Quelques jours plus tard, j’ai trouvé en me réveillant une photo posée sur ma table de nuit pendant mon sommeil. On ne voit de moi que mon visage, un tout petit visage qui émerge d’un trou de feuillage dans une haie d’arbustes où nous construisions des cabanes. Je regarde l’objectif d’un air fixe, mais on ne voit rien, rien de ce que je regarde, rien de ce que je pense.
Une nuit, je la vois en rêve. J’ai oublié le détail, mais le principe, c’est qu’elle ne m’aime pas.
Une autre nuit, c’est une haute et large porte de pierre qui contient très précisément et très étroitement dans son cadre une porte de pierre plus petite qui contient très précisément et très étroitement dans son cadre une porte de pierre plus petite qui contient très étroitement et très précisément dans son cadre une porte de pierre très petite, très basse, une porte pour l’abaissement du corps et l’élévation de l’âme, et par laquelle on devrait enfin pouvoir entrer. Mais cette porte est murée. Il aurait sans doute fallu songer à pencher un peu l’âme et à laisser le corps tranquille. Maintenant la porte est murée. Seul un petit orifice dans la pierre permet d’observer l’intérieur dévasté par un éboulement.
Quittant le jardin pour la cour du Louvre, j’ai longtemps cherché les traces du palais disparu, ces Tuileries qui sont le nom même du second Empire, de son avènement et de sa disparition. Quel emplacement, quelle occupation au sol, quelle structure, comment s’agençaient les volumes, d’où à où, et quel accès au jardin, à la cour, quelle entrée, un perron, des arcades ? Cela faisait, au gré des promenades, comme une vague curiosité archéologique qui ne demandait qu’à rester insatisfaite. Je cherchais distraitement du regard, j’émettais en passant des hypothèses, ici un remblai, et là ça se creuse, et là, sous la terrasse du bord de l’eau, un empilement de colonnes, et là, tiens, ça pourrait, peut-être. Je refusais de comprendre la simplicité évidente du dispositif : jusqu’à sa destruction pendant la Commune, le palais des Tuileries rejoignait précisément les pavillons extrêmes du Louvre, Marsan d’un côté, Flore de l’autre, et refermait la cour énorme, presque informe, du Louvre. J’aurais préféré un édifice englouti dont il n’existerait plus rien, à peine un tracé et une poignée de vestiges. Mais non, il subsiste des plans, des dessins, des gravures, de grandes peintures en pagaille à Orsay et dans les musées de province, et il y a aussi des photographies. Un livre sur l’histoire du Palais feuilleté hâtivement entre les étagères d’une bibliothèque de quartier révèle soudain des clichés du bâtiment, et même des vues d’intérieur, nombreuses. Stupeur. Premier geste : refermer, ne pas voir, ne rien fixer, n’être assurée de rien. Mais j’y reviens quand même, je tourne quelques pages, je vais vite (façades trop régulières, symétries sans élégance, alignements, frontons, pelouses de poussière, arbustes en bacs, et dedans : intérieurs, comme il se doit, grands parquets, enfilades, colonnades, marbres et corniches, tout est à la fois clinquant et morne, tout semble évidé pour la photographie). Je replace le livre sur les étagères. En un instant, les images ont retiré à ce palais effacé le peu d’existence qu’il possédait encore. Je n’aurais pas dû regarder.
On ne peut pas photographier un souvenir, mais on peut photographier une ruine. L’incendie du palais des Tuileries s’est déclaré en fin d’après-midi le 23 mai 1871. Depuis quelques mois, la Commune avait investi les lieux et on pouvait lire, placardé dans le Salon des Huissiers ou le long de la Galerie des Travées : « Peuple, l’or qui ruisselle sur ces murs, c’est ta sueur. Assez de temps tu as alimenté de ton travail, abreuvé de ta sueur, ce monstre insatiable, la monarchie. Aujourd’hui que la Révolution t’a fait libre, tu rentres en possession de toi-même. Ici, tu es chez toi. Mais reste digne parce que tu es fort, et fais bonne garde, pour que les tyrans n’y rentrent jamais ! » Pourtant, le moment venu, on recouvre tout, même l’apostrophe vibrante, d’un mélange de goudron liquide, d’essence et de poudre, et on y met le feu. Il fallait en finir car il y a des lieux dans lesquels la Révolution ne peut pas se sentir chez elle. Elle se retire donc en brûlant. Les ruines subsistèrent au beau milieu de la ville. Pendant douze ans, il y eut cet énorme gisant de pierre en plein centre. Il reste des images de ce cadavre urbain. On trouve dans les réserves de la Société française de photographie de grands verres noircis qu’on manipule avec précaution. Ce sont les négatifs sur verre au collodion sec réalisés en 1871 par Lucien Hervé et Charles Périer quelques mois après l’incendie. Les photographes ont installé leur chambre noire à l’intérieur du palais éventré. Sous l’effet du négatif, le palais trouve sa juste ordonnance dans l’inversion des lumières : fondements blêmes et presque transparents, écroulements de gravats limpides, parois crevées de lueurs, brutalité de la dépose en lambeaux lumineux, les enfilades de salons largement éclairées par les éventrations ne sont que des passages d’ombres, le Grand Escalier, le Salon de la Paix, le Cabinet de Travail, le Salon Bleu, tout est noirci au feu, dévasté par l’évidement et l’obscurcissement. Musset avait d’un coup tracé le destin de toute cette affaire, disant, au sortir d’une fête : « Tout cela est beau, aujourd’hui, comme éclairé d’une lueur fatidique, oui, très beau pour le moment, mais je ne donnerais pas deux sous du dernier acte. » Seules les images de la destruction rendent le palais enfin compréhensible. Il ne reste plus que l’ombre des choses, on distingue mal, mais c’est l’obscurité qui vient donner un peu de lumière, c’est la défaite et l’abandon qui permettent de comprendre.
La nuit, elle quitte la place Vendôme et descend jusqu’aux ruines. Elle traîne, elle ramasse des pierres, on en retrouvera chez elle toute une collection – ils devaient être nombreux dans les années 1875, ces fantômes du second Empire, à errer le soir entre les éboulis de leur vie passée (j’apprends que Le Figaro acheta les marbres des cheminées du Palais certifiés authentiques par l’adjudicataire de la démolition pour en faire des presse-papiers offerts aux abonnés ; qu’un ennemi de l’Empire fit construire sa demeure avec un pan entier des ruines de l’adversaire ; que Worth fit l’acquisition d’une ou deux colonnes pour sa villa de Suresnes, et Victorien Sardou de quelques pilastres pour sa villa de Marly ; qu’il existe un peu partout en France des morceaux de murs dressés décorativement dans de petits parcs municipaux). On aurait pu l’interroger comme on interrogea Simonide de Céos après la destruction du banquet auquel il participa et qu’il reconstitua de mémoire, permettant aux vivants de donner une sépulture aux morts, et elle aurait tout, tout retracé : ici tel serment fut fait, là telle déclaration, là telle brutalité infligée, là un vœu, ici une humiliation, là un serrement de main, une étreinte, ici une trahison, et au beau milieu de cette immense ruine généralisée elle aurait éclairé le tombeau en montrant son propre corps défait, son pauvre corps fou de se croire encore ce qu’il n’était plus.
Ses biographes ne parlent pas, ou très peu, de la photographie. Ils disent qu’elle se fait photographier, mais ils le disent en passant, ils ne s’y arrêtent pas, ils n’y accordent pas d’importance particulière tandis que je réduirais volontiers la vie de cette femme à la séance chez le photographe. Lieu unique, unité du temps de pose. Une femme vient chercher ce qu’elle est, elle se dépêche de retenir ce qu’elle est, de l’enfermer, elle va au photographe comme on va au dépôt, elle ne se préoccupe pas de savoir ce qu’elle fera des photographies, bien sûr elle les offrira comme ils font tous, cette rage des portraits qu’ils ont, les cartes de visite, les albums sur la table du salon, les envois, « Chère amie, merci pour les portraits, ils me feront passer le temps moins long sans vous », « Chère amie, j’ai mis votre portrait sur ma table de chevet, je vous regarde en m’endormant », etc., bien sûr, elle se satisfait de ces hommages, elle fait très bien semblant d’y croire, mais ce n’est pas pour ça qu’elle se fait photographier, elle se fait photographier pour construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie ». Retenir, silencieusement retenir.
C’est une époque où chacun finit en photo sur les tables basses et les guéridons de chez tout le monde. Zola raconte très bien dans La Curée ce feuilletage indolent dans l’ennui d’un après-midi pluvieux ou d’une soirée qui se traîne, ce page à page désinvolte et féroce qui met à nu le visage des autres enfin immobilisés sous l’œil énorme de l’envie et de la cruauté : « Cet album, quand il pleuvait, quand on s’ennuyait, était un grand sujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous la main. La jeune femme l’ouvrait en bâillant, pour la centième fois peut-être. Puis la curiosité se réveillait, et le jeune homme venait s’accouder derrière elle. Alors, c’était de longues discussions sur le double menton de Mme de Meinhold, les yeux de Mme de Lauwerens, la gorge de Blanche Muller, le nez de la marquise qui était un peu de travers, la bouche de la petite Sylvia, célèbre par ses lèvres trop fortes. Ils comparaient les femmes entre elles. […] Renée continuait à s’oublier dans le spectacle des figures blêmes, souriantes ou revêches que contenait l’album ; elle s’arrêtait aux portraits de filles plus longuement, étudiait avec curiosité les détails exacts et microscopiques des photographies, les petites rides, les petits poils. Un jour même, elle se fit apporter une forte loupe. Renée fit alors des découvertes étonnantes ; elle trouva des rides inconnues, des peaux rudes, des trous mal bouchés par la poudre de riz. Et Maxime finit par cacher la loupe, en déclarant qu’il ne fallait pas se dégoûter comme cela de la figure humaine. »
Tout s’immobilise. Il faut imaginer, me dit le vice-président de la Société française de photographie, la torture imposée par le temps de pose. Faites vous-même l’essai, vous verrez, c’est insoutenable. Je retourne dans ma chambre, je prépare la scène, je m’assois confortablement, la tête dans la main, le coude bien calé sur la table, je m’immobilise, exposant mentalement devant moi ma propre image, la forgeant luisante, vive et réfléchissante, d’une netteté impitoyable, et c’est alors, ayant à peine pénétré dans le silence, qu’un premier effondrement se produit, ce n’est pas l’immobilisation du corps qui gêne, c’est l’immobilité du regard, une fixité qui défait tout aplomb, en quatre-vingt-six secondes je perds contenance, tout cligne et pas seulement les paupières, les yeux brûlent, le visage se brouille, la nuque s’ankylose, deux minutes vingt-cinq, je perds la vue intérieure, trois minutes sept, je suis la suppliciée aveugle que décrit Pierson en parlant des débuts du portrait : « Si la charpente osseuse était machinalement immobile, les paupières clignotaient, les muscles du visage se crispaient, la face s’injectait chez les uns, devenait blême chez d’autres, et au lieu d’un portrait gracieusement expressif et souriant qu’espérait le poseur, on obtenait l’image d’un supplicié, aveugle presque toujours. » J’arrête, je recommencerai plus tard. En attendant, je regarde les images de Bayard, le pionnier qui a réalisé le premier autoportrait de l’histoire de la photographie. Pour garder la pose, il a fait du cadavre une nécessité pratique. Il s’est figuré lui-même en noyé, affalé sur une chaise, torse nu, yeux fermés, air languide, apprivoisant par avance le flou, le bougé du clignement qui donne à la photo l’air d’être passée sous l’eau, un sacré farceur, ce garçon : « Oh, instabilité des choses humaines ! », écrit-il en marge de cet Autoportrait en noyé qui fige pour la première fois un visage. Quelques années plus tard, on n’est plus obligé de se déguiser en mort pour être visible, mais la pose reste contraignante : on vous cale dans un délicat appareillage de supports, de tiges articulées, de tuteurs à façon qui permettent de reposer le geste. Bien qu’elle ait parfois le coude négligemment appuyé sur un support, cette femme était à l’évidence un très bon sujet photographique, excellemment disposée à la déposition, nature si belle, si figée dans sa beauté, sujet pour lit de mort. Devant le trou, on pourrait croire que c’est l’exaltation de la fête, la gratitude des retrouvailles avec elle-même, le seul lieu de mise en gloire, mais c’est l’inverse, on le voit sur les photos, on ne voit que ça, devant le trou, elle n’est qu’un bloc d’absence.
C’était au musée d’Histoire naturelle, l’actrice déambulait entre les cires anatomiques en lisant des extraits de textes, elle avait récité d’un air inspiré un passage du De contemptu mundi d’Anselme de Cantorbery : « Elle est, la femme, de face claire et de forme vénuste, et elle ne te plaît pas médiocrement, la créature toute lactée ! Ah, si les viscères s’ouvraient et tous les autres coffrets de la chair, quelles sales chairs ne verrais-tu pas sous la blanche peau ! », elle récitait, faisant passer sur son visage une accumulation de mimiques gourmandes, ironiques, horrifiées, et elle en était à Baudelaire, le salon de 1859 sur la sculpture : « L’horrible chose qui fut une belle femme a l’air de chercher vaguement dans l’espace l’heure délicieuse du rendez-vous ou l’heure solennelle du sabbat inscrite au cadran invisible des siècles. Son buste, disséqué par le temps, s’élance coquettement de son corsage, comme de son cornet un bouquet desséché, et toute pensée funèbre se dresse sur le piédestal d’une fastueuse crinoline », elle récitait tout en marchant entre les socles, disparaissant parfois derrière un cadavre de cire ou un amoncellement de viscères exorbités, et réapparaissant, circulant adroitement parmi les dépouilles synthétiques, soulignant parfois de la main un ventre éventré, une chevelure échevelée, un visage en extase, traversant l’ombre savamment aménagée par un éclairagiste de renom, allant et venant, modulant harmonieusement son texte, arrêtant parfois ses regards sur le public rassemblé ce soir-là pour l’inauguration des espaces consacrés aux nouvelles acquisitions, quand soudain, un grand cri et le bruit d’une chute – elle était tombée, évanouie. On a raconté ensuite qu’un plaisantin avait placé de vraies entrailles sur l’un des socles et que le doigt distrait de l’actrice avait plongé au plus profond d’un utérus, ainsi qu’elle l’avait assuré. Des intestins plutôt, non ? de la tripaille trouvée chez le premier boucher venu ? Non, un utérus. L’actrice y tenait.
Maintenant, il faut l’imaginer, il faut la décrire. Rude travail de cartographe. Décrire. Dire comme Vidal de la Blache dans les Annales de la géographie : « Affluences de formes, grandes surfaces unies au-dessus desquelles émergent çà et là des sommets coniques, groupes de formes liées par des affinités, texture ameublie, siège de transformations d’incalculable portée. » Ou dire, comme Zola dans Pot-Bouille, mais c’est peut-être Au Bonheur des Dames : « Elle avait du dégagement dans les masses. » La rectitude suggestive de cette phrase. Je la retrouve dans un tas de notes, je la répète toute la journée. Ou alors, montrer simplement la Spiral Woman de Louise Bourgeois : à partir des cuisses, une torsade de matière lisse contournée en spirale suspendue par sa pointe à un fil. Puis je rassemble les descriptions de ceux qui l’ont connue. Le comte d’Ideville : « L’étrange beauté de la femme, la pureté, l’harmonie parfaite de ses formes saisissent et surprennent, mais l’admiration exclut tout autre sentiment. » « Admiration profonde, sans restriction pour la beauté parfaite, irréprochable, la grâce inouïe de la femme, voilà tout ! Le sentiment de stupéfaction domine tous les autres, et l’on revient ébloui sans éprouver aucune sympathie pour la personne. » Le général Fleury : « Infatuée d’elle-même, toujours drapée à l’antique, ses cheveux magnifiques pour toute coiffure, étrange dans sa personne comme dans ses manières, elle apparaissait aux heures de réunion comme une déesse descendue de la nue. » « Elle ne parlait presque jamais aux femmes. » Le comte de Maugny : « Très infatuée de sa supériorité, dédaigneuse et hautaine, elle avait pour elle-même un culte qui frisait l’idolâtrie. » M. Carlier, ancien préfet de police : « Cette femme n’a ni cœur ni âme. Je la crois capable de tout, même d’assassiner. » Fleury, encore : « Narcisse femelle en admiration pour sa propre beauté, sans souplesse, sans douceur dans le caractère, ambitieuse sans grâce, hautaine sans raison. » « Elle parlait plusieurs langues, était assez instruite, et fût certainement devenue dangereuse si elle avait été armée, en plus de ses supériorités physiques, de cette force inéluctable qui est la vraie puissance de la femme : le charme. » Frédéric Loliée : « On montait sur les banquettes pour la contempler. » « Elle était la perfection même, depuis la naissance des cheveux jusqu’à ses pieds menus, délicats et soignés comme des mains. » Le général Estancelin : « Des yeux d’un éclat incomparable, une bouche qui faisait ressortir des dents de perles. » « La grâce et la pureté de ses traits, l’éclat de son teint, l’élégance de sa taille et de sa démarche. » Édouard Hervé : « Un marbre antique égaré dans notre siècle profane. » Mme Carette : « Mme de Castiglione était d’une beauté accomplie, d’une beauté qui ne semblait pas appartenir à notre temps. » Et jusqu’à L’Indépendant belge : « Elle met le trouble parmi nos beautés locales. […] Les dames restèrent consternées. Elle a je ne sais quoi qui étonne et vous cloue là à regarder en oubliant presque la bienséance. »
Une belle femme à qui D’Annunzio demande ce qu’elle éprouve à porter le masque sublime de la beauté lui répond qu’elle a le sentiment de « laisser l’empreinte de ses traits dans la masse de l’air comme dans une matière tenace ».
Je lis dans le journal les propos d’une femme connue et célébrée pour sa beauté. On l’interroge : « Quel est votre meilleur ennemi ? » Elle répond : « La féminité. »
Et celle-ci. Petite épreuve sur papier salé. Portrait en robe noire. Je ne vois rien, rien qu’un visage aux traits réguliers, rien qu’une femme banale dont la beauté est aujourd’hui incompréhensible, les traits du visage sont illisibles, l’orthographe de ce corps, perdue. À moins que ce ne soit la présence de cette femme qui ait ébloui ses contemporains, j’y pense soudain dans la chambre où je m’ennuie et où rien ne paraît, sa présence, tout ce qui excède la simple perfection canonique d’un corps ; sa présence, ce je ne sais quoi belge « qui étonne et cloue là », disait L’Indépendant, la présence, l’invisibilité même, cet énigmatique assemblage de gestes, de voix, de lumières, de timbres et d’absence que le XIXe siècle s’est acharné à retenir, rêveusement ou scientifiquement, à l’aide de tables tournantes, de romans ou de divans, toutes ces chambres noires destinées à saisir l’esprit qui se manifeste en un corps (voix traversantes, cris, sanglots ou mélopées, réminiscences). Poètes et médecins se sont épuisés à en capter le rayonnement, mais la quête la plus rationnelle, celle qui consiste à confirmer l’existence de l’invisible en organisant justement sa disparition, a été conduite par un scientifique, Thomas Edison, adroitement manipulé par un romancier, Villiers de L’Isle-Adam. À eux deux, avec le concours de la merveilleuse Alicia Clary (quoique à son beau corps défendant) et de Mrs. Anderson, ils créent l’Ève future, RESTITUTION DE LA FEMME : « Votre joie, votre être, sont, dites-vous, les prisonniers d’une présence humaine ? de la lueur d’un sourire, de l’éclat d’un visage, de la douceur d’une voix ? Une vivante vous mène ainsi, avec son attrait, vers la mort ? Eh bien, puisque cette femme vous est si chère… je vais lui ravir sa propre présence. Je vais vous démontrer, mathématiquement et à l’instant même, comment, avec les formidables ressources actuelles de la Science – et ceci d’une manière glaçante peut-être, mais indubitable –, comment je puis, dis-je, me saisir de la grâce même de son geste, des plénitudes de son corps, de la senteur de sa chair, du timbre de sa voix, du ployé de sa taille, de la lumière de ses yeux, du reconnu de ses mouvements et de sa démarche, de la personnalité de son regard, de ses traits, de son ombre sur le sol, de son apparaître, du reflet de son Identité, enfin. » La lumière tombe dans la chambre, tout paraît se défaire, et pourtant, un instant, c’est là, imperceptible et vivace comme le froissement de la soie d’une robe, ça ne prend pas la forme d’une image, et pourtant, un instant, c’est là, ce que je cherche, fugitivement et entièrement reconnu.
Imaginons que cette femme ait eu le corps de la célèbre sculpture de Clésinger qu’on voit au musée d’Orsay, cette Femme piquée par un serpent dont on dit que Mme Sabatier fut le fameux modèle, une pure splendeur de chair exposée au salon de 1847 (Delacroix lui reprochait d’être un daguerréotype en sculpture, une copie fausse, en quelque sorte, à force d’être exacte), elle a donc ce corps splendide, ce monceau de chair parfaitement modelé, parfaitement agencé, offert, mis à disposition pour asservir celui qui la désire, elle a cette beauté triomphante, une beauté absolue qui l’emporte sur les beautés particulières (tel nez, telle épaule, telle tournure), elle possédait, comme Balzac le dit d’Esther, dans Splendeurs…, les trente beautés requises pour la perfection, et harmonieusement fondues (une seule chose d’Esther lui manque : la douceur du regard, mais elle possède bien sûr ce qu’Esther n’a pas, des ongles polis, ceux d’Esther, déformés par les soins du ménage, trahissent la courtisane, dit Balzac, et elle possède surtout ce qu’Esther n’aura jamais, les titres, l’éducation ; on pardonne à Esther sa beauté parce que tout cela lui manque ; à elle, on ne lui pardonnera rien puisqu’elle a tout). Cette beauté, c’est celle du contour et du modelé. Il faut le reconnaître : elle a de la matière, une matière onctueuse qui saisit la lumière, une clarté, le plus beau dos de la terre, un bras incomparable, le sein gonflé, la chair, la plénitude de la matière, le blanc.
Une chair qu’on voudrait asservir tant elle est pleine, tant elle s’offre, mais sans doute pas au point de la dévorer, pas jusqu’à la tuer, une splendeur, mais qui éloigne, sans doute à cause de cette méchante résistance qui se lit sur ses traits, de cette réserve de folie en elle : elle attire et repousse, répugne même, elle attire mais ne s’offre pas, ne procure jamais, rien qu’à la regarder, cette exténuation, cet engloutissement dans le désir, l’exténuation dont parle Marguerite Duras à propos d’Hélène Lagonelle : « Ce qu’il y a de plus beau dans toutes les choses données par Dieu, c’est ce corps d’Hélène Lagonelle », puis elle parle de ses seins : « Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains », de sa peau, de son corps sous sa robe, offert sans conscience d’être si entièrement donné, elle parle de la souffrance à regarder ce corps, une souffrance qui donne envie de tuer, « elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains », un corps sublime, dit Duras, à portée de mains, et sans conscience de lui-même. De quoi en mourir.
Pour s’en défendre, et puisqu’il n’est de meilleure défense que l’attaque, un homme admirant à la terrasse d’un café une femme d’une grande beauté lui fit passer ce petit mot : « Vous êtes si belle que je voudrais vous tuer. » Vérité simple, à quoi elle répondit, avec un raffinement digne de sa beauté : « D’accord. »
Est-ce qu’elle ne saurait pas, elle, et mieux qu’aucune autre, combien c’est fragile, un corps, et combien, nu, c’est incomplet ? Non, précisément, elle ne le sait pas. Elle, contrairement à d’autres, c’est l’évidence de son corps, c’est la certitude de son efficacité qui la satisfait, ça rend à plein, ça marche à tous les coups. Et elle ne s’en émeut pas, elle reste de marbre, en toutes occasions, elle offre cette blancheur, cette beauté lactée, ce massif d’épaule que rien n’altère, ni le doute ni la pudeur, pas de honte, pas de dissemblance à soi-même, et peut-être, si rougir marque qu’on en sait un peu plus long qu’on ne le devrait, aucun savoir superflu sur soi-même, une merveilleuse indifférence à tout savoir. Elle n’a pas de secret, elle est tout entière dans sa peau. Elle ne sait rien, et qu’importe, elle entre. Il suffit alors de se représenter un vide. L’espace du grand salon, la salle de bal, Compiègne ou les Tuileries. Elle entre, si assurée d’elle-même, (ainsi, la belle Angélique du Guépard paraît : « Puis la porte s’ouvrit et elle entra. La première impression fut une surprise éblouie. Toute sa personne exprimait le calme invincible de la femme sûre de sa beauté »). Elle s’avance dans ce magnifique aveuglement, elle a ce maintien, cette allure, cette feinte, cette assurance de soi s’apprêtant délibérément à l’affrontement, on la croit encombrée de sa beauté, mais pas du tout, puisque son corps lui va de soi. Elle traverse le vide immense du grand salon sans défaillir, elle entre dans le cercle éblouissant des regards, elle entre dans la salle de bal, elle fait le vide, laissant les autres (les inquiètes, les scrupuleuses, les attentives) se défaire autour de leur fragile et ardent secret. De quoi voulais-je parler ? Aux abords de ce corps audacieux, de cette présence impétueuse, de quel corps timide s’avançant contre son gré dans la lumière, de quelle poussière, de quelle crainte, de quel regret ?
« Je vais devenir fou si tu ne me dis pas ce que ressent une femme solitaire », crie le metteur en scène à l’actrice dans Opening Night de Cassavetes, devenir fou si tu ne me le dis pas – et Virginia, l’actrice jouée par Gena Rowlands, répond que ce personnage lui est étranger, qu’elle n’y comprend rien à cette pièce, Second Woman, elle la joue mais elle ne comprend pas. D’ailleurs, elle ne se rend sur la scène qu’en titubant. Elle y va par les longs couloirs, elle y va, elle respire fort, elle se concentre, ne pas vomir, tenir, elle y va par tous les moyens, elle rampe, halète, se traîne et poursuit, maintenant une seule paroi, plus qu’une seule, elle est en sueur, une seule paroi de carton la sépare de la scène, elle tâtonne, s’agenouille, s’appuie, se redresse. La porte s’ouvre, la lumière soudain. Elle entre. Tonnerre d’applaudissements. Elle y est arrivée. Elle entre.
Le jour de leurs fiançailles, il lui a offert une bague. Très simple, élégante. Les invités se pressent dans les salons du rez-de-chaussée. Il a refermé la porte. Eux deux, enfermés pour la première fois dans une chambre. Au loin, la rumeur paisible que fait une foule d’invités très courtois. Eux sont là, seuls dans une chambre. Eux deux, ma mère et lui. Pour toujours. On les attend. Ils doivent se montrer dans l’éclat de toutes leurs qualités. On les attend. (Elle a réussi. Elle est vivante. On peut mourir cent fois à force de ne pas être aimée. Mais elle est vivante. Elle a réussi.) Les invités sont en bas. On les attend. Il est penché vers elle, mais il ne la regarde pas. J’ai quelque chose à vous dire, dit-il. J’ai quelque chose à vous dire. Il lui prend la main et la triture d’un air gauche et dur. Voilà, il faut que vous sachiez, vous devez savoir que j’ai aimé une femme avant vous, je ne peux pas l’épouser parce qu’elle est mariée, mais je ne l’oublierai jamais, jamais vous entendez. Voilà. Il lui enfile la bague de fiançailles. On nous attend. Vous êtes prête ? Allons-y. Elle entre.
« Mais dis-moi, bon dieu, dis-moi, ce que ressent une femme solitaire ! » Dehors, après la représentation, le théâtre est éteint, c’est la nuit, la pluie, derrière la vitre de la voiture le visage est devenu flou sous la buée, le visage de cette jeune fille, l’admiratrice, celle qui n’existe que lorsque l’autre se refuse, second woman, c’est elle, oui c’est toi, un visage mouillé de larmes, noyé de pluie, et qui appelle, la jeune fille appelle celle qu’elle aime, cette femme, Virginia, la grande actrice qu’elle a vue sur scène, maintenant enfoncée dans la fadeur moite d’une voiture qui démarre, l’autre, elle-même devenue autre, elle l’embrasse, l’embrasse de petits baisers noyés, toute cette eau, ce flou, ce visage trempé d’amour de l’autre côté du verre, des baisers d’enfant, de petits cris, un appel vers elle, inaccessible. Elle ne t’est rien. – Non. – Alors. – Alors rien. Puis la mort l’instant d’après.
Cette femme, ma mère, ou une autre, au seuil de sa vie, menue, timide, ployée sous le corps d’une autre. Et moi qui voulais écrire sur la joie, l’ondée intérieure, le froissement là, très haut, saisissant à la gorge, un ravissement, le bonheur, encore raté.
Je cherche le mot « Exposition » dans le Trésor de la langue française : « Ce qui est exposé. Action d’exposer une surface sensible aux rayons lumineux. Action de disposer de manière à mettre en vue. Ensemble d’objets qui s’offrent à la vue. Lieu où sont présentés des objets qui s’offrent à la vue. Action de révéler dans un discours. Abandon en secret d’un nouveau-né en un lieu où il est susceptible d’être recueilli. Exposer un mort sur un lit de parade. Faire courir risque, avec un nom de chose pour sujet. Mise en vue d’une chose. État de la chose exposée. » Je me promets de retourner voir le conservateur du musée de C*** pour lui résumer, lui condenser selon moi la notice du TLF et lui rappeler le projet de toute exposition : rien d’autre que de disposer un abandon en secret avec nom de chose pour sujet. Cela seul qui peut s’écrire (déplacer, esquiver, rendre flou) dans son désordre, et même dans son ordre.
On pourrait commencer l’exposition par l’œuvre de Fischli et Weiss, Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses, 1986-1987), filmée dans leur atelier. C’est un long plan-séquence qui enregistre le déroulement d’une série d’événements : un pneu roule, une cuve déborde, une fumée s’échappe, un ballon s’élance, un liquide dévale, une toupie tourne, etc. Chaque événement possède des qualités propres, mais c’est la série qui compte, c’est la syntaxe, le moment de bascule d’un événement vers un autre : un pneu qui frappe une cuve qui libère un liquide qui ouvre une trappe qui lâche la fumée qui fait pression sur un verre d’eau qui déclenche un court-circuit, etc. L’œuvre a l’apparence du chaos car les matériaux sont hétéroclites, les rapports inattendus, les effets inégaux, chaque incident menace à tout instant de rater son destin d’incident, et pourtant l’harmonie règne, ça avance, on est pris par le principe même de la composition, ce n’est pas la diversité des événements qui est exposée mais leur rigoureuse concertation, la manière dont l’un déclenche l’autre, c’est le passage de l’un à l’autre qui retient, passage toujours incongru et toujours implacable, presque invisible, obéissant à des lois impérieuses et énigmatiques. Et la série, cette longue mise en branle de hasards et de savoirs qui ressemble à l’écriture, cet entrechoquement de matières et de qualités, s’achève comme un récit, c’est-à-dire comme une existence : un peu d’eau sale s’écoule au sol.
C’est une existence qui ne tient qu’à sa forme. Retirée dans sa chambre, la Castiglione se déshabille et laisse à terre cette masse énorme de tissu qu’elle observe avec intérêt et suspicion comme elle le ferait des lignes de sa main, entrelacs incongru qui ne tient rigoureusement qu’à la matière, tel sillon, tel pli qu’elle ne peut s’empêcher de lire comme un destin. Popeline garnie de peluche ton sur ton, toque et manchon de zibeline, peluche pourpre garnie de bandes de plumes de faisan, velours gris orné de chinchilla, tulle vert brodé d’argent, casaquin de velours géranium soutaché d’or, soie rose Pompadour, satin avec volants de dentelle de Bruxelles, tulle rose avec ruchés de satin, faille lilas ou vert pâle, un destin, toute cette folie d’exister qui tient dans un métrage de reps ou de faille. « Une femme du monde qui veut être bien mise selon les circonstances a tout ce qu’il lui faut pour faire, au besoin, sept à huit toilettes par jour : robe de chambre du matin, toilette de cheval pour la promenade, toilette de ville si elle sort à pied, toilette de visite si elle sort en voiture, toilette de dîner et toilette de soirée ou de spectacle. Cela n’a rien d’exagéré et se complique encore sur les plages, en été des toilettes de bain, et en automne et en hiver des toilettes de chasse et de patineuse si on aime à partager avec l’homme ces salubres exercices. » Elle va chez Mme Roger, rue Vivienne, peut-être chez Caroline Reboux, rue de la Paix, à deux pas, ou chez les dames Palmyre et Vignon, elle est sans doute allée chez Worth ou chez Gagelin. Plus sûrement, car elle était farouche et inventive, elle dirige quelques ouvrières à domicile. On dit que, lors de son séjour à Holland Park vers 1858, huit chambres lui servaient de penderie. C’est alors, entre 1854 et 1866, le règne absolu de la crinoline. La plus grande fabrique de Saxe en livra plus de neuf millions à travers l’Europe. On aurait pu faire treize fois le tour de la terre avec le fil de fer utilisé pour les cages. La Vie parisienne commente : « Mesurez la place qu’occupe au sol la première venue de nos contemporaines et vous aurez du même coup mesuré la place qu’elle tient dans l’ordre social. » À Compiègne, ce sont des dizaines de robes qui voyagent avec elle par le train spécialement affrété pour les « séries » de l’empereur au départ de la gare du Nord, les quais bondés de grandes élégantes traînant chacune à sa suite un indescriptible désordre de caisses, de malles, de boîtes, un enfer de chiffons, les bonnes et les valets de pied à cran, des enjeux terribles, des haines, l’arrière-boutique saignante de la parade. Les robes voyagent sans doute dans ces grandes caisses dont parle Lampedusa lorsqu’il situe dans ces mêmes années 1860 le fameux bal du Guépard pour lequel les dames les font venir de Palerme dans « de grandes caisses noires qu’on aurait prises pour des cercueils ».
Elle s’enferme dans ses appartements, son boudoir, sa chambre, son cabinet de toilette. Elle convoque ses accessoires : la tarlatane, les colifichets, la poussière du réel, la sueur, l’excès. Ceux qui l’ont connue disent que tout est plongé dans une quasi-pénombre au parfum de violette. Plus tard, ce sera l’horrible odeur des chiens morts. Au début, c’est rose, ce sera bleu ou violet, plus tard ce sera noir, et jusqu’aux draps, pour que la misère se voie moins et parce que l’obscurité seule lui permet encore de se voir. Jamais, quel que soit le lieu, la rue de Castiglione à son arrivée à Paris (par un hasard qui l’enchante), la place Vendôme, plus tard la petite maison de Passy, ou encore, après quelques pérégrinations, l’entresol de la rue Cambon, jamais il ne semble y avoir eu de lumière dans ce lieu retiré où elle s’enferme. C’est là que, sans relâche, elle évalue, soupèse, façonne, transforme, tranche. Il existe de petites aquarelles qui représentent le boudoir de la Castiglione à son arrivée à Paris. C’était la mode alors de faire peindre son intérieur. Le plafond est bas, les murs, les meubles et les accessoires sont drapés de tissu, un plissé rose bonbon bouillonne parfois en pompons ou en boutons. Ces petites peintures insignifiantes donnent quelques informations topographiques utiles, mais l’excès de couleur, l’à-plat peinturluré de ce rose sémillant et bavard rendent l’image illisible, ce rose, cette platitude, ce miniaturisme coquet ne sont qu’une convention banale de cabinet pour dames. On y voit rien. Mais un jour, feuilletant les documents appartenant à Robert de Montesquiou sur la Castiglione, je tombai sur une photographie opaque, presque noire, intitulée Effet de clair-obscur. Arrêt. Reconnaissance. Folle vérité de la photographie. Le voilà, le vrai cabinet, le vrai boudoir d’outre-tombe. La table de toilette, le petit divan, le miroir, quelques accessoires, plus loin le lit, tout est là, rigoureusement avéré par l’opération photographique et pourtant comme en rêve. Le cabinet tel qu’il fut, surgissant sous mes yeux dans une étrange lueur trouée d’obscurité, est ici comme un gouffre caverneux enseveli sous un plissé blafard qui révèle sa vraie nature de suaire ; sur le divan la forme abandonnée d’une houppelande ou d’un tapis de peluche, à moins que ce ne soit l’inertie de la poussière qui forge dans ses remous un fantôme livide ; quant au miroir, c’est une surface glauque agitée comme une goule et qui maintient sous son eau le portrait informe, le seul portrait en vérité, amas des figures passées, concrétion monstrueuse de souvenirs, le vrai visage de cette femme, un vrai visage.
Et lorsque la fatigue la prend de toutes ces menées intérieures, de cet effort incroyable à se représenter soi-même, elle s’allonge et repose sur le sofa. Sa robe fait entièrement disparaître les contours du divan qui l’accueille, son corps flotte, étrangement suspendu. Elle reprend cette pose devant le photographe et l’on voit bien sur les images ce corps posé en l’air comme en apnée. On la voit parfois étendue au sol, la tête reposant étrangement contre le pied d’un fauteuil, on la voit sur une petite méridienne de velours, sur un lit de repos damassé, ces heures passées là, le teint pâle, le regard vacillant, ne faisant rien, ni ouvrage pour dame, pas son genre, ni lecture, simplement immobile, enfoncée dans la torpeur, rêvant seulement, faisant jouer pour soi seule le petit théâtre de ses splendeurs passées, de ses vengeances inassouvies, de ses obscures victoires. « Pas une trouvée jolie, d’abord toutes étaient furieuses de me voir si belle, si admirée. » Il faut parler bas, tirer les rideaux, l’enfant est éloigné, on la visite, les messieurs s’installent à son chevet pour rendre leurs hommages en des langueurs partagées, « Vous ne me ferez que du bien en me disant que je vais mal », les dames s’étonnent, tant de neurasthénie, cette ombre, cette tristesse, lourd tribut payé à la beauté, de quoi se réjouir de chaque imperfection constatée au miroir, « Je ne suis pas si belle, mais je ne suis pas si folle », raisonne une marquise dans le salon de la princesse Mathilde, et lorsque les charmes de la langueur sont éteints, restent, Dieu merci, des symptômes plus consistants, les fièvres, les glaciations soudaines, les évanouissements, les céphalées, les paralysies, les nuits sans sommeil, l’aphonie parfois, et parfois la surexcitation, l’errance la nuit dans les rues de Passy – jusqu’à ce qu’elle trouve refuge chez le docteur Blanche qui habite non loin. Elle est allongée au bord de cette nuit vertigineuse dont parle Baudelaire : « Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. : j’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur », c’est la même chose, même jouissance, même gouffre, même terreur, mais il lui manque la poésie pour s’en tirer, elle, elle n’a que l’hystérie, elle n’a que les réminiscences.
On ne l’a pas aimée comme on aurait dû. On l’a bafouée. Elle privera donc de sa présence le monde qui s’en fout, qui en est même soulagé. Elle s’enferme. La première réclusion, c’est en 1858. Après avoir séduit l’empereur, elle s’était vue impératrice à la place de l’impératrice, on lui fit comprendre qu’elle en faisait trop et on lui conseilla de retourner en Italie. Elle s’enferme alors Villa Gloria sur les hauteurs de Turin. Un jeune diplomate, secrétaire de la légation de France, s’enhardit, monte chez elle un jour de décembre 1860, puis fait le récit de sa visite à la manière d’un lent travelling tournoyant et pénétrant : « Le temps était sombre, le ciel gris. Le Pô, très resserré à cet endroit, roulait à nos pieds comme un torrent. La ville, assise dans la plaine avec ses toits de neige et ses clochers noirs ; puis, à l’horizon, près de nous, la longue chaîne des Alpes, blanches depuis le sommet jusqu’aux pieds. Les arbres sont dépouillés, les allées cachées sous les feuilles mortes. La belle recluse était étendue sur un canapé. Qu’y a-t-il au fond de ce cœur, dont plusieurs nient même l’existence ? » Plus tard, après son retour à Paris en 1861, après de nouvelles blessures (on la méconnaît, on l’insulte, on la blesse, on l’envie, etc.), elle s’enfermera dans sa petite maison de Passy. Ici ou là, elle est toujours allongée sur son lit de repos, fatiguée de n’avoir pas été comprise, si lasse, si mélancolique, que certains prétendants s’égarent à son chevet en quête de tout ce qu’elle ne leur donnera pas, ils entassent les descriptions, risquent des épithètes, bégayent un hommage, et pour finir, hagards, exténués, résument : « La femme, voilà tout ! » Ils sont au bout du rouleau, pris, les malheureux, fascinés, terrifiés par trop de beauté, ils l’approchent en tremblant et en s’excusant : « Je te désire de toutes les forces de mon âme et de mon corps. J’espère que cet aveu ne te déplaira pas trop », lui écrit l’un de ses amants, un type très bien de qui ses collaborateurs pouvaient écrire : « Esprit fin et délicat, inaccessible à la passion et à l’enthousiasme. » Lorsqu’elle est trop lasse pour causer, ils lui font la lecture à voix basse et douce, ils reprennent leurs classiques, lisent sans doute le Second Faust de Goethe : « Il est dangereux de la fixer autant / C’est une illusion, une idole, un néant / Sans vie, et la croiser ne présage que peines », ou Schiller, Du Sublime, en déglutissant d’émotion : « Face au Terrible, nous prenons conscience de notre faiblesse et, démunis, sentons son emprise sur nous comme si notre existence en dépendait », allons bon, ils sont pris, maintenant c’est la mort, tant pis pour eux.
Dans cette solitude, dans cette morne attente sans objet, lorsqu’elle titube d’amertume à travers les pièces sombres et sales de son intérieur, est-ce qu’il lui arrive de pleurer ? Peut-on imaginer cette femme sanglotant ? Est-ce qu’elle s’abandonne parfois au désastre de son visage en larmes ?
Tout cela se déroule sur le fond trépidant de la fête impériale : l’émulation de la dépense, le feu d’artifice industriel, la stimulation du luxe, un monde livré, hagard, à la double fureur de la vitesse et de l’immobilité, du chemin de fer et de la photographie – à la passion de la transformation et à la fascination de l’identique. L’apothéose en est prévue le 1er mai 1867, jour d’ouverture de l’Exposition universelle. Dans la section photographie, Pierre-Louis Pierson expose le portrait de la comtesse de Castiglione en Dame de cœur. Elle vêtue de son fameux costume porté au bal du ministère des Affaires étrangères qui avait eu lieu dix ans plus tôt, en février 1857. Une heure de gloire clinquante comme la robe qu’elle portait alors, cloutée de cœurs enlacés de chaînes d’or et adroitement placés au point que l’impératrice lui avait sèchement lâché un « Le cœur est un peu bas, comtesse » qui avait réjoui la cour. La photographie de Pierson fut prise bien après le bal. Entre-temps : humiliation, exil, ressassement, retour, ressassement. Elle revient donc, reprend dix ans plus tard le chemin du studio, remet son costume, se coiffe à l’identique, rechausse les petits souliers vert tendre, et se présente devant l’objectif. Voilà, c’est fait, elle a mis le temps en boîte. Sur le Champ-de-Mars, là où la tour Eiffel jettera plus tard son grand vide, on a posé au milieu d’un parc une cité ovale organisée en sept cercles concentriques. La nuit venue, le pourtour de ce palais provisoire conçu par Le Play et Krantz s’illumine d’une ceinture de feux. Alentour, des ponts, des serres, un aquarium, des galeries, des trophées, des bains turcs, une gare, des catacombes, une isba, des théâtres, le jardin chinois, le grand phare du lac, des forteresses de légende, des attractions orientales…, tout se mêle dans un panorama décousu et fantasque, bazar ou fête foraine, totalité en trompe-l’œil qui laisse l’âme froide et les sens affolés, qui éblouit la vue plus qu’il ne parle à l’intelligence, disent les journalistes. Pour la première fois, les arts sont présentés sous les mêmes voûtes que les produits de l’industrie, Cabanel fait un tabac avec La Naissance de Vénus, à moins que ce ne soit Le Paradis perdu, tandis qu’à quelques pas la section prussienne expose le canon géant de M. Krupp finement commenté par la gazette : « On ne s’arrête plus comme autrefois devant la forme souvent gracieuse, presque coquette, des canons armoriés et richement enjolivés. Les dames elles-mêmes ne veulent plus entendre parler que des œuvres gigantesques, étourdissantes de l’artillerie moderne ; il leur faut par exemple d’immenses canons de rempart se chargeant par la culasse tel celui qui sort de la grande fabrique d’acier fondu à Essen. » Elle-même ce jour-là, le prince Georges de Prusse à son bras, promène sa beauté aux abords de la culasse ; ils s’y seront arrêtés ; il lui aura sans doute expliqué avec soin et sans métaphores inutiles le maniement de l’engin. On monte sur les galeries, on est sous la verrière, on excursionne en famille sur les pentes du Grand Capital, pressentant confusément que devant tant d’accumulation si habilement dissimulée sous le spectacle on ne peut exister que par soustraction. Les organisateurs de l’exposition avaient dit : « Il faut au public une conception grandiose qui frappe son imagination. Il veut contempler un coup d’œil féerique et non pas des produits similaires et uniformément groupés. » Ce que veulent les organisateurs : pas seulement rassembler tous les biens de l’industrie et du commerce en un lieu unique, pas seulement organiser la « Fédération de la matière », comme disaient les Goncourt, mais transformer tout objet en marchandise, transfigurer la marchandise en féerie, convertir enfin le réel en fétiche, faire fête sur la dépouille de l’objet. On regarde, on ne touche pas – loi subtile de la valeur d’échange. Ainsi va-t-elle, au bras d’une éminence, vérifier cela, son propre corps, son corps réel défait par la photographie, offert en une gloire de trompe-l’œil.
Une fois l’exposition achevée, une fois les grands halls et les vastes verrières démontés, il y a les salons confinés où l’on tente de se distraire en imaginant de nouvelles configurations spectaculaires à la mauvaise conscience. Sous le second Empire, les bonnes œuvres fournissent d’innombrables occasions de jouissance mondaine : on se déguise, on parade, on danse pour les victimes, les épidémies, pour les inondés, pour les orphelins, on multiplie les trouvailles qui font recette, on fait l’éloge de ce qu’on hait, on se délasse dans l’atroce tyrannie de la bonté, pour un peu on organiserait volontiers un grand salon de la Générosité universelle. Mais il faut se donner un mal de chien, ne reculer devant aucune indignité, produire un casting, inventer une dramaturgie. C’est ainsi qu’un beau jour de 1863, après une illumination dans le grand escalier de son hôtel particulier, bon sang mais c’est bien sûr !, la comtesse Stéphanie Tascher de la Pagerie, cousine de l’empereur, se rend dare-dare chez la Castiglione, à Passy, rue Nicolo, trouve au passage la maison « modeste, bourgeoise, mal meublée, presque pauvre », et convainc la belle recluse de donner un peu de sa personne. Elle note dans son journal que cette venue serait « un fort appât pour la vente des billets ». Tout Paris s’agite à l’annonce de l’apparition de la dame. Les journaux clament qu’elle « se dévoilera aux spectateurs pour l’amour des pauvres ». C’est l’attraction, la billetterie tourne à fond. La fête de charité se déroule à l’hôtel Meyendorff, rue Barbet-de-Jouy. On l’espère nue. Le bruit ayant couru qu’elle a exigé un décor de grotte, on l’imagine déshabillée en nymphe, en sirène, en Source d’Ingres sur fond de toile peinte à motifs rupestres. Salle comble. Lorsque le rideau se lève, stupeur, c’est une nonne qui paraît au seuil de son ermitage revêtue du costume de carmélite, une bure sévère, le visage hostile mangé au front et au menton par le voile, la pose raide. Une petite pancarte indique sur la grotte de carton-pâte : « L’ermite de Passy ». Silence. Le tableau prend. Puis on se ressaisit, on s’indigne, on la siffle, on la hue et elle se sauve (« Ah, les infâmes ! » aurait-elle dit), faisant sincèrement comme si elle n’était pas satisfaite. Pourtant, chacun a joué son rôle à merveille, le malentendu est à son comble et les caisses sont pleines.
Ailleurs, elle exhibe des fragments de corps au cours de séances dites de « statue vivante », bras, cheville, une cuisse, un sein. Elle fera mouler quelques-uns de ces morceaux, les offrira parfois à des adorateurs. Après sa mort, Montesquiou en fera l’acquisition à la vente de 1901 et les conservera précieusement sous vitrines. « La vie de cette femme ne fut qu’un long tableau vivant, le tableau vivant perpétuel. » Elle se montrait nue à quelques-uns, des hommes venus le soir faire salon autour de la recluse. Si l’ennui gagne, si la conversation languit, alors elle sort le joker : nue, elle se montrera nue. Elle s’éclipse, se prépare longuement, puis paraît, c’est l’exposition, elle fait tomber un à un les voiles, nue, elle croit être un Nu, mais elle ne fait que montrer sa nudité, elle est rattrapée par sa peau. « Peuh, elle sentait la sueur », dit le général Gaston de Galliffet, le même qui commanda la fameuse charge de cavalerie devant Sedan. Peu importe, elle se rattrapera à la prochaine séance de photographie. Les images n’ont pas d’odeur.
Robert-Houdin, point 6 du manuel de prestidigitation : « Quelle que soit, du reste, la position où vous ait mis un insuccès, gardez-vous toujours d’avouer votre défaite : payez au contraire d’aplomb, d’enjouement et d’entrain ; improvisez, redoublez d’adresse, et le public, étourdi par votre assurance, pensera peut-être que le tour devait se terminer ainsi. »
On pourrait commencer l’exposition par Theophanic Matter IV (2000), de Guillaume Paris. C’est un cube d’un vert profond, 30 x 30 x 30, presque luminescent, taillé dans un gel airfreshening dont la forme s’altère par évaporation pendant la durée de son exposition, la forme se condense, se durcit, se noircit en profondeur, la forme se défait, se ruine lentement, mais conserve toujours en elle l’idée du cube initial.
On me dit que c’est elle. Salle 16, les visiteurs se sont faits plus rares. J’ai toujours devant moi les gros albums dont je tourne lentement les pages. Les commissaires se penchent par-dessus mon épaule et commentent une énigmatique photo attribuée à Pierson. Ils veulent avoir mon avis : alors, c’est elle, ou pas ? Une femme est nue, emberlificotée du visage aux genoux dans un tulle blanc, une main sur la hanche, l’autre sur le petit fauteuil crapaud près duquel elle se tient debout. Ils disent que c’est elle. Mais ils hésitent, se reprennent, reconnaissent qu’ils aimeraient que ce soit elle. Pour la vente. La photo n’est pas datée mais on sait qu’elle est contemporaine des visites de la Castiglione chez Pierson. C’est une image étrange que celle de cette femme au visage dissimulé sous la densité d’un tulle savamment disposé pour masquer ici le visage, le regard, et révéler plus bas, là, sous une très légère opacité, sous une convention de dissimulation, les seins, le ventre, le sexe. « Une image très moderne, me dit l’un, les surréalistes auraient pu la faire. » Le visage est masqué sous l’épaisseur du tulle, mais on devine qu’il fixe l’objectif. « La posture du corps s’organise toujours à partir du regard », me dit l’autre en écrasant son index sur le visage de la femme. Il retire son doigt, laissant une légère trace de buée sur la chemise en plastique qui protège l’image. Je scrute l’emplacement du visage comme si, en retirant son doigt, il avait pu atténuer l’opacité du voile et faire apparaître un peu les traits de la femme. Nous ne la voyons pas, mais elle, très certainement, nous fixe. Comment s’est organisée la scène ? La pose a-t-elle été suggérée par la dame ? Est-ce un homme, l’amant ou le photographe, qui l’a posée là, nue sous un simulacre de robe de mariée, la manipulant, et elle s’en amusant peut-être, ou peut-être pas, malgré les rires, tandis que dans la coulisse du studio, derrière les cloisons mal jointées, quelqu’un encore regarde tout à son aise, comme Geneviève Mallarmé faisant à son père le récit de la scène saisie chez Nadar dans l’entrebâillement inopiné d’une porte qui laissait voir la princesse de Caraman-Chimay en train de poser nue en maillot de soie rose (« quel ventre et quel derrière ! » écrit-elle pour que son père se représente bien, mais vraiment bien, la scène). La dame au tulle ne rit plus. Maintenant, dissimulée sous le voile, elle regarde l’homme sans qu’il le sache. Plus la peine de composer son visage, de faire la douce, la belle, d’amadouer l’autre, de le contraindre à vous regarder, à vous aimer comme la Castiglione sur ses photos, cette tête penchée, cette façon d’attirer, de capter, de retenir. Derrière le tulle lumineux, quel visage trouverait-on, quel regard ? Celui que nous avons lorsqu’on ne nous regarde pas, un visage hostile, un regard d’aveugle, un visage égaré, un visage de monstre, une face écumante, peut-être. « Alors, c’est elle, ou pas ? » Non, bien sûr. Je leur montre, ici les chevilles, et là le bras, regardez, ce n’est pas la même anatomie, ici les attaches sont plus fines, la peau plus mate. J’essaie de ne pas hésiter, de montrer mon assurance. Je compare les images entre elles, je détaille, j’argumente, j’ai l’air de parler d’un corps familier. « Vous la connaissez bien », me disent-ils.
Qu’un autre regarde n’est pas indifférent. Je le répète encore, mais le chargé de mission du ministère n’entend pas. « Si la Castiglione vivait aujourd’hui, elle ferait l’œuvre d’une Cindy Sherman », dit-il en déplaçant puis en replaçant les piles de livres rangés sur l’étagère derrière son bureau. « Elle serait photographe, ou même elle aurait simplement acheté un appareil numérique et elle se prendrait en photo. Elle écrirait, comme Cindy Sherman l’a fait dans son journal, vous connaissez son journal ? elle a écrit “Play on Narcissism / real Autoportrait”, ou quelque chose comme ça, c’est tout à fait votre Castiglione. » Ici, on frappe. J’attends qu’il réponde, mais il repose les livres, s’assoit sans un mot à son bureau, ouvre le dossier placé devant lui, s’absorbe, soudain voûté, dans l’examen du premier document qui se présente, sa cravate à rayures obliques s’arrondit et ploie mollement contre la table en verre. On frappe une seconde fois. Il se renverse sur son fauteuil l’un des feuillets en main, tous les signes de la lecture la plus attentive affichés sur son visage, je tourne la tête vers la porte, il interrompt sa lecture, repose le feuillet, vient s’appuyer sur la table en joignant les mains devant lui, me regarde d’un air encourageant, sourcils levés, sourire aux lèvres, la conversation devrait se poursuivre, je répète que la présence du photographe n’est pas si négligeable qu’il a l’air de le croire. « Qu’un homme regarde n’est pas indifférent, non ? » Mais il ne m’écoutait pas : « Qu’un quoi regarde ? » Je répète.
Une fois les hommes en fuite, une fois les amants éconduits, s’il n’en reste qu’un, c’est Pierson, le prestataire de services. On pourrait croire qu’il ne compte pas, après tout ce n’est qu’un fournisseur, mais c’est pourtant devant lui qu’elle se rend pour s’assurer que son visage n’est pas celui qu’elle voit dans son miroir, un visage fou ou parfaitement mort déjà. Pierson, placide comme un héros, véritable Persée au regard flottant qui pare les coups à l’abri de sa chambre noire en lui tendant la surface réfléchissante du papier. Quelques années plus tard, Montesquiou part à sa recherche et l’entretient longuement. Le photographe lui raconte quelques anecdotes, par exemple qu’elle lui a dit un jour, tandis qu’il ratissait paisiblement les allées de gravier dans la cour de l’atelier entre deux séances de pose : « Avez-vous bien conscience de ce que Dieu accomplit pour vous en vous faisant le collaborateur de la plus belle créature qui ait existé depuis le commencement du monde ? » (il la regarda sans un mot, puis se remit à ratisser) ; il raconte aussi qu’il s’arrachait les cheveux parce qu’elle n’écoutait rien, n’en faisait qu’à sa tête, se foutait de la lumière puisque c’était elle la lumière (au même moment, il écrivait dans son traité La Photographie, histoire de sa découverte : « La lumière est un instrument quinteux qui n’obéit jamais d’une manière complète aux désirs du photographe »). Lui, qu’on pourrait prendre pour le factotum de la dame, bon commerçant, technicien habile, était donc bien l’Edison du roman de Villiers de L’Isle-Adam, forgeant l’idéal, cherchant l’Ève future : « Je reproduirai strictement, je dédoublerai cette femme, à l’aide sublime de la Lumière ! Et, la projetant sur sa MATIÈRE RADIANTE, j’illuminerai de votre mélancolie l’âme imaginaire de cette créature nouvelle, capable d’étonner des anges. Je terrasserai l’Illusion ! Je l’emprisonnerai. Je forcerai, dans cette vision, l’Idéal lui-même à se manifester. » Et elle, la Castiglione, était plutôt comme Claude Bernard dans son laboratoire faisant de l’expérimentation photographique un art d’obtenir des faits, rien que des faits. À sa manière, chacun pense qu’au milieu du désordre général, le seul lieu possible, c’est l’enfermement dans la chambre noire, c’est là qu’on met de l’ordre, à tâtons, sans rien comprendre.
Lorsque Louise Bourgeois se rend chez Mapplethorpe pour s’y faire photographier, elle emporte deux objets destinés à calmer son inquiétude : son manteau en peau de singe et sa grande sculpture de phallus nommée Fillette. « J’avais donc pris une de mes pièces parce que mon œuvre est davantage moi que ma personne… je l’avais prise comme on se prémunit contre une catastrophe… je comptais sur ce que j’avais apporté… cela me sécurisait. »
Elle a parfois un mouvement de gratitude, elle se détend, rit, remercie le photographe et lui offre un bijou, à lui qui aime les allées de gravier, un petit râteau d’or, et Montesquiou, l’homme qui peut tout s’offrir, l’homme d’un goût exquis, collectionneur délicat, le raffinement même, Montesquiou dit, parlant de la breloque : « J’ai vu le bibelot, et c’est une des seules choses que j’ai désirées de ma vie ». Imaginons que Montesquiou, si arrogant, si désinvolte, ait dit cette phrase en rougissant avec des mimiques aussi délicates que celles du marquis de La Chesnaye dévoilant sa boîte à musique dans La Règle du jeu, s’excusant presque, gêné, soudain exposé, fragile dans l’aveu de sa passion. Sur le visage sculptural de Montesquiou, passe alors fugitivement un air, quelque chose de la beauté, du charme de Dalio, l’acteur qui interprète La Chesnaye. Les inclinaisons de son visage, sa manière d’offrir son plaisir et de le retenir en même temps, toute la subtile confusion de ses traits viennent délicatement adoucir le contour de la confidence. Un petit râteau d’or, une boîte à musique, des détails, une vérité dissimulée dans le secret des objets, la seule chose que j’ai désirée de ma vie.
Le photographe aurait pu dire : « La comtesse de Castiglione, c’est moi. » Quant à elle, elle n’est pas un modèle, on ne lui donne pas de consignes, on ne la fait pas taire, il ne la chevauchera pas comme le photographe de Blow up se penchant, se tordant au-dessus de la fille qui roule au sol et qui lui obéit au doigt et à l’œil, much more, hold that, good, really good, go, go, go one !, non, entre eux c’est une rencontre qui se traite hebdomadairement, organisée autour de quelques règles pratiques, une rémunération, un contrat pour une opération de révélation progressive – le reste, l’amour par exemple, est peut-être venu par surcroît. Des années plus tard, elle a presque soixante ans, elle est sans doute malade depuis longtemps, son corps est pâteux, les dents sont tombées, les lèvres disparaissent, elle n’a plus aucune imagination, plus aucun sens de la pose, mais elle vient toujours se placer devant l’appareil, elle dit, c’est Pierson qui le rapporte à Montesquiou, elle dit : « De face, ça ne va plus, mais par côtés, ça peut encore aller. » Elle sait. Elle y va, par bouts, par côtés, elle tente de se ressaisir, elle y va, elle s’allonge et elle lui demande de se placer derrière elle pour photographier ses jambes pâles et nues comme celles d’un corps gisant. Plus d’un siècle après, l’image est sous mes yeux. Ce que montrent les photos : une obstination trouble, un désarroi, une cruauté, une solitude exposée sous le regard d’un homme.
Je lis L’Afrique fantôme. J’accompagne pas à pas les efforts de Michel Leiris pour déchiffrer le rituel des masques dogons. Le 30 septembre 1931, il entend parler pour la première fois de la « mère du masque ». Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce ce qui se cache derrière cette appellation déjà terrifiante ? « Cette nuit, la mère du masque a pleuré ; la mère du masque, petit instrument de fer qu’on conserve dans un trou. C’est un signe de mort. » Au cours des semaines qui suivent, l’étrange chose dotée de larmes se transforme : « On l’appelle “la mère” parce que c’est la plus grande, qu’elle boit le sang des femmes et des enfants. » Plus tard : « Elle gîte probablement dans une faille rocheuse près d’un arbre. » Sa taille devient effrayante au point que sa forme échappe, son être est inaccessible, on ne la connaît pas, elle est recluse dans son antre, elle est source d’effroi. Plus tard, il apprend qu’elle est dévoreuse, et parfois aussi dévorée. Plus tard, il apprend qu’elle est servie par des sacrifices de chiens et qu’elle repose sur un lit de crânes. « Autrefois, elle recevait des sacrifices humains. » C’est moins le sang et l’effroyable puissance de cette entité qui frappent de stupeur que le secret, la feinte, la sournoiserie de la créature immobile, tapie dans l’ombre de sa retraite. De l’autre côté de la porte gît une présence sans nom, énorme, dont la forme change sans cesse, sanguinaire et dissimulée, aveuglée par son propre corps, monstre par excès et par défaut. Cela ressemblerait à un mauvais rêve du petit Georges de Castiglione, le mauvais rêve d’un enfant, lui ou un autre, oublié par sa mère et pourtant toujours sous son regard.
Voilà. C’est elle. Dans l’insoutenable odeur de cadavre, le photographe installe ses éclairages devant le lit où se dresse le reliquaire : autour de la dépouille de son chien mort, la vieille Castiglione a disposé des bouquets séchés, une ombrelle, des coussins brodés à son chiffre, des photographies, un éventail, des breloques. Elle s’agenouille la tête dans les mains et rejoue la scène de la déploration. Elle devient chose parmi les choses, corps putréfié parmi la pourriture, seul tombeau possible pour son ineffable beauté, enfin. Pierson a raconté la scène de ce pandémonium à Montesquiou. Il l’a racontée, bon, c’est une chose, on peut imaginer un luxe de détail sans grand risque, mais là, dans les réserves du musée de C***, on voit. Elle l’a fait. C’est certifié. On voit ce qu’on ne devrait pas voir et qu’elle montre pourtant comme elle montrait la beauté, on voit l’envers déraillé, la morne scène de cette folie amère. Au milieu de ce capharnaüm poussiéreux, en plein centre de l’image, l’œil vitreux de la bestiole nous regarde. Elle a passé presque trente ans dans une solitude peuplée de chiens et de fantômes. « Je dois finir bas, mal et laid. » « Je ne veux que le silence et l’obscurité. » Elle a perdu son mari, son fils, sa mère, ses amis les plus chers, les autres se sont éloignés. L’appartement est une turne, un coin catafalque, disait aussi Montesquiou. Maintenant les chiens pourrissent, son corps est en ruine, la mort gagne méchamment. Seule la boîte noire à enregistrer la défaite est toujours là. Cette image exorbitante d’elle-même, le reliquaire au chien mort, qu’en a-t-elle fait ? Serrée entre les vieux linges de son corsage ? Mouillée de baisers et de larmes ? Elle se penche en prière sur l’immonde chose, une bouillie de chien dont seul l’œil intact subsiste comme un bijou clippé sur de la vermine. Après l’enivrement de sa beauté, après l’extase, elle se saoule d’abjection. Je regarde l’image, 22 x 16,8 cm. Je ne sais pas ce qui est d’elle ou de moi. Toute ma peur de ces photographies vient de là, de là tout l’effroi devant cette femme, devant l’horreur d’être dissimulée sous tant de masques et de feintes puis goulûment amalgamée à la mort. Dans les sous-sols du musée de C***, je sais que l’image est là, que c’est celle-là.
Démasqué, le docteur Jekyll confesse enfin : « Et pourtant, en contemplant cette idole horrible dans le miroir, je n’éprouvais pas la moindre répulsion ; au contraire, je l’accueillis avec joie. C’était moi-même que je contemplais là aussi. »
Sur la fin, on a dit, et plusieurs témoignages l’attestent, qu’elle caressait le rêve d’exposer ses photos dans l’un des pavillons de l’Exposition universelle de 1900 qui se préparait. Entre le Maréorama qui embarquait ses passagers immobiles de Villefranche-sur-Mer à Constantinople avec effets d’iode et de grand vent, et le Cinéorama de M. Grimoin-Samson qui emportait les spectateurs dans un faux voyage en ballon autour du monde, son exposition se serait appelée La Plus Belle Femme du siècle. Elle écrivit à ses amis pour leur demander avec insistance qu’ils lui renvoient les épreuves qu’elle leur avait très régulièrement adressées. Et là-dessus, imaginons : correspondance énorme avec les organisateurs. Elle aurait âprement négocié : toute la collection, ou RIEN. On lui aurait accordé un petit édifice au bout du Champ-de-Mars. Il y aurait eu une affiche et elle aurait longuement hésité, quelle photo choisir ? Pierson aurait voulu celle intitulée Scherzo di Follia, celle qui la montre posant un cadre ovale devant son œil et nous fixant au travers, une photo qui est devenue depuis, mais ni lui ni elle ne pouvaient le savoir alors, l’emblème de la photographie. Elle, elle en aurait préféré une autre, de la même série, celle où l’on voit son splendide profil, ses épaules dénudées, et son bras, ce bras si velouté, délicatement accentué par l’ombre d’une fossette au coude ; là où d’autres ont l’os saillant, elle, c’est une fossette qui souligne l’arrondi délicat de la chair ; là où d’autres ont des articulations, elle, ce sont des inflexions, c’est ce bras indécent non de sa nudité mais de son arrogance paisible, le bras, l’abandon de la main, le dégagement des épaules, l’angle du profil, on voit cela, et elle, se détournant vers un petit miroir ovale qu’elle oriente vers le photographe, nous regarde, elle aurait voulu cette photo-là. Ou celle de dos, sortie de bal, on l’a vue, la chair exultant dans le manteau en plumes de cygne, nous regardant dans le miroir la regarder dans la photographie. La Plus Belle Femme du siècle. Un matin du mois de juillet 1900, Sigmund Freud, lors d’un passage éclair et imaginaire à Paris, aurait visité l’exposition en se demandant, songeur : « Mais que veut la femme ? » On ne sait pas, on ne peut pas savoir ce qu’elle veut, mais on peut savoir ce qu’elle fait en regardant les photos de la Castiglione : elle danse. Ça ne se voit pas, c’est invisible, mais, du matin au soir, dès qu’elle se trouve sous le regard d’un autre, elle danse. On ne voit presque rien de cette danse-là. Seule la photographie rend visible ce mouvement incessant des spectres en elle, ces allers et retours vers l’autre, ces reprises, ces sauts, en faisant paraître ce que certains chorégraphes nomment la fantasmata. C’est un maître ancien, un certain Domenico da Piacenza, qui en parle le premier vers 1425 dans son De arte saltandi et choreas ducendi. Le corps doit danser, dit-il, par fantasmata. Qu’est-ce que c’est ? C’est la manière avec laquelle, une fois le mouvement achevé, on immobilise le geste comme si on avait vu la tête de Méduse. Pour accomplir le mouvement, il faut figer un instant l’esprit du corps, fixer sa manière, sa mesure et sa mémoire, écrit-il, être tout de pierre à cet instant ; l’esprit de la danse est dans cette immobilisation de la figure, dans cet arrêt sur image qui donne seul le sens du mouvement. La photographie permet de saisir, dans la danse incessante de la femme sous le regard de l’autre, cet état de pierre qui révèle l’instantané d’un secret. C’est cela qu’elle aurait voulu exposer.
La Plus Belle Femme du siècle. Ce titre stupide n’est peut-être pas une idée d’elle. Si elle avait demandé conseil à Montesquiou, elle aurait pu appeler son exposition Ego Imago, titre donné par le comte à son propre album d’autoportraits. Et pour les légendes, elle aurait pu les résumer à celles que Cindy Sherman écrivit bien plus tard, dans les années 1960, sous chaque image de son album de jeunesse : That’s me… That’s me… That’s me… Oui, c’est moi, cette femme qui prend la pose et se cherche dans le regard de l’autre, That’s me, cette séductrice au regard insistant, cette femme qui croit jouer adroitement de ses attributs, That’s me, cette femme qui organise avec une frénésie qu’elle croit dissimuler le petit théâtre de son apparition, That’s me, celle qui guette, qui fabule, That’s me, faite d’emprunts, d’imitations, de rages et de mensonges, That’s me, celle qui s’effondre parmi les cadavres de bouteilles, celle qui apparaît un couteau à la main, That’s me, celle qui pleure à travers le cadre d’un tableau posé sur la table, That’s me, qui pleure, prostrée devant le corps des aimés, ses chiens morts dont les corps fétides sont agencés dans leur corbeille comme un autel dressé pour une incompréhensible offrande, c’est moi, ce masque immobile et fardé, moi, cette détresse, cette confusion, cette déploration sur la matière en ruine, That’s me. Elle aurait donc montré toutes les photos, TOUTES, et parce qu’elles auraient été là, toutes, même celles de l’effroi, aucune n’aurait été un pastiche de femme, pas de mascarade, aucune feinte, aucun jeu la séduction, aucun avec l’horreur, aucune citation, pas de memento mori, pas de ces raffinements, non : That’s me, le drame de la sincérité, sa bêtise et sa gloire. Scherzo di follia. Son seul masque, c’est la photographie même.
Le conservateur général du musée de C*** a écrit au ministère. Il refuse mon choix de la photo du reliquaire. Quelqu’un au téléphone me lit des extraits de la lettre : « […] Notre collection possède des pièces exceptionnelles et j’aurais été heureux de pouvoir confier à un regard contemporain et à une approche imaginative la torchère Graux-Marly ou le miroir de toilette de l’impératrice Eugénie. […] Enfin, pour être tout à fait explicite, non seulement le projet ne me semble pas conforme à la sensibilité du public de notre musée mais de surcroît l’abjection ne rentre pas dans l’idée que nous nous faisons de la mise en valeur de notre patrimoine. » J’aimerais poursuivre ma conversation avec le chargé de mission, je demande à lui parler, mais c’est impossible : « sa mission est achevée », me dit-on.
J’ai cherché longuement, repris les notes que j’avais rangées, consulté des notices et des livres pour retrouver ce récit, lu il y a longtemps sans presque y prêter garde, le récit de ce photographe qui, ne sachant pas quoi faire de son modèle, trouva soudain toute la photographie. Elle est nue, elle tourne maladroitement dans l’atelier trop vide, trop éclairé, cherchant la pose, ne sachant pas quoi faire d’elle-même. Dans mon souvenir, tout est incertain – la lumière, le lieu, l’envie, le sujet. Le photographe s’est absenté derrière son appareil. Il donne des consignes d’un ton morne puis, agacé de lui-même, et d’elle, certainement, lui demande finalement, comme une prière grommelée, ou un reproche, de faire, ou de ne pas faire, ce n’était pas très clair, les pieds au mur. Un temps. La fille nue, littérale, s’élance. Ciseau des cuisses. Vue. Le photographe raconte : dans l’entrecroisement instantané des jambes dressées de la fille, la vue saisissante de son sexe, vu, en un éclair. Toute photographie, même la plus ménagère, même la plus compassée, traque cette vue. Il aura peut-être, il ne le dit pas, il se sera peut-être enfermé toute la nuit dans sa chambre noire pour agrandir la vue saisissante et pourtant incertaine, l’agrandir, entrer dans l’image, agrandir encore, blow-up, pénétrer dans cette obscurité, le studio se sera rempli des agrandissements du sexe de la fille, image informe à force d’être regardée – mais rien ne serait apparu, rien de plus qu’un peu de ce savoir absolu et aveugle délivré de loin en un éclair, rien de plus qu’une révélation brutale sans profondeur et sans preuves.
Pourquoi, dans l’une de ses lettres, appelle-t-elle sa chambre, « la chambre du crime » ? Dans les années mille neuf cent trente, l’un de ses biographes, qui la trouve froide et narcissique, conclut : « Quand une femme donne à une chambre de son logis ce nom honorable, il y a cent à parier que le crime essentiel n’y a jamais été commis. » On ne saura jamais ce qui s’est passé entre ces quatre murs, cent à parier que la vraie chambre, non pas la chambre matérielle, bondée d’accessoires, croulant sous l’attirail ordinaire de la décoration d’intérieur de ce temps-là, la vraie chambre intérieure était fondamentalement vide, délaissée par la jouissance, lieu désaffecté, morne, sous le regard d’une petite vierge immaculée qui rend le lit plus creux, grouillant de fantômes, tandis que la chambre noire de la photo, elle, est surchargée de représentations chatoyantes, tout s’y rejoue, parmi les décors machinés, les toiles peintes et les accessoires réalistes, tout s’y anime enfin parce que tout y est feint. Elle referme la porte, elle éteint la lumière, elle est seule.
Maintenant, il faut ranger. Le jour où je les ai découvertes, j’ai emporté les photos d’enfance de ma mère. Je n’ai pas voulu les lui demander. Elle me les aurait pourtant certainement données. Rentrée chez moi, je n’en ai rien fait sinon les mettre au fond d’une boîte. C’étaient pour la plupart d’entre elles de petites photos aux bords dentelés, plus rarement des grands formats, des portraits, des scènes de plage à Nice, la promenade des Anglais, batailles de fleurs, bals costumés, terrasses ensoleillées, avec des amies ou aux côtés de sa mère ; elle, sa mère, le visage féroce et lumineux, cette allure étonnante, ce don d’élégance, le raffinement avec lequel, plus âgée, elle portait des perles en plastique achetées au Prisunic de la rue Gioffredo, l’évidence lorsqu’elle paraît dans l’image, cette certitude. Après le refus du musée et l’abandon du projet d’exposition, j’ai rouvert la boîte. Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeais des photos. J’ai essayé de mettre de l’ordre, ne cessant pas de me retourner vers un souvenir dont je ne me souviens pas. J’ouvre la boîte et j’entre dans ce passage obscur qui égare, c’est un couloir dans une maison vide et éteinte, un passage sombre qui mène aux chambres, on s’avance parmi les chuchotements et les protestations marmonnées, les soupirs, les cris réprimés, les restes de mots, les abandons. Certains jours, je suis comme cette vieille qui pleure assise devant les photos qu’elle fait glisser maladroitement sur la toile cirée avec des gestes trop grands, elle voudrait raconter, ici c’est ma mère, elle me regarde de son regard d’enfant, enfin, je crois que, oui, c’est ma mère, et là, qui est là ?, elle se montre du doigt, ne se reconnaît plus, me regarde, je ne sais plus, sa bouche tremble, trop grande aussi pour le visage émacié, les lèvres sont pâles, blanchies aux commissures, la parole lourde, empêchée, elle regarde les images de son enfance, celles de sa mère, elle voudrait parler, mais il n’y a plus rien à dire, rien qu’à pleurer, cette manie qu’ont les vieux de pleurer dès qu’ils se souviennent, dit l’infirmière en rangeant les photos, je suis comme cette vieille femme, je regarde les visages de ceux qui ont disparu, je continue à faire glisser les images, j’arpente le couloir, lente, penchée, misérable.
En décembre 1843, Elizabeth Barrett Browning écrivait à Mary Russell que les portraits photographiques lui paraissaient sanctifiés, non seulement par leur ressemblance mais aussi par les associations et le sentiment de proximité qu’impose cet objet, car, dit-elle, l’ombre même de la personne y est à jamais fixée.
La mort est cette inconnue croisée au cours d’un voyage en train. Le héros de Lampedusa, le prince Salina, la reconnaît : c’est cette jeune femme qu’il avait trouvée jolie, un visage charmant, rendu un peu flou sous sa voilette à pois, fugitif comme un vague souvenir, et qui l’avait tiré un instant de la torpeur d’un voyage épuisant. L’heure est venue. Il est allongé sous le drap blanc. Et voilà que la jeune femme paraît dans son costume de voyage marron et son petit chapeau, elle se faufile en murmurant quelques excuses, écartant légèrement de sa main gantée de daim ceux qui sont assemblés autour du lit, tassés dans le chagrin, formant déjà cortège, elle s’approche en souriant, lève sa voilette d’un geste très doux, et lui montre son vrai visage.
Les préférées, ce sont celles dont on ne sait pas grand-chose. Celle-ci, par exemple, que je retiendrai pour seule exposition personnelle, un petit format intitulé au verso « Beaulieu. Pâques, 15 avril 1949 », la seule qu’à choisir je garderai au fond de la boîte. Trois jeunes filles de dos, côte à côte dans l’eau jusqu’en haut des cuisses. Ma mère est l’une d’entre elles, mais laquelle ? L’eau est immobile et transparente, elle se confond avec le ciel dans un gris de photographie un peu terne, une clarté opaque comme si quelque chose avait disparu, ne reste que l’éclat franc d’un maillot de gros coton blanc ou d’un bonnet de bain. Trois jeunes filles de dos, l’une plonge, l’autre scrute le fond de l’eau, la troisième reste droite, immobile. La plongeuse, la chercheuse, ou la rêveuse ? Celle qui s’élance dans les éclaboussures, celle qui observe et s’enquiert, celle qui regarde loin sans penser à rien ? Elle pourrait être les trois. Elle l’a probablement été, elle a été joyeuse, scrupuleuse et songeuse. Mais tout de même, je regarde encore. Cette silhouette gracile au petit bonnet blanc, cette ligne d’épaule un peu fuyante, ces mains qui semblent clapoter distraitement, et surtout ce regard qu’on ne voit pas puisqu’elle est de dos, je suis sûre qu’il fait le flou là-bas, très loin, sur l’horizon, là d’où les choses arrivent pour assouvir l’attente, là d’où elles naissent, pour combler, pour ravager, ou pour se laisser faire.
Trois femmes sont en contre-jour, on ne voit pas leur visage. Elles tissent. Nona, Decuma, Morta, filles de la nuit, l’une file, l’autre mesure, la dernière tranche. On dit parfois qu’elles chantonnent ou murmurent en travaillant, Look at my face, my name is Might Have Been, I’m also called No More, Too Late, Farewell. Ce sont toujours trois sœurs, les Moires, les Parques, les Nornes. Elles sont plus vieilles que le temps. La troisième se nomme Atropos : l’Inexorable.