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Le trois février, toute la noblesse s’était donnée rendez-vous au château de Stiverley. Sir Walter et son épouse, les Birmadey, miss Huntle étaient les seuls visages connus des deux sœurs. Laura se sentit impressionnée par cet étalage de richesse. Elle admira les majestueuses demoiselles qui sirotaient un apéritif dans leurs habits de lumière. On aurait dit des papillons déployant leurs ailes de velours richement brodées à chaque fois qu’elles saluaient une de leurs connaissances. Les lustres innombrables rayonnaient dans l’immense salle aménagée pour le bal. Ils éclairaient la salle avec une puissance lumineuse si intense que personne ne pouvait espérer passer inaperçu ; aucun coin d’ombre n’était autorisé. Tant d’ornements, de personnalités mirent Laura mal à l’aise. A chaque regard posé sur elle, elle se sentait prête à défaillir. Les paroles de Charles l’avaient blessée. Lorsque Vinsley approcha, son cœur se mit à battre plus vite. « Allons, se répéta t-elle, ce ne sont que des tissus de mensonges. » En effet, Vinsley semblait aimable. Il salua Mme Fainmore respectueusement, complimenta Lucie et regarda Laura lui faire une révérence. Mme Fainmore s’excusa auprès du comte de l’absence de son mari, bien que ce dernier eut déjà fait part au comte de l’impossibilité de se joindre à eux puisqu’il avait du se rendre à quelques miles d’ici rejoindre la famille de son épouse qui arrivait de Venise en vue du mariage. Miss Weymar se tenait tout près de Laura. Elle était une demoiselle fière de ses origines et prenait part, allègrement, aux cancans les plus vils qu’elle pouvait entendre. La monotonie d’une existence oisive l’obligeait sans cesse à trouver d’autres sujets de divertissement. Et voyant Laura Fainmore rayonnante dans sa robe bleue turquoise, beaucoup trop seyante à son goût, son sang bleu vira au rouge. Elle attendit que le groupe s’éloigne pour appréhender la jeune femme. Laura se retrouva donc entourée par quatre demoiselles, toutes bien vêtues, bien coiffées, mais arborant un sourire qui ne laissait rien présager de bon. Vinsley, qui ne l’avait pas quittée des yeux, observait le manège. Décidément, il réalisa que la jeune femme attisait les passions, même les plus basses. A chaque apparition, la meute s’acharnait sur elle, livide de jalousie. Miss Bayle avait été écartée, ainsi que miss Caldwell. A qui le tour maintenant, se demanda t-il. Curieux du comportement de miss Weymar, il décida de s’approcher discrètement du cercle qu’elle avait formé.

– Vous êtes miss Fainmore, n’est ce pas ? Je suis la duchesse de Weymar ! dit-elle avec toute la fierté dont elle se sentait capable. Laura répondit qu’elle était enchantée de faire sa connaissance. Elle avait décidé de parler le moins possible en utilisant des termes neutres parfaitement adaptés à la situation. Miss Weymar eut un petit rire et répliqua :

– N’est ce pas ? Ce n’est pas tous les jours que vous avez l’honneur de vous entretenir avec une personne de ma condition !

« Oh non ! se lamenta Laura. Mais que lui ai-je donc fait ? Il me semblait pourtant lui avoir répondu normalement, sans l’ombre d’un esprit moqueur même caché. »

– Ainsi, miss Fainmore, votre sœur aînée va épouser le baron de Conwell ? C’est… inespéré. Pour votre famille, cela s’entend.

– Ma sœur va en effet épouser Mr Conwell, continua Laura d’une voix posée et gentille pour que la duchesse soit absolument convaincue de son envie de poursuivre l’entretien avec un peu plus de sympathie.

Mais miss Weymar et ses amies ne l’entendirent pas de la même oreille puisqu’elles se mirent à pouffer.

– Votre robe est… comment dire ? Euh, voyons… Je ne voudrais pas vous froisser mais comment dire… Ce bleu est par trop… voyons… aidez-moi Monica, comment pourrais-je dire cela ?

– Par trop voyant, répondit cette dernière.

– Oui, si vous voulez. Encore que ce ne soit pas le terme que je recherchais. Mais… voyant oui, si vous voulez.

Très bien, se dit Laura, puisque son essai gentillet avait échoué, autant riposter calmement en montrant les dents :

– Et que vouliez-vous dire miss Weymar ? demanda t-elle. Je m’étonne qu’une personne de votre qualité n’ait pas reçu l’éducation nécessaire pour trouver le mot juste à chaque chose.

Miss Weymar fit un bond en arrière mais réussit cependant à répliquer vertement :

– Ce n’est pas à moi que vous parlez, n’est ce pas ? Personne ne me parle sur ce ton !

– Je vous prierai de m’excuser. Je vais rejoindre mes parents, répondit-elle excédée par les mêmes conversations que lui faisaient subir depuis la nuit des temps les dames de la noblesse.

– Miss Fainmore, vous n’avez certainement pas l’habitude de côtoyer la haute société sinon vous sauriez que l’on ne se retire en ma présence seulement lorsque j’en éprouve le désir. Et je ne vous ai pas demandé de vous retirer.

– En effet, je n’ai pas l’habitude de côtoyer la haute société. Mais je me réserve le droit de parler à qui me plaît.

– Vous n’êtes qu’une insolente !

– Je m’attendais, je vous l’avoue, à quelque chose de beaucoup plus original. Car cela, voyez-vous, on me l’a déjà dit.

Sur ce, Laura se retourna et s’assit sur le premier fauteuil libre qu’elle trouva. Mais miss Weymar, ivre de colère, la pourchassa, ses amies derrière elle. Laura les vit arriver, l’air véritablement menaçant.

– Miss Fainmore, veuillez immédiatement retirer vos paroles. Mais pour qui vous prenez-vous ? Vous osez vous présenter à une réception sans le moindre collier. Vous n’êtes pas dans votre cercle familial !

– Il est vrai que vous, vous êtes couverte de bijoux. Vous étincelez de toute part ! Mais c’est le seul moyen que vous avez, sans doute, pour briller en société.

– Je vous interdis de…

Mais elle s’interrompit. Vinsley venait de s’approcher, un verre à la main et, avec toute la délicatesse voulue, le tendit à Laura surprise. Ensuite, tout aussi paisiblement, il s’installa à ses côtés et lui dit :

– J’espère que vous vous amusez miss Fainmore. J’en serais extrêmement désolé si tel n’était pas le cas.

Sa voix grave et veloutée emplit l’air qui devint de suite plus électrique.

– Je vous remercie monsieur le comte. Mais soyez rassuré, je m’amuse. Ces dames ont eu la bonté de me divertir dès mon arrivée.

Cela dit, elle fixa miss Weymar qui, presque gênée, préféra se retirer en douceur. Après le départ des demoiselles, Guillaume laissa échapper un petit rire.

– Décidément, je ne peux vous laisser seule un instant. Que lui avez vous dit qui la rende de si mauvaise humeur ?

– Il aurait été plus ingénieux de me demander ce qu’elle m’a dit en premier.

– Sans doute. Mais vous me paraissez sereine. Pas miss Weymar. Alors vous comprendrez que ce soit pour elle que je m’inquiète, ajouta t-il en souriant.

– La couleur de ma robe, les fiançailles de ma sœur, le nombre de colliers, la meilleure manière de se retirer, l’ennui de ne pas trouver le mot juste…

– Et bien !

Et il s’esclaffa de plus belle.

– Je m’étonne de l’effet que vous produisez. Vous avez le don d’attirer les histoires. A chaque fois il s’est trouvé quelqu’un prêt à se jeter sur vous. C’est ahurissant ! Je me dois donc, pour votre sécurité, de rester à vos côtés. Ma présence saura les tenir éloignés. Fiez-vous à moi. Vous ne serez plus importunée.

Mais Guillaume souriait toujours et Laura ne savait pas trop comment prendre cela.

– Je vous prie de m’excuser. Je vais rejoindre ma famille.

– Je vous le déconseille vivement. Votre mère et votre sœur se trouvent de l’autre côté de la salle. Vous devrez donc, pour les rejoindre, traverser toute cette foule. Vous n’arriverez pas à destination avant d’avoir déclenché une catastrophe.

– Je vous remercie de vous en inquiéter.

– C’est normal ; vous êtes mon invitée. Je ne saurai vous abandonner alors que vous avez besoin de ma présence pour être laissée en paix.

– Ne prenez pas cette peine. S’il y a danger, il ne m’est point destiné.

Laura se leva et se dirigea vers le centre de la salle. Guillaume la regardait toujours lorsque miss Weymar, à l’affût, se précipita sur elle, un verre à la main et, malencontreusement pour certains, fait exprès pour elle, bouscula la jeune fille. Un liquide rouge se répandit sur la toilette de Laura. Guillaume plissa les yeux mais resta assis. Miss Weymar se confondit en excuses mais Laura n’était pas dupe.

– Décidément, ni vocabulaire ni manière. Rappelez-moi donc qui vous êtes ? lui murmura t-elle dans un sourire exagérément grand.

Laura leva les yeux et croisa le regard de Vinsley. Il la fixait comme il la fixait toujours : d’une manière profonde, tendre et intense. Elle baissa les yeux la première. Mme Fainmore se lança au secours de sa fille et l’entraîna sur les côtés. Elle essaya de limiter les dégâts en dissimulant la tâche sous un amas de fleurs blanches dont la longue tige partait de l’épaule et descendait jusque sous ses reins où Mme Fainmore la noua. Le résultat fut remarquable. Ce long tracé de fleurs apportait une note originale à la tenue. Bon nombre de dames complimentèrent Mme Fainmore pour son ingéniosité. Laissée seule tandis que sa mère continuait à recevoir des louanges, Laura souffla. Elle était excédée. Mais qu’était-elle venue faire en cet endroit ? Soudain la tige se décrocha. Avec difficulté, elle essaya de la retrouver sur son épaule mais n’y réussit point. Elle n’avait pas du tout envie de traverser la foule pour rejoindre sa mère qui en était encore à conserver un semblant de modestie devant les dames qui la complimentaient encore et toujours pour sa merveilleuse présence d’esprit et son doigté extraordinaire. Cela dit, la vision de la tige déboutonnée mettrait un terme à leurs louanges. Mieux valait se débrouiller seule. Elle s’acharna sur la tige qu’elle tenta de serrer sur la bretelle, sans succès. Elle paraissait obéir aux ordres de l’élastique de derrière qui la rejetait sur son dos. C’est à ce moment là qu’elle entendit :

– Permettez-moi.

Guillaume lui prit la tige et la ramena sur la bretelle de sa robe. Doucement, il parvint à la fixer dans sa position initiale. Laura contempla les mains de Guillaume dont les doigts effleuraient sa peau. Ce contact la fit tressaillir. Elle observa alors le comte qui maintenait ses yeux sur le travail qu’il exécutait. Alors qu’il allait terminer, leur regard se rencontrèrent. Celui du comte était empreint de gravité, presque féroce. Combien de fois avait-il effleuré sa peau ? Combien de temps pouvait-il encore attendre avant de réclamer une pression plus caressante ? Laura baissa de nouveau les yeux la première, subitement intimidée. Combien de fois s’était-elle sentie prête à s’élancer sur le chemin que ses yeux noirs semblaient lui proposer ? Pourquoi exerçait-il une si forte attraction ? Elle préférait au début qu’il se taise car à chaque fois qu’il parlait c’était pour la mettre de mauvaise humeur. Mais elle dut s’avouer que le silence était d’une nature trop intime finalement. Il avait ce don de la tétaniser dès qu’il la fixait de ses yeux noirs. Elle devait se reprendre et arrêter de se sentir à la merci de cet homme par un simple regard déstabilisant. Elle le remercia donc rapidement et s’en retourna. Guillaume resta un long moment dans la même position, les bras ballants et le souffle court.