Nous nous tenons debout côte à côte, mon père et moi, devant la fenêtre du petit salon donnant sur le boulevard des Batignolles. Sur la tablette du lampadaire, le petit ours (voir chapitre précédent) est à sa place habituelle. Jacques m’a pris par les épaules et me parle. Nous regardons le terre-plein central du boulevard à travers la fenêtre. C’est une situation tout à fait inhabituelle et j’en ai conscience : jamais Jacques ne s’est adressé à moi en me tenant ainsi, ni avec une telle gravité. Marie, de surcroît, n’est pas à la maison.
Le lendemain, nous allons voir Marie dans une clinique d’Asnières. Elle est couchée et je la crois malade. Mes parents rient, ce qui me laisse perplexe puisque Marie est malade. Cependant, je n’ai aucun souvenir de ma réaction devant le berceau, ni de ce à quoi pouvait bien ressembler ma sœur. Souvenir très net, par contre, d’une forte odeur d’eau de Javel prenant à la gorge dans les couloirs et les escaliers de la clinique. J’ai retrouvé cette odeur quelques mois plus tard sous le porche et dans les escaliers de l’hôpital Rothschild, lavés à la brosse et à l’eau de Javel. Hôpitaux, casernes, internats : l’odeur de l’eau de Javel est restée liée aux lieux de souffrance.
Je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir vu Marie enceinte de Monique, ni d’avoir vu Monique dans l’appartement du boulevard des Batignolles, ni même à l’hôpital Rothschild. Je sais bien qu’un enfant ne voit que ce qu’il veut voir, mais je n’ai jamais retrouvé non plus le moindre indice signalant la présence d’une sœur : ni berceau, ni layette, ni pleurs de nourrisson. J’ai bien le souvenir d’un landau bleu dont je tiens le montant chromé pour traverser la rue, mais je ne suis pas certain que c’est Marie qui le pousse et moins encore qu’une sœur se trouve à l’intérieur. Il est vrai que mon expérience de frère aîné fut très brève : il s’est passé moins de trois mois entre la naissance de Monique et son internement à l’hôpital Rothschild.
Deux témoignages permettent, seuls, d’ébaucher une image de Monique. Je tiens ces détails d’une cousine et d’une amie de la famille. La première avait onze ans en 1943. Avec sa mère, elle a rendu plusieurs fois visite à Marie à l’hôpital Rothschild. Contrairement à moi, elle n’avait aucune raison de ne pas regarder le nourrisson dans son berceau. Aujourd’hui encore, elle m’assure qu’elle revoit « comme si c’était hier une poupée brune, aux cheveux bouclés, avec des yeux bleus ». Monique avait alors trois ou quatre mois. Cette description est confirmée par l’amie de la famille. Jusqu’à une date très récente, j’aurais été bien incapable d’imaginer une sœur brune aux yeux bleus puisque Marie avait les cheveux châtains et qu’enfant j’étais blond. C’est à peine si je me souvenais que mon père était brun : sur sa photo de mariage, on découvre, c’est vrai, un reflet de lumière si vif sur la tempe gauche qu’il ne peut s’agir que d’un homme aux cheveux très noirs et qui, de surcroît, utilise de la Gomina.
Le temps était loin, en 1943, où l’on faisait poser les bébés à plat ventre, nus sur une fourrure blanche. Il n’existe donc aucune photo de Monique. Il n’existe pas non plus de certificat de décès, ni aucun jugement en tenant lieu. On ne trouve le nom de Monique que sur les registres de la mairie d’Asnières, sur une gourmette, et sur la liste des déportés du convoi no 63, sous celui de Marie. Mais le Mémorial de la déportation des Juifs de France (établi par Serge et Beate Klarsfeld et publié en 1978) où figurent les deux noms n’est pas une preuve juridique du décès, et les autorités administratives ne sont pas tenues d’avoir ce document sous la main. J’en déduis que Monique, officiellement, est encore en vie. Je me suis souvent dit qu’une femme qui déciderait d’usurper son identité ne rencontrerait, selon toute vraisemblance, aucun obstacle insurmontable.
Monique, le jour de l’arrestation, ne portait pas sa gourmette, gravée trois mois plus tôt, à peine. Peut-être ne l’a-t-elle jamais portée. À moins qu’un petit nœud, sur la chaîne, n’indique le contraire. Les rafles étaient devenues si fréquentes en 1943 qu’on mettait les bijoux en lieux sûrs, y compris ceux des nouveau-nés : au marché noir, tout se monnayait. La gourmette de Monique se trouvait dans une bourse en peau blanche contenant aussi l’alliance, la montre, la bague de fiançailles de Marie, quelques napoléons représentant les économies de la famille et un morceau de chaîne de montre en or : à la mort des parents et grands-parents, l’usage, en Turquie, était d’en offrir un fragment à chaque fille pour qu’elle le transforme en bracelet. La bourse en peau était dissimulée dans une petite cavité aménagée par Jacques derrière une plinthe de l’appartement. Jacques avait signalé l’existence de la cachette à un voisin de palier, M. Valières, professeur de gymnastique au petit lycée Condorcet. Jacques lui demandait de mettre ces quelques bijoux en sûreté si, un jour, il voyait les scellés sur la porte : par les fenêtres sur cour, au premier étage, on passait aisément d’un appartement à l’autre grâce à l’armature métallique d’une verrière. C’est ce que fit M. Valières. Après guerre, il se mit en quête des frères Cohen survivants et leur remit la bourse.
Lorsque, au cimetière de Pantin, nous avons voulu faire inscrire le nom de Monique sur la tombe de mes grands-parents maternels (sur laquelle figuraient déjà celui de Jacques et de Marie, puisque l’usage est d’inscrire le nom des déportés sur des tombes où ils ne sont pas), l’entreprise des pompes funèbres exigea un certificat de décès. Sans ce document, elle n’était pas autorisée à effectuer la gravure.
Faire inscrire le nom d’un vivant sur une tombe serait une très mauvaise plaisanterie, avions-nous fait remarquer, et les abus doivent être rares. Il a fallu plusieurs appels téléphoniques et quelques courriers pour obtenir un accord. Ainsi, l’extrait d’acte de naissance de Monique et son nom sur une tombe sont les seules preuves qu’elle ait existé. Encore son nom ne figure-t-il sur la tombe qu’à titre d’exception, en raison d’une tolérance, peut-être même d’une faveur.