discutée. Elle avait vite senti que ce renouvellement, dont elle avait parlé à son père, des anciens termes avec une vieille amie était son seul moyen d’ouvrir son esprit sans trop s’exposer ni se trahir. Même son père, qui, comme il eût dit, s’était toujours « fié » à leur ancienne alliée, ne la soupçonnerait pas nécessairement de recourir à l’aide de Fanny pour obtenir des informations précises ; et il l’en soupçonnerait d’autant moins, si seulement Fanny agissait comme elle pouvait si aisément le faire. La conception que se faisait Maggie de l’aisance de Fanny aurait troublé Mrs Assingham, si elle lui avait été révélée tout d’un coup : comme, en l’occurrence, elle allait bientôt la lui être, d’une façon relativement graduelle. L’idée de notre jeune femme, en particulier, était que sa sécurité, sa garantie de ne pas être elle-même soupçonnée de soupçons, lui serait fournie par la capacité de cette amie de la couvrir, de la protéger, et même de la représenter ostensiblement : c’est-à-dire de présenter sous certaines formes sa relation avec la vie qu’ils menaient tous effectivement. Sans doute la gamme, comme on dit, serait-elle vaste ; mais Mrs Assingham existait solidement, et elle pouvait d’une certaine manière exister essentiellement pour le bénéfice personnel de Maggie : c’était la plus belle fleur que notre jeune femme eût cueillie parmi les suggestions semées, comme des graines fertiles, par la soirée donnée à Portland Place pour la bande de Matcham. Ce soir-là, Mrs Assingham, surmontant son accablement, avait rayonné de bravoure et de sympathie ; elle avait ainsi résolument, et peut-être imprudemment, trahi en elle-même la conscience la plus profonde et la plus sombre, produisant alors une impression qu’il serait maintenant bien tard, pour elle, de vouloir illogiquement effacer. Ce fut avec un merveilleux air de proclamer toutes ces vérités que la Princesse approcha de nouveau son amie ; sans doute se fit-elle d’abord scrupule de ne pas lui dire précisément ce qu’elle attendait d’elle, mais elle n’eut pas la moindre honte, comme en fait elle le lui déclara ouvertement, à voir Fanny pressentir l’étrange utilité qu’elle pouvait lui présenter. D’emblée Maggie lui dit des choses étonnantes, telles que : « Vous pouvez m’aider, vous savez, ma chérie, quand personne d’autre ne le peut » ; telles que : « Ma parole, je souhaiterais presque que vous ayez des ennuis, que vous ayez perdu votre santé ou votre argent ou votre réputation… pardonnez-moi, mon chou !… ainsi je pourrais être chez vous autant que je voudrais, ou alors je pourrais vous garder chez moi, sans exciter de commentaires, sans exciter de remarques autres que tant de gentillesse me “ressemble” bien. » Nous avons chacun notre propre façon de nous dédommager de ne pas être égoïste, et Maggie, qui n’avait pas du tout d’ego en face de son mari ou de son père, et n’avait qu’un ego faible et incertain en face de sa belle-mère, aurait en vérité, en ce moment de crise, sacrifié sans remords la vie personnelle ou la liberté de Mrs Assingham.

L’attitude que cet appétit de sacrifice lui inspirait était de trouver en plus un soutien particulier dans les aspects courants et les agitations de sa victime. Cette personne en vérité lui paraissait presque prête à tout ; peut-être pas d’une complaisance effusive, mais désirant avec une impatience singulière savoir ce qu’elle voulait, elle, Maggie. Et, à long terme, qui en réalité ne fut guère long, il n’y eut aucune difficulté à cela. Ce fut comme si, plus que tout, Maggie avait laissé entendre à Fanny qu’elle la tenait, qu’elle la rendait, nettement responsable de quelque chose ; non pas, pour commencer, en mettant les points sur tous les i, ni en liant tous les maillons, mais plutôt en la traitant, sans insistance, avec une confiance caressante, comme si elle était là pour voir et pour savoir, pour conseiller et pour aider. Elle s’était manifestement forgé une théorie selon laquelle cette chère femme, dès les premiers temps, avait d’une certaine manière mis la main à toutes leurs aventures, si bien qu’il n’y avait aucun tournant de leurs relations et de leurs affaires communes qui ne pût pas en quelque sorte être rattaché à son affectueux intérêt d’origine. Sur cet intérêt affectueux, notre jeune amie échafaudait maintenant sous les yeux de la bonne dame, absolument comme un enfant sage, ou même espiègle, qui, par terre, empilerait des cubes, d’un geste habile et vertigineux, avec un œil sur les réactions d’un adulte qui l’observerait discrètement. Quand certains cubes s’écroulaient, ils ne faisaient rien d’autre qu’agir selon leur nature de cubes ; mais viendrait l’heure où leur ensemble s’élèverait si haut, qu’il faudrait bien alors le remarquer et l’admirer. Mrs Assingham avait l’air de se prêter sans réserve, mais cela ne dénotait en elle aucune conception personnelle ; son attention presque anxieuse s’appliquait entièrement à l’éclatante félicité de sa jeune amie, laissant ainsi entendre qu’elle considérait comme évidents certains vagues accroissements de ce bonheur. Si la Princesse, désormais plus que jamais, s’épanouissait, Fanny était prête à proclamer qu’elle la voyait s’épanouir, qu’elle avait toujours su qu’elle le ferait, et que tout appel à y assister serait plus ou moins une invitation à célébrer un triomphe. Il y avait certes un peu de confusion dans l’affabilité de cette dame, et une sorte d’extravagance dans sa gaieté à tout propos ; une joie expansive, particulièrement marquée chaque fois qu’elles se retrouvaient après de courtes séparations ; retrouvailles dans le premier feu desquelles Maggie se souvenait alors parfois d’autres regards dans d’autres visages ; et, plus que tout, de deux impressions étrangement persistantes ; de la mimique éclairante qu’avait faite son mari sous le choc (elle avait fini par y penser comme à un choc) d’abord ressenti en la voyant chez elle, quand il était revenu de Matcham et de Gloucester ; et de l’étonnant et magnifique regard hardi mais hésitant que Charlotte, le lendemain, à Eaton Square, avait détourné de la fenêtre pour le fixer sur elle, en guise de premier accueil.

Si elle avait osé y songer aussi sommairement, elle aurait déclaré que Fanny avait peur d’elle, peur de quelque chose qu’elle pourrait dire ou faire, de même qu’Amerigo et Charlotte avaient eu peur d’elle durant quelques brèves secondes : ce qui précisément formait une allure commune à ces trois-là. La différence, cependant, était que cette allure, dans la chère femme, avait la bizarrerie de se renouveler constamment, tandis qu’elle n’avait plus jamais percé un seul petit instant chez les deux autres. D’autres allures, d’autres lueurs, radieuses et régulières, étaient apparues chez ces deux autres ; atteignant un paroxysme très peu de temps auparavant, le matin où ce couple s’était montré au balcon de Portland Place, pour guetter ce qu’elle était en train de faire avec son père ; quand leur attention générale, leur clarté et leur beauté diffuses, accordées à l’éclat de l’été, avaient semblé déverser un chaleureux accueil, et la promesse d’une protection. Ils étaient unis dans la volonté de ne rien faire qui pût alarmer Maggie : et désormais si complètement, qu’ils avaient, par expérience et par pratique, presque cessé de redouter d’être tenus pour responsables. Mrs Assingham, d’un autre côté, ne se défendant pas moins contre un risque semblable, avait cependant moins d’assurance, du fait d’avoir moins de contrôle de la situation. Par conséquent, sa gaieté exubérante, ses tentatives d’expressions aventureuses, d’un ordre prétendument souriant, qui annonçaient son arrivée comme un escadron de tirailleurs, ou quel que soit leur nom, précédant le gros des troupes : ces comportements avaient au bout d’une quinzaine de jours porté une douzaine de fois au bord des lèvres de notre jeune femme un défi qui avait l’astuce d’attendre la bonne occasion, mais dont elle n’avait jusqu’alors éprouvé aucun besoin de se soulager. « Vous avez tellement peur de m’entendre me plaindre à vous, que vous n’arrêtez pas de sonner les cloches afin d’étouffer ma voix. Mais ne criez pas, ma chère, avant d’être frappée… et, surtout, demandez-vous comment je puis avoir le mauvais esprit de me plaindre. Au nom de toutes les absurdités, comment pouvez-vous imaginer que j’aie à me plaindre ? » Un tel défi, la Princesse réussissait pour le moment à le réprimer ; et, dans une certaine mesure, elle y réussissait en se demandant si l’ambiguïté qu’elle décelait en son amie n’était pas très similaire à l’ambiguïté que son père devait souvent déceler en elle-même. Elle se demandait comment elle accueillerait de la part de son père une remarque semblable à celle qu’elle parvenait de jour en jour à épargner à Mrs Assingham, et cela la poussait à se montrer avec cette comparse aussi accommodante que Mr Verver, le cher homme, toujours indulgent mais toujours insondable, l’était avec elle-même, sa fille. Elle avait néanmoins obtenu de Fanny des précisions sur le temps qu’ils souhaitaient passer à Fawns, le Colonel et elle, si toutefois on pouvait compter sur lui ; et, à cet égard, rien ne frappa plus nettement l’esprit de Maggie, rien ne lui inspira un intérêt plus intime, que son sentiment de voir son interlocutrice s’abstenir absolument de déclarer qu’il fallait prendre en considération l’avis de Charlotte sur une longue visite, même de la part de si vieux amis.

Très consciemment en elle-même, et très visiblement pour la Princesse, Fanny se gardait de cette considération comme si elle reculait au bord d’un gouffre où elle aurait craint de glisser ; attitude qui remit devant les yeux de notre jeune femme le constant danger, auquel elle-même était exposée, d’afficher ses propres subtiles tactiques. Le fait que Charlotte ait pu se mettre à être réticente à l’égard des Assingham, ce qui ne s’était encore jamais produit, et pour une centaine de raisons évidentes ; ce fait, en soi, était d’une haute signification pour Maggie, et d’une signification accentuée par le silence dont l’enrobait indubitablement Fanny. Ce qui lui donnait une valeur presque angoissante, c’était d’être une cause précise d’opposition plus directe que jamais entre la Princesse et sa belle-mère ; avec cependant, comme résultat implicite, une belle possibilité donnée à Mrs Verver de demander à son mari des explications. Ah, dès le moment où elles s’opposeraient effectivement, on ne saurait naturellement pas jusqu’où les occasions de Charlotte pourraient se multiplier ! Que deviendrait Mr Verver, se demandait Maggie d’une façon obsédante, si sa femme, d’un côté, se mettait à le presser de rappeler sa fille à l’ordre, et si, d’un autre côté, la force des vieilles habitudes, pour le dire simplement, le disposait aussi fermement à croire à tout prix en cette jeune personne ? Et donc elle se trouvait, à tous égards, emprisonnée dans le cercle des raisons qu’il lui était impossible de donner, et sûrement de donner à son père. La maison de campagne était celle de Mr Verver, et par conséquent celle de Charlotte ; elle était celle de Maggie et d’Amerigo seulement dans la mesure où ses véritables maître et maîtresse la mettaient largement à leur disposition. Maggie naturellement pensait ne voir aucune limite aux largesses de son père, mais ce n’était pas la même chose, même dans le meilleur des cas, avec Charlotte, qu’il ne serait guère correct, en somme, de contraindre à lutter pour ses propres préférences. En vérité, il y avait des moments où la Princesse estimait ne pas être désarmée pour la bataille, si seulement cette bataille pouvait se livrer sans spectateurs.

Cet avantage précis était cependant très tristement hors de question pour elle ; sa seule force tenait à sa possibilité, au cas où Mrs Verver ne « voudrait » pas des Assingham, de voir que ce refus aussi avait des motifs et des fondements. Chaque fois que son père lui avait fait part d’une objection, d’une plainte de Charlotte, elle n’avait su y répondre que d’une façon ; si jamais il lui demandait « Quelles sont tes raisons, ma petite ? », elle pourrait alors lui rétorquer d’une voix claire « Et quelles sont les siennes, je vous prie, papa chéri ? N’est-ce pas justement cela que nous ferions mieux de savoir ? Ses raisons ne risquent-elles pas d’être une aversion, parfaitement fondée, pour la présence, et par conséquent pour le regard, de gens qui savent peut-être sur elle des choses qu’elle trouve gênant qu’ils sachent ? ». Cette carte hideuse, elle pouvait en toute logique la jouer ; car elle s’était, suivant son rythme intérieur de plus en plus vif, intimement familiarisée avec chaque atout du paquet qu’elle ne cessait de tripoter. Mais elle ne pouvait la jouer qu’à la condition inadmissible de sacrifier son père ; condition tellement inadmissible, qu’elle contenait même l’horreur de découvrir qu’il était prêt à consentir au sacrifice. Ce que Maggie avait à faire, elle devait le faire en ne mettant pas les mains sur son père ; et, en attendant, comme nous le voyons, rien n’était plus éloigné d’un pareil scrupule, que cette manipulation de leurs invités soumis, dont son esprit se délectait si hardiment. Sous ce rapport, elle se considérait sans détachement : c’étaient seulement les autres qu’elle considérait avec pénétration. Sinon, elle se serait sans doute étonnée, et nettement amusée, de leur attribuer ainsi un cuir pachydermique. Si elle pouvait affronter l’embarras d’un séjour prolongé de ses amis à Fawns en dépit de Charlotte, elle attendait quand même d’eux une manifestation de courage qui renforcerait le sien. Bref, ils étaient chargés non seulement de se montrer crédibles et audacieux, mais aussi en quelque sorte de lui communiquer cet aspect, à elle, Maggie. Et, en fait, elle sentit qu’elle ne leur en donnait guère le temps, quand, un après-midi, à Portland Place, elle déclara soudain, avec un manque d’à-propos qui n’était qu’un faux-semblant : « Au nom du ciel, qu’y a-t-il de si affreux entre eux ? Que croyez-vous, que savez-vous ? »

Oh, si elle jugeait les gens d’après leurs mimiques, la brusque pâleur de sa visiteuse pouvait la mener loin dans son verdict ! Fanny Assingham blêmit, mais il y avait dans cet aspect, dans l’expression donnée ainsi aux yeux, quelque chose qui renforça en Maggie sa conviction sur ce à quoi s’était attendue cette amie. Fanny l’avait senti venir, senti de loin, et maintenant que c’était venu, après tout, et que la première stupeur s’était dissipée, elles se trouveraient sans doute toutes deux dans une relation plus authentique. C’était venu en raison du déjeuner dominical qu’elles avaient pris seules ensemble ; c’était venu, aussi étrangement qu’on voulait, à cause du mauvais temps, de la méchante pluie froide de juin, qui faussait la journée ; c’était venu, parce que cela résumait la totalité des perplexités et des duplicités parmi lesquelles elle se sentait avoir récemment cherché sa route ; c’était venu, parce que Amerigo et Charlotte étaient de nouveau allés seuls ensemble à un « week-end » qu’elle avait eu le projet infernal de leur conseiller, juste pour voir, cette fois-ci, s’ils s’y rendraient vraiment ; c’était venu, parce qu’elle avait, d’un autre côté, empêché Fanny de se rendre à un autre, qui lui aurait manifestement plu, et parce qu’elle l’avait, au lieu de cela, stupidement obligée à venir partager un déjeuner stérile et ennuyeux : tout cela afin de célébrer le fait que le Prince et Mrs Verver lui avaient ainsi donné le pouvoir de les décrire exactement tels qu’ils étaient. En vérité, ce qui s’était d’abord brusquement produit, c’était que Maggie avait besoin d’une aide préliminaire pour déterminer ce qu’ils étaient ; mais, par ailleurs, avant même que son invitée eût répondu à sa question, tout dans le lieu et dans l’instant, tout dans l’ensemble des circonstances, lui paraissait crier ce qu’ils étaient ; et en particulier l’air d’ignorance que prenait sa convive : cela en soi le criait avant tout. « Entre eux ? Que voulez-vous dire ?

– Tout ce qui devrait ne pas exister… tout ce qui devrait ne pas avoir existé… durant tout ce temps. Croyez-vous que ça existe… ou quelle est votre idée ? »

L’idée de Fanny, pour commencer, était clairement que sa jeune amie lui avait coupé le souffle ; mais elle la regarda droit dans les yeux, et très intensément. « Vous dites cela à cause d’un soupçon.

– Je dis cela enfin à cause d’un tourment. Pardonnez-moi si cela m’échappe. J’y ai pensé pendant des mois et des mois, et je n’ai personne vers qui me tourner, personne pour m’aider à démêler les choses… aucune impression sauf la mienne, pour juger… vous comprenez ?

– Vous y avez pensé pendant des mois et des mois ? reprit Mrs Assingham. Mais à quoi donc, chère Maggie, avez-vous pensé ?

– Eh bien, à des choses horribles… comme une petite brute que je suis sans doute. Qu’il y a peut-être quelque chose… quelque chose de mal et de terrible, quelque chose qu’ils dissimulent. »

La dame mûre avait commencé à reprendre des couleurs ; elle fut capable, mais avec un effort visible, d’affronter cette question avec moins de stupeur. « Vous vous imaginez, pauvre petite, que ces malheureux sont amoureux l’un de l’autre ? C’est cela ? »

Maggie se contenta d’abord de la dévisager. « Aidez-moi à découvrir ce que j’imagine. Je n’en sais rien… je n’ai rien d’autre que ma perpétuelle anxiété. Vous en avez, vous ?… vous voyez ce que je veux dire ? Si vous me parlez sincèrement, cela du moins, d’une manière ou d’une autre, fera quelque chose pour moi. »

Le regard de Fanny avait pris une gravité singulière : une force dont il semblait briller. « Est-ce que cela revient à dire que vous êtes jalouse de Charlotte ?

– Vous me demandez si je la déteste ? » Maggie réfléchit. « Non… pas à cause de mon père.

– Ah, ce n’est pas ce qu’on supposerait, répliqua Mrs Assingham. Ce que je vous demande, c’est si vous en êtes jalouse à cause de votre mari.

– Eh bien, tout peut-être tient à cela, répondit bientôt Maggie. Si je suis malheureuse, je suis jalouse… cela doit revenir à la même chose… et avec vous, du moins, je n’ai pas peur du mot. Si je suis jalouse… comprenez-vous ?… je suis tourmentée, continua-t-elle, et d’autant plus si je suis désarmée. Et si je suis à la fois désarmée et tourmentée, j’enfonce mon mouchoir dans ma bouche, je l’y maintiens, en grande partie, nuit et jour, afin qu’on ne m’entende pas indécemment gémir. Mais à présent, avec vous, enfin, je peux ne plus le garder… je l’ai enlevé, et me voilà ici, en train de franchement criailler devant vous. Ils sont ailleurs, conclut-elle, donc ils ne peuvent pas entendre. Et, par une circonstance miraculeuse, je ne déjeune pas avec papa à la maison. Je vis au milieu de circonstances miraculeuses, dont la moitié, je l’admets, viennent de moi ; je marche sur la pointe des pieds, j’épie le moindre bruit, je capte le moindre souffle, et j’essaie tout le temps de paraître aussi lisse qu’un vieux satin teint en rose. Avez-vous jamais pensé, demanda-t-elle, que je puisse être dans cet état ? »

Sa compagne, manifestement, avait besoin de clarté. « Jalouse, malheureuse, tourmentée… ? Non, déclara Mrs Assingham. Mais en même temps… et vous rirez peut-être de moi !… je suis tenue d’avouer que je n’ai jamais été terriblement certaine de ce que je puis appeler vous connaître. Et vous voilà ici, en effet, comme vous dites… une profonde petite personne ! Je n’ai jamais imaginé que votre existence soit empoisonnée, et puisque vous désirez savoir si elle a des raisons de l’être, je n’ai pas la moindre difficulté à vous répondre sur-le-champ. Rien, décidément, ne me paraît avoir moins de raisons. »

Puis, durant une minute, elles restèrent face à face ; Maggie s’était vivement levée tandis que son amie continuait de trôner, et, après avoir, dans son émoi, arpenté la pièce, elle s’arrêtait maintenant pour capter l’éclaircissement qu’elle avait sollicité. Il s’était désormais considérablement intensifié, cet éclaircissement, autour de l’ample silhouette de Mrs Assingham, et il formait, aux yeux même de notre jeune femme, une atmosphère où elle pouvait enfin plus profondément respirer. « Je vous ai paru, ces derniers mois… en particulier ces dernières semaines… calme, et naturelle, et détendue ? »

Mais c’était une question qui, sensiblement, réclamait une réponse développée. « Vous ne m’avez jamais paru, depuis la première heure où je vous ai vue, rien d’autre que parfaitement bonne et douce et belle… à votre façon très personnelle. Oui, d’une façon vraiment très personnelle, insista Mrs Assingham d’un ton presque caressant, la façon d’absolument personne d’autre. Je n’ai jamais songé à vous autrement que comme trop en dehors des choses laides, trop ignorante de toute méchanceté, toute fausseté, toute vulgarité, pour pouvoir les atteindre ou en être atteinte. Dans mon esprit, je ne vous y ai jamais mêlée. Si des choses laides avaient paru vous entourer, elles auraient eu le temps de vous atteindre. Mais vous n’êtes pas atteinte… si c’est ce que vous voulez savoir.

– Alors, vous m’avez cru contente, seulement parce que vous m’avez cru stupide ? »

Mrs Assingham sourit largement devant l’ampleur de ce pas franchi, tout enrobé qu’il pouvait être dans une gracieuse petite pirouette. « Si je vous avais cru stupide, je ne vous aurais pas trouvée intéressante, et si je ne vous avais pas trouvée intéressante, je ne me serais pas demandé, comme je l’ai dit, si je vous “connaissais” ou non. Ce dont j’ai toujours eu conscience, c’est que vous avez, caché quelque part sur vous, un bloc non négligeable de caractère… exactement autant, en fait, ajouta Fanny avec un sourire, qu’on peut supposer capable d’en porter une personne de votre taille. La seule chose, expliqua-t-elle, c’est que, comme vous ne l’avez jamais mis en avant, je n’en ai pas su grand-chose, et j’aurais été bien en peine de dire vous le portez et le fixez. Quelque part en dessous, aurais-je simplement supposé… comme cette petite croix d’argent, bénie par le Saint-Père, que vous m’avez montrée une fois, et que vous portez toujours, hors de vue, sur votre peau. Cette relique, j’ai pu la contempler, renchérit-elle en continuant de revendiquer le privilège de l’humour. Mais votre précieuse petite intériorité, disons cette fois-ci la petite médaille d’or de votre personnalité… bénie par une bien plus grande puissance encore, je pense, que celle du pape… cette chose, vous n’avez jamais consenti à me la montrer. Et je doute que vous ayez consenti à la montrer à quiconque. En général, vous avez été trop modeste. »

Maggie, en s’efforçant de suivre, en vint presque à plisser son front. « Je vous parais modeste, aujourd’hui… pudique, alors que je suis ici en train de criailler devant vous ?

– Oh, vos criailleries, je l’ai admis, sont une nouveauté. Je dois m’y adapter. Mais la question, poursuivit-elle, est de savoir à quoi diable je puis les adapter. Dois-je les adapter, si c’est ce que vous voulez dire, au fait que nos amis soient, depuis hier jusqu’à demain, dans un lieu où ils peuvent se retrouver d’une manière plus ou moins irresponsable ? » Elle dit cela avec l’air de vouloir se montrer aussi dure que possible envers eux. « Pensez-vous au fait qu’ils soient là-bas seuls ensemble… qu’ils aient consenti à l’être ? » Et puis, après avoir attendu en vain une réponse de son interlocutrice : « Mais n’est-il pas vrai que si cette fois-ci, vous aviez dit, au tout dernier moment, que vous n’y consentiez pas, ils auraient vraiment préféré ne pas partir ?

– Oui, ils auraient sûrement préféré ne pas partir. Mais je voulais qu’ils y aillent.

– Alors, ma chère petite, quelle est la difficulté ?

– Je voulais voir s’ils le feraient. Et ils devaient y aller, ajouta Maggie. C’était la seule possibilité. »

Son amie parut s’étonner. « Du moment que votre père et vous n’y alliez pas ?

– Oh, je ne veux pas dire y aller pour ces gens. Je veux dire y aller pour nous. Pour papa et moi, insista Maggie. Parce que maintenant ils savent.

– Ils savent ? fit Fanny Assingham d’une voix tremblante.

– Que depuis quelque temps je remarque davantage de choses. Je remarque les bizarreries de notre vie. »

Maggie sentit sa compagne sur le point de lui demander ce que pouvaient être ces bizarreries ; mais Mrs Assingham s’écarta vite de cette direction ambiguë pour en prendre une autre, qu’elle estimait manifestement meilleure. « Et est-ce pour cela que vous l’avez fait ?… que vous avez, veux-je dire, renoncé à y aller ?

– C’est pour cela que je l’ai fait. Pour les laisser à eux-mêmes… ainsi qu’ils le veulent de moins en moins, ou en tout cas qu’ils se risquent de moins en moins à paraître le vouloir. De la façon dont ils ont depuis si longtemps arrangé les choses, continua la Princesse, vous voyez qu’ils sont parfois tenus d’être laissés à eux-mêmes. » Et puis, comme Mrs Assingham, apparemment déroutée par cette lucidité, ne disait rien : « À présent, pensez-vous que je sois modeste ? »

Avec un peu de temps, toutefois, Fanny parvenait toujours à brillamment concevoir tout ce qui pouvait servir. « Je pense que vous avez tort. Voilà, ma chère, ma réponse à votre question. Elle exige assurément la réponse la plus directe que je puis donner. Je ne vois rien d’“affreux”… je ne soupçonne rien de tel. Je suis profondément désolée, conclut-elle, que vous puissiez faire autrement. »

Maggie eut alors de nouveau un long regard. « Vous n’avez vraiment rien imaginé ?

– Ah, Dieu m’en garde !… car c’est justement en femme d’imagination que je parle. Il n’y a aucun moment de ma vie où je ne sois pas en train d’imaginer quelque chose. Et c’est grâce à cela, chérie, poursuivit Mrs Assingham, que je conçois la sincérité avec laquelle votre mari, que vous vous figurez méchamment occupé avec votre belle-mère, s’intéresse, s’intéresse tendrement, à son adorable et admirable épouse. » Elle s’interrompit un instant comme pour bien faire profiter son amie de ce constat ; mais Maggie ne parut en tirer aucun bénéfice. Alors, en désespoir de cause, la pauvre femme voulut couronner son effort. « Il ne vous blesserait pour rien au monde. »

Cela provoqua aussitôt en Maggie, avec apparemment l’intention de sourire, l’expression la plus extraordinaire. « Ah, c’est cela ! »

Mais son invitée avait déjà repris. « Et je suis absolument certaine que Charlotte ne le ferait pas davantage. »

La Princesse s’immobilisa, avec son étrange grimace. « En effet… Charlotte ne le ferait pas davantage. C’est pour cela qu’ils ont été de nouveau tenus de partir ensemble. Ils ont craint de ne pas le faire… ils ont eu peur que cela me perturbe, m’exaspère, me travaille d’une façon ou d’une autre. Étant donné que j’ai insisté pour qu’il y aille, en déclarant que nous ne pouvions pas tous nous dérober… bien que papa et Charlotte ne se soient pas vraiment engagés… étant donné que j’ai dit tout cela, ils ont cédé à la crainte que leur réticence à partir ensemble devienne pour eux le plus grand risque… qui serait, vous comprenez, le risque que je me sente alors lésée. Leur moindre risque, ils le savent, est de continuer ainsi, suivant tout ce que j’ai semblé accepter, et que je n’ai paru à aucun moment ne pas accepter. Tout ce qui leur est arrivé, leur est arrivé, d’une manière extraordinaire, sans que je me sois trahie par le moindre mot ni par le moindre geste… et tout cela est aussi étonnant qu’on peut le concevoir. Ils avancent en tout cas au milieu des risques dont je parle… entre le risque d’en faire trop, et le risque de ne plus avoir la confiance, ou les nerfs, on appelle cela comme on veut, d’en faire assez. » Sa voix maintenant avait pris un ton étrange qui pouvait s’accorder avec l’étrangeté de son sourire ; et ce fut encore plus frappant quand elle conclut : « Et c’est ainsi que je leur fais faire ce qui me plaît ! »

À ces mots, Mrs Assingham se leva avec cet air décidé qui de point en point marquait l’accroissement de sa maîtrise. « Ma chère petite, vous êtes stupéfiante.

– Stupéfiante… ?

– Vous êtes redoutable. »

Maggie secoua la tête d’un air songeur. « Non… je ne suis pas redoutable, et vous ne pensez pas que je le sois. Je vous parais étonnante, peut-être… mais étonnamment douce. Parce que… ne voyez-vous pas ?… je suis douce. Je peux tout endurer.

– Oh, endurer ! fit Mrs Assingham d’une voix flûtée.

– Pour l’amour », dit la Princesse.

Fanny hésita. « De votre père ?

– Pour l’amour », répéta Maggie.

Son amie attendait toujours la suite. « De votre mari ?

– Pour l’amour », dit une fois encore Maggie.

Sur le moment, ce fut comme si son insistance proposait à sa compagne un choix entre deux ou trois solutions extrêmement différentes. La réponse de Mrs Assingham, en tout cas, que ce fût vraiment ou non un choix, fut vite triomphale. « En prétextant ainsi l’amour, avez-vous l’intention de me faire croire que votre mari et l’épouse de votre père, par leurs faits et gestes, sont amants ? » Et puis, comme la Princesse ne répondait pas tout de suite : « Et vous qualifiez de douce une telle allégation ?

– Oh, je ne prétends pas être douce avec vous ! Je vous ai seulement dit, et d’ailleurs vous avez dû vous en apercevoir vous-même, combien j’ai été douce avec eux. »

Mrs Assingham se cabra de nouveau, et encore plus brillamment. « C’est ainsi que vous le qualifiez, quand, par la terreur, comme vous dites, vous leur faites faire ce qui vous plaît ?

– Ah, il n’y aurait aucune terreur en eux, s’ils n’avaient rien à cacher ! »

Mrs Assingham lui fit front, posément, cette fois-ci. « Avez-vous vraiment conscience, mon chou, de ce que vous êtes en train de dire ?

– Je suis en train de dire que je suis déroutée et tourmentée, et que je n’ai personne, à part vous, à qui parler. Je pensais, en fait j’étais sûre, que vous vous étiez vous-même aperçue de mon état. Et j’ai donc cru que vous feriez la moitié du chemin.

– La moitié du chemin vers quoi ? Vers une dénonciation, demanda Fanny, de deux personnes, dont je suis l’amie depuis des années, que j’ai toujours immensément appréciées et admirées, et contre qui je n’ai pas l’ombre d’une plainte à porter ? »

Maggie la regarda avec de grands yeux. « Je préférerais de beaucoup que vous me dénonciez, moi, plutôt que de les dénoncer, eux. Dénoncez-moi, dénoncez-moi, dit-elle, si vous pouvez en trouver le moyen. » C’était exactement ce qu’elle paraissait avoir cherché en elle-même. « Si vous pouvez consciencieusement me dénoncer, si vous pouvez consciencieusement me vilipender, si vous pouvez consciencieusement me remettre à ma place de sale petite abrutie… !

– Et alors ? lui demanda Mrs Assingham étonnée, tandis qu’elle s’interrompait pour accentuer son effet.

– Alors, je pense que je serai sauvée. »

Son amie réagit en fixant au-dessus de sa tête un regard pensif et vraiment grave. « Vous affirmez que vous n’avez personne à qui parler, et vous tenez à préciser que vous avez déguisé vos sentiments… que vous ne vous êtes pas trahie, comme vous dites. Est-ce que vous n’avez donc jamais considéré non seulement comme votre droit, mais comme votre devoir impérieux, porté à un tel niveau, de parler à votre mari ?

– Je lui ai parlé », dit Maggie.

Mrs Assingham ouvrit grand les yeux. « Ah, alors, il n’est pas vrai que vous n’ayez fait aucun signe ! »

Maggie eut un instant de silence. « Je n’ai fait aucun ennui. Je n’ai fait aucune scène. Je n’ai pas pris position. Vous direz que c’est, dans tout cela, une façon d’être assez méchante.

– Oh ! lâcha Fanny comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher.

– Mais… assez étrangement… je ne pense pas qu’il me considère comme méchante. Je pense qu’en somme… et là est l’étrangeté… il est navré pour moi. Oui, je pense que tout au fond de lui il me plaint. »

Sa compagne s’étonna. « De l’état dans lequel vous vous êtes mise vous-même ?

– De ne pas être heureuse alors que j’ai tant de choses pour l’être.

– Vous avez tout », s’empressa de dire Mrs Assingham. Mais elle resta un instant gênée d’aller plus loin. « Cependant, je ne comprends pas comment, si vous n’avez rien fait du tout… »

Maggie l’avait interrompue avec un geste d’impatience. « Je n’ai absolument pas “rien fait du tout”.

– Mais alors, qu’est-ce qui… ?

– Eh bien, répondit la Princesse après un temps d’hésitation, il sait ce que j’ai fait. »

Le ton et la manière qu’elle y mit provoquèrent délicatement en Maggie un silence équivalent, qui, par sa durée, prit inévitablement un caractère d’approbation. « Et alors, qu’a-t-il fait, lui ? »

Maggie se tut de nouveau un instant. « Il a été splendide.

– Splendide ? Que voulez-vous donc de plus ?

– Eh bien, ce que vous voyez ! répondit Maggie. Ne pas avoir peur. »

Son invitée hésita une fois encore. « Ne pas avoir peur de parler vraiment ?

– Ne pas avoir peur de ne pas parler. »

Mrs Assingham réfléchit davantage. « Vous ne pouvez pas parler même à Charlotte ? » Mais comme alors Maggie, après lui avoir lancé un regard, se détourna d’elle dans un mouvement de désespoir contenu, elle s’interrompit, avec l’air de s’apitoyer sur tant de difficultés, en voyant la Princesse s’approcher de la fenêtre pour contempler vaguement la rue déserte, un peu comme si elle devait renoncer, à cause d’une défaillance dans l’écoute de son interlocutrice (l’ultime défaillance qu’elle avait redoutée), au soulagement qu’elle avait recherché. Toutefois, Mrs Assingham reprit bientôt le ton qui pouvait le plus promettre à son amie qu’elle n’avait à renoncer à rien. « Je vois, je vois… vous avez, en l’occurrence, trop de choses à prendre en considération. » Cette remarque fit se retourner la Princesse : c’était bien la note de compréhension qu’elle souhaitait le plus obtenir. « N’ayez donc pas peur. »

Maggie acquiesça sans bouger, et elle fut bientôt capable de le faire savoir. « Merci. »

Sa conseillère se sentit nettement encouragée. « Ce que votre idée suppose, c’est qu’une intrigue coupable se déroule, de jour en jour, au milieu d’une confiance et d’une sympathie parfaites, non seulement sous vos yeux, mais aussi sous les yeux de votre père. C’est une idée qu’il m’est impossible de concevoir un seul moment.

– Ah, mais voilà ! C’est exactement ce que je voulais de vous.

– Mais je vous en prie ! dit dans un souffle Mrs Assingham.

– Vous ne l’avez jamais conçue ? insista Maggie.

– Pas un seul instant », répondit Fanny en dressant haut la tête.

De nouveau Maggie acquiesça, mais de nouveau comme si elle en voulait davantage. « Pardon de me montrer aussi horrible. Mais vous le jurez sur tout ce qui vous est sacré ? »

Mrs Assingham la regarda en face. « Ah, ma chère, avec ma franche parole de femme sincère !

– Alors merci », dit la Princesse.

Et elles en restèrent là un instant ; et puis : « Mais y croyez-vous, chérie ? demanda Fanny.

– Je vous crois, vous.

– Eh bien, comme j’ai foi en eux, cela revient au même. »

Maggie, alors, parut un moment se remettre à réfléchir ; mais elle approuva cette remarque. « Cela revient au même.

– Donc, vous n’êtes plus malheureuse ? renchérit son invitée en s’approchant d’elle plus gaiement.

– Sans doute ne pourrai-je pas l’être bien longtemps. »

Mais c’était maintenant au tour de Mrs Assingham d’en vouloir davantage. « Je vous ai donc convaincue que c’était impossible ? »

Elle avait tendu les bras, et Maggie, réagissant au bout d’un moment, s’y jeta en émettant un son bien étrange pour être un signe de soulagement. « Impossible, impossible », confirma-t-elle avec emphase, et plus que de l’emphase. Mais, l’instant suivant, à la pensée de cette impossibilité, elle avait fondu en larmes ; et quelques secondes plus tard, s’appuyant, s’accrochant, sanglotant, elle avait, par contagion, fait jaillir bruyamment, perfidement, celles de son amie.