En été 1856, à l’âge de treize ans, Henry James entame en famille un séjour de deux ans à Paris. Dans les musées, il découvre avec William, son aîné de quinze mois, l’art des grandes époques, mais aussi de la leur. Il acquiert une connaissance de la langue qui lui donne un accès direct à la littérature française. Il est intrigué par le titre d’un roman qui paraît en feuilleton dans la Revue de Paris : Madame Bovary, mœurs de province.
De retour aux États-Unis, à Newport, les deux frères étudient la peinture avec William Morris Hunt. Un matin, devant leur cousin Gus Baker posant nu, Henry prend brutalement conscience de son incapacité de se livrer à une attaque aussi directe de la réalité. « Puisque dessiner signifiait rien moins que cela, et puisque la parfaite silhouette sportive de notre joyeux parent signifiait la vérité vivante, je témoignerais certainement mieux de ce complet mystère en rempochant mon crayon », conclut-il, selon A Small Boy and Others, le premier tome de son autobiographie, publié en 1913.
La « Préface de 1909 » qu’on lira dans nos Annexes semble prolonger cette conclusion, en débutant ainsi : « Parmi nombre de caractéristiques mises en relief par une reprise de connaissance avec La Coupe d’or, celle qui peut-être m’apparaît le plus est l’affirmation obstinée d’une attaque indirecte et oblique dans ma présentation de l’action ; à moins en fait que je ne décide, au contraire, de qualifier ce mode de traitement, en dépit des aspects superficiels, de plus droit et de plus direct possible. » Cette Préface, sorte d’improvisation récapitulative et conclusive pour la New York Edition en vingt-quatre volumes, traite peu de La Coupe d’or, mais considère au passage le problème de la rivalité entre le texte et l’image, à propos des photographies d’Alvin Langdon Coburn, destinées à les illustrer.
En 1860, un compagnon d’atelier, déjà peintre formé, et nimbé du prestige d’avoir vécu en France, John La Farge, lui donne à lire La Vénus d’Ille. Surtout, il lui révèle Balzac. Le modèle pour lui se trouve alors établi. « Notre maître à tous », affirme-t-il dans La Leçon de Balzac, conférence qu’il promène aux États-Unis en 1905. Et la New York Edition de 1907-1909 a pour arrière-pensée la première édition « Furne » de La Comédie humaine, parue en vingt volumes illustrés de 1842 à 1855.
Dans la Préface à La Coupe d’or, il invoque Balzac, non pas pour la question des illustrations, mais pour celle des révisions de texte ; et aussi sans doute, en filigrane, pour celle des improvisations en cours de rédaction, si l’on admet, au fond, qu’il applique également à lui-même ceci qu’il déclare dans sa conférence américaine de 1905 : « Balzac se dresse presque seul comme un improvisateur possédant de la fermeté et du poids, et qui est conservé par son poids et par sa fermeté. » Et puis, au passage, il évoque aussi Flaubert, soumettant ses phrases à l’épreuve de la lecture à haute voix, afin de vérifier qu’elles ne se trouvent pas « en dehors des conditions de la vie ». Car, depuis février 1897, au cours de la rédaction de Ce que savait Maisie, Henry James dicte ses œuvres. Ainsi, en conclusion d’une « Intégrale », où il n’a cependant regroupé qu’une moitié de ses romans et une moitié de ses nouvelles, lorsqu’il songe à revendiquer des exemples, des modèles, c’est ceux de deux Français.
Il commence à publier à l’âge de vingt et un ans, et, dans toute sa première période américaine, il s’essaie à un genre de traitement français, mais les sujets réels qui l’entourent ne lui semblent pas s’y prêter. Que dire, de cette façon, et à cette époque, des Américains en Amérique ? New York n’est encore qu’une ville quasiment provinciale.
Les véritables sujets, pour de véritables romans à la française, doivent être cherchés en Europe. Il s’y installe donc en 1875, d’abord pour un an à Paris, où il rencontre, chez Flaubert, ses contemporains Zola et Maupassant, puis définitivement à Londres, capitale d’empire, et condensé de diversité humaine. Son sujet caractéristique, adapté au traitement souhaité, devient alors celui des mœurs comparées des Américains en Europe, et, incidemment, des Européens en Amérique.
Sa première exploration d’adulte du Vieux Monde se fait un peu plus tôt, en 1869 : il a la révélation de l’Italie. Parmi les nouvelles italiennes qui en résultent aussitôt figure, en 1872, une récriture de La Vénus d’Ille : Le Dernier des Valerii. La déesse sensuelle et maléfique de Mérimée y est remplacée par la plus chaste Junon. Martha, jeune et riche Américaine, épouse le comte Camillo Valerio, dont la fortune se résume en une villa délabrée dans l’enceinte de Rome. L’argent de Martha permet d’entreprendre des rénovations, et des fouilles. On déterre un buste de Junon. Camillo alors délaisse sa femme, pour adorer la statue, secrètement, la nuit. Martha trouve la force de conjurer le maléfice, fait réenterrer la Junon, et Camillo lui revient plein de gratitude et d’amour. La narration est faite par un témoin, un parrain de Martha, qui lui déclare, au sujet de son mari descendant atavique des anciens Romains : « Comment ne sentirait-il pas, ne serait-ce que vaguement, grossièrement, mais de toutes ses fibres, que tu es un accomplissement de la nature plus parfait, un fruit des temps plus mûr, que ces personnes primitives pour qui Junon était une terreur et Vénus un exemple ? »
La démonstration est double. D’une part, la jeune Américaine moderne, en quelque sorte laïque et républicaine, est une héroïne de fiction supérieure à ses superstitieuses homologues européennes ; et, à cet égard, Martha a pour sœurs, parmi les plus fameuses, Isabel Archer (Portrait de femme, 1881), Milly Theale (Les Ailes de la colombe, 1902), et naturellement, la plus proche de toutes, par son mariage romain, et par sa puissante et hypocrite volonté d’enterrer le maléfice de l’adultère, la Maggie Verver de La Coupe d’or.
D’autre part, le nouveau roman américain, c’est-à-dire jamesien, à l’aide d’une empathie psychique privilégiée de l’auteur avec un personnage féminin de qualité morale élevée, peut parvenir à être supérieur à ses modèles, ou critères, français, Mérimée, Zola ou Maupassant, en étant plus chaste dans les termes, ce qui justement lui donne les moyens de traiter des sujets les plus scabreux, avec plus de profondeur, mais aussi en parfaite sécurité auprès d’un public puritain, tout prêt à n’y voir « que du feu ».
D’une certaine manière, cela signifie, pour s’écarter du roman naturaliste, en revenir aux règles psychologiques et formelles de la tragédie racinienne : c’est en tout cas pour nous une affinité manifeste de la théâtralisation délibérée du quadrangle amoureux, conjugal, adultère et incestueux, de La Coupe d’or, avec ses basculements de forces et ses renversements d’alliances à chaque affrontement en tête à tête, et son chœur antique incarné par la confidente Fanny Assingham. La méthode théâtrale est sondée dans la notation du 14 février 1895, qu’on trouvera dans nos Annexes, et où surgit, dans un bouillonnement lyrique et presque pathétique, « le divin principe du scénario ». Il s’agit d’émerger héroïquement, et sublimement, par le haut, par le roman, de « cette récente amertume […] toute cette passion perdue, de ce temps gaspillé (ces cinq dernières années) » causés par le médiocre succès de plusieurs tentatives scéniques, et par la chute et le chahut de la première de Guy Domville, un mois plus tôt, le 5 janvier, au St. James’s Theater.
Le premier projet succinct, noté le 28 novembre 1892, esquisse le quadrangle père, fille, jeune mari de la fille, jeune épouse du père, sur lequel se fondera effectivement la rédaction du roman, une dizaine d’années plus tard ; à ceci près que le jeune mari, après avoir d’abord été envisagé anglais, est prévu pour être un « agréable » Français, « intelligent, divers, inconstant, aimable, cynique, dénué de scrupules, et toujours charmant ». Oui, mais c’est Les Ambassadeurs, le chef-d’œuvre immédiatement précédent, qui traite de la France, ou plus exactement de Paris, avec son agrément, son intelligence, sa diversité, son amabilité et son charme, et aussi son inquiétude, incarnés par Marie de Vionnet.
Le mari finalement choisi pour le livre entrepris est un prince romain, descendant du Florentin Amerigo Vespucci, à qui il doit son prénom, et l’Amérique son nom. Adam Verver, « le père », écumant l’Europe pour des achats de chefs-d’œuvre, destinés au musée futur de sa ville synthétiquement nommée American City, où il a bâti une fortune industrielle, Mr Verver, donc, acquiert en quelque sorte les origines génétiques même de son propre pays, en la personne d’Amerigo, pièce maîtresse de sa collection : en finançant l’union de sa fille avec le Prince impécunieux. Et, comme pour bien montrer qu’il tient toute l’Europe en main, l’affaire se déroule à Londres, qui a supplanté la Rome antique dans la domination du monde. C’est un milieu cosmopolite où la séduction sexuelle, qui noue des liens, et même fait naître un « Principino » italo-américain, provient soit d’une puissance financière, soit du prestige d’un grand nom. Le rapport de forces, forces d’échanges, s’établit naturellement en faveur de l’argent.
Lorsqu’il rédige, en trois années, la trilogie, récapitulative de son art, des Ambassadeurs, des Ailes de la colombe, et de La Coupe d’or, Henry James est installé dans la demeure géorgienne de Lamb House, à Rye, dans le Sussex. Durant l’hiver 1902, il a l’occasion de voir dans le coffre d’une banque locale un objet d’art, don du roi George Ier à la famille Lamb, en remerciement de leur hospitalité dans cette maison même qu’ils ont bâtie. C’est une coupe d’or, dont alors il fait aussitôt l’accessoire dramatique et l’allégorie morale du sujet de son roman : la situation quadrangulaire est extérieurement dorée et intérieurement fêlée comme l’est la coupe de cristal doré, et fêlé, dont Amerigo interdit à sa maîtresse Charlotte l’acquisition comme cadeau de mariage à sa fiancée Maggie ; et que la confidente responsable Fanny, quand tout est irrémédiablement accompli, détruit comme preuve matérielle autant que symbolique du délit d’adultère, aggravé de trahison amicale.
Le titre, du coup, est trouvé. C’est, par ailleurs, une référence à l’Ecclésiaste 12 : « Or ever the silver cord be loosed, or the golden bowl be broken etc. etc. Vanity of vanities, said the preacher, all is vanity. » Avant que la coupe d’or ne soit brisée, vanité des vanités, tout est vanité.
Prévue à l’origine pour être une longue nouvelle, ou un court roman, de soixante ou soixante-quinze mille mots, proposée ensuite à ses éditeurs Methuen et Scribner’s pour cent soixante-dix mille mots, The Golden Bowl dépasse les deux cent mille. En France, nous comptons en signes : plus d’un million deux cent mille. Aux Scribner’s, James écrit qu’elle s’est révélée, en cours de rédaction, être « un piège artistique trop profond et abyssal ». Sa remarquable longueur est en quelque sorte un accident technique, avoué sans doute par la relative brièveté du Livre Six, moitié plus court que les cinq précédents : manifestement, il était temps d’en finir, au prix même d’une pirouette, d’une part en raison du retard auprès de son éditeur, d’autre part parce qu’il est impatient, au printemps 1904, au bout de treize mois de dictée assidue et de révision acharnée, d’être libre de partir pour l’Amérique, après plus de vingt années d’éloignement, ou « absentéisme ».
Il y a eu un étrange accident technique du même genre, en 1900, avec la rédaction de La Source sacrée, conçue pour être « une affaire de huit ou dix mille mots », et qui s’est trouvée dépasser les quatre-vingt mille. Il nous paraît probable qu’elle ait été à l’origine conçue pour faire partie de The Better Sort, recueil de neuf nouvelles écrites entre 1900 et 1903, et dont le thème commun est « la meilleure sorte » de couples particuliers vivant une sorte particulière d’amour. La plus profonde, et la plus célèbre, est La Bête dans la jungle, où May Bartram est puissamment liée par la « bête » de son amour pour un homme qui ne peut ou ne veut la désirer, manque dont elle meurt, cette mort créant alors pour John Marcher la « bête » réciproque de son écrasant remords. Une variation cocasse est The Special Type, traitant de « l’espèce particulière » des femmes qui se font employer par des hommes de la même espèce pour leur servir de paravent social, en ne se trouvant jamais en tête à tête intime avec aucun, la cocasserie étant que la société s’y laisse berner.
The Sacred Fount s’est voulue une « solide plaisanterie » sur un thème comparable. Il y est question de découvrir la maîtresse cachée qui a fait jaillir « la source sacrée » de son intelligence pour rendre spirituel un mondain jusqu’alors très stupide. L’enquête est menée pour le lecteur par un narrateur « à la première personne », qui tout naturellement « cherche la femme », et ne la trouve pas, puisqu’il s’agit en réalité d’un homme, et que le mondain devenu brillant a, non pas une maîtresse cachée, mais un amant secret. La plaisanterie tient à ce que la donnée homosexuelle n’est nullement révélée au lecteur resté captif des infinis faux raisonnements du narrateur ; et elle est solide au point qu’il a fallu attendre un article d’Adeline R. Tintner, en 1995, pour la décrypter, et d’une façon convaincante. L’accident technique, c’est que le thème a impliqué en cours de rédaction une masse insoupçonnée d’éléments psychiques de l’auteur même, l’entraînant plus loin, ou plus à fond, qu’il n’avait prévu.
Henry James a, sinon complètement répudié, du moins exclu La Source sacrée de la New York Edition. L’intérêt, pour lui, de la donnée homosexuelle, afin de la traiter en fiction « amusante », est relatif seulement au fait que la réalité en soit ignorée, niée ou déniée, en particulier dans les romans français « psychologiques » de son ami Paul Bourget, et autres. En même temps, ce déni est un rempart civilisé contre le surgissement d’une bête monstrueuse, qui est, non pas l’homosexualité même, bien entendu, mais la phobie déchaînée par le procès d’Oscar Wilde, en avril 1895, quatre mois donc après la chute de Guy Domville – procès rendu possible par l’arbitraire légal de l’amendement Labouchère de 1885, abrogé en 1967.
Cette digression tangentielle, ou tendancieuse, si l’on veut, a pour alibi, outre la similitude des accidents techniques, l’angoissante menace communiquée aux ramifications les plus floues de toute la situation par un mensonge infectieux et très précis, qu’on doit à tout prix préserver comme par survie collective. Car le mensonge, dans La Coupe d’or, est généralisé1. C’est Maggie, apparemment, qui en est la victime, puisque Amerigo, Charlotte, et aussi Fanny, lui mentent. Mais sa contre-attaque, qui termine victorieuse, est de mentir à Charlotte, à Fanny, à Amerigo, à son père, et surtout à elle-même, afin de se persuader qu’elle tire les ficelles, s’en persuader suffisant du reste pour qu’elle les tire effectivement ; sublime, peut-être, par sa ténacité, son abnégation, son pardon, qui est accordé, en somme, afin de protéger son père primordialement vénéré, et son renoncement bourgeois à faire scandale ; tout cela, si merveilleusement dramatisé dans le Chapitre II du Livre Cinq, sa grande scène nocturne seule sur la terrasse Fawns, tandis que les autres « bridgent » à l’intérieur.
Maggie, par le biais de sa « psychologie féminine », permet de déployer, en parfaite empathie, un espace romanesque bien plus illimité que ne l’est, dans la première partie, celui qu’ouvre le point de vue non empathique de cet homme à femmes qu’est supposé être le Prince. Mais elle est marquée de toute l’ambiguïté du sentiment que James a fini par se former de la vertu, ou de l’innocence, américaine. Et si l’on éprouve une bien plus nette sympathie pour l’ardente et inquiète Charlotte, qui prend tous les risques en réservant elle-même à Gloucester une chambre d’hôtel pour quelques heures d’amour doublement adultère, lors d’une partie de campagne chez les Castledean, où elle va seule avec Amerigo, à l’initiative manipulatrice, il est vrai, de Maggie, on peut légitimement supposer que cette sympathie admirative pour Charlotte Stant devenue Verver est instillée par le livre même.
Charlotte est la part européanisée de Henry James, forcée, quand tout est dit, de capituler devant la nouvelle puissance américaine ; et son châtiment, aller vivre à American City, est l’annonce du retour au pays qu’il brûle d’accomplir, une fois le roman achevé, pour aller voir ce qui s’y passe désormais. Et ce qu’Amerigo partage avec son auteur, c’est le tempérament latin : non pas d’être un homme à femmes, bien entendu, mais d’avoir, dans le comportement, une délicatesse et une noblesse naturelles et conscientes, en face des vulgaires snobismes de la société londonienne, et aussi en face du pouvoir financier de son beau-père, tout naturel qu’il est aussi, pourtant2.
C’est Fanny Assingham qui, à Rome, a provoqué la rencontre de Maggie et d’Amerigo, et en quelque sorte déclenché une situation qui l’épouvante vite, tant elle redoute que la responsabilité lui en soit imputée. Ses discussions sur ce point avec son mari le Colonel, le savoureux Bob, forment d’une certaine manière le projet du texte inclus dans le texte même, et font ainsi de The Golden Bowl, par excellence, une expérimentation pionnière dans son achèvement. Les équivoques tours de passe-passe de Fanny avec Maggie, jusqu’à la destruction spectaculaire de la coupe d’or, sont une allégorie du rapport de l’auteur avec son œuvre en cours ; car Maggie, en somme, est le roman même. Et l’ironie désabusée de Bob devant les échafaudages infiniment imaginatifs de son intelligente et extravagante épouse ne serait-elle pas, un peu, comme celle de William à l’égard de son éternel cadet ?… le William de la lettre du 22 octobre 1905, que nous citons en annexe, et qui est nettement moins sérieuse que la réponse remarquablement cinglante qu’elle s’attire.
« Le petit homme méditatif avec son canotier restait en vue avec l’air indescriptible de tisser sa trame, de la tisser là-bas tout seul. Dans tous les coins observables de l’horizon, il apparaissait absorbé dans cette occupation », lit-on dans le Chapitre IV du Livre Cinq. S’il y a quelque chose d’abyssal dans le piège artistique qu’est devenu The Golden Bowl, l’abîme est peut-être Adam Verver. Il a toute la finesse et la délicatesse d’un Américain doté d’un instinct aigu pour l’art, et c’est cela qui est montré ; mais quelque chose reste voilé, une énigme reste irrésolue : quelle composante en lui-même a fait qu’il a bâti une fortune industrielle conquérante au point d’asservir les trésors artistiques européens ? La trame indescriptible de ce type de surpuissance financière américaine s’est en fait tissée au tournant du siècle, durant ces deux dernières décennies où Henry James n’a plus vu sa terre natale. Il y retourne en août 1904, pour une dizaine de mois, et alors il voit ; il regarde, les yeux grands ouverts. Il en résulte, entre autres, deux très frappantes nouvelles, mettant en jeu un Américain européanisé qui, après une longue période, découvre, dans une New York tapageuse où se dressent d’énormes mansions et les premiers gratte-ciel, celui qu’il aurait pu devenir, s’il était resté. Cela aurait pu être, comme dans Une tournée de visites, la toute dernière, parue en 1910, Newton Winch, affairiste crapuleux, ruiné par la panique bancaire de 1907, et se suicidant pratiquement sous les yeux de Mark Monteith, son ami d’adolescence, longtemps éloigné en Europe, et lui-même escroqué.
Surtout, surtout, ce qu’il aurait pu devenir est figuré, dans Le Coin du retour (The Jolly Corner, 1908), par le spectre de son alter ego, que Spencer Brydon croise dans une maison dont il a hérité à New York, après vingt-trois années d’absence dans le Vieux Monde. Le spectre, le double, est précisément décrit, avec un accent mis sur un détail énigmatique : il a deux doigts mutilés, réduits aux moignons. C’est encore à Adeline R. Tintner que nous devons un décryptage convaincant : James s’est inspiré d’une impressionnante photographie de John Pierpont Morgan, faite en 1903 par le tout jeune Edward Steichen. Morgan y empoigne dans la pénombre le bras de sa chaise en y écrasant sa main de sorte qu’un ou deux doigts semblent en effet lui manquer, et en ayant l’air, en plus, en raison d’un reflet sur le bois, de brandir un poignard menaçant.
Morgan est de six ans à peine l’aîné de James. C’est un très grand collectionneur d’art, le principal mécène du Metropolitan, et le plus puissant financier de son temps, ayant permis de juguler, grâce à ses fonds propres, la panique de 1907. La grandeur de l’Amérique de leur génération, aux yeux de l’Europe, serait-elle en Pierpont Morgan plutôt qu’en Henry James ? Serait-ce, non de se hisser au niveau de l’art du Vieux Monde, mais de l’acheter ? Adam Verver achète grâce à sa puissance financière, mais guidé avant tout par la finesse de son goût personnel. Morgan achetait, en employant pour cela des experts, ce qu’il y avait de plus cher : c’était le critère. En réalité, un modèle pour la nature de collectionneur d’Adam Verver, en dehors donc de sa nature primordiale de père, aurait pu être une femme : cela aurait pu être une des grandes amies de James, Isabella Stewart Gardner, ayant constitué selon les stricts critères de son goût personnel une merveilleuse collection de chefs-d’œuvre européens, pour laquelle elle a fait bâtir, à Boston, le très remarquable Fenway Court, pastiche de palais vénitien, inauguré en 1903, l’année donc de la rédaction de The Golden Bowl. En 1903, l’énigmatique Morgan (énigmatique comme l’est Verver d’un point de vue « psychologique ») ne faisait que commencer ses prodigieuses acquisitions. Et en 1907, à Londres, il opérait un achat massif de trésors nationaux. Cela a inspiré à James son dernier roman achevé, Le Tollé (The Outcry, 1911), où Pierpont Morgan figure sous le nom de Breckenridge Bender. Bender cependant peut être vu comme un Verver dévoilé dans l’acte même de ses acquisitions, car il conserve encore beaucoup de tact : beaucoup plus que n’en a montré le ravageur et brutal Morgan.
En automne 1912, Henry James reçoit de Charles Scribner une lettre datée du 27 septembre, où il lit ceci : « En tant qu’éditeurs de votre œuvre complète, nous désirerions un autre grand roman pour faire pendant à La Coupe d’or, et achever la série de livres où vous avez développé la théorie de composition exposée dans vos préfaces. Selon nous, un tel livre présenterait un très grand avantage pour nos intérêts communs et il est fort souhaitable qu’il soit publié dans les plus brefs délais possibles. […] Si vous pouviez consentir à commencer ce livre bientôt, mettons dans les douze prochains mois, et à renoncer pour cela à vos autres travaux, nous vous verserions une somme forfaitaire de 8 000 dollars pour les droits mondiaux sur le manuscrit. Les paiements pourraient être faits à votre convenance ; mais permettez-nous de suggérer de vous verser la moitié de cette somme au moment où vous commenceriez le livre, et l’autre moitié à la remise du manuscrit. »
Le seul élément qui le surprenne dans ces formules étonnamment circonspectes et courtoises, alors que les vingt-quatre volumes de la New York Edition n’ont rapporté, la première année, que deux cent onze dollars, en n’ayant presque aucun écho critique, c’est la proposition de renoncer au copyright pour une somme forfaitaire. Il charge donc son agent anglais Pinker de transmettre son accord, à condition que la somme soit considérée comme un à-valoir sur les droits futurs aux États-Unis et au Canada, l’auteur conservant toute liberté de publication pour l’Angleterre et le reste du monde ; conditions qui sont acceptées. Ce qu’il ignorera toujours, c’est que cette avance est due à la générosité secrète d’Edith Wharton, qui en a fait la suggestion à Scribner, la somme offerte devant être soustraite de ses propres confortables royalties. Le souhait sans doute était aussi d’aider James à sortir plus victorieusement encore (plus encore qu’avec Le Tollé) des longs mois de profonde dépression où l’avaient plongé l’énorme travail de révision puis l’insuccès de son « œuvre complète ».
Il y a, dans La Tour d’ivoire, une volonté de prolongement, de synthèse et de renversement, consécutive donc à l’exploration, huit ou neuf ans plus tôt, de « la scène américaine », en sa métamorphose. De La Coupe d’or, est repris le procédé de l’objet allégorique : il s’agit ici d’un cabinet cylindrique, plaqué d’ivoire, compartimenté en tiroirs, sur lesquels se ferme une porte incurvée à deux battants, qu’on peut verrouiller avec une clef d’or ; il contient un testament, qui n’a pas été lu, et qui doit décider du destin de Graham Fielder. Graham Fielder est un jeune Américain élevé en Europe, qui est rappelé au pays par un héritage colossal, dont il doit apprendre sur place les conditions, en se trouvant confronté au monde de la grande finance, entièrement nouveau, et incompréhensible, pour lui ; c’est en quelque sorte un renversement, renversement d’âges aussi, du puritain Lambert Strether des Ambassadeurs, découvrant la séduction de Paris, et des mœurs libres entre hommes et femmes ; et La Tour d’ivoire partage aussi avec Les Ambassadeurs la caractéristique d’avoir des notes préparatoires très détaillées et développées, auxquelles James s’attelle au début 1914. Mais le plus remarquable renversement concerne une situation triangulaire, entre proie, appât et prédateur, similaire à celle des Ailes de la colombe. L’innocente et richissime « colombe » était Milly Theale : la proie est maintenant l’héritier Graham Fielder. L’appât sexuel pour Milly était Merton Densher, amant de Kate Croy : c’est, pour Graham, Cissy Foy, maîtresse de Horton Vint. Le prédateur était Kate : c’est ici Horton, ami d’enfance de Graham. Enfin, et surtout, le piège déroutant était l’Europe : c’est désormais l’Amérique.
Henry James n’a complètement rédigé que trois des dix « livres » projetés. Ils se déroulent à Newport, dans une ambiance de villégiature riche et oisive, qu’il connaît si profondément, et qu’il a si souvent traitée. La suite devait se nouer, et se dénouer à Wall Street. « La question n’est-elle pas d’employer ce que je sais de New York, comme convenant parfaitement aux Livres IV à VIII inclus ? Dans le plus large emploi possible de ces réalités de New York, au profit de mon atmosphère, je dois être prudent et avisé », s’inquiète-t-il au cours de ses notes. Prudent ou avisé, James n’a donc pas eu la possibilité de traiter des mécanismes de Wall Street. Ce qui l’en a empêché, ce n’est sûrement pas une incapacité ; c’est la déclaration de guerre. Horrifié, il abandonne le chantier de La Tour d’ivoire, et aussi celui, simultané, du Sens du passé, resté tout autant inachevé.
Le 19 août 1914, il écrit à Edith Wharton : « La vie continue, d’une certaine manière ; mais j’y vois un cauchemar dont on ne peut se réveiller, sauf en dormant. Je vais dormir, en effet, comme si j’étais exténué par l’action ; mais je me sens pareil à ces vieillards glacés des anciennes légendes, infirmes et impuissants, qui restent à la maison avec les femmes, tandis que les hommes valides sonnent la bataille. »
Et la peur aussi est généralisée. Tout le monde meut, et tout le monde a peur. Sauf Adam Verver. Car il a le pouvoir, celui de l’argent, et rien ne peut le lui ôter.
Il y a cependant une sorte de faux-semblant dans le titre de la première partie, Le Prince, et dans l’affirmation de la préface de 1909, selon laquelle toute cette première moitié serait présentée à travers la sensibilité d’Amerigo, hormis les commentaires de Fanny Assingham. En réalité, de nombreux et importants passages plongent dans la subjectivité d’Adam Verver avec plus de détermination, sans doute, et d’identification. Mais la deuxième partie, La Princesse, est bien entièrement éclairée par l’esprit de Maggie, espace féminin d’identification où le génie d’Henry James a toujours su très amplement déployer ses ailes.