Scène première
HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE
ARICIE
Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?
1330Vous laissez dans l'erreur un père qui vous aime ?
Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,
Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,
Partez, séparez-vous de la triste Aricie.
Mais du moins en partant assurez* votre vie.
1335Défendez votre honneur d'un reproche honteux,
Et forcez votre père à révoquer ses vœux.
Il en est temps encor. Pourquoi ? Par quel caprice
Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?
Éclaircissez* Thésée.
HIPPOLYTE
Hé ! que n'ai-je point dit ?
1340Ai-je dû1 mettre au jour l'opprobre de son lit* ?
Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,
D'une indigne rougeur couvrir le front d'un père ?
Vous seule avez percé ce mystère odieux*.
Mon cœur pour s'épancher n'a que vous et les Dieux.
1345Je n'ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,
Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.
Mais songez sous quel sceau2 je vous l'ai révélé.
Oubliez, s'il se peut, que je vous ai parlé,
Madame. Et que jamais une bouche si pure
1350Ne s'ouvre pour conter cette horrible* aventure.
Sur l'équité des Dieux osons nous confier*.
Ils ont trop d'intérêt à me justifier* ;
Et Phèdre tôt ou tard de son crime punie,
N'en saurait éviter la juste* ignominie.
1355C'est l'unique respect que j'exige de vous.
Je permets tout le reste à mon libre courroux.
Sortez de l'esclavage où vous êtes réduite.
Osez me suivre. Osez accompagner ma fuite.
Arrachez-vous d'un lieu funeste* et profané,
1360Où la vertu respire un air empoisonné.
Profitez pour cacher votre prompte retraite,
De la confusion que ma disgrâce y jette.
Je vous puis de la fuite assurer les moyens,
Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens.
1365De puissants défenseurs prendront notre querelle3.
Argos4 nous tend les bras, et Sparte nous appelle.
À nos amis communs portons nos justes cris.
Ne souffrons pas que Phèdre assemblant nos débris5
Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre,
1370Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.
L'occasion est belle, il la faut embrasser.
Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer* ?
Votre seul intérêt m'inspire cette audace.
Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace* ?
1375Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher ?
ARICIE
Hélas ! qu'un tel exil, Seigneur, me serait cher !
Dans quels ravissements, à votre sort liée
Du reste des mortels je vivrais oubliée !
Mais n'étant point unis par un lien si doux6,
1380Me puis-je avec honneur dérober* avec vous ?
Je sais que sans blesser l'honneur le plus sévère
Je me puis affranchir des mains de votre père.
Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents,
Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans,
1385Mais vous m'aimez, Seigneur. Et ma gloire* alarmée...
HIPPOLYTE
Non, non ; j'ai trop de soin de votre renommée.
Un plus noble dessein m'amène devant vous.
Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.
Libres dans nos malheurs, puisque le Ciel l'ordonne,
1390Le don de notre foi* ne dépend de personne.
L'hymen* n'est point toujours entouré de flambeaux.
Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,
Des Princes de ma race antiques sépultures,
Est un temple sacré formidable* aux parjures.
1395C'est là que les mortels n'osent jurer en vain.
Le perfide y reçoit un châtiment soudain.
Et craignant d'y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n'a point de frein plus redoutable.
Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel
1400Nous irons confirmer le serment solennel.
Nous prendrons à témoin le Dieu qu'on y révère.
Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
Des Dieux les plus sacrés j'attesterai le nom.
Et la chaste Diane, et l'auguste Junon7,
1405Et tous les Dieux enfin témoins de mes tendresses
Garantiront la foi* de mes saintes promesses.
ARICIE
Le Roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.
Pour cacher mon départ je demeure un moment.
Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,
1410Qui conduise vers vous ma démarche timide*.
Scène II
THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE
THÉSÉE
Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux.
ARICIE
Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.
Scène III
THÉSÉE, ARICIE
THÉSÉE
Vous changez de couleur, et semblez interdite
1415Madame ! Que faisait Hippolyte en ce lieu ?
ARICIE
Seigneur, il me disait un éternel adieu.
THÉSÉE
Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage* ;
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
ARICIE
Seigneur, je ne vous puis nier la vérité.
1420De votre injuste haine il n'a pas hérité.
Il ne me traitait point comme une criminelle.
THÉSÉE
J'entends, il vous jurait une amour éternelle.
Ne vous assurez* point sur ce cœur inconstant.
Car à d'autres que vous il en jurait autant.
ARICIE
1425Lui, Seigneur ?
ARICIE
Et comment souffrez-vous que d'horribles* discours
D'une si belle vie osent noircir le cours ?
Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?
1430Discernez-vous si mal le crime et l'innocence ?
Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux*
Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux ?
Ah ! c'est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez. Repentez-vous de vos vœux homicides.
1435Craignez, Seigneur, craignez que le Ciel rigoureux*
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes.
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes9.
THÉSÉE
Non, vous voulez en vain couvrir son attentat.
1440Votre amour vous aveugle en faveur de l'ingrat.
Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables.
J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritables*.
ARICIE
Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains
Ont de Monstres sans nombre affranchi les humains.
1445Mais tout n'est pas détruit ; et vous en laissez vivre
Un... Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.
Instruite du respect qu'il veut vous conserver,
Je l'affligerais trop, si j'osais achever.
J'imite sa pudeur*, et fuis votre présence
1450Pour n'être pas forcée à rompre le silence.
Scène IV
THÉSÉE seul
Quelle est donc sa pensée ? Et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours ?
Veulent-ils m'éblouir* par une feinte vaine ?
Sont-ils d'accord tous deux pour me mettre à la gêne* ?
1455Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
Une pitié secrète et m'afflige, et m'étonne*.
Une seconde fois interrogeons Œnone.
Je veux de tout le crime être mieux éclairci*.
1460Gardes. Qu'Œnone sorte et vienne seule ici.
Scène V
THÉSÉE, PANOPE
PANOPE
J'ignore le projet que la Reine médite,
Seigneur. Mais je crains tout du transport* qui l'agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint.
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
1465Déjà de sa présence avec honte chassée
Dans la profonde mer Œnone s'est lancée.
On ne sait point d'où part ce dessein furieux*,
Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux10.
PANOPE
Son trépas n'a point calmé la Reine,
1470Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois pour flatter* ses secrètes douleurs
Elle prend ses enfants, et les baigne de pleurs.
Et soudain renonçant à l'amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d'elle.
1475Elle porte au hasard ses pas irrésolus.
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus.
Elle a trois fois écrit, et changeant de pensée
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir.
THÉSÉE
1480O Ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir ?
Qu'on rappelle mon fils, qu'il vienne se défendre,
Qu'il vienne me parler, je suis prêt* de l'entendre.
Ne précipite point tes funestes* bienfaits,
Neptune. J'aime mieux n'être exaucé jamais.
1485J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles*.
Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !
Scène VI
THÉSÉE, THÉRAMÈNE
THÉSÉE
Théramène, est-ce toi ? Qu'as-tu fait de mon fils ?
Je te l'ai confié dès l'âge le plus tendre.
1490Mais d'où naissent les pleurs que je te vois répandre ?
Que fait mon fils ?
THÉRAMÈNE
O soins* tardifs, et superflus !
Inutile tendresse ! Hippolyte n'est plus.
THÉRAMÈNE
J'ai vu des mortels périr le plus aimable,
Et j'ose dire encor, Seigneur, le moins coupable.
THÉSÉE
1495Mon fils n'est plus ? Hé quoi ! quand je lui tends les bras,
Les Dieux impatients ont hâté son trépas ?
Quel coup me l'a ravi ? Quelle foudre soudaine ?
THÉRAMÈNE11
À peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char. Ses gardes affligés
1500Imitaient son silence, autour de lui rangés.
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes12.
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.
Ses superbes* coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
1505L'œil morne maintenant et la tête baissée
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri sorti du fond des flots
Des airs en ce moment a troublé le repos ;
Et du sein de la terre une voix formidable*
1510Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé.
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant, sur le dos de la plaine liquide13
S'élève à gros bouillons une montagne humide.
1515L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux
Parmi des flots d'écume un Monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes.
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes.
Indomptable Taureau, Dragon impétueux,
1520Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le Ciel avec horreur voit ce Monstre sauvage,
La terre s'en émeut14, l'air en est infecté,
Le flot, qui l'apporta, recule épouvanté15.
1525Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au Monstre16, et d'un dard lancé d'une main sûre
1530Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le Monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée,
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
1535La frayeur les emporte, et sourds à cette fois17,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix.
En efforts impuissants leur maître se consume.
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même en ce désordre affreux
1540Un Dieu18, qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux*.
À travers des rochers la peur les précipite.
L'essieu crie, et se rompt. L'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé.
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé*.
1545Excusez ma douleur. Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.
1550Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie19.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit.
Ils s'arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques,
Où des Rois ses aïeux sont les froides reliques.
1555J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux20 sang la trace nous conduit.
Les rochers en sont teints. Les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive, je l'appelle, et me tendant la main
1560Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain.
Le Ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
Cher ami, si mon père un jour désabusé*
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
1565Pour apaiser mon sang, et mon Ombre plaintive,
Dis-lui, qu'avec douceur il traite sa captive,
Qu'il lui rende... À ce mot ce Héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré21,
Triste objet, où des Dieux triomphe la colère,
1570Et que méconnaîtrait l'œil même de son père.
THÉSÉE
O mon fils ! cher espoir que je me suis ravi22 !
Inexorables Dieux, qui m'avez trop servi23 !
À quels mortels regrets ma vie est réservée !
THÉRAMÈNE
La timide Aricie est alors arrivée.
1575Elle venait, Seigneur, fuyant votre courroux,
À la face des Dieux l'accepter pour époux.
Elle approche. Elle voit l'herbe rouge et fumante.
Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante)
Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
1580Elle veut quelque temps douter de son malheur,
Et ne connaissant* plus ce héros qu'elle adore,
Elle voit Hippolyte, et le demande encore.
Mais trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux,
Par un triste* regard elle accuse les Dieux,
1585Et froide, gémissante, et presque inanimée,
Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
Ismène est auprès d'elle. Ismène toute en pleurs
La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
Et moi, je suis venu détestant la lumière*
1590Vous dire d'un Héros la volonté dernière,
Et m'acquitter, Seigneur, du malheureux emploi,
Dont son cœur expirant s'est reposé sur moi.
Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie.
Scène dernière
THÉSÉE, PHÈDRE, THÉRAMÈNE,
PANOPE, GARDES
THÉSÉE
Hé bien vous triomphez, et mon fils est sans vie.
1595Ah que j'ai lieu de craindre ! et qu'un cruel soupçon
L'excusant dans mon cœur, m'alarme avec raison !
Mais, Madame, il est mort, prenez votre victime.
Jouissez de sa perte injuste, ou légitime.
Je consens que mes yeux soient toujours abusés*,
1600Je le crois criminel, puisque vous l'accusez.
Son trépas à mes pleurs offre assez de matières,
Sans que j'aille chercher d'odieuses* lumières*,
Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
Peut-être ne feraient qu'accroître mon malheur.
1605Laissez-moi loin de vous, et loin de ce rivage
De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
Confus*, persécuté* d'un mortel souvenir,
De l'Univers entier je voudrais me bannir.
Tout semble s'élever contre mon injustice.
1610L'éclat de mon nom même augmente mon supplice.
Moins connu des mortels je me cacherais mieux.
Je hais jusques aux soins dont m'honorent les Dieux.
Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.
1615Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste* bonté
Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté.
PHÈDRE
Non. Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
Il faut à votre fils rendre son innocence.
Il n'était point coupable.
THÉSÉE
Ah père infortuné !
1620Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle, pensez-vous être assez excusée...
PHÈDRE
Les moments me sont chers*, écoutez-moi, Thésée.
C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
1625Le Ciel mit dans mon sein une flamme* funeste*.
La détestable Œnone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu'Hippolyte instruit de ma fureur*
Ne découvrît* un feu qui lui faisait horreur.
La perfide abusant de ma faiblesse extrême,
1630S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà tranché ma destinée.
Mais je laissais gémir la Vertu soupçonnée.
1635J'ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée24 apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu
1640Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le Ciel, et l'époux que ma présence outrage ;
Et la Mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté.
PANOPE
1645Elle expire, Seigneur.
THÉSÉE
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire25 ?
Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis*
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils.
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
1650Expier la fureur* d'un vœu que je déteste.
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités26.
Et pour mieux apaiser ses Mânes* irrités,
Que malgré les complots d'une injuste famille27
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.
Fin
1 Ai-je dû : aurais-je dû. Dans la langue classique, avec certains verbes (les auxiliaires modaux pouvoir et devoir), l'indicatif (imparfait ou passé composé) peut se substituer parfois au conditionnel passé pour marquer que l'action n'a pas été réalisée.
2 Sous quel sceau : c'est-à-dire sous le sceau du secret.
3 Prendront notre querelle : soutiendront, épouseront notre querelle, c'est-à-dire prendront notre parti.
4 Argos et Sparte sont de puissantes cités du Péloponnèse rivales d'Athènes.
5 Assemblant nos débris : le sens est ambigu ; faut-il comprendre « profitant de notre commune disgrâce », ou bien « recueillant notre double héritage » ?
6 Mais n'étant pas unis... : cette proposition participiale, qui ne se rattache pas au sujet grammatical de la phrase, s'apparente à l'ablatif absolu latin ; elle a ici une valeur causale (mais puisque nous ne sommes pas unis par le lien du mariage).
7 Diane, déesse de la chasse, personnification de la virginité (la chaste Diane), est la déesse tutélaire d'Hippolyte (dans l'Hippolyte d'Euripide, toute l'intrigue tragique qui conduit à la mort du jeune chasseur est rapportée à une vengeance de Vénus, déesse de l'amour, contre Diane). Junon, épouse de Jupiter, était à la fois la déesse protectrice des femmes, depuis leur naissance jusqu'à leur mort (à ce titre elle peut être invoquée par Aricie, tout comme Hippolyte s'en remet à la protection de Diane), et la déesse du mariage.
8 Vous deviez : vous auriez dû. (Dans la langue classique, l'indicatif peut avoir la valeur d'un conditionnel pour les verbes d'obligation ; il s'agit d'un latinisme.)
9 Comprendre ainsi les v. 1437-1438 : souvent le Ciel accepte les victimes innocentes qu'on lui présente et exauce nos vœux, afin, en réalité, de nous punir. Les quatre derniers vers de la tirade d'Aricie développent ce paradoxe tragique – qui annonce évidemment le dénouement.
10 Racine a repris à un de ses prédécesseurs français dans l'adaptation du sujet, Gabriel Gilbert (voir le Dossier, p. 170-171), ce suicide de la Nourrice coupable qui se précipite dans les flots. Mais cette mort venait clore chez lui la marche funèbre des événements, et refermait l'action après la mort d'Hippolyte et de Phèdre, au lieu que Racine en fait le prélude (encore mystérieux pour Thésée) au dénouement tragique et aux révélations qu'il doit apporter.
11 Le récit de Théramène, morceau de bravoure qui forme le point culminant du dénouement et de la tragédie tout entière (c'est le moment de l'intrigue que figurait le frontispice de la pièce, quand elle a été publiée : voir p. 66), condense des souvenirs poétiques très nombreux : d'abord, des images ou des expressions que Racine emprunte aux versions antérieures de cet épisode chez ses modèles antiques Euripide et Sénèque, mais aussi chez ces prédécesseurs français, qui avaient déjà donné des versions très travaillées de cette évocation narrative (impossible de relever toutes ces réminiscences, ou même de les évaluer avec certitude) ; ensuite, des traits glanés ici et là chez Virgile, pour renforcer la coloration épique, et chez Ovide, pour le pathétique. On relèvera les effets d'hypotypose (voir le Dossier, p. 205-207), qui donnent à ce récit son énergie visionnaire : passage du passé au présent, vigueur de la narration, présence de détails concrets et expressifs, incises pathétiques...
12 Mycènes : ville située au nord du Péloponnèse.
13 Image virgilienne pour désigner la mer (voir par exemple Énéide, VI, v. 724).
14 La terre s'en émeut : la terre en tremble, mais le tour, qui n'est pas loin de prêter à la terre une réaction horrifiée, est volontairement ambigu.
15 Souvenir de Virgile encore (Énéide, VIII, v. 240 : Refluitque exterritus amnis, « Et recule, épouvanté, le fleuve »), cette personnification des éléments est un artifice épique qui produit un effet de sublime. Boileau, dans les Réflexions critiques qu'il compose à la fin de sa vie pour les joindre à sa traduction du Traité du Sublime de Longin (voir le Dossier, p. 202-205), témoigne de son efficacité : « toutes les fois qu'on joue la tragédie de Phèdre, bien loin qu'on paraisse choqué de ce vers, Le flot qui l'apporta recule épouvanté, on y fait une espèce d'acclamation » (Réflexion XI, publication posthume en 1713).
16 Pousse au Monstre : pousse ses chevaux à s'avancer au-devant du monstre (terme de chasse).
17 À cette fois : à ce moment, mais aussi tous à la fois.
18 Neptune, qui semble aiguillonner de son trident les chevaux d'Hippolyte. Noter avec quelle prudence Racine introduit dans le récit cette présence surnaturelle (On dit qu'on a vu même...).
19 Souvenir d'Ovide, cette fois (Métamorphoses, XV, v. 526) : unumque erat omnia vulnus, « tout n'était qu'une plaie ».
20 Généreux semble ici traduire tout à la fois la noblesse de ce sang, et l'abondance avec laquelle il a été répandu (effet de syllepse).
21 Racine reste relativement modéré dans l'évocation du corps mutilé d'Hippolyte : Ovide et Sénèque ont décrit avec beaucoup plus de détails sanglants, et de complaisance, le cadavre démembré du jeune homme.
22 Que je me suis ravi : que je me suis ôté à moi-même.
23 On retrouve ici le renversement paradoxal prédit par Aricie, v. 1435-1438.
24 Médée la magicienne, la redoutable épouse de Jason, qu'elle avait aidé à s'emparer de la Toison d'or. Délaissée par son époux, elle se vengea de lui en poignardant leurs deux enfants après avoir fait périr sa maîtresse, Créüse, en lui offrant une robe empoisonnée. Pour échapper à la vengeance de Jason, Médée s'enfuit de Corinthe sur un char tiré dans les airs par des dragons, jusqu'à Athènes ; elle y épousa Égée, et tenta d'empoisonner le fils de celui-ci -Thésée. Sénèque, après Euripide (encore), a tiré une tragédie de ce sombre canevas mythologique ; Corneille l'a porté sur la scène française en 1634 (il s'agit de sa première tragédie). Faire périr Phèdre par le poison (et non plus par l'épée, comme Sénèque, ni par la corde, comme Euripide), et précisément par un philtre que Médée apporta à Athènes, c'est sans doute pour Racine une façon d'accentuer la noirceur du dénouement de sa pièce. Ajoutons que Médée, selon la tradition mythologique, est la petite-fille du Soleil, dont Phèdre descend également : Racine a gardé pour la fin un dernier maillon de cette parenté furieuse, sanglante et tragique qui pèse sur le destin de son héroïne.
25 Expirer la mémoire : disparaître le souvenir.
26 Qu'il a trop mérités : qu'il n'a que trop mérités ; d'abord par sa vertu, sa droiture morale (en préférant se taire, être calomnié et encourir le courroux de Thésée plutôt que d'accuser Phèdre), ensuite par l'injuste châtiment dont il a été la victime innocente.
27 Une injuste famille : les Pallantides ; voir v. 53, et la note. p. 78.