Scène première
ARICIE, ISMÈNE
ARICIE
Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?
Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?
Ismène, dis-tu vrai ? N'es-tu point abusée* ?
ISMÈNE
C'est le premier effet de la mort de Thésée.
Préparez-vous, Madame, à voir de tous côtés
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
Aricie à la fin de son sort est maîtresse,
Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.
ARICIE
375Ce n'est donc point, Ismène, un bruit mal affermi1 ?
Je cesse d'être esclave, et n'ai plus d'ennemi ?
ISMÈNE
Non, Madame, les Dieux ne vous sont plus contraires,
Et Thésée a rejoint les Mânes* de vos frères.
ARICIE
Dit-on quelle aventure* a terminé ses jours ?
ISMÈNE
On sème de sa mort d'incroyables discours.
On dit que ravisseur d'une amante nouvelle
Les flots ont englouti cet époux infidèle.
On dit même, et ce bruit* est partout répandu,
Qu'avec Pirithoüs2 aux Enfers descendu
385Il a vu le Cocyte3 et les rivages sombres,
Et s'est montré vivant aux infernales Ombres ;
Mais qu'il n'a pu sortir de ce triste* séjour,
Et repasser les bords*, qu'on passe sans retour.
ARICIE
Croirai-je qu'un mortel avant sa dernière heure
390Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?
Quel charme* l'attirait sur ces bords* redoutés ?
ISMÈNE
Thésée est mort, Madame, et vous seule en doutez.
Athènes en gémit, Trézène en est instruite,
Et déjà pour son Roi reconnaît Hippolyte.
395Phèdre dans ce palais tremblante pour son fils,
De ses amis troublés demande les avis.
ARICIE
Et tu crois que pour moi plus humain que son père
Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ?
Qu'il plaindra mes malheurs ?
ISMÈNE
Madame, je le crois.
ARICIE
L'insensible Hippolyte est-il connu de toi ?
Sur quel frivole espoir penses-tu qu'il me plaigne,
Et respecte en moi seule un sexe* qu'il dédaigne ?
Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,
Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
Je sais de ses froideurs tout ce que l'on récite*.
Mais j'ai vu près de vous ce superbe* Hippolyte.
Et même, en le voyant, le bruit* de sa fierté*
A redoublé pour lui ma curiosité.
Sa présence à ce bruit* n'a point paru répondre4.
410Dès vos premiers regards je l'ai vu se confondre*.
Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,
Déjà pleins de langueur ne pouvaient vous quitter.
Le nom d'amant peut-être offense son courage*,
Mais il en a les yeux, s'il n'en a le langage.
ARICIE
415Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement
Un discours, qui peut-être a peu de fondement !
O toi ! qui me connais, te semblait-il croyable
Que le triste jouet d'un sort impitoyable,
Un cœur toujours nourri d'amertume et de pleurs,
420Dût connaître l'amour, et ses folles douleurs ?
Reste du sang* d'un Roi, noble fils de la Terre5,
Je suis seule échappée aux fureurs* de la guerre,
J'ai perdu dans la fleur de leur jeune saison
Six frères6, quel espoir d'une illustre Maison* !
425Le fer moissonna tout7, et la Terre humectée
But à regret le sang des neveux d'Érechthée.
Tu sais depuis leur mort quelle sévère loi
Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi.
On craint que de la sœur les flammes téméraires
430Ne raniment un jour la cendre de ses frères.
Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux
Je regardais ce soin* d'un vainqueur soupçonneux.
Tu sais que de tout temps à l'amour opposée,
Je rendais souvent grâce à l'injuste Thésée
435Dont l'heureuse rigueur secondait mes mépris.
Mes yeux alors, mes yeux n'avaient pas vu son fils.
Non que par les yeux seuls lâchement enchantée8
J'aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée,
Présents dont la Nature a voulu l'honorer,
440Qu'il méprise lui-même, et qu'il semble ignorer.
J'aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
Les vertus de son père, et non point les faiblesses.
J'aime, je l'avouerai, cet orgueil généreux*
Qui jamais n'a fléchi sous le joug* amoureux.
445Phèdre en vain s'honorait des soupirs de Thésée.
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres offert,
Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage* inflexible,
450De porter la douleur dans une âme insensible,
D'enchaîner un captif de ses fers étonné*,
Contre un joug* qui lui plaît vainement mutiné ;
C'est là ce que je veux, c'est là ce qui m'irrite*.
Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte,
455Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté
Préparait moins de gloire aux yeux qui l'ont dompté9.
Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !
On ne m'opposera que trop de résistance.
Tu m'entendras peut-être, humble dans mon ennui*,
460Gémir du même orgueil que j'admire aujourd'hui.
Hippolyte aimerait ? Par quel bonheur extrême
Aurais-je pu fléchir...
Scène II
HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE
HIPPOLYTE
Madame, avant que de partir,
J'ai cru de votre sort vous devoir avertir.
465Mon père ne vit plus. Ma juste* défiance
Présageait les raisons de sa trop longue absence.
La mort seule bornant ses travaux* éclatants
Pouvait à l'Univers le cacher si longtemps.
Les Dieux livrent enfin à la Parque homicide10
470L'ami, le compagnon, le successeur d'Alcide11.
Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle.
Je puis vous affranchir d'une austère tutelle.
475Je révoque des lois dont j'ai plaint la rigueur,
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur.
Et dans cette Trézène aujourd'hui mon partage,
De mon aïeul Pitthée12 autrefois l'héritage,
Qui m'a sans balancer reconnu pour son Roi,
480Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi13.
ARICIE
Modérez des bontés, dont l'excès m'embarrasse.
D'un soin* si généreux* honorer ma disgrâce,
Seigneur, c'est me ranger, plus que vous ne pensez,
Sous ces austères lois, dont vous me dispensez14.
HIPPOLYTE
485Du choix d'un successeur Athènes incertaine
Parle de vous, me nomme, et le fils de la Reine15.
ARICIE
De moi, Seigneur ?
HIPPOLYTE
Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu'une superbe* loi semble me rejeter.
La Grèce me reproche une mère étrangère.
490Mais si pour concurrent je n'avais que mon frère,
Madame, j'ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace.
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
495Un sceptre, que jadis vos aïeux ont reçu
De ce fameux mortel que la Terre a conçu16.
L'adoption le mit entre les mains d'Égée17.
Athènes par mon père accrue, et protégée
Reconnut avec joie un Roi si généreux*,
500Et laissa dans l'oubli vos frères malheureux.
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.
Assez elle a gémi d'une longue querelle,
Assez dans ses sillons votre sang* englouti
A fait fumer le champ dont il était sorti.
505Trézène m'obéit. Les campagnes de Crète
Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
L'Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous
Réunir tous les vœux partagés entre nous.
ARICIE
De tout ce que j'entends étonnée* et confuse*
510Je crains presque, je crains qu'un songe ne m'abuse.
Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
Quel Dieu, Seigneur, quel Dieu l'a mis dans votre sein ?
Qu'à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
Et que la Vérité passe* la Renommée !
515Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !
N'était-ce pas assez de ne me point haïr ?
Et d'avoir si longtemps pu défendre votre âme
De cette inimitié...
HIPPOLYTE
Moi, vous haïr, Madame ?
Avec quelques couleurs qu'on ait peint ma fierté,
520Croit-on que dans ses flancs un Monstre m'ait porté ?
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait, en vous voyant, n'être point adoucie ?
Ai-je pu résister au charme* décevant*...
ARICIE
Quoi, Seigneur ?
HIPPOLYTE
Je me suis engagé trop avant.
525Je vois que la raison cède à la violence.
Puisque j'ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre. Il faut vous informer
D'un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un Prince déplorable*,
530D'un téméraire orgueil exemple mémorable.
Moi, qui contre l'amour fièrement révolté,
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté*,
Qui des faibles mortels déplorant les naufrages,
Pensais toujours du bord* contempler les orages18,
535Asservi maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !
Un moment a vaincu mon audace imprudente.
Cette âme si superbe* est enfin dépendante.
Depuis près de six mois honteux, désespéré,
540Portant partout le trait, dont je suis déchiré19,
Contre vous, contre moi vainement je m'éprouve*.
Présente je vous fuis, absente je vous trouve.
Dans le fond des forêts votre image me suit.
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
545Tout retrace à mes yeux les charmes* que j'évite.
Tout vous livre à l'envi* le rebelle Hippolyte.
Moi-même pour tout fruit de mes soins* superflus,
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.
550Je ne me souviens plus des leçons de Neptune20.
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d'un amour si sauvage
Vous fait en m'écoutant rougir de votre ouvrage.
555D'un cœur qui s'offre à vous quel farouche entretien !
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère.
Songez que je vous parle une langue étrangère21,
Et ne rejetez pas des vœux* mal exprimés,
560Qu'Hippolyte sans vous n'aurait jamais formés.
Scène III
HIPPOLYTE, ARICIE, THÉRAMÈNE, ISMÈNE
THÉRAMÈNE
Seigneur, la Reine vient, et je l'ai devancée.
Elle vous cherche.
HIPPOLYTE
Moi !
THÉRAMÈNE
J'ignore sa pensée,
Mais on vous est venu demander de sa part.
Phèdre veut vous parler avant votre départ.
HIPPOLYTE
565Phèdre ? Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre...
ARICIE
Seigneur, vous ne pouvez refuser de l'entendre.
Quoique trop convaincu de son inimitié,
Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
HIPPOLYTE
Cependant vous sortez. Et je pars. Et j'ignore
570Si je n'offense point les charmes que j'adore.
J'ignore si ce cœur que je laisse en vos mains...
ARICIE
Partez, Prince, et suivez vos généreux* desseins.
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire*.
J'accepte tous les dons que vous me voulez faire.
575Mais cet Empire enfin si grand, si glorieux,
N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE
HIPPOLYTE
Ami, tout est-il prêt ? Mais la Reine s'avance.
Va, que pour le départ tout s'arme en diligence.
Fais donner le signal, cours, ordonne, et reviens
580Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.
Scène V
PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE
PHÈDRE, à Œnone
Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
ŒNONE
Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
PHÈDRE
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,
585Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes.
Je vous viens pour un fils expliquer* mes alarmes*.
Mon fils n'a plus de père, et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance,
590Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits.
Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse* mère.
HIPPOLYTE
595Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHÈDRE
Quand vous me haïriez je ne m'en plaindrais pas,
Seigneur. Vous m'avez vue attachée à vous nuire ;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
À votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir.
600Aux bords* que j'habitais je n'ai pu vous souffrir.
En public, en secret contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée22.
J'ai même défendu par une expresse loi
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
605Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.
HIPPOLYTE
Des droits de ses enfants une mère jalouse
610Pardonne rarement au fils d'une autre épouse.
Madame, je le sais. Les soupçons importuns
Sont d'un second hymen* les fruits les plus communs.
Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,
Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE
615Ah, Seigneur ! Que le Ciel, j'ose ici l'attester,
De cette loi commune a voulu m'excepter !
Qu'un soin* bien différent me trouble, et me dévore !
HIPPOLYTE
Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore.
Peut-être votre époux voit encore le jour.
620Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce Dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père23.
PHÈDRE
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords*,
625En vain vous espérez qu'un Dieu vous le renvoie,
Et l'avare Achéron24 ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle, et mon cœur... Je m'égare,
630Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux.
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
635Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche25 ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant*, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
640Tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port*, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux* des filles de Minos26.
645Que faisiez-vous alors : Pourquoi sans Hippolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords* ?
Par vous aurait péri le Monstre de la Crète27
650Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain28
Ma sœur du fil fatal* eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée.
L'Amour m'en eût d'abord29 inspiré la pensée.
655C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins* m'eût coûté cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
660Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher.
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue30.
HIPPOLYTE
Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux ?
PHÈDRE
665Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire* ?
HIPPOLYTE
Madame, pardonnez. J'avoue en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue,
670Et je vais...
PHÈDRE
Ah ! cruel, tu m'as trop entendue31.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur*.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
675Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
680Ont allumé le feu fatal* à tout mon sang*,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
685J'ai voulu te paraître odieuse*, inhumaine.
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins* ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes*.
690J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
695Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d'un odieux* amour.
700Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'Univers d'un Monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?
Crois-moi, ce Monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon cœur. C'est là que ta main doit frapper.
705Impatient déjà d'expier son offense
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie* un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
710Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.
ŒNONE
Que faites-vous, Madame ? Justes Dieux ?
Mais on vient32. Évitez des témoins odieux,
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
Scène VI
HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE
THÉRAMÈNE
Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu'on entraîne ?
715Pourquoi, Seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?
Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur ?
HIPPOLYTE
Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
Phèdre... Mais non, grands Dieux ! Qu'en un profond oubli
720Cet horrible* secret demeure enseveli !
THÉRAMÈNE
Si vous voulez partir, la voile est préparée.
Mais Athènes, Seigneur, s'est déjà déclarée.
Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus33.
Votre frère34 l'emporte, et Phèdre a le dessus.
THÉRAMÈNE
Un héraut chargé des volontés d'Athènes
De l'État en ses mains vient remettre les rênes.
Son fils est Roi, Seigneur.
HIPPOLYTE
Dieux, qui la connaissez,
Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?
THÉRAMÈNE
Cependant un bruit* sourd veut que le Roi respire.
730On prétend que Thésée a paru dans l'Épire.
Mais moi qui l'y cherchai, Seigneur, je sais trop bien...
HIPPOLYTE
N'importe, écoutons tout, et ne négligeons rien.
Examinons ce bruit*, remontons à sa source.
S'il ne mérite pas d'interrompre ma course,
735Partons, et quelque prix qu'il en puisse coûter,
Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
Fin du deuxième Acte
1 Mal affermi : sans grand fondement.
2 Pirithoüs, roi des Lapithes (peuple de Thessalie) : c'est l'ami et le frère d'armes légendaire de Thésée, qui partagea avec lui quelques équipées héroïques ou galantes. Voir Plutarque, Vie de Thésée, XXXVIII.
3 Le Cocyte : ce fleuve de l'Épire, tout comme l'Achéron (v. 12), passait pour être l'un des fleuves des Enfers.
4 Comprendre : la façon d'être d'Hippolyte (sa présence) n'a pas semblé correspondre (répondre) à sa réputation d'insensibilité, à tout ce qui se dit de lui (ce bruit).
5 Aricie fait ici allusion à son ancêtre Érechthée, nommé quelques vers plus loin : fils de Vulcain et de la Terre, il fut le premier roi d'Athènes où il introduisit le culte d'Athéna.
6 Les Pallantides, massacrés par Thésée : voir la note du v. 53, p. 78. On remarque au passage que Racine s'attache discrètement à conférer aux généalogies mythologiques un peu de vraisemblance (ou de moralité ?), en ramenant à six le nombre de ces Pallantides, qui chez Plutarque était bien plus élevé : « eux étaient cinquante frères tous engendrés d'un même père » (Vie de Thésée, IV). Enfants de Pallas, ils sont les descendants (neveux) d'Érechthée, comme le rappelle le v. 426.
7 Noter ici la densité de l'expression poétique : les armes (le fer, par métonymie) ont tranché toutes ces vies comme la faux moissonne les épis (métaphore).
8 Lâchement enchantée : pour Aricie, succomber à la beauté physique d'Hippolyte serait comme être liée par un sortilège (cf. le sens fort du mot charme*), mais en même temps l'effet d'une faiblesse honteuse.
9 Voir v. 122, et la note, p. 82.
10 La mythologie classique identifiait le Destin à trois divinités, filles de Zeus : les trois Parques. La première, Clotho, filait le fil de la vie humaine, la seconde, Lachesis, attribuait ce destin, Atropos enfin tranchait le fil, scellant la mort de chacun : c'est elle la Parque homicide qu'évoque Racine.
11 Alcide : Hercule, voir la note du v. 78, p. 79.
12 Pitthée, fondateur de Trézène, grand-père maternel de Thésée.
13 La gradation « aussi libre, et plus libre que moi » est déjà une discrète allusion d'Hippolyte à un amour qui restreint sa liberté. Ce trait prélude donc, de loin, à l'aveu des v. 524-560.
14 La réplique d'Aricie comporte une allusion galante analogue : elle se plaint qu'Hippolyte, en l'affranchissant, la rende paradoxalement un peu plus son obligée, et la range par cette bonté sous ses austères lois ; mais elle évoque ainsi, à demi mots (voir l'incise plus que vous ne pensez), l'amour secret qui l'attache à Hippolyte.
15 Sur cette crise de succession, voir la note du v. 200, p. 86, et la Présentation, p. 32-33.
16 Érechthée, encore. Voir la note du v. 421, p. 97.
17 Égée n'est en effet, selon certaines traditions mythologiques, que le fils adoptif de Pandion, descendant d'Erechthée ; Hippolyte, petit-fils d'Égée, malgré les bienfaits pour Athènes du règne de son père (rappelés aux v. 498-499), reconnaît donc ici à Aricie une légitimité supérieure à la sienne, puisqu'elle et ses frères défunts descendent de Pallas, fils de Pandion par le sang. C'est ainsi qu'il peut lui signifier, au v. 507 : « L'Attique est votre bien ».
18 Allusion à l'ouverture du chant II du grand poème de Lucrèce, De natura rerum (De la nature) : le sage y est dépeint comme celui qui contemple la mer agitée depuis le rivage, en toute sûreté.
19 Souvenir cette fois du chant IV de l'Énéide, v. 69-73, où l'amoureux est comparé à la biche qui s'enfuit en emportant dans son flanc la flèche du chasseur. « Elle brûle, l'infortunée Didon, et à travers la ville / elle erre, hors de sens, pareille à la biche qu'une flèche / a frappée, peu méfiante, dans les bois de la Crète ; un pâtre, / de loin, d'un trait l'a blessée, lui laissant ce fer empenné / sans le savoir ; elle de fuir par les forêts, aux vallons / de Dicté, cependant qu'à son flanc pend le mortel roseau. » L'image des traits de l'amour est commune : elle découle de la figuration mythologique du dieu Amour en archer.
20 Voir le v. 131, et la note, p. 83.
21 Hippolyte parle pour la première fois le langage de l'amour. Cette figure d'excuse qui clôt la tirade est un ultime hommage aux charmes victorieux d'Aricie, qui le forcent à se soumettre au sentiment auquel il avait toujours voulu résister ; d'où cette tension, dans tout son discours, entre la représentation de l'amour comme un esclavage, et la reconnaissance du plaisir que l'on trouve à s'y soumettre.
22 En être séparée : être séparée de vous. (L'emploi du pronom en avec un référent animé est admis dans la langue du XVIIe siècle.)
23 Par un nouvel effet d'ironie tragique, Racine place dans la bouche d'Hippolyte une remarque qui annonce, sans qu'il le sache, sa propre fin.
24 Voir la note du v. 10, p. 75.
25 Voir la Préface de Racine et le Dossier, p. 191-193.
26 Digne d'inspirer de l'amour à Ariane et Phèdre ; voir les v. 89-90.
27 Le monstre de la Crète : le Minotaure ; sa vaste retraite aux nombreux détours est bien sûr le Labyrinthe. Voir la note du v. 36, p. 77.
28 Comprendre : pour en débrouiller (développer) l'enchevêtrement (embarras) – ces replis et ces détours où manque tout point de repère pour trouver son chemin (d'où l'adjectif incertain).
29 D'abord : aussitôt (sens habituel dans la langue du XVIIe siècle) ; mais surtout, dans ce contexte : la première.
30 Cette tirade s'inspire assez étroitement de la Phèdre de Sénèque ; elle avait déjà été paraphrasée en français par Garnier. Voir le Dossier, p. 166-167.
31 Tu m'as trop entendue : tu m'as trop bien comprise. Après avoir nié un instant (v. 665-666) la valeur d'un aveu encore ambigu, Phèdre confirme finalement ce qu'Hippolyte avait bien compris (témoin son indignation), et lui déclare sans détour son amour.
32 Faute de didascalie, il faut imaginer l'action qui accompagne ces répliques : Racine la décrira partiellement après coup, par un récit de Phèdre (v. 743-752). Celle-ci fait d'abord mine de s'offrir à l'épée d'Hippolyte, lequel demeure comme pétrifié (il ne prononce pas un mot pour répondre à l'aveu de Phèdre, et la scène suivante nous le présente encore immobile et blême, « interdit, sans couleur »). Elle se saisit alors elle-même de cette épée (« Donne »), pour se donner la mort, mais Œnone arrête son geste dans l'instant où elle lui intime de faire retraite. Phèdre conserve donc l'épée. qui lui servira un peu plus loin à accuser le jeune homme. C'est Sénèque qui a inventé ce motif de l'épée accusatrice. Dans sa Phèdre, Hippolyte dégainait son épée, mû par le dégoût, quand Phèdre se jetait sur lui ; mais comme elle le priait alors de lui donner ce bonheur, périr par sa main, le jeune homme interrompait son geste avant d'abandonner une arme qu'il estimait souillée par ce seul contact. On voit que Racine, s'il a souhaité reprendre le motif de l'épée, a cependant substitué à l'indignation violente de l'Hippolyte de Sénèque la réaction horrifiée et muette qui caractérisait l'Hippolyte voilé d'Euripide (voir le Dossier, pp. 152 & 162).
33 Athènes était constituée de plusieurs tribus, que leurs chefs respectifs ont consultées sur la question de la succession de Thésée.
34 Il s'agit précisément du demi-frère d'Hippolyte, autrement dit du fils de Phèdre.