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Un mois s’était écoulé. La famille de Mme Fainmore était installée à Winbledor depuis dix jours déjà et le village, d’ordinaire si tranquille, subissait depuis leur arrivée des moments d’exubérance et de conversation qui ne se terminaient que tard dans la nuit. Les Anglais, si discrets, ne comprenaient pas ce besoin de s’extasier sur toute chose, ni le verbe haut, les gestes brusques ou les mouvements des mains qui accentuaient les discussions. Leur accent somme toute était risible mais bon nombre d’habitants se surprirent, après bien des hésitations, à les trouver séduisants. La mère, Marina, avait quitté sa famille pour venir s’installer dans le Devonshire auprès de son époux, jeune homme bien fait de sa personne, cultivé, qu’elle avait rencontré alors que ce dernier visitait Venise. La différence des cultures avait tout d’abord choqué le jeune Percy. Les Vénitiens, catholiques de surcroît, étaient trop bruyants. Rieurs, bons vivants, ils vivaient dans des éclats de voix insupportables à tout anglais dont la plus pure tradition était une discrétion à toute épreuve. Mais la vue de la jolie vénitienne fit taire ses protestations. En dix jours, ils étaient fiancés. Trois mois après, ils quittaient Venise. Le talent de couturière de la nouvelle madame Percy avait rapidement couru dans les salons huppés de la haute société. Le soleil, la chaleur, la gaieté de son pays natal l’avaient toujours cruellement manqué devant l’indifférence des gens qu’elle côtoyait et l’habitude d’un ciel toujours gris. L’arrivée en masse de sa famille avait offert des bouquets de soleil et l’approche du mariage de sa petite-fille la comblait d’aise et d’excitation.

Dans le salon, toute la famille était réunie. Il y avait là trois magnifiques jeunes hommes à la carrure imposante. Leur teint brunâtre et leurs cheveux noirs qui ondulaient et tombaient en masse sur la nuque avaient charmé les demoiselles de la région. Les cousines n’étaient pas moins loties : quatre gracieuses jeunes filles à la chevelure chatoyante et au regard qui se perdait dans le lointain, innocent, paisible, romantique, qui avait séduit bon nombre de villageois. Les sœurs de Mme Fainmore, Joséphine et Patricia, avaient entouré Lucie de plus d’attentions qu’elle n’en avait jamais espéré. Elles lui servaient bons nombres de conseils suivis de félicitations. Seuls les frères de Marina se montraient plus discrets, ayant adopté le comportement typiquement britannique de par leur naissance sur le sol anglais et leur mariage avec d’élégantes jeunes dames anglaises de pure souche. Leurs sœurs, quant à elles, avaient toutes deux épousé des vénitiens, retrouvant par là même le milieu familial que leur mère avait quitté.

Ugo était le préféré de Laura. C’était lui qui racontait, alors qu’elle n’était qu’une enfant, des histoires rocambolesques qui la faisait hurler de rire. Puis, au fil des ans, ses récits avaient été plus sérieux, plus magiques. Il lui avait raconté les aventures extraordinaires des grands voyageurs, lui narrant avec les plus minutieux détails les croisades, les expéditions dans des pays lointains. Souvent entouré de son frère, ses sœurs, et ses innombrables cousins, il se plaisait à les faire frissonner, les entraînant dans un monde où l’imagination prenait la première place.

Conwell avait invité toute la famille à venir prendre le thé chez lui. L’heure approchait et Mme Fainmore, bien qu’heureuse de se sentir ainsi entourée, craignait l’instant fatidique d’un rendez-vous chez un homme qui, inévitablement, constaterait la colossale différence de leur milieu respectif. Ses sœurs bougeaient dans tous les sens, leurs époux étaient tout aussi exubérants. Ses jeunes nièces étaient pour le moins surexcitées. Seuls les jeunes hommes pouvaient combler ses espérances de calme et de dignité.

Au même moment, Conwell sirotait un Cognac. Assis en face de lui, Vinsley le contemplait, interrogateur. Après la soirée au château de Vinsley, Marc n’avait plus osé poursuivre une discussion au sujet de Laura. Il sentait bien que son ami n’avait aucune envie de l’entretenir de ses sentiments à son égard. Bien qu’il savait exactement à quoi s’en tenir, il aurait cependant souhaité qu’il lui parle avec sincérité, tout comme lui-même d’ailleurs l’avait fait. Pourquoi donc s’obstinait-il à garder le silence ? La parenté de la jeune femme était peut être la raison de son agitation. Un mois après, rien encore n’avait été éclairci et Conwell, à bout d’imagination, s’était décidé à lui jouer un tour à sa façon. La famille Fainmore allait arriver et il n’en avait rien dit. Il espérait par cette rencontre apaiser les esprits. Il lui était pénible de sentir son meilleur ami abattu. Une réconciliation entre ces deux êtres qu’il affectionnait, était-elle seulement possible ? Laura saura se montrer obligeante, devant toute sa famille. Et Vinsley, quelle allait-elle sa réaction ? Il l’avait senti si déprimé, si agressif envers ses proches. N’avait-il pas, quelques jours plus tôt, renvoyer son propre oncle Walter alors que ce dernier l’entretenait de son désir d’une réconciliation avec miss Caldwell ?

– Je vous trouve un air étrange, dit Vinsley. Qu’avez-vous donc ?

Marc sursauta.

– Oh, je… et bien…

Allait-il tout lui avouer ? Soudain, la panique l’emporta alors que la demie sonnait. Pourquoi avait-il eu une idée aussi stupide ! Il était insensé ! Que croyait-il donc ? Que la présence de la jeune fille aplanirait les difficultés ? Mais au contraire ! D’un bond, il fut sur pied et lança rapidement :

– Guillaume, vous êtes mon meilleur ami, n’est ce pas ?

Celui ci répondit, dans un sourire, qu’il espérait tout du moins être distingué ainsi.

– Alors, écoutez-moi. Je… je regrette vraiment. Je pensais pouvoir vous aider. Alors… il faut absolument vous en aller.

Vinsley se leva lentement et fixant de son regard noir les yeux inquiets demanda :

– Que se passe t-il ?

Il était temps pour Marc de lui révéler la vérité. Il ne se sentait pas réellement prêt à subir la foudre qui n’allait pas tarder à l’immoler. Mais il ne pouvait pas agir de la sorte dans la seule idée (qu’il trouvait maintenant stupide) d’une réconciliation entre les deux personnages sans le consentement de son ami.

– La famille Fainmore ne va pas tarder. La famille… euh… au grand complet. Ils seront là dans quelques minutes. Pardonnez-moi.

Baissant la tête d’un geste brusque, Vinsley porta la main à sa bouche et, après un moment d’abattement, lança furieusement à son ami :

– Mais comment avez vous pu ? Quand doivent-ils arriver ?

A peine eut-il fini sa phrase que le valet annonça à son maître l’arrivée de ses invités. Conwell balbutia quelques mots incompréhensibles. Vinsley s’était retourné brusquement vers la cheminée, essayant de faire taire le mouvement de ses mains qui battaient le marbre blanc. L'entrée de Mr Fainmore souriant déprima Marc. Se reprenant, il s’avança vers lui et lui serra la main tout en lui souhaitant le bonjour. Mme Fainmore le salua aimablement. Elle était sur le point de présenter ses parents lorsqu’elle entendit son mari s’écrier d’une voix chaleureuse :

– Mr Vinsley ! Quel plaisir de vous retrouver ! Comment vous portez-vous ?

Le comte, reprenant sa respiration, releva la tête d’un air hautain et appuyant son regard noir sur Fainmore qui souriait déjà moins, répondit d’une voix froide mais polie qu’il se portait très bien. Fainmore eut un moment d’hésitation devant la froideur excessive du comte. Marc s’élança vers son ami et d’une voix pressante lui murmura, alors que Fainmore intrigué rejoignait sa femme :

– Guillaume, je vous en prie. Vous êtes contrarié. Adressez-moi tous vos reproches. Je les accepterai sans réagir mais, de grâce, essayez de comprendre que je n’ai agi que dans le but de vous contenter.

Vinsley leva les yeux et lui répondit sèchement :

– Vous m’aviez promis, il n’y a pas si longtemps, de ne plus jamais essayer de me mettre en présence de…

– De grâce, je vous en conjure, maîtrisez-vous. Faites le pour moi, chuchota t-il.

– Que n’ai-je déjà fait pour vous ? Vous avez la mémoire courte ou la reconnaissance bien étroite. Et vous, que faites-vous ? Vous me mettez dans une situation intolérable et ce n’est pas la première fois….

Vinsley s’arrêta brusquement. Laura venait de rentrer. Durant le tête-à-tête des deux hommes, Mr Fainmore, son épouse et les parents de celle ci étaient restés postés devant l’entrée, essayant de comprendre ce qu’il se passait. Mme Fainmore s’était sentie prête à défaillir lorsqu’elle avait reconnu le comte. Une rage intense envahit sa physionomie. Fainmore surprit le changement qui s’était opéré chez son épouse et il se demanda ce qui pouvait être la cause d’une telle attitude. La dernière fois qu’ils avaient croisé le comte, celui ci les invitait à une réception. Que s’était-il donc passé ? Et surtout, pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ? Cela lui semblait étrange. Il avait alors son regard posé sur le comte qui dialoguait d’un air sévère avec son ami. Il remarqua l’expression de Vinsley : une pâleur subite avait envahi son visage et ses yeux fixaient quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Il suivit son regard qui l’amena directement sur sa fille. Cette dernière fut saisie également par la présence du comte. Durant un moment, elle ne sut trop comment réagir devant la peur irraisonnée qui l’avait encore enveloppée. Baissant la tête, elle se sentit rougir. Sa mère fut rapidement à ses côtés et tout en maintenant sa protection rapprochée, elle lança un regard fier à celui qui avait toujours le sien posé sur sa fille. Marc, devant le silence qui s’était installé, observa une dernière fois son ami et après une dernière prière rejoignit le groupe des nouveaux venus. Les présentations agréables qui s’ensuivirent firent oublier le fâcheux incident d’un silence gênant pour tout le monde.

Vinsley s’installa sur le divan. Son hésitation avait pris fin à la vue de la jeune femme. Décidément, il ne voyait pas pourquoi il lui donnerait le plaisir de quitter les lieux le premier. Malgré sa gêne, il réussit à maîtriser sa colère. Mais un sentiment beaucoup plus intense l’avait remplacé : un sentiment de crainte tellement plus pernicieux. Il eut alors peur de l’effet que Laura lui faisait, cette même peur qu’il avait ressentie quelques mois plus tôt. La peur de ne pouvoir, malgré tous ses efforts, effacer ce beau visage de ses pensées. Lentement Marc s’avança, suivi de très près par la petite troupe. Vinsley se tenait toujours assis mais daigna cependant relever la tête. Marc présenta le comte de Vinsley aux mines ébahies de se trouver en présence d’un si illustre personnage. Conwell évidemment leur avait déjà procuré beaucoup d’admiration, mais un comte, quel prestige ! Docilement et calmement, au grand bonheur de Mme Fainmore qui avait craint une réaction beaucoup plus virulente, les connaissant tous parfaitement, ils saluèrent avec respect. Vinsley les regarda sans mot dire, laissant apercevoir un léger mouvement de la tête, ô combien discret, à chaque révérence et salutation. Laura se tenait à l’écart, immobile, et personne à l’évidence n’avait remarqué son absence, trop occupés étaient-ils par leur propre présentation. Le thé fut servi dans une ambiance qui allait en s’amplifiant. Chacun s’était installé. Ugo et Mr Fainmore entouraient le comte. Mme Fainmore se tenait obstinément auprès de sa fille, à la gauche du comte. Et elle remercia le ciel d’être ainsi séparée de lui par Conwell, Lucie, ses parents et ses deux nièces. Elle était bien trop loin et cela la réconfortait. Sans cette distance, elle se serait sentie d’attaque à lui bombarder le visage de pustules venimeuses sorties tout droit de sa gorge énervée. Se tenant sur ses gardes, Laura laissa couler la discussion sans placer un mot, le visage sérieux, se contentant de boire son thé et d’observer, à chaque gorgée, les chaussures de sa tante qui se tenait en face d’elle. Le comte, toujours aussi grave, s’entretenait avec Ugo. Ce dernier lui parlait de Venise. Vinsley lui répondait qu’il connaissait bien la ville, appréciant le fameux Carnaval auquel il avait assisté quelques années plus tôt. La discussion s’enchaînait et tous deux discutèrent encore un bon moment. L’agitation commençait à se faire sentir. Les oncles essayaient de trouver leurs mots dans une langue qui ne leur était pas inconnue puisque leur épouse la leur avait enseignée, et ce mois passé à Winbledor avait tout de même fait resurgir quelques notions malhabiles. Les jeunes hommes au contraire se montrèrent plus disposé à suivre un entretien un peu plus compliqué. Quant aux jeunes filles on les entendait glousser, les yeux rivés sur Vinsley qu’elles trouvaient séduisant. Soudain, Joséphine attrapa la joue de Marc et, dans le but évident de le féliciter, lui secoua la tête. Ce geste familier les fit tous rire mais Laura se sentit mal à l’aise. Elle jeta un regard sur le comte et remarqua ses yeux plissés et un sourire narquois, presque incrédule, qui creusait son visage. Marc avait été surpris par ce geste, peu habitué à tant d’effervescence mais il essaya de cacher sa gêne en souriant et en portant de suite après un toast en l’honneur de Venise. Ce qui fit hurler la famille dans un « Viva ! Viva Venezia ! » étourdissant. Ugo leva son verre et rencontra le regard du comte. Au grand étonnement de la jeune femme, les deux hommes se sourirent. Alors que la famille chahutait dans des mouvements de mains désordonnés pour qui ne comprenait pas leur langage, on entendit Ugo étouffer un rire suivi peu après par celui de Vinsley. L’entente des deux hommes semblait parfaite.

– Laura ! Vous ne dites rien ma chérie ! s’exclama Joséphine.

Laura redressa la tête.

– Vous pourriez au moins nous faire partager votre opinion sur mes souliers que vous n’avez cessé de fixer depuis une demi-heure !

La famille se mit à rire bruyamment. On lui tapota les épaules dans un geste affectueux. Mais cela n’eut pour effet que de l’attrister davantage. Ugo se retourna vers le comte et lui avoua : – Je ne sais ce qu’elle a aujourd’hui. Elle est, d’ordinaire, si amusante !

– Elle a du prendre froid, répondit Vinsley d’un ton sec.

Ugo ramena ses épaules sur son siège. Le brusque changement de ton l’avait frappé. Fainmore, qui était assis à côté du comte, se mit à le fixer, intrigué. Une minute après, Vinsley secoua la tête et reporta son attention sur le jeune homme en lui narrant les péripéties de son récent voyage à Paris. Ugo reprit la discussion, lui répondant que lui-même connaissait parfaitement la ville. Ils s’entretinrent ainsi quelques temps puis, petit à petit, un changement s’opéra sur l’humeur des convives. Les uns après les autres ils s’étaient tus, les oreilles dressées. Vinsley racontait ses voyages, pressé par Ugo. Peu à peu, chacun s’était approché. En quelques minutes, tout le monde écoutait. Il se fit un silence étonnant et le comte, devant un auditoire intéressé, se mit à parler de plus belle d’une voix grave, ensorcelante et chacun se sentit transporté. Laura et sa mère, toujours à l’écart, se regardaient, l’une triste, l’autre agacée. Puis il se fit tard. Il était l’heure de rentrer. Tout le monde se leva, salua respectueusement Marc et Vinsley. Lucie s’approcha de ce dernier et lui dit simplement :

– Bonsoir, Mr le Comte.

– Je vous en prie, point de cérémonie entre nous. Appelez-moi Guillaume.

Mme Fainmore tiqua mais ne dit rien. Elle entraîna Laura et toutes deux disparurent rapidement. Vinsley les regarda s’en aller sans mot dire.