Il fut enfin apparemment entendu que le Colonel et sa femme se présenteraient vers la mi-juillet pour cette « bonne longue visite » à Fawns sur laquelle Maggie avait obtenu de son père qu’il insistât cordialement ; et aussi que le couple d’Eaton Square y accueillerait un peu plus tôt dans le mois, et moins d’une semaine après sa propre arrivée, la venue du couple de Portland Place. « Oh, nous vous laisserons le temps de respirer ! » déclara Fanny, au sujet de cette perspective d’ensemble, avec une gaieté qui s’annonçait comme insoucieuse des critiques, à chaque membre de la partie à son tour ; elle s’armait et se protégeait en exagérant ainsi, jusqu’à un aimable cynisme, la confiance qu’on faisait, en général, à la ponctualité des Assingham. La posture où, selon elle, elle était le plus à son aise, c’était de paraître, comme on le considérait en général, motivée par une grossière avidité, et par la façon dont l’hospitalité des Verver assurait son confort et répondait à un besoin, du fait que le Colonel, dès le début, ne lui avait fourni aucune retraite campagnarde, aucun asile feuillu, aucune résidence fixe pour la morte-saison qui approchait. Elle avait, à plusieurs reprises, expliqué chez elle les termes de son dilemme, la réelle difficulté de sa position, ou de leur position, comme elle disait désormais. Quand ils n’avaient rien d’autre à faire, le Colonel et elle, à Cadogan Place, ils pouvaient toujours parler de la merveilleuse petite Maggie, et du charme, un charme sinistre, pour eux, d’avoir à retenir leur respiration pour la scruter : sujet que la discussion nocturne capitale à laquelle nous avons assisté était très loin d’avoir épuisé. Il resurgissait, irrésistiblement, à toutes leurs heures d’intimité ; ils l’avaient planté entre eux, et il poussait, de jour en jour, de manière, presque, à faire céder leur sens des responsabilités devant leur sentiment de fascination. Mrs Assingham, en de tels moments, déclarait que, dans l’intérêt de cette admirable jeune créature (à qui, déclarait-elle aussi, elle s’était « ralliée »), elle était prête à passer aux yeux de tout le monde, même à ceux du Prince (autre objet, pourtant, de son appréciation continue et éhontée), pour une femme indélicate, vulgaire et nocive, révélant son véritable caractère dans sa vieillesse abandonnée. L’intérêt avoué du Colonel avait été enrôlé, comme jamais encore, nous l’avons vu, sous l’insistance de sa femme, dans tous les imbroglios garantis ; mais ce n’était pas du tout (et elle pouvait lui assurer qu’elle le savait parfaitement) parce qu’il se serait inquiété pour elle, qu’il aurait redouté ce dans quoi elle s’était engagée ; mais parce que, à partir du moment où il avait ouvert les yeux sur la Princesse, il ne pouvait plus s’empêcher de les garder fixés sur elle avec complaisance, et en quelque sorte avec intelligence. Si maintenant il était amoureux d’elle, c’était tant mieux ; cela les aiderait tous deux à ne pas flancher devant ce qu’ils auraient à faire pour elle. Mrs Assingham le rappelait chaque fois que son mari gémissait ou grognait ; en aucun moment enjôleur (car la petite démarche de Maggie était nettement enjôleuse), elle ne lui avait laissé perdre de vue la triste nécessité qui les attendait. « Nous aurons, comme je te l’ai dit et répété, à mentir pour elle… à mentir jusqu’à nous en étrangler.
– À mentir “pour” elle ? » En de pareils moments, le Colonel, comme animé par une vague vision d’ancienne chevalerie sous une nouvelle forme, semblait parfois s’égarer hors de la lucidité.
« À lui mentir, à elle, de haut en bas, et de long en large… Cela revient au même, car cela veut dire aussi mentir aux autres… au Prince, à propos de notre foi en lui… à Charlotte, à propos de notre foi en elle… à Mr Verver, cher doux homme, à propos de notre foi en tout le monde. Donc, nous avons du pain sur la planche… le plus grand des mensonges, par-dessus tout, étant de faire penser que nous aimons être là-bas pour un tel rôle. Nous détestons cela indiciblement… j’ai envie de me montrer lâche, égoïste, timorée, de laisser tout et tout le monde aller à la dérive, comme jamais encore je ne l’ai été devant un devoir social, un appel humain, qui me force à me montrer correcte. Je parle du moins pour moi. Quant à toi, avait-elle ajouté, étant donné que je t’ai fourni une parfaite occasion de tomber amoureux de Maggie, tu trouveras sans doute ton compte en étant ainsi beaucoup plus près d’elle.
– Et que fais-tu, pouvait alors toujours assez imperturbablement demander le Colonel, du compte que tu trouveras toi-même en étant ainsi beaucoup plus près du Prince ?… de cet entichement confirmé, sinon aggravé… pour ne rien dire de mon aimable faiblesse à ce sujet… dont tu donnes un si joli tableau ? »
Le tableau en question, elle avait été en fait toujours capable d’y revenir pour le contempler. « La difficulté de mon joli tableau, c’est, comprends-tu, que, dans ma loyauté envers Maggie, je fais un triste gâchis de l’affection que me porte Amerigo.
– Tu trouves donc le moyen d’appeler loyauté envers Maggie le fait de blanchir le méfait du Prince ?
– Oh, quant à un méfait de ce genre, il y a toujours beaucoup à dire. C’est toujours plus intéressant pour nous que tout autre méfait… cela du moins présente toujours cet avantage. Mais, bien sûr, j’appelle loyauté envers Maggie tout ce que je peux avoir en tête. Être loyale envers elle signifie plus que tout l’aider avec son père… ce qui est ce dont elle a le plus le désir et le besoin. »
Le Colonel avait déjà entendu cela, mais apparemment il ne l’entendait jamais assez. « L’aider “avec” lui ?
– L’aider contre lui, alors. Contre ce dont nous avons déjà amplement parlé… contre le fait d’admettre qu’il puisse avoir des doutes. C’est ici que mon rôle est limpide… aider Maggie à s’en sortir, l’aider à s’en sortir jusqu’au bout. » Sur le moment, Mrs Assingham semblait toujours exaltée à l’idée d’une pareille limpidité ; mais, en même temps, elle manquait rarement de nuancer l’opinion qu’elle en avait. « Quand je dis que mon obligation est limpide, je parle dans un sens absolu. Car y répondre jour après jour, envers et contre tout, c’est, je te l’accorde, une tout autre affaire. Mais, par chance, il y a un point sur lequel je me sens forte. Je peux parfaitement compter sur elle. »
Ici, le Colonel, comme stimulé par le développement insidieux de tant d’idées, ne se faisait jamais faute de s’étonner et de l’encourager. « Pour ne pas voir que tu mens ?
– Pour s’accrocher à moi, quoi qu’elle voie. Et si je m’accroche à elle… ce qui est ma pauvre petite façon, en la circonstance, de veiller sur eux tous… elle tiendra à moi jusqu’à la mort. Elle ne me laissera pas tomber. Car tu sais qu’elle peut facilement le faire. »
C’était, régulièrement, le virage le plus périlleux de leur route ; mais Bob Assingham, durant chaque trajet, l’affrontait comme pour la première fois. « Facilement ?
– Elle peut parfaitement me déshonorer aux yeux de son père. Elle peut parfaitement savoir que j’étais, à l’époque où il s’est marié, et aussi à l’époque où elle s’est mariée, au courant des relations qui avaient existé entre Charlotte et Amerigo.
– Et comment pourrait-elle le faire, si, jusqu’à présent, elle ignore elle-même, d’après ce que tu affirmes, que tu sois au courant ? »
C’était une question que Mrs Assingham, par une longue pratique, avait appris à traiter avec un certain effet ; elle s’en trouvait en quelque sorte poussée à répondre que, sur ce point précisément, elle se proposait de mentir le plus. Mais elle dit, en toute lucidité, quelque chose de totalement différent, et qui eut un peu l’air de triompher sur l’esprit rudimentaire de son mari. « Elle pourrait le faire, en agissant aussitôt avec cette rancœur aveugle qui, à sa place, inspirerait quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent ; et en incitant ainsi Mr Verver à agir avec le même emportement naturel, emportement de quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent. Ils ont seulement à s’accorder sur moi, dit la pauvre dame. Ils ont seulement à sentir les choses de la même façon, à se sentir cruellement manipulés, trompés et blessés. Ils ont seulement à me dénoncer l’un à l’autre, comme fausse et infâme, et alors je serai irrémédiablement exclue. Bien sûr, c’est moi qui ai été, et qui continue d’être, trompée… trompée par le Prince et par Charlotte. Mais Maggie et son père ne sont pas obligés de m’en donner le bénéfice, ni de donner à quiconque d’entre nous le bénéfice de quoi que ce soit. Ils seront dans leur droit, en nous confondant tous dans une seule équipe de méchants conspirateurs, et si jamais ils découvrent des faits qui leur donnent raison, ils pourront à juste titre se débarrasser de nous, racines et branches. »
C’était, en chaque occasion, une manière d’envisager le pire, telle que même la répétition ne modérait pas l’ardeur avec laquelle Fanny Assingham se sentait poussée à voir s’emboîter tous les éléments de l’histoire, dans leur terrible cohérence et leur éclat passager. Elle savourait invariablement le sentiment de rendre présente cette menace, de la rendre réelle, aux yeux de son mari, et de le faire en quelque sorte pâlir quand leurs regards se croisaient à l’idée de leur situation compromise et de leur disgrâce partagée. La beauté de la chose c’était que, telle une touche d’ivoire frappée en bas du clavier, cette idée produisait la note sourde et brève de la réaction du cher homme tendre, stupide et mal à l’aise. « Des conspirateurs… si le mot te concerne… dans quel but ?
– Eh bien, dans le but évident de trouver au Prince une épouse… aux dépens de Maggie. Et puis de trouver un mari à Charlotte… aux dépens de Mr Verver.
– De rendre, oui, des services amicaux… qui ont entraîné, avec le temps, des complications. Mais du moment que tu n’as pas fait cela pour les complications, pourquoi n’aurais-tu pas rendu ces services ? »
Elle trouvait toujours extraordinaire, en l’occurrence, qu’il en vînt, avec un peu de temps, à s’exprimer pour elle mieux qu’elle-même, hantée par sa vision claire et nette du « pire », ne pouvait le faire. Toute troublée qu’elle était, elle ne manquait jamais vraiment de s’en amuser au passage. « Oh, la façon dont je me suis “immiscée”, dans la mesure où l’on peut prouver que je l’ai fait, n’est-elle pas justement ouverte à l’interprétation… par quoi je veux dire à celle de Mr Verver et de Maggie ? Ne risquent-ils pas, à la lueur de leur interprétation, de considérer que mon motif a été le désir de me montrer décidément plus amicale avec les autres, qu’avec le père et la fille devenus victimes ? » Elle se plaisait manifestement à insister. « Ne risquent-ils pas de considérer mon motif comme une volonté de servir le Prince, en toute circonstance et à tout prix ?… de lui trouver une “position” confortable… en d’autres termes de lui assurer son content d’argent ? Est-ce que tout cela ne risque pas d’avoir l’air pour eux d’un marché terriblement équivoque et sinistre entre nous deux… quelque chose de vraiment malsain et vraiment louche* ? »
Le pauvre Colonel ne pouvait s’empêcher de faire écho. « Louche*, mon amour ?
– Eh bien, n’est-ce pas ce que tu as dit toi-même ?… n’as-tu pas posé ton doigt sur cette épouvantable possibilité ? »
Elle avait mis au point une façon singulière d’utiliser les inspirations de son mari, qui éprouvait ainsi du plaisir à se les voir rappelées. « En disant que tu avais toujours du “béguin” pour… ?
– Exactement, du béguin pour l’homme que j’aidais à se trouver dans une splendide aisance. Un regard impartial aurait discerné que ce ne pouvait être qu’un béguin maternel… mais bien sûr nous ne sommes pas en train de parler de regards impartiaux. Nous sommes en train de parler de bonnes personnes innocentes profondément travaillées par une horrible découverte et allant, comme le font toujours de telles personnes, beaucoup plus loin dans leur vision de l’horreur que les gens dont les yeux se sont ouverts beaucoup plus largement dès le début. Dans cette optique, ce que je devais avoir obtenu de mon ami, en échange de ce que j’avais été capable de faire pour lui… eh bien, ce devait être une récompense que j’avais astucieusement manigancée, d’une nature bien connue de moi. » Et, chaque fois, elle se perdait aisément dans l’anxieuse satisfaction de compléter ce tableau. « On en aurait déjà vu, on en aurait déjà entendu parler, de ces cas d’une femme dont un homme ne veut pas, ou dont il est fatigué, ou dont il n’a pas d’autre usage qu’un usage de ce genre, d’une femme qui est capable, dans son engouement, dans sa passion, de servir les intérêts de cet homme auprès d’autres femmes, plutôt que de le perdre de vue, de perdre contact avec lui, de cesser d’avoir à faire avec lui. Cela s’est vu*, mon cher, et des choses plus étranges encore… je n’ai pas besoin de te le dire, à toi ! Très bien alors, conclut-elle. C’est une conception parfaitement possible du comportement de ta douce épouse… puisque, comme je l’ai dit, aucune imagination n’est aussi vive, une fois qu’elle est éveillée, que celle d’agneaux véritablement agités. Les lions ne sont rien en comparaison, car les lions sont sophistiqués, ils sont blasés*, ils sont formés dès le début à la chasse et au carnage. Cela nous donne à penser, tu l’admettras. Mais, par bonheur, mon soulagement est dans ce que je pense finalement. »
Il avait à présent bien assez conscience de ce qu’elle pensait finalement, mais lui non plus n’était pas dénué d’une nouvelle envie de s’amuser au passage. Un spectateur des joutes de ce couple aurait trouvé que le mari n’était pas sans ressemblance avec un enfant naïf qui entend pour la vingtième fois raconter son histoire préférée, et qui s’en délecte justement parce qu’il connaît la suite. « Ce qui bien sûr les arrêtera, si jamais ils ont moins d’imagination que tu ne le prétends, c’est la difficulté d’expliquer le profit que tu as pu trouver en promouvant le mariage de Mrs Verver. Du moins ne pouvais-tu pas être amoureuse de Charlotte.
– Oh, quant à cela, ne manquait jamais de répondre Mrs Assingham, mon intervention est aisément expliquée par mon désir d’être agréable envers lui.
– Envers Mr Verver ?
– Envers le Prince… en empêchant ainsi Charlotte, comme il pouvait le craindre d’elle, de prendre un mari avec qui il ne pourrait pas ouvrir, et garder ouvert, un compte de relations aussi important qu’avec son beau-père. J’ai rapproché Charlotte de lui, je l’ai mise à sa portée, comme elle n’aurait jamais pu l’être, ni comme femme seule, ni comme épouse d’un autre homme.
– Tu l’y as mise, sur ce doux échafaudage, pour qu’elle soit sa maîtresse ?
– Je l’y ai mise, sur ce doux échafaudage, pour qu’elle soit sa maîtresse. » Elle le déclarait avec grandeur : cela produisait de l’effet, à ses propres oreilles comme, manifestement, à celles de son mari. « Pour cela, grâce à des conditions particulières, les facilités sont absolument idéales.
– Jusqu’à la facilité de ton peu de souci des choses… dans ta propre optique… au point de lui avoir fourni la jouissance de deux belles femmes ?
– Jusqu’à même cela… jusqu’à la monstruosité de ma folie. Mais non pas, rectifia Mrs Assingham, deux mêmes choses. Une belle femme… et une belle fortune. C’est ce à quoi une créature de pure vertu s’expose, quand elle supporte que sa pure vertu, que sa sympathie, que son désintéressement, que son délicat sentiment de la vie des autres l’entraînent trop loin. Voilà* !
– Je vois. C’est ainsi que les Verver te tiennent.
– C’est ainsi que les Verver me tiennent. En d’autres termes, c’est ainsi qu’ils pourraient se prouver l’un à l’autre qu’ils me tiennent… si Maggie n’était pas si divine.
– Elle t’absout ? » Il ne se faisait jamais faute d’insister sur tout cela jusqu’au bout ; c’était ainsi qu’il était devenu très versé dans ce qu’elle pensait finalement.
« Elle m’absout. Et donc maintenant, épouvantée et mortifiée de ce que j’ai fait, je puis agir pour l’aider à s’en sortir. Et Mr Verver, se plut-elle à préciser, m’absout lui aussi.
– Alors tu crois qu’il sait ? »
Cette question la faisait toujours, avec un silence significatif, s’immerger profondément dans ses pensées. « Je crois qu’il m’absoudrait s’il savait… et donc je pourrais aussi l’aider à s’en sortir, lui. Ou plutôt, en fait, continua-t-elle, je crois que je pourrais ainsi travailler à aider Maggie à s’en sortir. Ce serait le motif de Mr Verver, ce serait sa condition, pour qu’il me pardonne… exactement comme le motif et la condition de Maggie sont que j’agisse pour que son père soit épargné. Mais c’est avec Maggie seule que je suis directement impliquée ; quoi qu’il arrive, je n’échangerai jamais rien… pas un mot, pas un regard, je le garantis… avec Mr Verver en personne. Par conséquent, j’échapperai sans doute, et de la plus belle manière possible, au châtiment de mes forfaits.
– Tu veux dire, au fait d’être tenue pour responsable ?
– Je veux dire, au fait d’être tenue pour responsable. Maggie est vraiment une chic fille.
– Une chic fille parce que, comme tu dis, elle t’appuiera ?
– Elle m’appuiera, selon notre accord… elle me suivra. Car notre accord est signé et scellé. » Et y réfléchir de nouveau signifiait toujours pour Mrs Assingham éclater une fois encore d’enthousiasme. « C’est un contrat décisif. Elle l’a solennellement promis.
– Mais, en paroles… ?
– Oh oui, en suffisamment de paroles… puisque c’est une affaire de parole. Elle a promis de s’en tenir à son mensonge, tant que je m’en tiendrai au mien.
– Et qu’appelles-tu son mensonge ?
– Eh bien, faire semblant de me croire. De croire qu’ils sont innocents.
– Alors elle croit nettement qu’ils sont coupables ? Elle en est arrivée là, elle s’en satisfait vraiment, en absence de preuve ? »
C’était ici, chaque fois, que Fanny Assingham vacillait le plus ; mais pour toujours finir par ramener le sujet à ses propres idées, avec un long soupir suffisamment marqué. « Ce n’est pas une question de croyance ou de preuve, absente ou présente. Avec Maggie, c’est inévitablement une question de perception naturelle, de sentiment insurmontable. Mais elle n’en est pas du tout “arrivée là”, comme tu dis ; c’est justement ce qu’elle n’a pas fait, ce qu’elle refuse fermement et obstinément de faire. Elle se tient à l’écart, afin de ne pas en arriver là ; elle garde le large, loin des écueils, et ce qu’elle attend le plus de moi, c’est que je me tienne prudemment à distance, à côté d’elle… or, je ne me demande pas mieux, pour mon propre salut, que de ne pas m’approcher. » Et puis, invariablement, elle allait au bout de ses arguments. « Loin de vouloir une preuve… qu’elle obtiendrait, d’une certaine manière, si je plaidais pour elle… elle veut une contre-preuve, comme contre elle-même, et elle a fait appel à moi, assez extraordinairement, pour que je plaide contre elle. C’est vraiment magnifique, quand on y songe, cet esprit dans lequel elle a fait appel à moi. Si je les couvre d’une façon éhontée, les deux autres, en me montrant, à leur sujet ou en leur présence, gaie comme un pinson, elle, de son côté, fera ce qu’elle pourra. En un mot, si je les fais se tenir tranquilles, cela permettra à Maggie de gagner du temps… du temps contre les idées que pourrait se former son père… et en quelque sorte de s’en sortir. Si je m’occupe particulièrement de Charlotte, elle s’occupera du Prince ; et c’est beau et c’est étonnant, c’est vraiment adorable et pathétique, de la voir sentir ainsi ce qu’elle peut faire avec du temps.
– Ah, mais qu’appelle-t-elle, la pauvre petite… du temps ?
– Eh bien, cet été à Fawns, pour commencer. Bien sûr elle ne peut encore vivre qu’au jour le jour ; mais elle a calculé, je pense, que le péril même de Fawns, vu superficiellement, peut en réalité constituer une plus grande protection. Là-bas, les amants… s’ils sont amants !… devront faire attention. Ils le sentiront eux-mêmes, à moins que les choses entre eux ne soient allées bien trop loin.
– Et les choses entre eux ne sont pas allées bien trop loin ? »
Devant cela, elle hésitait fatalement, la pauvre femme ; mais elle donnait sa réponse comme elle aurait donné son dernier sou pour l’achat d’un article absolument indispensable. « Non. »
Il lui adressait alors un sourire narquois. « Cela fait partie des mensonges ?
– Tu t’imagines valoir la peine qu’on te mente ? Si ce n’était pas la vérité pour moi, ajouta-t-elle, je n’aurais pas accepté d’aller à Fawns. Je crois pouvoir faire se tenir tranquilles ces malheureux.
– Mais comment… dans le pire des cas ?
– Oh, le pire des cas… ne parle pas du pire ! Je peux les faire se tenir tranquilles dans le meilleur des cas, il me semble, du simple fait que nous serons présents. Cela marchera tout seul de semaine en semaine. Tu verras. »
Il était assez disposé à voir, mais il désirait contribuer… ! « Et si cela ne marche pas ?
– Ah, c’est parler du pire ! »
Oui, c’était possible ; mais que faisaient-ils du matin au soir, en ce moment décisif, sinon parler ? « Et les autres, qui s’en occupera ?
– Les autres ?
– Qui les fera se tenir tranquilles, eux ? Si tes protégés ont mené une vie ensemble, ils ne peuvent pas l’avoir fait sans aucun témoin, sans l’aide de quelques personnes, même peu nombreuses, qui doivent savoir certaines choses, avoir certaines idées, sur eux. Pour se retrouver clandestinement, en sécurité, ils ont dû s’organiser ; car s’ils ne sont pas retrouvés, s’ils ne sont pas organisés, s’ils ne sont pas exposés dans un quartier ou un autre, sur quoi sommes-nous en train d’échafauder ? Par conséquent, s’il y a des traces quelque part dans Londres…
– Il doit y avoir des gens qui les ont gardées ? Ah, ce n’est pas seulement quelque part dans Londres ! objectait-elle toujours. Il doit y en avoir, veux-je dire, précisait-elle d’un air songeur, il devrait naturellement y en avoir, en d’autres endroits… à la suite de Dieu quelles étranges aventures, occasions, dissimulations ? Mais où qu’elles soient, elles ont dû être aussitôt effacées. Oh, ils ont su comment le faire… très admirablement ! Et de toute façon, aucune trace n’est susceptible de parvenir toute seule à la connaissance de Maggie.
– Parce que quiconque ayant quelque chose à raconter aura été soudoyé, veux-tu dire ? » Et avant même qu’elle ne pût répondre, il se plaisait irrésistiblement à ajouter ceci : « Qu’est-ce qui aura soudoyé lady Castledean ?
– La conscience de n’avoir aucune pierre à jeter dans le jardin des autres. » Fanny Assingham ne perdait jamais sa promptitude. « Elle a suffisamment à faire pour protéger son propre jardin. C’est ce qu’elle a fait, ce dernier matin à Matcham, lorsque nous allions tous partir, et qu’elle a retenu le Prince et Charlotte. Elle les a aidés parce qu’elle pouvait ainsi s’aider elle-même… ou peut-être plutôt parce qu’elle pouvait ainsi aider son ridicule Mr Blint. Elle les a donc bien sûr clairement vus voguer seuls ensemble, ce jour-là… d’autant plus qu’on a de nouveau perdu leur trace, nous le savons, jusqu’à une heure avancée de la soirée. » Sur ces circonstances historiques, Mrs Assingham était toujours prête à méditer une fois de plus ; mais elle n’était pas moins prête, après ses méditations, à conclure pieusement : « Mais nous ne savons absolument rien d’autre… et que toutes nos étoiles en soient remerciées ! »
La gratitude du Colonel avait tendance à être moins marquée. « Tout de même, qu’ont-ils fait ensemble, entre le moment où ils ont pris le large, et le moment… bien après l’heure du dîner, n’est-ce pas… de leur retour dans leurs foyers respectifs ?
– Eh bien, ce n’est pas du tout ton affaire !
– Je ne dis pas que c’est mon affaire, mais seulement que c’est beaucoup trop la leur. On trouve toujours la piste des gens, en Angleterre, quand on doit les pister. Quelqu’un, tôt ou tard, rompt la sainte tranquillité. Le meurtre sera découvert.
– Le meurtre le sera sans doute… mais il ne s’agit pas de meurtre. Tout le contraire, peut-être ! Je crois décidément, ajoutait-elle par moments, que pour t’amuser du tapage tu préférerais une explosion. »
C’était cependant une remarque qu’il relevait rarement ; la plupart du temps, après avoir tiré de sa pipe quelques bouffées songeuses, il enchaînait en se livrant à une transition dont ne l’avait dissuadé aucun écart futile de sa femme. « Ce que je ne peux absolument pas comprendre, c’est ton idée sur le vieux.
– Sur l’inconcevablement drôle de mari de Charlotte ? Je n’ai aucune idée sur lui.
– Je te demande pardon… tu viens d’en exprimer une. Tu ne parles jamais de lui que comme inconcevablement drôle.
– Eh bien, il l’est ! avouait-elle. C’est-à-dire qu’il est peut-être, pour ce que j’en sais, inconcevablement grand. Cela montre seulement ma triste nécessité de sentir qu’il me dépasse… ce qui n’est pas une idée non plus. Vois-tu, il peut être stupide, aussi.
– Eh bien, justement…
– Mais, d’un autre côté, continuait-elle toujours, il peut être sublime… plus sublime même que Maggie. Il peut en fait l’avoir déjà été. Mais nous ne saurons jamais. » Sur ce, elle avait sans doute dans la voix une ombre d’amertume envers la seule dispense qu’elle n’accueillît pas avec plaisir. « Cela, je peux le voir.
– Ah, vraiment… ! » Le Colonel en venait à éprouver lui-même un sentiment de privation.
« Je ne suis même pas sûre que Charlotte le saura.
– Oh, ma chérie, ce que Charlotte ne sait pas… ! »
Mais elle était plongée dans ses pensées. « Je ne suis même pas sûre que le Prince le saura. » Bref, il s’agissait apparemment d’une privation pour tout le monde. « Ils seront déroutés, troublés, tourmentés. Mais ils ne sauront pas… et même s’ils unissent pour cela toutes leurs intelligences, ils n’y arriveront pas, dit Fanny Assingham. Ce sera leur punition. » Quand elle allait aussi loin, elle finissait toujours sur le même ton. « Et ce sera probablement aussi la mienne… si jamais je m’en tire à si bon compte.
– Et quelle sera la mienne ? se plaisait à demander son mari.
– Rien… tu ne vaux pas la peine d’une punition. Nos punitions tiennent à ce que nous éprouvons, et ce qui rendra la nôtre efficace, c’est ce que nous éprouverons vraiment. » Elle était splendide de dire ainsi « la nôtre » ; elle s’enflammait avec cette prophétie. « Ce sera Maggie elle-même qui les distribuera.
– Maggie… ?
– Elle saura… au sujet de son père. Tout, tout », insistait-elle. Et chaque fois, devant cette vision, Mrs Assingham se détournait, comme en pressentant un étrange désespoir. « Mais elle ne nous le dira jamais. »
Si Maggie n’avait pas si fermement décidé de ne jamais parler de son père plus qu’elle ne voulait, soit à son excellente amie, soit à quiconque d’autre, elle se serait peut-être livrée à des épanchements, durant la semaine passée à Londres avec son mari, après que les autres s’étaient rendus à Fawns pour l’été. Et cela, parce que le fait tout simple de leur brève séparation avec eux prenait un caractère d’étrangeté et d’anormalité par rapport aux termes courants de leur mode de vie. Certes, elle s’était désormais habituée à vivre des choses étranges ; mais elle s’écartait aussitôt de la sérénité qu’elle s’était inventée, dès qu’elle sentait que son père inentamé se trouvait seul à les affronter. Elle l’imaginait seul avec ces choses, quand elle l’imaginait seul avec Charlotte ; et même, assez curieusement, quand elle fixait son imagination sur le grand pouvoir qu’avait sa belle-mère de préserver, et d’intensifier, toutes les apparences du bonheur. Charlotte avait fait cela, en face bien sûr de difficultés infiniment moindres, durant les nombreux mois de leur absence d’Angleterre après leur mariage, période antérieure à l’étonnante réunion des deux couples, dans l’intérêt d’un plus vaste épanouissement des vertus de chacun, qui portait maintenant, du moins pour la belle-fille de Mrs Verver, des fruits si remarquables. C’était à présent l’intervalle de temps beaucoup plus bref accordé à une situation, et sans doute à une relation, tellement changées ; c’étaient ces nouvelles données de son problème qui allaient mettre à l’épreuve l’art de Charlotte. La Princesse pouvait régulièrement se contenir en songeant que la véritable « relation » entre son père et sa belle-mère était une chose dont elle ne savait rien et qui en toute rigueur n’était pas son affaire ; néanmoins elle ne parvenait pas à rester tranquille, comme elle eût dit, devant l’image qu’elle se formait de leur isolement ostensiblement heureux. Rien ne pouvait avoir moins le caractère de la tranquillité, que certain souhait bizarre qui la traversait parfois, un souhait qui usurpait sournoisement la place d’un autre, bien plus naturel. Si seulement Charlotte, tant qu’elle y était, avait pu être pire ! – cette idée, Maggie en venait à l’invoquer au lieu de l’idée souhaitable d’une Charlotte qui aurait été meilleure. Car, aussi excessivement étrange que cela pût lui paraître en la circonstance, elle pensait qu’elle ne se serait pas autant inquiétée, si elle ne s’était pas figuré sa belle-mère, sous des arbres magnifiques, dans ces chers vieux jardins, en train de prodiguer à son père cinquante sortes de confidences, et vingt sortes, au moins, de gentillesses. Les confidences et les gentillesses étaient sûrement adéquates de la part d’une femme charmante à l’égard de son mari, mais le fin tissu de réconfort fabriqué par les mains de cette dame, et jeté au visage de son compagnon comme un léger voile enveloppant, formait justement un écran transparent à travers lequel Maggie sentait le regard de son père constamment fixé sur elle. Ce regard la frappait d’autant plus directement qu’il était éloigné ; il lui montrait son père, seul, là-bas, encore plus conscient ou soupçonneux de ce complot qu’elle tramait pour qu’il ne fût ni inquiet ni blessé. Elle avait maintenant depuis des semaines et des semaines, et sans frémir, tracé elle-même les directions de cette pieuse entreprise ; mais le fait qu’elle eût réussi à ne donner aucun indice (elle s’en vantait) aurait été peine absolument perdue, si Mrs Verver avait commis avec son mari le même genre d’erreurs d’approche (chaque série étant conçue d’une façon trop abrupte et trop incohérente pour corriger une série précédente) qu’elle avait commises avec sa belle-mère. Cependant, si Charlotte, la pauvre, avait été vraiment pire, qui aurait pu dire avec certitude que son mari s’en serait trouvé meilleur ?
On tâtonnait sans bruit parmi de telles questions, et en fait la Princesse même ne savait pas précisément si son propre Amerigo, laissé seul avec elle en ville, allait employer ce précieux moyen de galanterie téméraire qui tendrait, selon lui, à faire tomber de leur dernier perchoir les réticences intimes de sa femme. La vérité, à cet égard, était qu’elle avait diverses sortes de terreurs, et par moments elle se disait que les journées présentes reproduisaient longuement ce trajet nocturne, quelques semaines plus tôt, entre Eaton Square et Portland Place, où il avait tenté, avec le pouvoir souverain de son charme personnel, de la faire sombrer dans un abandon qui la contraindrait à renier toute cohésion. Il faut dire qu’elle n’était jamais seule avec lui sans se demander tôt ou tard dans quel état se trouvait maintenant sa cohésion ; mais en même temps, tant qu’elle n’exprimait aucun reproche, elle conservait un reste de contenance qui pouvait lui épargner une offensive. Une offensive, une véritable offensive telle qu’Amerigo pouvait la mener, était ce qu’elle redoutait par-dessus tout ; elle était loin d’être sûre de ne pas céder sous ce genre d’assaut, de ne pas éprouver une intense faiblesse, de ne pas lui montrer qu’il tenait là un moyen rapide dont il saurait de nouveau user à l’occasion. Par conséquent, comme il n’avait encore eu avec elle aucun prétexte pour supposer qu’elle n’avait plus confiance ou qu’elle avait perdu la moindre parcelle de bonheur, elle lui laissait, c’était facile à comprendre, un immense avantage dans toutes les attentes et dans toutes les tensions. Elle souhaitait qu’il ne la consolât de rien, pour le moment. Qui pouvait dire à quoi mènerait une consolation, dans quel consentement aveugle, dans quelle simulation destructrice, cela risquait de la plonger ? Elle l’aimait encore trop désespérément pour oser lui donner la moindre possibilité de la traiter comme si l’un d’eux avait fait du tort à l’autre. Quelque chose ou quelqu’un (et, au fait, lequel d’entre eux tous ?) s’en trouverait inévitablement sacrifié, dans une bourrasque d’égoïsme passager ; tandis que ce qu’elle voulait intelligemment, c’était savoir où elle allait. Savoir, savoir : la perspective était fascinante autant que redoutable ; et ce qu’il y avait en partie de bizarre dans sa position, c’était que sa crainte de voir son mari se livrer soudain à de grandes démonstrations se mêlait à un terrible besoin de ne lui pardonner, de ne le rassurer, de ne lui répondre que sur une base qu’elle aurait fermement établie. Pour se comporter ainsi, il fallait qu’elle en sût clairement les raisons ; mais, du même coup, cela signifiait, horriblement, qu’elle devait apprendre ce qui par ailleurs s’était passé. Il pouvait ne lui dire que ce qu’il voulait, que ce qui agirait sur elle, par le seul charme de son appel ; et le résultat de tout appel direct de son charme serait qu’elle se soumettrait impuissamment à ses conditions. En conséquence, toute la sécurité temporaire de Maggie, toute sa réussite au jour le jour, tenait au fait de l’empêcher comme elle pouvait de s’en apercevoir ou de le deviner ; et cela, heure après heure, littéralement, durant ces journées d’intimité plus continue. Heure après heure, elle guettait un signe indiquant qu’il avait décidé de franchir le pas. « Ah, oui, ça s’est passé comme tu penses. J’ai fait des écarts, je me suis imaginé être libre, je me suis livré à d’autres réalités, avec de plus grands excès, parce que je te croyais différente… différente de ce que je vois maintenant. Mais c’était seulement, seulement, parce que je ne savais pas… et tu dois admettre que tu ne m’as pas suffisamment donné de raisons… de raisons, veux-je dire, d’éviter mon erreur… de laquelle, je l’avoue, et pour laquelle, je vais tendrement me repentir… et que tu peux à présent m’aider, je le sens délicieusement, à oublier complètement. »
C’était, quand elle se regardait, ce qu’elle l’imaginait en train de dire ; et tandis que tirait à sa fin une autre journée, une autre série de leurs heures ensemble, sans qu’il se déclarât, elle se sentait captivée par lui au-delà même de la force d’un abandon. Elle gardait la tête froide dans un but, pour une cause ; et son effort de détachement, augmenté de son effort pour ne pas le laisser paraître, les enfermait tous deux dans le cercle d’acier d’une intimité en comparaison de laquelle une passion naïve n’aurait été qu’un simple frémissement d’ailes. Son plus grand danger, ou du moins son plus grand motif de souci, était de penser d’une façon obsédante que si son mari avait en effet des soupçons, il ne pourrait pas s’empêcher, en la considérant avec attention, de lui donner une plus grande importance. Mesurant avec lui, comme elle l’avait mesurée avec son père, l’étendue nécessaire de sa propre hypocrisie, elle sentait qu’elle devrait la pousser jusqu’à lui démontrer que, somme toute, elle n’avait pas grande importance, elle, Maggie. Un simple geste de lui (oh, alors, elle le sentirait bien venir !), un frôlement de sa main ou de ses lèvres, inspirés par l’intérêt qu’elle lui portait sans doute, et non par une compassion pour la tristesse qu’elle serait censée éprouver, la livreraient à lui pieds et poings liés. Par conséquent, afin d’être libre, libre d’agir pour son père d’une manière autre que déplorable, elle devait patiemment cacher à son mari, tel un insecte microscopique poussant un grain de sable, l’importance qu’elle prenait même à ses propres yeux. Elle pouvait continuer ainsi avec un changement en vue, mais elle ne pouvait pas continuer indéfiniment ; et donc un effet extraordinaire de leur semaine de confrontation sans mélange, tout hérissée de nouvelles données, fut que la Princesse se tournait en pensée vers leurs compagnons éloignés, pour évaluer la sorte de soulagement qu’apporterait le fait de les rejoindre. Elle apprenait en quelque sorte de minute en minute à jouer avec les ombres, étant donné que dans ces occasions d’intimité avec son mari, il y avait toujours, de ce fait même, dans leurs échanges, des possibilités de chatoiement ; mais elle jouait contre un partenaire qui était lui aussi maître des ombres, et chez qui, si elle n’y prenait garde, elle risquait d’éveiller une conscience de la nature de leur affrontement. Le sentir comme tel, penser qu’il pouvait se sentir lui-même un adversaire dans ce jeu de finesse, bref le voir s’exposer à un nom qui le mettrait en position de conflit, la réduisait à une envie presque visible d’étouffer un cri d’inquiétude. Si jamais il devinait qu’ils se livraient ainsi d’une façon occulte à une haute lutte, et que c’était elle, tout le temps, dans sa prétendue stupidité, qui l’avait rendue haute et l’avait maintenue haute : si jamais il y parvenait avant qu’ils pussent quitter Londres, elle serait véritablement perdue.
Le répit possible pour elle à Fawns proviendrait du fait que la concentration de son mari y serait inévitablement distraite ; ne serait-ce que parce que la remarquable pression de la placidité de son père pourrait paraître susceptible de réclamer une plus large part de l’attention d’Amerigo. Et puis il y aurait toujours Charlotte elle-même pour le détourner. Charlotte sans doute l’aiderait à interpréter, de droite et de gauche, tous les symptômes ; mais Maggie sentait que cette complicité pouvait justement, dans une certaine mesure, contribuer à protéger le secret de sa propre agitation. Même, il n’est pas inconcevable qu’elle ait vu pointer une lueur de réconfort en se figurant l’effet possible sur le Prince, sur ses nerfs, sur sa délicate susceptibilité, des attitudes, des allures et des grâces légères du savoir-faire extrême de Mrs Verver. Après tout, se disait-elle, cela reviendrait surtout pour lui à retrouver le privilège d’observer cette dame en train de l’observer, elle, Maggie. Très bien, alors : avec un tel mélange d’idées en lui, combien de temps apprécierait-il d’être le simple témoin d’une observation ? Car Maggie avait maintenant décidé que son mari s’en remettait à la vigilance plus alerte de Charlotte, lorsqu’il était avec elle. Ne se lasserait-il pas (pour le dire simplement) de la voir toujours monter la garde, et faire les cent pas sur les remparts, droite et élégante, avec son ombrelle de dentelle repliée contre l’épaule, sur fond d’orient ou d’occident doré ? Maggie en vérité était allée loin dans cette vision d’une réaction possible, mais elle n’était pas incapable de s’interrompre à l’idée qu’elle vendait peut-être la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Il lui faudrait être sûre de bien d’autres choses, avant de penser pouvoir déceler un signe de lassitude dans la mine d’Amerigo, et une logique dans cette lassitude !
En attendant, une de ses manigances pour affronter leur tension était de mêler aussi naturellement que possible Mrs Assingham à leurs actes extérieurs et comportements de surface, à s’arranger pour que cette dame se joignît à eux l’après-midi quand ils allaient faire un tour en voiture ou allaient voir des choses, voir des choses faisant partie de leur existence un peu comme s’ils étaient des altesses royales tenues d’être présentes à des inaugurations. Et puis, plus tard dans la journée, il y avait d’autres arrangements, tels que la présence de Fanny à leurs côtés, et aussi celle du Colonel, pour des raisons aussi capricieuses qu’une soirée à l’Opéra, quels que fussent les chanteurs, ou un brusque élan de curiosité à l’égard du théâtre britannique. Le brave couple de Cadogan Place pouvait toujours dîner avec eux sans protester, et « continuer » ensuite dans des mondanités que la Princesse avait maintenant l’audace sournoise de choisir de préférence. Durant cette période, pourrait-on dire, elle récoltait ses sensations au passage, elle cueillait nerveusement les petites fleurs sauvages de sa sombre forêt, afin du moins de pouvoir, en les respirant, sourire à ses compagnons, à son mari surtout, avec l’air dégagé, hardi, et parfaitement frivole, de fêter le premier mai. Elle avait des élans intenses et contenus, dont certains étaient presque des inspirations ; elle avait en particulier le sentiment déraisonnable, et parfois nettement amusé, d’utiliser son amie jusqu’à l’extrême limite, mêlé au luxe de ne pas avoir à s’expliquer. Jamais, jamais, elle n’aurait de nouveau à s’expliquer à Fanny Assingham, qui, pauvre femme, de son côté, se verrait ainsi attribuer, peut-être pour toujours, le privilège de devoir se montrer très ingénieuse. Elle laissait tout aux mains de Fanny, et c’était donc à la chère femme de juger seule de la quantité. De plus en plus splendide maintenant dans son impeccable égoïsme, Maggie ne lui posait aucune question, et ne faisait ainsi que lui signifier la magnificence de l’occasion qu’elle lui offrait. Elle ne tenait pas compte des soirées ou des dîners pour lesquels les Assingham avaient pu être personnellement « réservés » ; c’était un détail, et c’était sans sourciller qu’elle négligeait les annulations et les réorganisations auxquelles leur service auprès d’elle les condamnait. De plus, tout s’accordait parfaitement ; et donc, aussi dure à cette époque, malgré sa fébrilité, qu’un petit diamant pointu, la Princesse scintillait en quelque sorte du sentiment de posséder le pouvoir de construire et de créer. Il lui suffisait d’éprouver l’envie de se présenter, et de présenter son mari, sous un jour flatteur et favorable, pour trouver normal d’être accompagnée avec lui par leur dame et leur garçon d’honneur. Mais à quoi d’autre Charlotte l’avait-elle préparée durant tant de semaines depuis le début de la saison ? – Charlotte assumant et remplissant, autant que possible, le rôle et la fonction d’un de ces êtres subalternes et renouvelables qui flottent dans le sillage des grands personnages.
Le précédent était donc établi, et le groupe normalement constitué. Mrs Assingham, pendant ce temps, à table, sur les escaliers, dans la voiture ou la loge d’opéra, pouvait (avec, en l’occurrence, son débordement d’expression, particulièrement insistant pour ce qui concernait les hommes), pouvait lancer des regards au Prince dans le sens qu’elle voulait : ce n’était pas cela que Maggie pensait redouter. Fanny pouvait l’alerter, elle pouvait le réprimander, elle pouvait même parfaitement (au cas où ce serait inévitable) lui faire du charme : libre à elle de le faire, comme une chose où ils seraient les seuls concernés, si cela l’aidait à répondre du service irréprochable auquel elle s’était engagée. Maggie, en fait, n’eut que le désir de lui paraître reconnaître l’efficacité de son aide, quand, un soir, elle lui fit part d’un petit projet, conçu en secret, pour le lendemain : l’idée violente, irrésistible, de passer voir Mr Crichton au British Museum. Mr Crichton, Mrs Assingham pouvait aisément s’en souvenir, était le plus compétent et le plus obligeant des fonctionnaires, que tout le monde connaissait et qui connaissait tout le monde ; qui, surtout, avait dès le début gracieusement proposé, par amour de l’art et de l’histoire, de devenir un des éclaireurs les plus constants sur le chemin aventureux de Mr Verver. Gardien d’un des plus riches départements de la grande collection nationale d’objets précieux, il avait de la sympathie pour ce collectionneur privé sincère, et il l’encourageait sur sa voie, même quand il était ainsi condamné à le voir s’emparer de trophées sacrifiés par le pays à l’avarice parlementaire. Il poussait son amabilité jusqu’à déclarer que, puisque Londres, à cause de vues mesquines, se trouvait de temps à autre obligée de rater ses plus belles occasions, il se consolait presque à l’idée que toutes ces brebis perdues allaient finalement rejoindre, une par une, dans le tintement tracassant de leurs clochettes d’argent, le merveilleux, le déjà célèbre bercail au bord du Mississippi. Il y avait dans ses « presque » un charme auquel Mr Verver et Maggie ne pouvaient pas résister, surtout depuis qu’ils étaient devenus certains (ou « presque » certains) d’en posséder le monopole ; et une fois son envie changée en sympathie par une fréquentation plus familière du père et de la fille, Mr Crichton, dans les deux maisons, mais surtout à Eaton Square, avait su prendre le rôle de conseiller et d’intermédiaire. C’était à son invite, Fanny ne l’avait pas oublié, que Maggie, un jour, il y avait bien longtemps, et justement avec elle, avait, pour la gloire du nom qu’elle portait, visité une des vastes chapelles de ce suprême temple d’exposition, une alcôve de rayonnages chargés d’ouvrages italiens anciens, reliés de brun et or, ou d’or et ivoire, et consacrés aux archives de la lignée du Prince. L’impression avait été pénétrante, et elle subsistait ; mais Maggie avait alors joliment soupiré en la déclarant superficielle. Elle voulait y retourner un de ces jours, afin de s’y plonger davantage, de s’attarder, de savourer ; mais, pour ce qu’en savait Mrs Assingham, elle n’avait pas encore renouvelé sa visite. Durant une longue période, cette deuxième occasion avait, dans la vie heureuse de la Princesse, cédé la place à d’autres occasions, témoignant toutes, à leur manière, de la valeur du sang de son mari, de son riche mélange, de ses nombreux apports remarquables ; et la charmante ferveur qui devait la ramener au Musée s’en était sans doute trouvée dispersée et affaiblie.
Néanmoins, il apparut qu’une nouvelle conversation avec Mr Crichton avait revigoré cet affaiblissement, et Maggie parla de son projet comme d’une idée personnelle, à la réalisation de laquelle elle comptait consacrer sa matinée. Les visites de dames gracieuses, sous la protection de Mr Crichton, teintaient de rose, aux yeux de cet amateur sans doute de fleurs et de miel, les couloirs et les rayons encombrés de la grande ruche de Bloomsbury ; et bien qu’il ne fût pas attaché au département auquel la jeune femme lui avait exprimé le désir d’accéder de nouveau, il n’y avait rien de plus aisé pour lui que de la confier à la courtoisie des responsables. Donc, c’était décidé, déclara Maggie à Mrs Assingham, et elle s’abstiendrait de la compagnie d’Amerigo. Par la suite, Fanny devait se souvenir qu’elle avait d’abord considéré cette abstention comme une des manifestations les plus fines du détachement de sa jeune amie : Maggie avait imaginé devoir y aller sans lui, à cause de l’ombre d’ironie que la présence de son mari, en cette période ambiguë, risquait de projeter sur tout hommage rendu à l’éclat de ses ancêtres. Puis, aussitôt après, Fanny Assingham estima clair que cette décision de se libérer était le fruit d’une réflexion subtile, d’une envie de commémorer ce qui pouvait lui rester de fierté et d’espoir : le sentiment d’ambiguïté de cette dame s’estompa avec bonheur, et elle félicita sa compagne d’avoir un projet aussi délicieux, et d’être dans l’humeur délicieuse de le réaliser. Une fois la visite accomplie, Fanny se trouva confirmée dans son optimisme ; elle conclut, dans la soirée, que l’heure passée sous les lampes, parmi les annales, les illustrations, les parchemins, les portraits, les volumes blasonnés, et les commentaires murmurés, avait été enrichissante et inspiratrice pour la Princesse. Quelques jours plus tôt, Maggie lui avait déclaré, avec une grande douceur mais beaucoup de fermeté : « Invitez-nous à dîner, s’il vous plaît, pour vendredi, et ayez qui vous voulez ou qui vous pouvez… peu importe qui… vraiment. » Et le couple de Cadogan Place s’y était soumis, avec une docilité nullement froissée par tout ce que cette sommation supposait aller de soi.
Cela occuperait la soirée : telle avait été l’idée de Maggie. Et elle se montra à la hauteur de son idée, aux yeux de Fanny, en traitant cette circonstance, plus ou moins ouvertement, comme nouvelle et étrange. Les braves Assingham, en fait, avaient festoyé aux deux tables amies à une échelle tellement disproportionnée avec les rares occasions offertes par la leur, qu’il était facile de plaisanter sur la manière dont ils pouvaient se nourrir chez eux, et pouvaient résoudre tout seuls la question de donner à manger. Bref, Maggie dîna chez eux, et réussit à faire en sorte que son mari parût au dîner, à la façon de deux jeunes souverains qui, dans l’humeur folâtre d’un état de grâce, honorent de leur présence un couple de fidèles sujets et serviteurs. Elle montra de l’intérêt pour leur installation, et une sorte de tendre curiosité pour leurs arrangements matériels ; si bien que son hôtesse, assez naturellement, pourrait-on dire, attribua tout cela, ce ton, cette liberté brandie comme exemple, à l’effet opéré sur elle par les leçons révisées dans la matinée sur l’autel du passé. N’avait-elle pas retenu, d’une ou deux anecdotes de nouveau offertes à son attention, qu’il y avait, pour des princesses d’une telle lignée, plus d’une façon d’être une héroïne ? La façon de Maggie, ce soir-là, était de les surprendre tous, véritablement, par ses excès d’amabilité. Elle n’était sans doute pas proprement exubérante ; cependant, si Mrs Assingham, critique affable, n’avait jamais douté qu’elle fût gracieuse, elle ne l’avait encore jamais vue prendre autant un air qu’on aurait pu appeler affirmatif. C’était un air qui pouvait faire secrètement palpiter le cœur de Fanny : son invitée était heureuse, heureuse en conséquence de quelque chose qui s’était produit, mais elle faisait en sorte que le Prince ne perdît aucune cascade de ses rires, sans peut-être toujours l’inciter absolument à ne pas les trouver ridicules. Il n’était guère homme à souffrir, au-delà d’un certain point, que sa femme parût ridicule en public ; et donc leur hôtesse en vint à envisager la possibilité d’une scène consécutive entre eux, dans la voiture ou à la maison, de questions légèrement sarcastiques, d’explications promptement exigées ; scène qui pourrait ou non précipiter les choses, selon la manière dont Maggie y tiendrait son rôle. En attendant, ce qui rendait pratiquement palpitantes ces apparences de gaieté, c’était qu’il y avait un mystère (mystère, c’était manifeste, pour Amerigo lui-même) sur l’incident, ou sur l’influence, qui les avaient provoquées.
La dame de Cadogan Place allait cependant, dans les trois jours, exercer une lecture plus profonde, et la page s’offrit à elle la veille du départ pour Fawns de sa jeune confidente. L’abandon décidé de Londres devait avoir lieu le lendemain, et Mrs Assingham avait été informée que leur groupe de quatre devait dîner ce soir-là à l’ambassade américaine avec un autre groupe plus important ; si bien que la plus âgée de ces dames eut un mouvement de surprise en recevant de la plus jeune, daté de six heures, un télégramme réclamant sa présence immédiate. « Prière venir me voir tout de suite. Habillez-vous tôt, si possible, pour que nous ayons du temps. La voiture, déjà commandée, vous ramènera d’abord. » Mrs Assingham, après un court instant de réflexion, s’habilla, mais peut-être pas sans distraction, et à sept heures elle était à Portland Place, où on l’informa que la Princesse était « en haut » en train de s’habiller, mais disposée à la recevoir tout de suite. Elle comprit aussitôt, la pauvre Fanny, ainsi qu’elle devait le déclarer par la suite au Colonel, que la crise redoutée avait éclaté comme des bourgeons au printemps, et qu’elle devait maintenant affronter son heure épouvantable. Son heure épouvantable serait l’heure révélant qu’elle en savait depuis longtemps beaucoup plus qu’elle en avait jamais dit ; et elle se l’était souvent figurée par avance, elle avait essayé de s’y préparer, en se disant que l’approche de son jugement se produirait comme, en pleine nuit, une brusque chute de température et une fenêtre violemment ouverte par le vent. Il serait alors vain de s’être si longtemps blottie près du feu ; les vitres seraient fracassées, l’air glacial envahirait la chambre. Si la chambre de Maggie, où elle venait de monter, n’était pas vraiment traversée par la rafale polaire qu’elle craignait, il n’y régnait pas moins nettement une atmosphère comme elles n’en avaient encore jamais respiré toutes deux ensemble. La Princesse, vit-elle, était tout à fait habillée : c’était une affaire terminée. Cela en fait accentuait son air d’attendre de pied ferme l’assistance qu’elle avait exigée, et d’avoir pour ainsi dire nettoyé le pont pour mieux agir. Sa femme de chambre l’avait déjà laissée, et, dans cette vaste pièce lumineuse, où tout était précieux, mais où rien n’était déplacé, elle se présentait comme « accoutrée » pour la première fois de sa vie. Était-ce parce qu’elle avait revêtu trop de choses, qu’elle s’était surchargée de joyaux, en particulier dans la chevelure, où ils étaient plus nombreux et plus gros que d’ordinaire ? Cette question, sa visiteuse en trouva bientôt la réponse, en attribuant largement cette apparence à un éclat rouge, rouge comme quelque monstrueux rubis, qui brûlait sur chacune de ses joues. Ces deux composantes de son aspect éclairèrent assez vite Mrs Assingham, en lui montrant le caractère éminemment pathétique de ce refuge, de cette dissimulation, que l’agitation de Maggie avait instinctivement cherché dans les arts de la toilette, poussés à l’excès, presque à l’incohérence. Elle avait visiblement eu un but : celui de ne pas se trahir par des inattentions qu’elle n’avait encore jamais commises ; et elle se tenait là, armée et cuirassée, d’une manière qui témoignait, comme toujours, de la perfection de ses petits procédés personnels. Son genre avait toujours été d’être trouvée prête en toute occasion, équipée de l’essentiel et débarrassée des accessoires, sans rien de manquant ni de superflu ; en laissant ainsi supposer, dans son cadre splendide et donc plus ou moins encombré et orné, qu’elle nourrissait une passion intime pour l’ordre et la symétrie, le balayage, les rangements, les meubles alignés contre les murs, apport probable, dans son sang d’Américaine, de grands-mères de la Nouvelle-Angleterre, toujours en train de dépoussiérer et d’astiquer. Si son appartement était « princier », dans la clarté du jour tardif, elle avait l’air d’y avoir été amenée entièrement parée, apprêtée et décorée, telle une figure de sainte destinée à une procession, et posée là afin d’annoncer quelles merveilles elle allait accomplir si on l’en priait. Son amie avait le sentiment (comment aurait-elle pu ne pas l’avoir ?) d’être comme un pieux officiant confronté, derrière l’autel, avant la fête, à sa Madone miraculeuse. Un office pareil avait en général toute la gravité que l’officiant en personne pouvait en attendre. Mais la gravité, ce soir-là, serait des plus rares ; car ce qu’il pouvait en attendre dépendait beaucoup de ce que lui-même pouvait donner.
« Quelque chose de très étrange s’est produit, et je pense que vous devriez l’apprendre. »
Maggie dit cela d’un ton modéré, mais de manière à faire de nouveau sentir à son invitée la force de son appel. C’était leur accord précis : tout ce que Fanny saurait lui aurait été fourni par son dévouement. Par conséquent, au bout de cinq minutes, elle sut en quoi avait consisté ce qui venait de se produire d’extraordinaire, et comment tout était provenu de l’heure passée par Maggie au musée, sous la protection de Mr Crichton. Il avait désiré, Mr Crichton, avec une amabilité caractéristique, après la magnifique exhibition, et un déjeuner servi dans son pavillon adjacent, la ramener chez elle par sécurité ; car il avait remarqué, en l’accueillant sur les grands escaliers, qu’elle avait renvoyé sa voiture ; cela, elle l’avait en réalité fait seulement pour l’inoffensif amusement de rentrer seule. Elle savait qu’elle éprouverait, à la suite d’une heure de visite, une sorte d’exaltation, sous l’effet de laquelle marcher dans les rues de Londres serait exactement ce qui lui conviendrait le mieux ; une promenade indépendante, ouverte aux impressions, aux stimulations, se suffisant à elle-même, sans rien dont se soucier, sans personne à qui parler, avec une multitude de vitrines à regarder, si l’envie l’en prenait ; un goût banal, de l’essence même du caractère de Maggie, fallait-il supposer, mais que de si nombreuses raisons, ces temps derniers, l’avaient empêchée de satisfaire. Elle avait pris congé de Mr Crichton en le remerciant : elle connaissait bien assez son chemin ; et puis elle avait aussi bien assez envie de ne pas rentrer trop directement ; l’idée d’aller un peu à l’aventure l’amusait vraiment. Et donc, évitant Oxford Street, pour emprunter des trajets qu’elle ne connaissait pas, elle avait fini par dénicher ce à quoi elle visait plus ou moins, trois ou quatre boutiques, un bouquiniste, un magasin d’estampes, un ou deux marchands d’antiquités, qui n’étaient pas semblables à tant de commerces connus d’elle, ceux de Sloane Street, par exemple, enfilade monotone qui avait depuis longtemps cessé de la séduire. Et puis elle n’avait pas oublié le germe qu’une remarque de Charlotte, quelques mois plus tôt, avait planté dans son imagination : une allusion fortuite aux « drôles de petites échoppes fascinantes » qu’on voyait dans Bloomsbury, et aux trouvailles étonnantes qu’on pouvait même parfois y faire. Sans doute ne saurait-il y avoir eu d’incitation plus forte que cette perspective en quelque sorte romantique : signe plus intense que tout, de l’impression longtemps retenue, et par là même soigneusement cultivée, que chaque remarque de Charlotte, même négligemment lancée, produisait sur Maggie. Et puis la Princesse s’était sentie plus à l’aise qu’elle ne l’avait été durant des mois ; elle ne savait pas pourquoi, mais sa visite au musée, bizarrement, en avait été la cause ; c’était comme si elle n’avait pas examiné tant de nobles et splendides témoignages, comme si elle ne les avait pas vérifiés pour son enfant et aussi pour son père, uniquement pour les voir inspirer de la vanité et des doutes, inspirer peut-être quelque chose de pire. « De nouveau, j’avais confiance en lui autant que jamais, et je sentais à quel point j’avais confiance en lui, déclara-t-elle avec un regard fixe et brillant. Je sentais cela dans les rues où je flânais. Et c’était comme si cela justifiait, comme si cela encourageait, le fait que je sois ainsi en train de me promener toute seule, sans avoir pour le moment à réfléchir ni à m’inquiéter. Je n’avais, au contraire, presque rien du tout en tête. »
C’était tellement comme si tout allait bien se passer, qu’elle en était venue à songer à l’anniversaire de son père, et à y voir une raison pour chercher quelque chose qui pourrait servir de cadeau. On célébrerait cela à Fawns, comme cela avait été le cas l’année précédente : cet anniversaire tombait le vingt et un du mois, et Maggie n’était pas certaine d’avoir une autre occasion de lui faire un présent. Bien sûr, il y avait l’impossibilité de trouver quelque chose de la moindre « valeur », qu’il n’aurait pas déjà depuis longtemps lui-même déniché dans ses explorations ; et c’était inutile d’espérer trouver un objet qui eût le quart de la valeur de ce qu’il choisissait. Cependant, c’était une vieille histoire, et l’on aurait désespéré de pouvoir lui faire plaisir, s’il n’avait pas eu la douce idée qu’un cadeau personnel, offrande de l’amitié, était par nature une aberration fatale, et que, plus il était aberrant, plus il était manifestement une marque d’amitié, et plus, donc, on l’appréciait. Tout l’art consistait en la naïveté de l’affection ; une authenticité douteuse était une preuve de sympathie authentique ; les objets les plus laids étaient les témoignages les plus hardis et les plus tendres, et, en tant que tels, figuraient dans des vitrines à part, adaptées sans doute à la maison, mais non au musée, et dédiées aux divinités, non pas sereines, mais grimaçantes. L’apport de Maggie elle-même, naturellement, à travers les années passées, s’était trouvé largement représenté dans ces réceptacles ; elle aimait encore écraser son nez contre les épaisses vitres verrouillées, y voir chaque fois en place tous les objets que son père, sur sa suggestion, anniversaire après anniversaire, avait pu, essayait-elle de croire, estimer dignes d’être exposés, ou du moins feindre de les juger curieux. Elle était maintenant prête à essayer de nouveau : tous deux prenaient toujours du plaisir à se livrer à ce jeu, et à feindre ainsi l’un et l’autre, en sacrifiant drôlement aux rites domestiques. Dans ce but, sur son chemin de retour, elle avait traîné partout : avec beaucoup de désillusions parmi les vieux livres et les gravures anciennes, qui ne lui avaient proposé rien d’approprié, mais avec une curieuse précipitation dans une autre sorte de boutique, celle d’un antiquaire, un petit homme pittoresque, à l’air étranger, qui, après lui avoir montré de nombreuses choses, lui avait finalement soumis un objet qu’elle avait acquis, et acquis, pour tout dire, à bon prix, dans l’idée que c’était une rareté qui conviendrait superlativement, en comparaison de certaines de ses précédentes tentatives. « Je découvre maintenant qu’il ne convient pas du tout, dit Maggie. Il s’est produit entre-temps quelque chose qui le met hors de question. Je n’en ai été satisfaite qu’un seul jour. Mais en même temps, en l’ayant ici sous les yeux, j’ai le sentiment que je n’aurais voulu pour rien au monde le manquer. » Elle avait parlé, dès l’entrée de son amie, d’une manière assez cohérente, et même d’une petite voix vibrante destinée à exagérer son calme ; mais elle reprenait sa respiration toutes les quelques secondes, comme pour réfléchir, et pour prouver qu’elle n’était pas pantelante ; tout cela indiquait à sa visiteuse la profondeur de son émoi ; son allusion à l’anniversaire de son père, à sa recherche d’un cadeau qui pourrait le divertir, à la façon dont il gardait courage devant ce qu’on pouvait lui offrir, avait, faut-il dire, moins de force de réalité sur les lèvres de Maggie, que de capacité de ranimer promptement en Fanny d’anciens souvenirs de compréhension, de sympathie, et d’observation amusée. Le tableau était complété par la tendre imagination de cette dame. Mais Maggie avait en tout cas pris les armes ; elle savait ce qu’elle faisait, et elle avait déjà son plan : un plan pour ne rien changer, pour ne faire « aucune différence ». Par conséquent, elle irait dîner à l’ambassade, et sans du tout avoir les yeux rouges, les traits convulsés, la tenue négligée, ni rien qui pourrait susciter des questions. Toutefois, pour soutenir justement sa volonté de ne pas s’effondrer, il y avait quelque chose qu’elle avait envie, qu’elle avait besoin, de savoir ; et, comme dans la vive et sinistre lumière d’un éclair non accompagné de tonnerre, Mrs Assingham vit soudain que ce serait à elle-même de fournir, à ses risques et périls, l’information que la Princesse réclamait. Tout l’instinct de notre amie avait été de se tenir en retrait tant qu’elle ne distinguait pas la nature du terrain ; elle ne voulait pas faire un pas avant d’être certaine de se rapprocher intelligiblement de Maggie ; et malgré la gêne de paraître hésiter sur place, pâle et décomposée, en répondant de vagues sottises, il y avait une qualité de pur soutien dans le simple fait de ne pas encore deviner à quoi pouvait mener un début aussi inquiétant. Cependant, après un moment de réflexion, elle réagit quand la Princesse lui déclara avoir perdu son assurance.
« Vous voulez dire que vous étiez vraiment à l’aise, lundi… quand vous avez dîné chez nous ?
– J’étais très heureuse, répondit Maggie.
– Oui… nous vous avons trouvée tellement gaie et tellement brillante ! » Fanny sentit que c’était faible, mais elle continua. « Nous étions tellement contents que vous soyez heureuse ! »
Maggie se tut un instant, en la regardant d’abord fixement. « Vous avez trouvé que j’allais bien, hein ?
– Bien sûr, chérie… nous avons trouvé que vous alliez bien.
– Mon Dieu, je dirais que c’était normal. Mais, en fait, jamais je n’ai eu aussi tort de ma vie. Parce que, pendant ce temps, cela, voyez-vous, était en train de mijoter. »
Mrs Assingham se livra, avec une sorte de luxe, à son étonnement. « Cela… ?
– Ceci ! » déclara la Princesse. Son interlocutrice la vit tourner les yeux vers un objet posé sur le manteau de cheminée, une chose qu’elle n’avait pas encore remarquée, parmi tant d’objets précieux que les Verver exposaient partout où ils s’installaient : en particulier, d’incomparables ornements de cheminée.
« Vous voulez dire, cette coupe dorée ?
– Je veux dire cette coupe dorée. »
La pièce que Fanny reconnaissait maintenant comme nouvelle pour elle était une large coupe, d’aspect ancien, d’un or jaune assez frappant, montée par une courte tige sur un pied ample, et placée au centre de la cheminée, où, pour lui permettre de mieux être vue, les autres objets avaient été dégagés, en particulier une pendule Louis XVI qui faisait pendant aux candélabres. Ce dernier trophée faisait à présent entendre son cliquetis sur le dessus de marbre d’une commode qui lui correspondait exactement en splendeur et en style. Mrs Assingham trouva que c’était, cette coupe, une belle chose ; mais la question, manifestement, n’était pas celle de sa valeur intrinsèque, et Fanny se contenta de l’admirer à distance. « Mais quel est le rapport… ?
– Il y a tous les rapports ! Vous allez voir. » Et, de nouveau, Maggie attacha un moment sur son amie d’étranges yeux dilatés. « Il la connaissait avant… avant même que je le rencontre.
– Il la connaissait… ? » Fanny, faisant mine de chercher du regard les précisions qui lui manquaient, ne pouvait que répéter ces mots.
« Amerigo connaissait Charlotte… bien plus encore que je n’aurais pu l’imaginer. »
Fanny sentit que c’était étonnement pour étonnement. « Mais bien sûr vous avez toujours su qu’ils s’étaient connus ?
– Je ne comprenais pas. J’en savais trop peu. Vous ne voyez pas ce que je veux dire ? » demanda la Princesse.
Mrs Assingham à ce moment-là se demanda combien de choses Maggie savait maintenant ; il lui avait fallu une minute pour sentir à quel point la jeune femme parlait avec douceur. Elle ne percevait aucune colère provocatrice, aucune fureur d’âme trompée ; mais seulement un libre exposé d’une complète ignorance passée, invitant à la moquerie, si nécessaire ; et elle en éprouva d’abord un soulagement étrange et à peine croyable : elle absorba, comme s’il s’agissait du puissant parfum d’une fleur d’été, la douce certitude de ne pas être exposée, en aucun sens, aux conséquences d’un jugement. Elle ne serait pas jugée, sauf par elle-même : et c’était sa misérable affaire personnelle. Mais, l’instant suivant, en tout cas, elle rougit intérieurement de son immédiate lâcheté : elle avait pensé à elle seule, elle avait pensé à « s’en tirer », avant même de penser, c’est-à-dire de voir avec apitoiement, qu’elle était en présence d’un appel qui était totalement un appel, qui acceptait complètement sa propre nécessité. « D’une façon générale, chère petite, oui. Mais non… euh… par rapport à ce que vous êtes en train de me dire.
– Ils étaient intimes, comprenez-vous. Intimes », insista la Princesse.
Fanny continuait de la regarder en face, de chercher dans ses yeux ardents les données, tellement floues et estompées malgré toute cette emphase anxieuse, de cette lointaine époque. « Encore s’agit-il de savoir ce qu’on considère comme…
– Ce qu’on considère comme intime ? Eh bien, je sais maintenant ce que je considère comme intime. Trop intime, dit Maggie, pour m’en laisser savoir la moindre chose. »
Ce fut dit d’un ton tranquille, oui ; mais d’une tranquillité qui n’ôta pas à Fanny Assingham sa capacité de tressaillir. « Juste assez pour me le laisser savoir, à moi, voulez-vous dire ? » Elle avait demandé cela après un silence, en tournant de nouveau les yeux vers le nouvel ornement de cheminée, comme pour y chercher un soutien, tandis qu’elle s’interrogeait sur ce vide dans son expérience. « Mais ce sont des choses, ma chère, sur lesquelles mon ignorance est complète.
– Ils sortent ensemble… ils sont connus pour l’avoir fait. Et je ne veux pas dire seulement avant… je veux dire après.
– Après ? dit Mrs Assingham.
– Avant que nous ne soyons mariés… oui… mais après que nous nous sommes fiancés.
– Ah, je n’en ai jamais rien su ! » Fanny se montrait plus ferme et affirmative, en s’accrochant à l’idée rassurante que tout cela était apparemment nouveau pour elle.
« Cette coupe, poursuivit Maggie, en est la preuve étrange… tellement étrange qu’on a de la peine à y croire, aujourd’hui. Ils sont restés tout le temps ensemble… jusqu’à la veille de notre mariage. Vous n’avez pas oublié que, juste avant, elle est brusquement revenue d’Amérique ? »
La simplicité, consciente ou non, de cette question parut curieusement pathétique à Mrs Assingham. « Oh, bien sûr, chérie, je n’ai pas oublié qu’elle est revenue brusquement d’Amérique… qu’elle a logé chez nous… et ce qu’on en a pensé ! »
Le regard de Maggie était resté pressant et pénétrant ; à cet instant-là, elle aurait pu le faire étinceler, et avoir la petite violence de demander ce qu’« on » en avait donc pensé. Un instant, Fanny se vit sciemment exposée à un éclat de ce genre ; mais elle le vit tout aussi vite cesser de menacer : elle vit la Princesse nettement renoncer, malgré toute la force de son chagrin, mais dans l’intérêt de leur accord étrange et exalté, à profiter de cette occasion pour planter le poignard du reproche, cette occasion qui s’était présentée d’elle-même. Elle vit Maggie, ou crut la voir, considérer cette possibilité d’accusation directe, l’examiner, et puis l’écarter ; et de ce fait elle se sentit en quelque sorte muette d’effroi devant cette détermination lucide et supérieure, qu’aucune détresse ne pouvait ébranler, et dont aucune découverte ne pouvait amoindrir la nécessité (puisqu’il s’agissait ici, obscurément ou non, d’une « découverte »). Ces secondes furent brèves : elles passèrent rapidement. Mais elles durèrent assez longtemps pour ranimer en notre vieille amie le sentiment de son extraordinaire entreprise, et de la fonction que lui imposait, de la responsabilité que lui infligeait, cette force d’allusion. Elle se trouvait ainsi rappelée aux termes suivant lesquels elle avait été absoute : l’importance de son absolution se montrait assez dans cette évocation de son rapport avec l’ancienne réapparition de Charlotte. Et tout au fond de son impression d’ensemble rougeoyait (ah, d’une façon tellement inspirante, si l’on y songeait !) son idée permanente, claire dès le début, de la beauté des motifs de sa jeune amie. C’était comme un nouveau sacrifice pour une plus vaste conquête : « Aidez-moi seulement à m’en sortir maintenant, faites-le en face de cela et en dépit de tout, et alors inutile de dire à quel point je vous laisserai libre ! » L’aggravation de sa peur (ou disons, apparemment, de sa prise de conscience) s’était immédiatement et naturellement orientée avant tout vers son père ; avec pour effet de renforcer jusqu’à la passion sa volonté de le protéger, ou, en d’autres termes, de le maintenir dans l’ignorance, et d’en faire toujours la loi de son comportement et la clef de sa solution. Dans son horreur confirmée, elle se cramponnait à ces raisons et à leurs suites, comme une cavalière serrant les genoux sur une monture emballée, et vraiment elle aurait pu déclarer à sa visiteuse qu’elle pensait pouvoir s’en tenir là, si seulement elles n’avaient rien de plus à « découvrir ». Bien qu’elle voulût encore paraître ne pas se soucier de ce que Maggie avait effectivement découvert, Fanny brûlait secrètement de l’apprendre ; et donc, sans prononcer un mot, elle exprima, par un simple regard apitoyé, le désir d’aller de l’avant, en prenant garde aux carrefours, et en agitant, dans l’obscurité, une lanterne pour éloigner les périls de la circulation. Par conséquent, la réponse de Maggie ne se fit pas attendre. « Ils ont passé des heures ensemble… ils ont du moins passé toute une matinée… la certitude m’en est venue aujourd’hui, mais je ne l’aurais jamais imaginé sur le moment. Cette coupe en est devenue le témoignage… par le plus étonnant des hasards. C’est pourquoi, depuis qu’on me l’a livrée, je l’ai mise ici en évidence, pour que mon mari la voie… je l’ai placée à un endroit où il la remarquera aussitôt, s’il entre dans cette pièce. J’ai voulu qu’elle soit en face de lui, continua-t-elle, et j’ai voulu qu’il soit en face d’elle… et j’ai voulu assister à leur face-à-face. Mais cela ne s’est pas encore produit. Il a récemment pris l’habitude de souvent passer me voir ici… oui, surtout récemment… et il ne s’est pas encore montré aujourd’hui. » De plus en plus elle parlait avec son calme étudié : avec une cohérence maîtrisée, qui l’aidait manifestement à s’écouter et à s’observer. Il y avait, dans les faits qu’elle parvenait à énoncer, un appui, et une effrayante harmonie, signifiant toutefois qu’il fallait les suivre jusqu’au bout. « C’est vraiment comme si un instinct le prévenait… comme si quelque chose l’avait averti, ou l’avait mis mal à l’aise. Naturellement, il ne comprend pas de quoi il s’agit, mais il devine, avec sa belle finesse, que quelque chose s’est produit, et il n’est pas pressé d’y être confronté. Donc, avec sa vague inquiétude, il se tient à l’écart.
– Tout en se trouvant ici, dans la maison ?
– Je n’en ai aucune idée… par exception, je ne l’ai pas revu aujourd’hui depuis ce matin. Il m’a parlé alors, expliqua la Princesse, d’un ballottage dans un club… d’une grande importance pour quelqu’un, un ami personnel, je crois, qui s’est présenté, et qui est en mauvaise posture. Pour le soutenir, il a pensé devoir faire l’effort de déjeuner là-bas. Vous voyez le genre d’effort qu’il est capable de faire ! » Pour dire cela, Maggie trouva un sourire qui alla droit au cœur de son amie. « Il est à beaucoup d’égards le plus gentil des hommes. Mais il y a des heures de cela. »
Mrs Assingham réfléchit. « Alors il y a d’autant le risque qu’il entre et me trouve ici. Je ne sais pas, voyez-vous, ce dont vous considérez maintenant avoir acquis la certitude… ni quel rapport vous faites avec cet objet que vous déclarez décisif. » Elle posa les yeux sur cet étrange achat, s’en détourna puis y revint ; il était insondable, dans son élégance assez stupide, et pourtant, dès le moment où on l’appréciait, il était éclatant et précis dans sa domination du décor. Fanny ne pouvait pas plus y être aveugle, qu’elle n’aurait pu l’être devant un arbre de Noël illuminé au milieu d’un salon. Mais ce fut en vain qu’elle fouilla nerveusement dans son esprit pour en trouver le moindre souvenir flottant. Cependant, tandis que cette recherche la laissait bredouille, elle comprenait profondément, et même elle partageait largement, la crainte mystérieuse du Prince. Cette coupe d’or, à bien y regarder, était empreinte d’une sournoiserie puissante et consciente ; comme « pièce à conviction », elle était en quelque sorte affreuse, bien qu’elle eût sans doute une grâce décorative. « Si jamais il me trouvait ici en présence de cet objet, cela risquerait d’être plus ostensiblement désagréable, pour nous tous, que vous n’en aviez l’intention, ou que cela ne pourrait nécessairement nous aider. Et à vrai dire il faut que je prenne le temps de comprendre ce dont il s’agit.
– De ce point de vue, vous n’avez rien à craindre, répliqua Maggie. Entendez-moi, il ne va pas venir ici, et je vais seulement le trouver en train de m’attendre en bas, quand je descendrai pour partir. »
Fanny Assingham l’entendit, et entendit un peu plus. « Donc, nous allons être attablés ensemble chez l’Ambassadeur… ou du moins vous le serez tous les deux… avec cette nouvelle difficulté plantée entre vous, sans aucune explication. Et vous vous regarderez l’un l’autre en faisant mine, durant cette heure sinistre, de ne rien voir ? »
Maggie regarda Fanny avec, apparemment, la mine qu’elle se préparait à faire. « Sans explication, ma chère ? Bien au contraire… tout a été pleinement, intensément, admirablement expliqué, sans vraiment rien à ajouter. Je n’ai besoin, mon chou, de rien de plus, insista-t-elle. Tel que c’est, j’ai tout ce qu’il faut pour m’appuyer et pour avancer. »
Fanny Assingham restait relativement dans le noir ; des maillons lui manquaient encore. Et pour l’instant l’effet le plus supportable en était, curieusement, une peur froide de s’approcher des faits. « Mais quand vous rentrerez à la maison… ? Je veux dire, quand il remontera avec vous. Est-ce qu’il ne la verra pas, alors ? »
Sur ce, Maggie, après un instant de visible réflexion, secoua lentement la tête, de la manière la plus étrange. « Je ne sais pas. Peut-être ne la verra-t-il jamais… si elle reste seulement ici à l’attendre. Il ne viendra peut-être plus jamais dans cette pièce », dit la Princesse.
Fanny s’étonna plus profondément. « Plus jamais ? Oh… !
– Oui, peut-être. Qu’en sais-je, avec ça ! » répondit-elle tranquillement.
Elle n’avait pas de nouveau tourné les yeux vers l’objet incriminé, mais son amie trouva merveilleux que le simple pronom par lequel elle l’avait désigné parût inclure et exprimer la totalité de sa situation. « Vous n’avez donc pas l’intention de lui parler ? »
Maggie hésita. « Lui parler ?
– Eh bien, de votre trouvaille, et de ce que vous estimez qu’elle représente.
– Oh, je ne pense pas que je lui parlerai… si lui-même ne parle pas. Mais qu’il m’évite à cause de cela… qu’est-ce donc, sinon parler ? Il ne peut pas en dire ni en faire davantage. Je n’aurai pas à parler, ajouta Maggie d’un ton différent, un de ces tons qui avaient déjà profondément frappé sa visiteuse. J’aurai à écouter. »
Mrs Assingham réfléchit. « Alors, tout dépend de cette chose que vous considérez, pour des raisons à vous, comme une preuve ?
– Je pense pouvoir dire que moi, je dépends d’elle. Je ne peux pas la traiter comme rien du tout, maintenant », déclara Maggie.
Mrs Assingham, alors, se rapprocha de la coupe sur la cheminée, en se plaisant par ailleurs à sentir qu’elle faisait cela sans se rapprocher de la vision de sa jeune amie. Elle regarda cette chose précieuse (si elle était effectivement précieuse), et se mit en fait à l’examiner comme pour en arracher personnellement le secret, plutôt que d’y appliquer les informations de Maggie. C’était un objet solide, riche, hardi, avec son profond évasement ; et, sans l’étrange tourment qui s’y attachait, ç’aurait été un ornement enviable, une possession vraiment désirable, pour Fanny Assingham, qui aimait tellement le jaune. Elle n’y toucha pas, et si au bout d’un moment elle s’en détourna, la raison en fut, assez curieusement et soudainement, qu’elle en redoutait le contact. « Donc tout dépend de cette coupe ? Je veux dire, votre avenir en dépend ? Car c’est de cela qu’il s’agit, j’imagine.
– Ce dont il s’agit, répondit bientôt Maggie, c’est ce que cet objet, presque par miracle, m’a conduite à apprendre… jusqu’où ils étaient allés ensemble, dès l’origine. S’il y a eu tant de choses entre eux avant, il ne peut pas… selon toute apparence… y en avoir beaucoup plus maintenant. » Et elle poursuivit, en avançant méthodiquement ses arguments. « Si de telles choses se passaient déjà entre eux, cela change tout quant au doute qu’on pourrait avoir sur ce qui s’est passé entre eux depuis lors. S’il ne s’était rien passé avant, il pourrait y avoir des explications. Mais maintenant il y a trop de choses pour des explications… je veux dire, pour qu’on trouve des justifications », dit-elle.
Fanny Assingham était là pour trouver des justifications ; elle en était dûment consciente : car au moins cela avait été vrai jusqu’à présent. Cependant, à la lueur de l’exposé de son interlocutrice, la quantité de justifications, bien qu’elle n’en prît pas encore l’exacte mesure, lui paraissait susceptible d’être plus large que jamais. Et puis, avec ou sans exactitude, chaque minute passée dans cette pièce avait pour effet de la mettre davantage en présence de ce que Maggie elle-même voyait. Maggie elle-même voyait la vérité, et en réalité, tant qu’elles étaient ensemble, c’était pour Mrs Assingham un lien suffisant avec cette vérité. Il y avait dans le simple comportement de la Princesse à ce sujet une force qui donnait une importance secondaire au détail de ce qu’elle savait. Fanny en fait éprouva une sorte de honte devant sa propre envie passagère de demander des détails. « Je ne prétends pas renier, déclara-t-elle enfin, mes propres impressions sur les différentes périodes dont vous parlez, je suppose. Pas plus que je ne puis oublier, ajouta-t-elle, à quelles difficultés, et, m’a-t-il toujours semblé, à quels dangers, m’exposait n’importe quelle attitude que je pouvais adopter. J’ai essayé, je me suis efforcée, d’agir pour le mieux. Et, vous savez, poursuivit-elle comme si un léger courage et même un peu d’ardeur dans la conviction lui revenaient à l’écoute de ses propres phrases, et, vous savez, je crois que c’est finalement ce que je paraîtrai avoir fait. »
Cela produisit une minute durant laquelle leur échange, quoique intensifié et approfondi, se réduisit à un long silence et à un regard chargé, dont la signification fut pratiquement consacrée par ce que dit enfin Maggie. « Je suis sûre que vous avez essayé d’agir pour le mieux. »
Fanny en fut muette une minute de plus. « Je n’ai jamais pensé, chérie, que vous n’étiez pas un ange. »
Non que cela seul l’aidât beaucoup ! « Cela a duré jusqu’à la veille même, voyez-vous, reprit la Princesse, jusqu’à deux ou trois jours avant notre mariage. Et cela, cela, vous savez… ! » Et elle s’interrompit avec un étrange sourire.
« Oui, n’est-ce pas, c’était pendant qu’elle habitait chez moi, enchaîna Fanny Assingham. Mais je ne savais pas. C’est-à-dire, je ne savais rien de particulier. » C’était faible, elle le sentait. Mais il lui fallait vraiment argumenter. « Ce que je veux dire, c’est que je ne sais vraiment rien, maintenant, de ce que je ne savais pas à l’époque. C’est là où j’en suis. » Mais elle continuait de se débattre. « Je veux dire, c’est là où j’en étais.
– Mais, là où vous en étiez, et là où vous en êtes, est-ce que cela ne revient pas pratiquement à la même chose ? » demanda Maggie. Les paroles de sa vieille amie sonnèrent à ses oreilles avec le ton, désormais hors de propos, de leur accord récent mais trop artificiel, scellé en un moment où, comme rien de précis ne pouvait être prouvé dans un sens, rien de précis non plus ne pouvait être prouvé dans l’autre sens. La situation avait été changée par… eh bien, par l’irruption d’un élément précis, quel qu’il fût ; et cela du moins permettait à Maggie d’être ferme. Elle fut assez ferme en poursuivant. « C’est à la suite de toutes ces choses qu’Amerigo m’a épousée. » Elle avait de nouveau tourné les yeux vers son maudit achat. « Et c’est à la suite de cette chose… à la suite de cette chose ! » Mais son regard revint sur sa visiteuse. « Et c’est à la suite de tout cela que mon père l’a épousée, elle. »
Mrs Assingham prit cela comme elle le put. « Ils se sont tous deux mariés… ah, vous devez le croire !… dans les meilleures intentions.
– Papa, sans aucun doute ! » Et la Princesse se sentit submergée par un regain de conscience. « Ah, nous imposer des choses pareilles, à nous, les faire ici, parmi nous et avec nous, jour après jour, et en remerciement… en remerciement… ! Et les imposer à lui… à lui, à lui ! »
Fanny hésita. « Vous voulez dire que c’est pour lui que vous souffrez le plus ? » Et puis, comme la Princesse, après lui avoir lancé un regard, ne fit que s’éloigner, pour arpenter la pièce, en paraissant ainsi traiter cette question comme une bévue, elle continua : « Je vous le demande parce que je pense que tout cela, tout ce dont nous sommes en train de parler, pourrait très bien ne pas exister pour lui… on pourrait vraiment faire en sorte que pour lui rien de tout cela n’existe. »
Mais Maggie s’était déjà retournée comme si elle ne l’avait pas entendue. « Papa l’a fait pour moi… il l’a fait entièrement et uniquement pour moi. »
Mrs Assingham, avec une certaine vivacité, redressa la tête ; mais elle flancha de nouveau avant même de parler. « Eh bien… ! »
Ce n’était qu’un mot en l’air, mais Maggie montra au bout d’un instant qu’elle l’avait saisi. « Vous pensez que c’est la raison, que c’est une raison… ? »
Cependant, Fanny, sentant qu’il y avait là une affirmation, ne dit pas d’abord tout ce qu’elle pensait ; elle dit, sur le moment, autre chose à la place. « Il l’a fait pour vous… du moins largement pour vous. Et c’est pour vous que j’ai fait, à ma petite façon attentive… eh bien, ce que je pouvais faire. Car je pouvais faire quelque chose, continua-t-elle. Je pensais voir votre intérêt comme lui-même le voyait. Et je pensais voir l’intérêt de Charlotte. J’avais confiance en elle.
– Et j’avais confiance en elle ! » répliqua Maggie.
Mrs Assingham hésita de nouveau ; mais elle se risqua bientôt. « Elle avait confiance en elle-même, à l’époque.
– Ah ? » murmura Maggie.
Il y avait, dans la prompte simplicité de ce réflexe, quelque chose de délicat, de légèrement avide, qui poussa son amie en avant. « Et le Prince lui faisait confiance. Sa confiance était réelle. Tout comme il avait confiance en lui-même. »
Il fallut à Maggie un instant pour réagir. « Il avait confiance en lui-même ?
– Tout comme j’avais confiance en lui. Car j’avais absolument confiance. Je veux dire, rectifia-t-elle, eh bien, je veux dire que j’ai confiance. »
De nouveau, Maggie hésita ; puis, de nouveau, elle eut un moment de flottement nerveux. Quand ce fut terminé : « Et vous avez encore confiance en Charlotte ? »
Mrs Assingham avança alors une objection qu’elle sentit pouvoir se permettre. « Nous parlerons de Charlotte un autre jour. En tout cas, ils se sentaient tous deux sans danger, à l’époque.
– Alors pourquoi m’ont-ils caché tout ce que j’aurais pu savoir ? »
Son amie lui adressa le plus doux des regards. « Pourquoi vous l’ai-je moi-même caché ?
– Oh, vous n’y étiez pas obligée par l’honneur !
– Très chère Maggie, s’écria alors la pauvre femme, vous êtes divine !
– Ils ont feint de m’aimer, continua la Princesse. Et ils ont feint de l’aimer, lui !
– Et, s’il vous plaît, que n’ai-je donc pas feint, moi ?
– En tout cas, vous n’avez pas feint de vous soucier de moi autant que vous vous êtes souciée d’Amerigo et de Charlotte. Ils étaient beaucoup plus intéressants… c’était parfaitement naturel. Comment n’auriez-vous pas pu aimer Amerigo ? » insista Maggie.
Mrs Assingham capitula. « Comment n’aurais-je pas pu, comment n’aurais-je pas pu ? » Puis, avec une belle liberté, elle alla jusqu’au bout. « Comment ne pourrais-je pas, comment ne pourrais-je pas ? »
Cette demande lui attira un nouveau regard fixe et dilaté de Maggie. « Je vois… je vois. Eh bien, c’est splendide de votre part d’en être capable. Et naturellement, ajouta-t-elle, vous vouliez aider Charlotte.
– Oui. » Fanny y réfléchit. « Je voulais aider Charlotte. Mais, voyez-vous, je voulais aussi vous aider… en n’exhumant pas un passé que je croyais, avec tant de couches accumulées, solidement enterré. Je voulais, et je veux toujours, ajouta-t-elle d’un ton profond, aider tout le monde. »
Cela mit une fois de plus Maggie en mouvement : mouvement qui toutefois se traduisit vite en une nouvelle insistance. « Alors, c’est largement ma faute… si tout a trop bien commencé ? »
Fanny Assingham y répondit comme elle put. « Vous n’avez été que trop parfaite. Vous n’avez que trop pensé… »
Mais la Princesse s’était déjà emparée de ces mots. « Oui… je n’ai que trop pensé ! » Elle parut un instant tout occupée de cette faute, qui lui parut bientôt se présenter à elle dans son entier. « À lui, le pauvre cher, à lui… ! »
Son amie, capable ainsi de saisir directement sa vision de son père, la regarda avec un nouvel espoir. C’était là peut-être que se trouvait une issue sans danger : c’était comme une plus grande trouée de lumière. « Il avait confiance… magnifiquement !… en Charlotte.
– Oui, et c’est moi qui lui avais dicté cette confiance. Je n’en avais pas à ce point l’intention, sur le moment, car à l’époque je n’avais aucune idée de ce qui allait venir. Mais je l’ai fait, je l’ai fait ! déclara la Princesse.
– Et magnifiquement… ah, magnifiquement, vous aussi ! » renchérit Mrs Assingham.
Maggie en tout cas voyait les choses à sa façon : c’était une autre affaire. « Le fait, c’est qu’il a conduit Charlotte à penser que ce serait très possible. »
Fanny hésita de nouveau. « Le Prince a conduit Charlotte… ? »
Maggie ouvrit de grands yeux : elle avait voulu dire son père. Mais sa vision parut alors s’élargir. « Tous deux ont conduit Charlotte à le penser. Elle ne l’aurait pas pensé sans eux.
– Pourtant Amerigo, insista Mrs Assingham, était absolument de bonne foi. Et cela d’autant plus, ajouta-t-elle, que rien ne lui permettait de douter de la bonne foi de votre père. »
Cette remarque rendit Maggie un instant muette. « Rien sans doute, sinon le fait que mon père savait que Charlotte savait.
– Qu’elle savait… ?
– Qu’il faisait cela beaucoup pour moi. Jusqu’à quel point, selon vous, demanda-elle soudain, savait-il qu’elle savait ?
– Ah, qui peut dire ce qui se passe entre des personnes liées de la sorte ? La seule chose dont on puisse être sûr, c’est qu’il s’est montré généreux. » Et Mrs Assingham eut un sourire conclusif. « Il en savait sans doute autant qu’il en avait besoin.
– C’est-à-dire autant qu’elle en avait besoin.
– Soit… autant qu’elle en avait besoin. De toute façon, et c’est l’essentiel, déclara Fanny, ce qu’il savait était tout ce dont il avait besoin pour sa bonne foi. »
Maggie gardait un regard étonné, et son amie maintenant était à l’affût de ses mouvements successifs. « Mais sa bonne foi n’a-t-elle pas essentiellement été de croire qu’elle s’attacherait à moi presque autant que lui-même ? »
Fanny Assingham prit un air songeur. « Il a reconnu, il a adopté, votre longue amitié. Mais il ne l’a pas fait pour des motifs égoïstes.
– En effet, dit Maggie après un instant d’intense réflexion. Il a exclu l’égoïsme de Charlotte presque autant qu’il a exclu son propre égoïsme.
– On peut dire ainsi.
– Très bien, alors, continua Maggie. N’ayant aucun égoïsme, il a invité Charlotte à en avoir presque aussi peu que lui. Il a sans doute attendu cela d’elle. Et il se peut qu’elle ne l’ait découvert que par la suite. »
Mrs Assingham parut déconcertée. « Par la suite ?
– Et il s’est peut-être rendu compte, poursuivit Maggie, qu’elle l’avait découvert… qu’elle avait pris, après leur mariage, expliqua-t-elle, la mesure de ce qu’il attendait d’elle… soit bien plus que ce qu’elle avait compris sur le moment. Il a peut-être enfin senti comment cette attente allait affecter Charlotte à long terme.
– Il a sans doute fait bien des choses, répondit Mrs Assingham. Mais il y a une chose qu’il n’aura sûrement pas faite. Il ne se sera jamais montré attendant d’elle un quart autant que ce qu’elle avait compris devoir obtenir de lui.
– Je me suis souvent demandé ce que Charlotte a réellement compris, dit Maggie d’un air pensif. C’est une des réalités dont elle ne m’a jamais parlé.
– Eh bien étant donné que c’est une des réalités dont elle ne m’a jamais parlé, à moi non plus, nous n’en saurons probablement jamais rien, et nous pouvons alors considérer que ce n’est pas notre affaire. Il y a bien des réalités, dit Mrs Assingham, que nous ne connaîtrons jamais. »
Maggie acquiesça après un long moment de réflexion. « Jamais.
– Mais il y en a d’autres, continua son amie, qui nous regardent en face, et qui devraient maintenant nous suffire… au milieu de toutes les difficultés dans lesquelles vous pensez vous débattre. Votre père a été extraordinaire. »
C’était comme si Maggie avait cherché son chemin : elle se rallia à ce jugement avec impétuosité. « Extraordinaire.
– Magnifique », dit Fanny Assingham.
Sa jeune amie s’y accrocha fermement. « Magnifique.
– Alors il fera quant à lui tout ce qui peut être fait. Ce qu’il a entrepris pour vous, il le fera jusqu’au bout. Il ne l’a pas entrepris pour céder. Tout calme, patient et délicieux qu’il est, quand a-t-il jamais cédé ? Jamais de sa vie il ne s’est proposé d’échouer, et il ne le fera sûrement pas en la circonstance.
– Ah, en la circonstance ! » Le gémissement de Maggie montrait qu’elle s’y sentait brusquement ramenée. « Comment puis-je être sûre, avec tout cela, qu’il sache seulement de quoi il s’agit ? Et comment puis-je être sûre qu’il ne le sache pas ?
– S’il ne le sait pas, alors tant mieux. Laissez-le tranquille.
– Vous voulez que je renonce à lui ?
– Laissez-la tranquille, continua Fanny Assingham. Laissez-le faire avec elle. »
Maggie lui lança un regard sombre. « Vous voulez dire… que je la laisse faire avec lui ? Après cela ?
– Après tout ce qui s’est passé. Ne sont-ils, en l’occurrence, intimes l’un avec l’autre, désormais ?
– Intimes… ? Qu’en savez-vous ? »
Mais Fanny tint bon. « Ne l’êtes-vous pas, votre mari et vous… en dépit de tout ? »
Les yeux de Maggie se dilatèrent encore plus, si possible. « Cela reste à voir !
– Si vous ne l’êtes pas, alors où est votre confiance ?
– En mon mari… ? »
Mrs Assingham n’hésita qu’un instant. « En votre père. Tout revient à cela. Tenons-nous-en à cela.
– À son ignorance ? »
Fanny sut de nouveau réagir. « À tout ce qu’il peut vous offrir. Acceptez cela.
– L’accepter ? » s’étonna Maggie.
Mrs Assingham redressa la tête. « Et soyez-en reconnaissante. » Sur ce, elle laissa un instant la Princesse en attente devant elle. « Vous comprenez ?
– Je comprends, répondit enfin Maggie.
– Eh bien, voilà ! » Mais Maggie s’était détournée, en allant vers la fenêtre, comme pour dérober à la vue quelque expression de son visage. Elle se tint là, les yeux fixés sur la rue, tandis que Mrs Assingham dirigeait les siens vers cet objet équivoque qui lui inspirait, d’une manière étrange pour elle-même, à la fois un étonnement lancinant et une protestation lancinante. Elle s’en approcha, l’examina de nouveau, et cette fois-ci céda à son envie de le tenir dans ses mains. Elle le saisit, le souleva, et fut surprise par son poids : elle n’avait jamais manipulé une telle masse d’or. Cette sensation l’incita en quelque sorte à prendre plus de liberté encore, et bientôt elle déclara : « Je ne crois pas en ceci, vous savez. »
Maggie se tourna aussitôt vers elle. « Vous n’y croyez pas ? Vous y croirez, quand je vous aurai dit.
– Ah, ne me dites rien ! Je n’écouterai pas », répliqua Mrs Assingham. La coupe en main, elle la brandit d’une façon qui transforma en une attente nerveuse, elle s’en aperçut, l’attention que Maggie lui portait. Alors elle sentit que la liberté qu’elle prenait lui donnait l’air de vouloir faire quelque chose, et l’impression que trahissaient les yeux de sa jeune amie se précisa en une mise en garde.
« C’est un objet de valeur, mais sa valeur est diminuée, ai-je appris, par une fêlure.
– Une fêlure… dans de l’or ?
– Ce n’est pas de l’or. » Et Maggie eut un sourire étrange. « Tout est là.
– Qu’est-ce que c’est, alors ?
– C’est du verre… et fêlé, comme j’ai dit, sous la dorure.
– Du verre ?… avec ce poids ?
– C’est du cristal, répondit Maggie. Et je suppose que c’était autrefois précieux. Mais que voulez-vous en faire ? » demanda-t-elle alors.
Elle s’était éloignée de sa fenêtre, une des trois par lesquelles la vaste pièce, jouissant d’un « fond » avantageux, vers l’occident, ouvrait sur les rougeoiements du crépuscule ; tandis que Mrs Assingham, en possession de la coupe et en possession aussi de la faille qu’elle comportait, s’approchait d’une autre fenêtre pour profiter de la lumière lentement mourante. Là, palpant cet objet singulier, le soupesant, le retournant, et, surtout, prenant soudain plus fortement conscience de son envie irrésistible, elle déclara bientôt : « Fêlé ? Alors toute votre idée est fêlée. »
Maggie, maintenant à quelque distance d’elle, attendit un instant. « Si, par mon idée, vous voulez dire le fait que je me sois rendu compte que… »
Mais Fanny, avec décision, l’avait déjà reprise. « Il y a une seule chose dont nous ayons à nous rendre compte… une seule chose qui nous concerne vraiment.
– Laquelle, alors ?
– Le fait que votre mari n’ait jamais, jamais, jamais… ! » Mais, devant la gravité même de cette déclaration, elle hésita, les yeux fixés sur son amie à l’autre bout de la pièce.
« Eh bien, jamais quoi ?
– Qu’il n’ait jamais été aussi attentif avec vous qu’en ce moment. Mais vraiment, ma chérie, vous ne vous en apercevez pas ? »
Maggie prit son temps. « Oh, je pense que ce que je vous ai dit m’aide à m’en apercevoir. Le fait qu’il ait aujourd’hui abandonné même ses propres manières ; le fait qu’il m’évite ; le fait qu’il ne soit pas venu. » Et elle secoua la tête comme pour repousser tout fâcheux commentaire. « C’est à cause de ceci, vous savez.
– Eh bien, alors, si c’est à cause de cela… ! » Fanny Assingham, qui avait promené son regard autour d’elle, et dont l’inspiration était décidément venue, souleva la coupe dans ses deux mains, la leva résolument au-dessus de sa tête, et, ainsi couronnée, lança à la Princesse, comme le signal de son intention, un sourire solennel. Durant un instant, pleine de sa pensée et de son acte, elle tint en l’air ce vase précieux, et puis, visant une partie découverte du parquet ciré, dure et nue dans l’embrasure de sa fenêtre, elle le jeta brutalement à terre, où elle eut le frisson de le voir se briser sous la violence du choc. Elle avait rougi dans son effort, de même que Maggie, à ce spectacle, avait rougi de surprise ; et, pour un moment de plus, ce vif émoi reflété dans leurs deux visages fut tout ce qui se communiqua entre elles. Finalement : « Quelle que soit l’idée que vous y avez attachée… et je ne veux pas la savoir, maintenant… elle a cessé d’exister, déclara Mrs Assingham.
– Et quelle est donc, ma chérie, l’idée que tu y avais attachée ? » Cette claire vibration d’une corde frappée, comme premier effet de la déclaration de Fanny, retentit entre les deux femmes absorbées avec un éclat presque égal au fracas du cristal : car le Prince venait d’ouvrir la porte sans qu’elles s’en fussent aperçu. Il avait apparemment eu le temps d’assister à la conclusion du geste de Fanny ; ses yeux étaient fixés, par-delà l’espace dégagé, sur les fragments scintillants répandus aux pieds de cette dame. Sa question s’était adressée à sa femme, mais il avait aussitôt dirigé ses yeux vers ceux de sa visiteuse ; et le regard qu’ils échangèrent alors eut une pénétration dont ils n’avaient plus été capables, ni l’un ni l’autre, depuis l’heure qu’il avait passée à Cadogan Place, la veille de son mariage, et l’après-midi de la réapparition de Charlotte. Quelque chose devenait de nouveau possible entre eux, sous la pression de la circonstance, quelque chose qui relançait leur communication et pouvait rétablir les accords qu’ils avaient alors scellés. Ce rapide échange d’appel contenu et de réponse dissimulée dura en fait assez longtemps pour produire plus d’un résultat ; bien assez pour que Mrs Assingham mesurât avec quelle force et quelle rapidité Amerigo s’était ressaisi, après avoir sans doute aussitôt reconnu la preuve qu’elle avait, selon ce qu’elle lut dans ses yeux, été admirablement inspirée de détruire. Elle le regarda longuement : il y avait tant de choses qu’elle aurait voulu dire ici. Mais Maggie aussi regardait, et, de plus, les regardait l’un et l’autre ; si bien que toutes ces choses, pour Fanny, se réduisirent à une seule. Elle répondit à la question du Prince : et sans trop tarder, car leur silence faisait planer cette question dans l’air. S’apprêtant à partir, laissant la coupe d’or brisée en trois morceaux sur le sol, elle lui dit simplement de s’adresser à sa femme. Elle les verrait plus tard, ils se retrouveraient tous bientôt ; et, en attendant, ajouta-t-elle, déjà proche de la porte à son tour, quant à l’idée qu’y avait attachée Maggie, eh bien, Maggie maintenant était sans doute prête à lui en parler elle-même.
Laissée seule avec son mari Maggie ne dit toutefois rien sur le moment ; elle ne fit qu’éprouver le fort et dur désir de ne pas le regarder en face tant qu’il n’aurait pas pris le temps de se composer un visage. Elle l’avait suffisamment vu pour s’en faire une idée claire et décider comment agir : elle l’avait vu saisi de surprise au moment où il était entré. Alors elle comprit à quel point la vision de ce visage, imprimée en un éclair, d’une manière indélébile, dans son âme troublée, le soir où Amerigo était rentré tard de Matcham, l’avait rendue infiniment experte pour en évaluer aussitôt l’aspect. Elle avait tout de suite senti les significations possibles de l’expression qu’il avait arborée en la circonstance, une des plus symptomatiques, ayant duré, avant la disparition de Fanny Assingham, juste assez longtemps pour qu’elle la reconnût. Ce qu’elle y avait reconnu, c’était que lui-même reconnaissait quelque chose ; il avait été forcé, par le geste enflammé et les dernières paroles de leur visiteuse, de prendre en compte les signes flagrants de l’accident, de l’incident, au milieu duquel il était inopinément tombé. Il n’avait bien sûr pas manqué de saisir ce que représentaient les trois fragments d’un objet apparemment précieux qui gisaient sur le sol, et qui, malgré la distance qui l’en séparait, ne pouvaient que lui rappeler, confusément mais indubitablement, une autre situation inoubliable. C’était un pur choc, c’était une douleur : comme si la violence de Fanny, au-delà de ses intentions, avait eu un double effet, en provoquant un afflux de sang comme l’eût fait un coup porté à la mâchoire. En se détournant de son mari, Maggie savait qu’elle ne voulait pas le faire souffrir ; ce qu’elle voulait, c’était simplement acquérir une certitude, et non pas appliquer la marque rouge de la condamnation sur la beauté du Prince. Elle aurait aimé pouvoir continuer avec les yeux bandés ; s’il était question maintenant de dire ce qu’elle avait apparemment à dire, et d’écouter ce qu’il aurait à répondre, pouvoir en quelque sorte envelopper tout cela dans le noir aurait été très près de constituer une faveur inappréciable.
Elle se dirigea en silence vers l’endroit où son amie (par l’intention jamais autant son amie qu’en cet instant) s’était armée d’une aussi étonnante énergie, et là, sous les yeux d’Amerigo, elle ramassa les débris miroitants. Avec ses parures, ses bijoux, elle sacrifia promptement et humblement, dans un bruissement de dentelles, à ce besoin d’ordre ; mais elle s’aperçut qu’elle ne pouvait soulever que deux morceaux à la fois. Elle les apporta sur le manteau de la cheminée, à la place ostensible occupée par la coupe avant l’acte de Fanny ; et, après les y avoir soigneusement posés, elle alla prendre le reste, le pied massif et détaché. Puis elle retourna vers la cheminée pour, d’un geste décidé, le mettre au centre, et tenter durant un moment d’y adapter les autres fragments. La cassure déterminée par la fêlure latente étant tellement nette et tranchée, que s’il y avait eu quelque chose pour les tenir ensemble, le vase, à quelques pas de distance, aurait pu encore paraître magnifiquement intact. Mais comme il n’y avait pour les tenir que les mains de Maggie employées à cela pendant quelques secondes, elle ne put finalement rien faire d’autre que les poser de nouveau de manière presque égale de part et d’autre de leur piédestal, pour les exposer ainsi au regard de son mari. Elle avait agi sans un mot, mais avec l’air de vouloir produire de l’effet ; et aucun mouvement qu’elle eût effectué aussi rapidement n’avait jamais paru durer aussi longtemps. Amerigo ne disait rien non plus ; son silence, toutefois, semblait en vérité briller de l’avertissement qu’elle avait paru lui adresser ; c’était comme si elle avait voulu le faire taire pour qu’il observât attentivement ce qu’elle était en train d’accomplir. Il ne pouvait en avoir absolument aucun doute : elle savait, et la coupe brisée était la preuve qu’elle le savait ; mais elle n’avait pas le moindre désir qu’il se perdît en vaines paroles. Il serait obligé de réfléchir : cela, elle le savait encore mieux ; et tout ce dont elle se souciait à présent, c’était qu’il eût conscience de la situation. Elle avait supposé qu’il en avait eu conscience durant toute la journée, ou du moins qu’il avait été obscurément et instinctivement anxieux : cela, elle l’avait confié à Fanny Assingham. Mais ce sur quoi elle s’était trompée, c’était la forme que prendrait l’anxiété d’Amerigo. Du moins avait-il davantage encore craint, comme symptôme révélateur, de se tenir à l’écart que de venir ; et, ah !, que demandait de plus Maggie, maintenant, sinon de sentir, dès la première minute, qu’il avait quand même apporté sa crainte avec lui, en dépit de ses efforts pour ne pas la trahir par un mot déplacé ? Cette crainte était appuyée entre eux, et, sous son poids, les moments successifs palpitaient comme un pouls fiévreux sous le doigt d’un médecin.
Par conséquent, le sentiment de Maggie en présence de son mari était que, même si la coupe avait été brisée, sa raison restait entière ; la raison pour laquelle elle avait pris sa décision, la raison pour laquelle elle avait convoqué son amie, la raison pour laquelle elle avait indiqué à son mari où il devait porter les yeux ; tout cela ne formait qu’une seule raison ; et, tel que le concevait son intense petit raisonnement, ce qui était arrivé par l’acte de Fanny, et par le fait qu’Amerigo l’eût surpris, était arrivé, non pas du tout à elle, Maggie, mais absolument et directement à lui, ainsi qu’il devait se mettre à le comprendre. C’était pour cela qu’elle désirait laisser du temps : du temps pour Amerigo, non pas pour elle-même ; car elle-même, depuis longtemps désormais, depuis des heures et des heures, vivait dans l’éternité ; et elle continuerait d’y vivre. Elle avait envie de lui dire : « Admets-le, admets tout ce qu’il te faut admettre. Arrange-toi pour moins souffrir, ou en tout cas pour être moins crispé et décomposé. Seulement comprends, comprends que j’ai compris, et, sur cette nouvelle base, prends une décision à ta guise. Attends… ce ne sera pas long… de pouvoir de nouveau parler avec Charlotte, car tu te décideras mieux alors, et dans un meilleur sens pour tous les deux. Surtout ne me montre pas, tant que tu ne l’as pas entièrement ravalée, la gêne épouvantable, l’inquiétude et la confusion dévastatrices, provoquées par mon geste dans ta sérénité intime, ton incomparable supériorité. » Après avoir de nouveau arrangé les fragments sur la cheminée, elle fut en fait à deux doigts de se retourner vers son mari avec cet appel ; et puis elle se rendit clairement compte que l’occasion passait, qu’ils allaient dîner en ville, qu’Amerigo ne s’était pas encore changé, qu’elle-même était déjà habillée, mais qu’elle avait en toute probabilité, après cette agitation, le visage si horriblement rouge et la tenue tellement en désordre, qu’en vue du dîner à l’ambassade, des suppositions et des commentaires possibles, elle avait besoin de restaurer son aspect devant son miroir.
Entre-temps, Amerigo après tout pouvait nettement tirer parti du fait qu’elle l’eût enjoint à attendre : qu’elle l’y eût enjoint en arrangeant avec tant de lenteur et de gravité les morceaux de la coupe ; c’est-à-dire, attendre qu’elle lui eût répondu comme Mrs Assingham l’avait annoncé pour elle. Elle sentait sûrement sa propre présence d’esprit mise à l’épreuve par ce retard ; mais cette tension ne fut pas ce qui la fit bientôt parler. Elle pouvait toujours éviter pour le moment de croiser le regard de son mari, elle prit vite plus puissamment conscience de la tension que lui-même éprouvait. Il y eut même un instant où, lui tournant toujours le dos, elle sentit une fois de plus l’étrangeté de son désir de l’épargner, étrangeté qui l’avait déjà cinquante fois frôlée, dans les profondeurs de son trouble, comme l’aile affolée d’un oiseau égaré qui aurait fondu des airs dans le conduit d’un puits, en obscurcissant ainsi par sa plongée aveugle la lointaine voûte céleste. Il était extraordinaire, au fond de son grief, ce signal qui semblait amollir plutôt que durcir sa conviction ; et il était d’autant plus extraordinaire qu’il était facilement reconnaissable ; car, alors qu’elle se trouvait finalement certaine, qu’elle savait tout, qu’elle avait la réalité, dans toute son abomination, si complètement devant elle, qu’il n’y avait plus rien à ajouter, le résultat fut que, du simple fait de se trouver là avec lui en gardant le silence, elle sentit soudain en elle-même une coupure entre sa certitude et l’action. Certitude et action avaient curieusement cessé d’être liées ; c’est-à-dire que la certitude ne cédait pas d’un pouce, qu’elle plantait ses pieds d’autant plus fermement dans le sol ; mais que l’action se mettait à planer sous une forme plus légère, plus ample mais plus facile, stimulée par sa propre capacité de quitter la terre. L’action serait libre, elle serait indépendante, elle se lancerait, n’est-ce pas, dans quelque prodigieuse aventure supérieure et personnelle. Ce qui pouvait pour ainsi dire condamner l’action à la responsabilité de la liberté (et cela apparut à Maggie sur le moment), c’était la possibilité, plus forte à chaque instant, que son mari eût, dans toute cette affaire, un nouveau besoin d’elle, un besoin, en fait, qui était en train de naître entre eux en ces secondes précises. Elle avait en vérité l’impression que ce besoin était nouveau, au point même que son mari n’avait encore dû en éprouver aucun de semblable ; absolument comme si, en la circonstance, il avait réellement besoin d’elle pour la première fois depuis leur union. Il avait usé d’elle, il avait même infiniment apprécié sa présence, avant cela ; mais il n’y avait rien eu de pareil à cette nécessité décisive qu’il voyait maintenant en elle, et dont elle prenait rapidement conscience. De plus, l’immense avantage de ce nouveau rapport serait qu’elle n’aurait désormais plus rien à dissimuler, à déguiser, à falsifier ; elle n’aurait plus qu’à se montrer cohérente, simple et directe. Toujours de dos, elle se concentrait, en se demandant ce que pourrait être, en l’occurrence, la méthode idéale ; mais bien vite elle la trouva, et elle se tourna aussitôt pour l’appliquer. « Fanny Assingham a cassé cette coupe, en sachant qu’il y avait une fêlure, et qu’elle céderait en cas de brusque pression. Quand je le lui ai appris, elle a pensé que ce serait la meilleure chose à faire… l’a pensé de son propre point de vue. Ce n’était pas du tout mon idée, mais elle a agi avant que j’aie eu le temps de comprendre. Je l’avais au contraire, expliqua-t-elle, mise ici, bien en évidence, pour que tu puisses la voir. »
Il gardait les mains dans les poches ; il avait tourné les yeux vers les fragments sur la cheminée, et Maggie pouvait déjà déceler avec quel sentiment de soulagement, et de véritable délivrance, il acceptait cette possibilité de penser aux conséquences de la violence de leur amie : chaque instant supplémentaire ayant dès lors, pour lui, l’avantage de compter double pour réfléchir. Elle avait pris intensément conscience d’une précieuse vérité, à savoir qu’en le secourant, en l’aidant, pour ainsi dire, à se secourir lui-même, elle l’aiderait à la secourir, elle-même. N’était-elle pas entrée avec lui dans son labyrinthe ? N’était-elle pas en train de se placer pour lui au fond et au centre, et à partir de là, avec un instinct personnel de l’orientation, ne pourrait-elle pas le guider, et le faire sortir avec sûreté ? Elle lui offrait ainsi un genre de soutien qu’on ne pouvait pas imaginer, et qui de plus réclamait (ah, très véritablement !) d’être examiné de près avant d’être déclaré crédible et dénué de traîtrise. Elle avait l’impression qu’il l’entendait dire, derrière les paroles qu’elle prononçait : « Oui, regarde, regarde, regarde… à la fois la vérité qui subsiste dans cette preuve fracassée, et le signe encore plus remarquable que je ne suis pas aussi stupide que tu le supposais. Considère le fait que, du moment que je suis différente, il y a peut-être encore une possibilité pour toi… si tu es capable d’agir avec moi pour la saisir. Considère bien sûr, comme tu le dois, ce à quoi il te faudra renoncer de ton côté, le prix que tu auras sans doute à payer, qui tu auras peut-être à sacrifier, pour créer cette possibilité. Mais comprends en tout cas qu’il y aura un avantage pour toi, si tu ne gâches pas aveuglément la chance qui t’est offerte. » Il ne s’approcha pas des fragments damnés ; mais il les regarda en paraissant moins dissimuler qu’il les reconnaissait ; et en cela Maggie vit les symptômes de tout un processus. Et les paroles qu’elle prononça alors furent assez différentes de celles qu’il pouvait avoir glissées entre les phrases qu’elle avait déjà dites. « C’est la coupe d’or, tu sais, que tu as déjà vue chez ce petit antiquaire de Bloomsbury, il y a longtemps… lorsque tu y es allé avec Charlotte, et que tu as passé des heures avec elle, sans que je le sache, un jour ou deux avant notre mariage. On vous l’a montrée à tous deux, mais vous ne l’avez pas prise ; vous l’avez laissée pour moi, et je suis tombée dessus, d’une façon extraordinaire, en entrant par hasard dans la même boutique lundi dernier ; je revenais d’un rendez-vous au musée avec Mr Crichton, dont je t’ai parlé, et sur le chemin de retour, j’ai flâné à la recherche d’une petite vieillerie à offrir pour l’anniversaire de mon père. On m’a montré la coupe, elle m’a plu, je l’ai achetée… en ne sachant rien d’elle sur le moment. Ce que je sais maintenant, je l’ai appris depuis… je l’ai appris cet après-midi, il y a deux heures. Cela m’a fait bien sûr une grande impression. Donc la voilà… en trois morceaux. Tu peux t’en approcher… n’aie pas peur… si tu veux vérifier que c’est bien la chose que tu as vue avec Charlotte. Qu’elle soit cassée altère malheureusement sa valeur artistique, sa beauté, mais ne change rien au reste. Elle conserve son autre valeur… je veux dire, la valeur de m’avoir appris une si grande partie de la vérité à ton sujet. Par conséquent, je ne m’intéresse guère à ce qu’on peut en faire maintenant… à moins que tu n’y voies toi-même, à bien y réfléchir, quelque bon usage. En ce cas, conclut Maggie, nous pourrions aisément emporter les morceaux à Fawns avec nous. »
Se voyant ainsi capable de sortir de cette passe difficile, elle eut le sentiment merveilleux d’avoir vraiment réussi quelque chose : d’émerger enfin devant une perspective un peu moins rétrécie. Elle avait fait pour son mari ce que lui avait dicté son instinct ; elle avait établi une base plus durable où il pouvait la rejoindre. Quand il lui répondit finalement en tournant la tête vers elle, la possibilité de la rejoindre fut la dernière chose qui brilla dans son regard ; mais cette lueur apparut néanmoins comme un symptôme de sa détresse et presque comme un égarement dans ses yeux ; et donc, durant un instant, juste avant qu’il ne se lançât, il se passa entre eux une sorte d’échange moral sans précédent, dominé par la lucidité supérieure de Maggie. Cependant, lorsqu’il se lança en effet, le propos ne fut pas aussitôt impressionnant. « Mais que diable Fanny Assingham a-t-elle eu à voir dans l’affaire ? »
Vraiment, elle aurait presque pu en sourire, du fond de son amertume contenue : par cette question, il avait tellement l’air de la laisser tout prendre en main. Mais elle ne s’en montra que plus directe. « Elle a eu à voir que je lui ai immédiatement demandé de venir et qu’elle est immédiatement venue. C’était la première personne que je voulais voir… parce que je savais qu’elle l’avait su. Je veux dire qu’elle en savait davantage que ce que j’avais appris, et davantage que ce que je pouvais comprendre toute seule. J’ai compris toute seule tout ce que j’ai pu… et d’ailleurs je tenais à le faire. Malgré tout, cela ne m’a pas menée bien loin, et Fanny m’a vraiment aidée… pas autant qu’elle aurait aimé, ni autant, la pauvre chérie, qu’elle a espéré le faire tout à l’heure. Mais elle a vraiment agi de son mieux pour toi… n’oublie jamais cela !… et elle m’a permis d’avancer infiniment mieux que je n’aurais pu le faire sans elle. Elle m’a fait gagner du temps… et tout a tenu à cela, ces trois derniers mois, comprends-tu ? »
Elle avait dit « comprends-tu ? » à dessein, et l’instant suivant elle en sentit l’effet. « Ces trois derniers mois ? demanda le Prince.
– À partir du soir où tu es rentré si tard de Matcham. À partir de ces heures que tu as passées avec Charlotte à Gloucester… votre visite de la cathédrale… que tu n’as pas manqué de me décrire avec un luxe de détails. C’est là que j’ai commencé à être sûre. Avant cela, j’avais encore suffisamment de doutes. À être sûre, précisa Maggie, que tu avais… et que tu avais eu longtemps… deux relations avec Charlotte. »
À ces mots, un peu perdu, il ouvrit de grands yeux. « Deux… ? »
Dans le ton qu’il prit, il y avait comme une signification, ou une ambiguïté, presque stupide ; et Maggie sentit dans un éclair que cette gaucherie consécutive et fatale, relevant du ridicule même chez un homme si intelligent, était peut-être le châtiment essentiel des mauvaises actions. « Oh, tu peux en avoir eu cinquante… tu peux avoir la même relation avec elle cinquante fois ! C’est du nombre de formes de relations avec elle que je parle… nombre qui n’a pas d’importance en soi, du moment qu’il concerne autre chose que la seule forme de relations que nous supposions, mon père et moi. Une forme était sous nos yeux, continua-t-elle. Nous la considérions comme complètement normale, tu le sais, et nous l’acceptions. Nous n’avons jamais pensé qu’il puisse y en avoir une qui soit dérobée à nos regards. Mais après la soirée dont je parle, j’ai compris qu’il y avait quelque chose d’autre. Avant cela, je l’ai dit, j’en avais une idée… et tu ne l’as même pas soupçonné. À partir de la soirée dont je parle, j’avais davantage d’éléments sur lesquels m’appuyer, et vous vous êtes, elle et toi, vaguement mais inconfortablement aperçus du changement. Mais c’est durant ces dernières heures que j’ai vu le plus nettement où nous en étions. Et comme j’avais confié mes doutes à Fanny Assingham, j’ai voulu lui faire part de ma certitude… dans la formation de laquelle tu dois cependant bien comprendre qu’elle n’a rien eu à voir. Elle te défend », déclara Maggie.
Il lui avait accordé toute son attention, et elle eut de nouveau l’impression qu’il l’écoutait essentiellement pour gagner du temps, seulement du temps ; et elle pouvait assez imaginer, aussi étrange que cela pût paraître, qu’il aimait l’entendre parler, même au prix de perdre ainsi presque tout le reste. Un instant, ce fut comme s’il attendait quelque chose de pire ; comme s’il voulait qu’elle sortît tout ce qu’elle avait en elle, chaque fait précis, tout ce qu’elle pouvait plus explicitement nommer, afin que lui aussi, comme c’était son droit, puisse savoir où il en était. Ce qui semblait surtout l’animer, tandis qu’il suivait sur le visage de sa femme le reflet lumineux de ce qu’elle était en train de dire, c’était l’envie de répondre quelque chose qu’elle lui exposerait, mais qu’il craignait d’aborder directement. Il souhaitait s’en libérer, mais il devait se garder d’y mettre la main, pour des raisons qu’il avait déjà admises ; et le malaise de cette abstention se lisait dans ses yeux avec une lueur annonciatrice de la fièvre, des frissons à peine supportables, d’avoir à reconnaître des choses précises. Il avait le sentiment que sa femme parlait également plus ou moins au nom de son beau-père, et ses yeux paraissaient en quelque sorte vouloir l’hypnotiser pour qu’elle lui répondît sans qu’il lui eût posé la question. « Est-ce que lui aussi s’était fait une idée, et est-ce qu’il sait maintenant, comme toi, quelque chose de plus ? » Tels furent les mots qui lui vinrent sans qu’il les prononçât, et que Maggie, jusqu’alors, n’avait sûrement rien fait pour rendre faciles. Elle sentait avec un frémissement plus vif encore à quel point il était entravé et ligoté, et néanmoins la pitié qu’il lui inspirait s’accordait pour elle parfaitement avec sa volonté délibérée de le maintenir en cet état. Nommer Mr Verver, dans ces conditions de prudence et d’anxiété, était pour Amerigo exactement aussi impossible que de dénoncer Charlotte. Visiblement, tangiblement, obstinément, il se tenait à distance, il reculait comme devant un gouffre béant soudain aperçu, mais qui avait été, entre eux deux, Charlotte et lui, avec tant d’autres choses, curieusement imprévu. En vérité, elle se dressait devant la Princesse, cette histoire de leur confiance. Ils avaient bâti solidement, ils avaient érigé en hauteur, sur la base des apparences, leur certitude que Maggie, en raison de ses complaisances innées de toutes sortes, considérerait toujours, à travers tout et jusqu’au bout, qu’ils l’épargnaient noblement. Amerigo, en tout cas, avait la sensation de devoir éviter une laideur particulière, de devoir compter avec une difficulté singulière, en face desquelles il se trouvait aussi peu préparé que s’il avait été, comme sa femme, un être déplorablement simple. En attendant, toute déplorablement simple qu’elle était, Maggie se mettait à deviner toute seule que, tandis qu’elle se trouvait, de son côté, magnifiquement libre, Amerigo, quoi qu’elle lui dît, serait absolument incapable, pour tirer les choses au clair, de prononcer le nom de Charlotte. En tant qu’épouse du beau-père du Prince, Mrs Verver se dressait entre eux, pour le moment, comme une forme auguste et prohibitive ; protéger Charlotte, la défendre, la justifier, serait pour le moins la mettre en question, ce qui serait, du même coup, mettre en question Adam Verver. Mais c’était exactement la porte que Maggie ne voulait pas ouvrir à Amerigo ; et elle se demanda alors s’il n’était pas en train, dans son soupçon et dans sa gêne, de se tordre de douleur. Si c’était le cas, il se tordit quelques secondes de plus, car ce fut seulement au bout d’un instant qu’il se décida entre ce qu’il pouvait, et ce qu’il ne pouvait pas, faire.
« Apparemment, tu tires d’immenses conclusions de très petits événements. Est-ce que tu ne sens pas, en toute honnêteté, que tu frappes, ou que tu triomphes, on dit cela comme on veut, un peu trop facilement… alors que je suis parfaitement prêt à admettre que ta coupe fracassée, là-bas, me revient en effet à l’esprit ? Je suis prêt maintenant à franchement avouer cette circonstance, et le fait que je n’aie pas souhaité t’en parler sur le moment. Nous avons en effet pris rendez-vous pour passer deux ou trois heures ensemble… oui, c’était au moment dont tu parles… à la veille de mon mariage. Mais cela veut dire aussi à la veille de ton mariage, ma chérie… et c’était la cause directe de l’affaire. C’était souhaitable, au tout dernier moment, de te trouver quelque petit cadeau de mariage… de partir à la chasse de quelque chose qui soit digne de toi… et, de plusieurs points de vue, il semblait que je pouvais y être utile. Il ne fallait naturellement pas t’en parler… justement parce que tout cela était fait pour toi. Nous sommes sortis ensemble et nous avons cherché. Nous avons flâné, et, comme nous le disions, je m’en souviens, nous avons écumé. Et c’est ainsi, je l’admets sans difficulté, que nous sommes tombés sur cette coupe de cristal… à propos de laquelle je tiens à dire, très franchement, que je trouve vraiment regrettable la façon dont Fanny Assingham, quels que soient ses motifs, l’a traitée. » Il avait gardé les mains dans les poches ; il tourna les yeux, mais avec plus de satisfaction maintenant, vers les ruines du précieux objet ; et Maggie put sentir qu’il poussait, dans le calme assuré par son explication, un long et profond soupir de soulagement relatif. Derrière et dessous tout cela, il éprouvait enfin une sorte de réconfort à parler avec elle ; et il semblait vouloir se prouver à lui-même qu’il était capable de parler. « C’était une petite boutique dans Bloomsbury… je crois que je pourrais la retrouver aujourd’hui. Le marchand comprenait l’italien, je m’en souviens. Il avait terriblement envie de se débarrasser de sa coupe. Mais je n’avais pas confiance, et nous ne l’avons pas prise. »
Maggie avait écouté avec un intérêt tout empreint d’un air de candeur. « Oh, vous l’avez laissée pour moi. Mais qu’avez-vous pris ? »
Il la regarda ; d’abord comme s’il essayait de s’en souvenir, ensuite comme s’il avait peut-être essayé de l’oublier. « Rien, je pense… dans cet endroit.
– Et qu’avez-vous pris ailleurs, alors ? Que m’avez-vous choisi… puisque c’était votre seul but… pour cadeau de mariage ?
– Nous ne t’avons pas choisi quelque chose ? » Le Prince eut une ombre de surprise ; il continua de réfléchir très dignement.
Maggie attendit un peu ; elle avait depuis quelque temps déjà les yeux fixés sur lui, mais elle les détourna alors vers les fragments sur la cheminée. « Oui… somme tout, c’est comme si vous m’aviez choisi cette coupe. Je devais tomber dessus, l’autre jour, par un étonnant hasard… je devais la trouver au même endroit… elle devait m’être proposée par le même petit marchand qui, comme tu as dit, comprend l’italien. J’ai eu confiance, vois-tu… j’ai dû avoir confiance instinctivement, en quelque sorte… car je l’ai prise dès que je l’ai vue. Mais je ne savais pas du tout alors, ajouta-t-elle, ce que je prenais avec. »
Le Prince eut un instant la délicatesse de faire mine de s’efforcer d’imaginer ce dont il pouvait bien s’agir. « Je t’accorde que la coïncidence est extraordinaire… le genre de chose qu’on pense n’exister que dans les pièces et dans les romans. Mais tu me permettras de dire que je ne vois pas bien quelle est l’importance ou quel est le rapport…
– D’avoir fait cet achat que vous aviez failli faire ? » Elle avait vite saisi ; mais, les yeux une fois encore fixés sur lui, elle reprit le cours de ses pensées, auquel elle s’en tenait, quoi qu’il pût dire. « Ce qu’il y a d’étrange, dans cette coïncidence, ce n’est pas que je sois entrée dans cette même boutique quatre ans plus tard. Car ce genre de hasard se produit facilement, à Londres, n’est-ce pas ? Ce qu’il y a d’étrange, poursuivit-elle clairement, c’est ce que mon achat allait représenter pour moi une fois chez nous. Sa valeur, expliqua-t-elle, provient du fait étonnant que j’aie trouvé un tel ami.
– Un tel ami ? » Son mari assurément ne pouvait que juger le fait étonnant.
« Tel que ce petit marchand dans sa boutique. Il a fait pour moi plus qu’il ne le sait… je lui dois cela. Il s’est intéressé à moi, dit Maggie. Et, vu son intérêt pour moi, il s’est souvenu de votre visite, il s’est souvenu de vous et il m’a parlé de vous. »
Le Prince commenta cela par un sourire sceptique. « Ah mais, ma chérie, si quelque chose d’extraordinaire se produit chaque fois que quelqu’un s’intéresse à toi…
– Alors ma vie doit être très agitée ? enchaîna Maggie. Eh bien, veux-je dire, je lui ai plu… très particulièrement. C’est seulement ainsi que je puis expliquer le fait d’avoir eu de ses nouvelles par la suite… et du reste il me l’a dit aujourd’hui, poursuivit-elle, il m’a franchement donné cela comme raison.
– Aujourd’hui ? » fit le Prince d’un ton surpris.
Mais, pour se guider et pour y voir clair, elle gardait la singulière capacité (qui lui avait en effet été merveilleusement « donnée », se dit-elle plus tard) de suivre l’ordre de ses propres idées. « Je lui ai inspiré de la sympathie… voilà tout ! Mais le miracle, c’est qu’il ait eu à m’offrir une sympathie qui pouvait m’être utile. Telle était la véritable étrangeté de ce hasard, continua la Princesse. Que j’aie été conduite, en toute ignorance, à m’adresser précisément à lui. »
Il la voyait ainsi aller de l’avant, et c’était comme s’il pouvait tout au mieux s’écarter pour la laisser passer. Il tenta une vague objection qui fut comme un geste perdu. « Je regrette de dire du mal d’un de tes amis. La chose s’est passée il y a longtemps, et rien depuis lors n’était venu me la remettre à l’esprit. Mais je me souviens que cet homme m’avait fait l’impression d’être un affreux petit escroc. »
Elle secoua lentement la tête : comme si, tout bien considéré, non, on ne pouvait pas s’en sortir comme cela. « Je ne peux que l’avoir trouvé aimable, car il n’avait rien à gagner. En fait, il avait seulement à perdre. C’est pour cela qu’il est venu… pour me dire qu’il m’avait demandé un prix trop élevé, plus que ne valait vraiment la coupe. Il avait à cela une raison précise dont il ne m’avait pas parlé… il y avait réfléchi et il s’en repentait. Il m’a écrit pour me demander la permission de me revoir… en des termes qui m’ont décidée à le recevoir cet après-midi.
– Ici ? » Et le Prince regarda autour de lui.
« En bas… dans le petit salon rouge. En m’attendant, il a regardé les quelques photographies qui s’y trouvent, et il en a reconnu deux. Bien que du temps ait passé, il s’est souvenu de la visite de cette dame et de ce monsieur, et il a fait le rapport. Et il m’a permis de faire également le rapport, car, se rappelant tout, il m’a tout raconté. Tu vois que vous aussi vous aviez produit de l’effet. Seulement, contrairement à toi, il y avait repensé… cela lui était revenu souvent à l’esprit. Il m’a dit que vous désiriez vous faire des cadeaux l’un à l’autre… mais que ça ne s’était pas fait. La dame était extrêmement séduite par l’objet que je lui ai acheté, mais tu ne l’avais pas accepté d’elle parce que tu y avais vu un défaut, et tu avais eu raison. Il avait maintenant plus que jamais songé à ta réaction, poursuivit Maggie. Il te trouvait bien avisé d’avoir deviné la faille, et il reconnaissait que la coupe pouvait facilement se briser. Moi-même je l’avais achetée pour faire un cadeau, vois-tu… et il le savait. C’était ce qui le tourmentait… surtout avec le prix auquel je l’avais payée. »
Elle interrompit un instant son récit ; elle continuait de s’exprimer par petites vagues d’énergie, qui s’épuisaient successivement. Et donc, avant la prochaine reprise, il eut la possibilité d’intervenir, mais ce fut pour faire une curieuse demande. « Et quel était ce prix, s’il te plaît ? »
Elle attendit encore un peu. « Il était certainement élevé… pour ces débris. J’ai plutôt honte de le dire, en les regardant. »
Le Prince les regarda de nouveau ; il pouvait sans doute s’y être habitué. « Mais te remboursera-t-il, au moins ?
– Oh, je suis loin de vouloir être remboursée… j’estime en avoir eu pour mon argent. » Et, avant qu’il ne pût répliquer, elle enchaîna rapidement. « Le fait remarquable, concernant le jour dont nous parlons, me semble être qu’aucun cadeau alors ne m’a été fait. Si vous étiez sortis dans ce but, ce n’est du moins pas ce qui en est résulté.
– Tu n’as donc rien reçu du tout ? » Le Prince prit un air grave et indécis, et en quelque sorte rétrospectivement embarrassé.
« Rien d’autre que des excuses pour des mains vides et des poches vides… qui m’ont été présentées… comme si cela avait la moindre importance !… d’une manière très franche, très belle et très touchante. »
Amerigo écouta avec attention, et pourtant sans confusion. « Ah, bien entendu, cela ne pouvait que t’être égal ! » Visiblement, à mesure qu’elle parlait, il tirait le meilleur parti de sa propre gêne devant ces accusations ; comme s’il admettait devoir souffrir d’être accusé par elle maintenant, avant qu’ils allassent de nouveau se montrer ensemble dans le monde, durant le peu de temps que leur laissait cette occasion mal choisie pour se prêter décemment à une scène. Il consulta sa montre ; il ne perdait pas de vue leur engagement pour la soirée. « Mais je ne comprends pas, vois-tu, quel reproche tu peux me faire à partir…
– À partir de tout ce que je suis en train de te raconter ? Eh bien, un reproche complet… le reproche de m’avoir si longtemps et si parfaitement trompée. Cette idée de trouver un cadeau pour moi… qui pouvait être un charmant prétexte… n’était guère la raison de cette matinée que vous avez passée ensemble. La vraie raison, dit Maggie, c’est que vous deviez le faire… vous ne pouviez pas faire autrement, du moment que vous vous retrouviez face à face. Et la raison de cette raison, c’est qu’il y avait eu tellement de choses entre vous avant cela… avant que je n’arrive entre vous deux. »
Son mari durant ces derniers moments s’était mis à bouger sous ses yeux ; mais, à ces mots, comme pour réprimer un geste d’impatience, il s’immobilisa. « Tu n’as jamais été plus sacrée pour moi que tu l’étais à ce moment-là… à moins peut-être que tu ne le sois devenue davantage à présent. »
Il tenait bon, elle pouvait le remarquer, dans l’assurance de ses propos ; il la regardait dans les yeux en disant cela, et c’était comme si son étrange ténacité projetait sur elle un souffle froid et inimaginable, venu de très loin. Toutefois, elle sut ne pas changer de direction. « Oh, ce que je sais mieux que tout, c’est que, tous les deux, vous n’avez jamais voulu nous offenser. Vous avez voulu intensément l’éviter, et les précautions que vous avez dû prendre pour cela me font une impression comme je n’en ai pas eu d’aussi forte depuis longtemps. C’est surtout de cette façon, je pense, ajouta-t-elle, que j’ai fini par savoir.
– Savoir ? répéta-t-il au bout d’un instant.
– Savoir que vous étiez de vieux amis, et bien plus intimes que je n’avais des raisons de le supposer quand nous nous sommes mariés. Savoir qu’il y avait des réalités qui ne m’avaient pas été dites… et qui peu à peu ont donné un sens à d’autres réalités que j’avais sous les yeux.
– Est-ce qu’elles auraient changé quelque chose pour ce qui est de notre mariage, demanda bientôt le Prince, si on te les avait dites ? »
Elle prit le temps de réfléchir. « Je t’accorde que non… pour ce qui est du nôtre. » Et puis, comme de nouveau il la fixait du regard avec cette dure ardeur qu’il ne pouvait atténuer : « La question est beaucoup plus importante que cela. Elle a, comme tu le vois, toute l’importance que lui a donnée pour moi ce que j’ai su. » Cette insistance sur ce qu’elle savait soulevait pour Amerigo la question de l’opportunité de divers comportements qu’il lui était difficile sur le moment d’adopter utilement. Mais, ce que signifiait pour lui ce qu’elle était en train d’affirmer, cela, il ne pouvait pas s’empêcher de le laisser paraître, ne serait-ce qu’en raison de l’effet que ce mot répété, « savoir, savoir », avait sur ses nerfs. Maggie était capable de regretter de le rendre nerveux alors qu’il avait besoin de tout son sang-froid pour se montrer tout à l’heure digne et même attentif dans un dîner en ville où il n’avait guère envie d’être ; mais elle n’allait pas pour autant renoncer à employer avec méthode cette précieuse occasion de se montrer parfaitement claire. « Ce n’est pas moi qui te l’ai imposée, ne l’oublie pas. Et rien sans doute ne se serait produit pour toi, si tu n’étais pas entré.
– Ah, dit le Prince, j’étais susceptible d’entrer, tu le savais bien !
– Je ne pensais pas que tu le ferais, ce soir.
– Et pourquoi donc ?
– Eh bien, répondit-elle, parce que tu es toujours susceptible de toutes sortes de choses. » Sur ce, elle se souvint de ce qu’elle avait dit à Fanny Assingham. « Et puis, tu es tellement impénétrable. »
Malgré le contrôle qu’il avait sur ses traits, il s’y produisit un de ces rapides jeux d’expression, comme l’ombre d’une grimace, qui témoignait suprêmement de sa race. « C’est toi, cara, qui es impénétrable. »
Elle montra bientôt qu’elle acceptait cela de lui ; elle sentait tellement que c’était vrai. « Oui, et il m’aura bien fallu l’être.
– Mais qu’aurais-tu fait, demanda-t-il alors, si je n’étais pas entré ?
– Je ne sais pas. » Elle regarda autour d’elle. « Et toi ?
– Oh, io… là n’est pas la question. Je dépends de toi. Je marche à ta suite. Tu aurais parlé demain ?
– Je pense que j’aurais attendu.
– Attendu quoi ?
– De voir ce que cela aurait changé pour moi. Le fait, veux-je dire, que je sache enfin vraiment.
– Oh ! fit le Prince.
– En tout cas, mon seul souci, maintenant, continua-t-elle, c’est ce que cela a pu changer pour toi. Faire en sorte que tu saches… à partir du moment où tu entrais ici… était tout ce que j’avais en vue. » Et elle le répéta, pour mieux le lui faire entendre. « Que tu saches que j’ai cessé…
– Que tu as cessé ? » En s’interrompant, elle l’obligeait à se montrer pressant.
« Eh bien, d’être comme j’étais. De ne pas savoir. »
Une fois de plus, il se trouvait devoir s’en tenir là ; mais en même temps il se trouvait curieusement incité à s’exposer à quelque chose du même genre. Il hésita encore, et réagit enfin à cette curieuse incitation. « Est-ce que quelqu’un d’autre le sait ? »
C’était sa façon la plus proche possible de nommer le père de sa femme, et Maggie ne l’aida pas à aller plus avant. « Quelqu’un d’autre ?
– Quelqu’un d’autre que Fanny Assingham, veux-je dire.
– J’aurais supposé que tu aurais déjà eu un moyen personnel de l’apprendre. Je ne vois pas, dit-elle, pourquoi tu me demandes cela. »
Puis, au bout d’un instant (et seulement au bout d’un instant, elle le vit), il comprit à quoi elle faisait allusion ; et par là, très étrangement, elle s’aperçut clairement que Charlotte, de son côté, en savait aussi peu que lui. Une vision surgit dans cette clarté, et brilla durant quelques secondes : la vision des deux autres, seuls ensemble à Fawns, avec l’une de ces deux, Charlotte, devant avancer à tâtons, en ne sachant toujours pas ! Ce tableau, en même temps, s’embrasa pour elle de sa couleur essentielle : celle de la coïncidence possible des motifs et des principes de son père avec les siens. Son père était « impénétrable », comme disait Amerigo, et donc aucune vibration de l’air immobile ne l’atteindrait, elle, Maggie ; ainsi qu’elle-même avait mérité ce qualificatif en ayant eu, et en ayant encore bien l’intention d’avoir, pour suprême règle de conduite le souci de préserver la sérénité d’Adam Verver, ou en tout cas de protéger la solide carapace de sa dignité, si merveilleusement émaillée. Or, chose plus étrange que toutes, son mari parut alors ne parler que pour l’aider en ce sens. « Je ne sais rien d’autre que ce que tu me dis.
– Eh bien, je t’ai dit tout ce que je voulais te dire. À toi de découvrir le reste…
– Découvrir… ? » Il attendit.
Elle resta un instant immobile devant lui : il lui fallait ce temps pour continuer. Tandis qu’elle le regardait en face, les profondeurs de sa situation s’agitaient en Maggie ; mais une fois encore ces vagues tumultueuses la portèrent plutôt qu’elles ne l’engloutirent. Elle avait en quelque sorte constamment pied ; c’était son mari qui ne sentait pas le fond. Et elle garda pied ; elle s’appuya sur ce qu’elle sentait sous elle. Elle se dirigea vers le cordon proche de la cheminée, pour le tirer d’un coup ; son mari ne put que comprendre qu’elle sonnait sa femme de chambre. Cela terminait tout pour le moment ; c’était une façon de lui dire d’aller s’habiller. Mais elle eut à insister. « À toi de le découvrir ! »