Janvier 1996
Il faut de la foi pour le peuple, disaient naguère les élites. Aujourd’hui ce sont plutôt les élites qui ont besoin de foi. Nos gouvernants réalistes accompliraient-ils leur tâche s’ils n’avaient gardé de l’utopie platonicienne au moins une certitude : dans l’État comme dans l’individu, la tête intelligente doit commander au ventre avide et ignorant ? Au temps de Platon, les philosophes avaient la tête trop tournée vers le ciel et tombaient quelquefois dans des puits. La tête de nos gouvernants est bien plantée, elle, face aux écrans qui leur annoncent les indices du mois, les réactions quotidiennes des marchés et les prévisions des spécialistes pour le court, le moyen et le long terme. Ils savent donc très exactement ce que les ventres doivent sacrifier aujourd’hui pour demain et pour les ventres de demain. Ils n’ont plus besoin de persuader les foules ignorantes des exigences nuageuses du bien ou de la justice. Ils n’ont qu’à montrer aux hommes du monde des besoins et des désirs ce que la nécessité objective exactement chiffrée commande. C’est en somme ce que veut dire le mot de consensus. Celui-ci semble exalter les vertus de la discussion et de la concertation qui permettent l’accord des parties concernées. Vu de plus près, le mot veut dire exactement le contraire : consensus veut dire que les données et les solutions des problèmes sont telles que tout le monde doit constater qu’il n’y a rien à discuter et que les gouvernements peuvent anticiper cette constatation qui, allant de soi, n’a même plus besoin d’être faite.
Ainsi a fait le Premier ministre français pour annoncer à la population qu’il faudrait désormais, pour combler les déficits des comptes sociaux et équilibrer les régimes de retraite, qu’elle renonce à certains acquis sociaux traditionnels et que les employés du service public travaillent plus longtemps pour avoir droit à la retraite. Devant la grève totale des transports publics et le peu d’enthousiasme de la population à s’enflammer contre ces « privilégiés » de cheminots et de conducteurs d’autobus qui les faisaient marcher à pied en plein hiver, le parti de l’intelligence a commencé à s’interroger. Comment une réforme évidemment nécessaire pouvait-elle être refusée par les hommes de la nécessité ? C’est, ont-ils conclu, que la réforme ne leur avait pas été bien expliquée. Ils allaient s’y mettre.
L’affaire est malgré tout étrange. Car que font à longueur d’année pouvoir et médias sinon précisément expliquer à la population qu’il n’y a rien d’autre à faire que ce que font nos gouvernements ? Comment ne pas désespérer des vertus de cette pédagogie ? C’est qu’expliquer est, à la vérité, une action aussi étrange qu’elle a l’air simple. Nous sommes, disent nos gouvernants, trop rationnels pour être compris par le peuple, qui ne l’est pas. Comment, de fait, la tête intelligente se fera-t-elle jamais assez stupide pour être comprise du ventre inintelligent ? Comment faire comprendre à ceux qui, par définition, ne comprennent pas ? Certains penseurs de l’élite ont trouvé la recette, platonicienne elle aussi, à sa manière : entre la tête et le ventre, il y a le cœur et, si l’on parle à la population le langage du cœur… Malheureusement, il n’y a aucune école pour apprendre ce que le cœur peut bien dire dans ces affaires.
Reste l’autre hypothèse qu’aucun gouvernant sérieux n’admettra parce qu’elle ruine les bases de sa foi : si l’explication est sans effet sur les ventres ignorants, c’est parce qu’ils l’ont très bien comprise et ne la jugent pas convaincante, en bref, parce qu’ils ne sont pas des ventres ignorants mais des têtes intelligentes. Cette hypothèse, désastreuse pour les gouvernants, fonde ce qu’il y a proprement lieu d’appeler la politique. Certains continuent à confondre la politique avec l’art de gouverner alors qu’elle est ce qui ne cesse de le contrarier. La politique est la manière de s’occuper des affaires humaines qui se fonde sur la présupposition folle que n’importe qui est aussi intelligent que n’importe qui et qu’il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite. Cela était bon, disent nos élites, pour les temps d’abondance. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de ces extravagances. Apprenons avec nos têtes pensantes les lois de la nécessité et faisons constater par les ventres stupides qu’elle est bien la nécessité.
Ici apparaît le fond de l’affaire. À la tête pensante du législateur platonicien on reprochait d’être trop loin du ventre pour pouvoir le gouverner utilement. Celle de nos gouvernants souffre du malheur inverse : elle est incapable de s’en distinguer. L’intelligence gouvernante n’est aujourd’hui que le savoir de l’automatisme du grand ventre mondial de la richesse. L’opposition du gouvernant aux gouvernés est ainsi devenue celle du ventre idéal aux vulgaires ventres empiriques. C’est peut-être cela le sens ultime du mot consensus : que la tête qui nous gouverne n’est qu’un ventre idéal. Il ne doit y avoir qu’une seule tête, disaient les gouvernements à l’ancienne, à la mode militaire. Le mot d’ordre de nos gouvernements est maintenant : il ne doit y avoir qu’un seul ventre. D’où la violence symbolique de conflits comme la récente grève française. Des observateurs l’ont comparée à ces épreuves de force victorieusement menées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour casser une bonne fois la puissance des organisations de travailleurs. Les gouvernements y mènent, en somme, une bataille pour le monopole du ventre, une bataille pour faire admettre que le système des besoins n’ait qu’un seul centre et qu’une seule manière de fonctionner.
Ça passe ou ça casse, disent volontiers nos élites, confrontées au mauvais vouloir des masses. Seulement, il en faut très peu pour que ça casse. Il suffit que les « ignorants » s’avisent d’une seule chose : en s’identifiant au gouvernement du ventre, le gouvernement de l’intelligence s’est retiré le seul privilège reconnu à l’intelligence, le droit de s’occuper du futur. En vain nos gouvernements font-ils apporter par leurs experts les prévisions à long terme qui justifient les sacrifices qu’ils demandent aujourd’hui. La seule annonce que la Bourse du jour est à la hausse et que « les marchés » ont « bien réagi » à ces mesures d’avenir suffit à instruire les « ignorants », en ramenant cet avenir au quotidien de la spéculation. Il suffit alors que les petits ventres s’entêtent, comme l’ont fait les ouvriers français des transports, dans la défense de ce que les gouvernants appellent leurs « privilèges » pour que la machine s’enraye et que, de proche en proche, le jeu se retourne entièrement. Les têtes pensantes se trouvent alors accusées de n’être que les organes du grand ventre anonyme de la richesse, tandis que les petits ventres avides se mettent à parler comme des êtres intelligents et à exiger le droit de s’occuper de l’avenir oublié par nos gouvernants. Ces folies, disent les sages, ne durent qu’un temps. Reste que, de temps en temps, les sociétés réapprennent ainsi brusquement deux ou trois choses inouïes : que l’intelligence est la chose du monde la mieux partagée et que l’inégalité elle-même n’existe qu’en raison de l’égalité. Ces choses inouïes sont simplement ce qui fait que la politique a un sens.