Tenter de reconstituer ce qui, en deçà du langage, dans le ressassement interne, peut encore être communiqué à autrui.
GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT
Un livre dont le centre serait à la périphérie, et qui n’offrirait rien sur quoi prendre appui, serait-il un pur non-sens ? Et pourquoi réunir des matériaux qui n’ont rien d’exemplaire et ne nous apprennent rien, quand bien même ils résumeraient l’obsession et le travail de toute une vie ? Au-delà des réponses convenues sur le témoignage, ce livre devait être écrit. Il est même imprudent de ne pas m’en être préoccupé plus tôt. En 1980, Denis Roche publiait un ouvrage dont le titre résume tout à la fois le caractère volontaire et incertain de cette entreprise. Ce livre était intitulé Dépôts de savoir…
Les pages qui suivent contiennent, en effet, tout ce dont je me souviens, et tout ce que j’ai pu apprendre aussi sur mon père, ma mère, ma sœur, mes grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944. Une tante par alliance seule est revenue. J’avais cinq ans et demi. Les faits rassemblés ici ont beau constituer autant de petits sédiments, ils sont trop lacunaires pour brosser des portraits, et tenter de les relier sous forme d’un récit aurait tout d’une fiction. Elle laisserait notamment entendre que l’absence et le vide peuvent être exprimés. « Des faits et non les motifs de mes carences », notait Alejandra Pizarnik dans ses Journaux.
Ce livre est donc fait de souvenirs et, beaucoup plus encore, de silence, de lacunes et d’oubli. L’espoir secret serait qu’un usage de ces faits s’impose néanmoins, et en premier lieu à moi-même, comme chaque fois qu’il y a accumulation, rangement, volonté de mettre au net. Une seule certitude : c’est bien l’ignorance, la ténuité et les vides qui rendaient cette entreprise impérative. Aux monstruosités passées, il n’était pas possible d’ajouter l’injustice de laisser croire que ces matériaux étaient trop minces, la personnalité des disparus trop floue et, pour utiliser une expression qui fait mal mais permettra de me faire comprendre, trop peu « originale » pour justifier un livre. À la scène III de l’opéra de Richard Wagner L’Or du Rhin, la formule magique d’Alberiche qui rend invisible est la suivante : « Seid Nacht und Nebel gleich » (« Soyez semblables à la nuit et au brouillard »). On sait l’usage qui fut ultérieurement fait de ce Nacht und Nebel.
En réalité, ce que j’ai pu apprendre sur ma famille se résume à très peu de chose : les témoignages se recoupent très vite lorsque des hommes et des femmes disparaissent encore jeunes. Bien des survivants, par ailleurs, n’ont trouvé la force de fonder une famille qu’en se murant dans le mutisme. Pressé par l’une de ses filles de dire enfin ce qu’il savait de ses parents, de ses frères, de sa tante, l’un de mes oncles paternels n’a su qu’éclater en sanglots. Livide, les lèvres tremblantes, incapable d’articuler la moindre parole, il était si ébranlé par cette mise en demeure à laquelle, pendant soixante ans, il s’était si bien soustrait, qu’on se demanda s’il ne fallait pas faire venir un médecin. Son amnésie était si parfaite, elle était à ce point devenue sa vraie nature, qu’elle avait effacé des pans entiers de sa propre existence liés aux disparus. À l’exception de ce qu’il avait raconté cent fois déjà, et qui ne l’engageait plus, il aurait été inhumain de tenter de lui arracher davantage. Lorsque nous étions seuls, ce que cet oncle pouvait faire de plus aventureux à mon égard consistait à prendre un instant ma main dans les siennes en détournant les yeux. J’en déduisais que ma présence lui rappelait si bien mon père qu’elle était à la fois synonyme d’affection et de douleur intense.
À la fin de sa vie, ses filles obtinrent pourtant qu’il révélât quelques bribes. Elles posèrent à leur père des questions par écrit. Il devait se sentir libre de ne pas répondre, ou de ne le faire que le moment venu. C’est ainsi, lorsqu’il se trouvait seul dans l’appartement, que de menus détails apparurent sur la page blanche. On les trouvera dans les pages qui suivent : une adresse, le nom d’un village, les plats que cuisinait sa mère, le surnom que les voisins donnaient à son père, le titre d’un journal que lisait son frère.
Les écrivains n’accordent-ils pas un pouvoir exagéré aux petits parallélépipèdes de papier qui s’accumulent autour d’eux ? Ce qu’il paraissait si nécessaire de sauvegarder ne s’y noie-t-il pas aussi sûrement que dans le silence ? Un écrivain n’accepte pas l’idée que ces petites stèles, adossées les unes aux autres dans les bibliothèques, puissent perdre toute signification. Il suffit même de promener le regard sur le dos des livres pour comprendre que la volonté de trouver une forme pour l’informe reste une message clair, quand bien même les volumes seraient devenus inaudibles.
M.C.